Ces Dames de Lesbos/4

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Au bord du fleuve qui se nomme le Thermodon, les amazones ont planté leurs tentes. Attachés aux piquets par des longes de cuir tressé, leurs chevaux broutent l’herbe rare. Le soleil se lève aux lointaines roses. La plaine s’étend très loin jusqu’aux monts violacés où habitent les ennemis : les hommes.
C’est jour de liesse et de divertissements dans le camp des femmes guerrières. Elles ont, la veille, défait et chassé une troupe de pillards. Dix d’entre eux, pris et soigneusement attachés, vont être suppliciés tout à l’heure. Ensuite, on concourra à celle qui le mieux fera pâmer et demander grâce à l’amazone offerte à ses caresses. Puis Thomyra, que le sort a désignée, ira rejoindre, avant qu’il ne soit pendu, le dernier captif, le plus robuste. On donnera à l’Amazone une heure pour émouvoir et faire un mâle de cet inconnu, qui devra la féconder, faute de quoi Thomyra, dans trois mois, sera chassée de la cohorte guerrière, car c’est ainsi, avec des hommes de hasard exécutés ensuite et qui ne sauraient donc exciter à l’amour, que les Amazones perpétuent leur sang, leurs ardeurs sauvages et leur insatiable soif de liberté.
Thomyra est l’amie et l’amante de la belle fille qui se nomme Penthésilée, et elle craint de perdre une affection qui lui est chère, si elle devient grosse des œuvres du captif.
Mais la règle est inflexible, et Thomyra, sans sa tête basse, étendue nue et triste sur un de ces tapis çà fleurs que tissent les femmes d’Arménie, pleure sur son sort mélancolique.
Mais voici Penthésilée. Elle entre en faisant sonner sur sa ceinture de métal un large coutelas courbe. Nue aussi, sauf cette parure belliqueuse, elle étale son sein gauche au mamelon coupé et secoue des boucles courtes sur sa tête fière.
— Adieu, Thomyra !
— Ne m’abandonne point, Penthésilée !
— Tu vas être un homme. Ô ma chérie, que puis-je pour toi ? Un homme te communiquera son odeur de bouc, et nos caresses, nos étreintes, nos étranges baisers ne renaîtront plus.
— Penthésilée, pourquoi aggraver ma peine ? Est-ce que Bradamante, fécondée par un Grec, Drusille, qui eut un fils de son contact avec le Scythe Henmar, Audêlé qui enfanta d’un Licule, n’ont pas retrouvé ensuite l’amour de leurs amies, Téléthuse, Pandora et Gyrine ? Pourquoi l’amour ne renaîtrait-il pas aussi entre nous ?
— Jamais, Thomyra ! Je hais l’homme, j’en ai tué des centaines, je n’ai appartenu à aucun. Le sort m’a désigné comme toi pour la possession d’un Égyptien, j’ai préféré le tuer.
— Et si moi, je tue l’étranger ?
— Tu resteras la douce amante que j’ai tant aimée et désire aimer encore. Mais tu sais que, depuis mon aventure, l’Amazone qui met à mort celui à qui le sort la dévoua doit être tuée à son tour.
Thomyra regarde âprement Penthésilée. Son regard soupèse cette forme charnelle, ces seins écartés et pleins, ce torse bombé où les baisers s’égarent seuls, ces cuisses longues, puissantes, qui défient à la course la gazelle et le cheval sauvage. Elle admire les bras forts, aux muscles rigides et gonflés. Non ! elle ne renoncera pas à tout cela, qui reste l’ambroisie de toutes les félicités. Et elle ne veut pas mourir.

L’heure est venue pour Thomyra sous la tente om elle déliera l’homme et devra le posséder. Les Amazones sont toutes là, bombant avec des rires lascifs leurs poitrines tendues. Car elles détestent l’homme, mais évoquer sa lubricité les excite, les enchante et les ravit.
Calypso, la reine du magnifique troupeau de femmes presque toutes vierges, salaces et brutales, mène Thomyra jusqu’à la porte de la tente. L’Amazone lève la porte de cuir et disparaît.
Irritées par ce qu’elles croient deviner, des Amazones s’enlacent par couples et s’allongent sur l’herbe en mâchonnant voluptueusement des feuilles de menthe. Un vent de folie souffle. On entend des plaintes douces, des roucoulements de colombes humaines, et des chairs apparaissent, des bras s’ouvrent, des lèvres s’apposent à d’autres lèvres.
Penthésilée, seule, songe à son amour détruit. Mais, soudain, un cri résonne dans la tente, puis des lamentations. Thomyra, les pommettes enflammées, sort brusquement et regarde ses sœurs. Elle rit convulsivement, puis va droit à Penthésilée :
— Ô chérie, regarde !...
Elle montre son coutelas de hanche ensanglanté.
Je n’ai plus à craindre de te perdre, ni qu’il me prenne…
Elle enlace son amie :
— Car, sans le tuer – et en cela je respecte nos usages – je lui ai enlevé le droit de se prétendre un homme !