Pour cause de fin de bail/Chacun son métier

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Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 259-264).

CHACUN SON MÉTIER

Quelle ne fut point la stupéfaction des ingénieurs du pont Alexandre III lorsque, arrivant mardi matin sur les chantiers, ils s’aperçurent que les constructions jusqu’à présent accomplies étaient la proie de la déformation, du gauchissement et du gondolage !

C’est eux qui ne se gondolaient pas !

Non loin de ces messieurs, un vieux contremaître ricanait :

— Je l’avais bien dit, moi, je l’avais bien dit !

— Quoi ? fit un ingénieur d’un ton vif. Qu’est-ce que vous aviez bien dit ? Expliquez-vous !

Le contremaître s’expliqua, et, dame ! on fut bientôt forcé de convenir que cet homme avait pronostiqué juste.

… Si nos lecteurs veulent bien s’en souvenir, le commencement des travaux du pont Alexandre III coïncidait avec le passage à Paris de Leurs Majestés Impériales Russes.

On pria le tsar — idée touchante — de poser la première pierre de ce pont qui devait porter le nom de son regretté père.

Malheureusement (émotion bien légitime, manque d’entraînement technique, maladresse personnelle ? on ne sait), l’empereur posa tout de travers cet important moellon.

Par révérence, personne n’osa rectifier l’auguste ouvrage, et les travaux commencèrent sur ce fâcheux début.

Ce fut une lourde faute, car aujourd’hui tout est à refaire, et voilà quelques millions de francs à la rivière, c’est le cas de le dire.

Mais aussi quelle fichue idée de confier à un empereur, excellent politique (nous n’en doutons pas), mais fort peu au courant du génie civil, une tâche aussi délicate !

Si encore, au lieu de la première pierre, on l’avait prié de poser la première ferme en bois, peut-être, — si l’atavisme n’est pas un vain mot, — s’en serait-il mieux tiré, ce brave Nicolas, en digne neveu de l’impérial charpentier Pierre le Grand ?

Mais on ne pense pas à tout.

Qu’au moins cette leçon nous serve d’exemple, et, puisqu’il est question de reconstruire l’édifice social, confions cette entreprise, depuis a jusqu’à z, à des gens du métier, et non pas à certains monarques, lesquels, d’ailleurs, n’apporteraient à cette tâche qu’un entrain bien pâlot, je pense.

« … L’exemple du pont Alexandre III est loin d’être un cas isolé. Croiriez-vous, entre autres, cher monsieur, que, contrairement à l’opinion publique qui s’accorde à croire la Tour Eiffel toute en fer, ce monument est composé, au moins pour les trois quarts, de lattes en simple sapin ?

» C’est incroyable, mais c’est ainsi !

» Comment le fait a-t-il pu se produire ? je l’ignore.

» Fut-ce erreur de calcul de la part des ingénieurs qui ne prévirent pas l’énorme quantité de pièces nécessaire à la construction d’une tour de trois cents mètres ?

» N’y eut-il point cambriolage dans les chantiers où les dites pièces se trouvaient réunies en attendant l’heure de l’édification ?

» Je ne sais pas, mais ce que je puis garantir, c’est que, en cours de construction on s’aperçut bientôt qu’on n’aurait jamais assez de matériaux pour aller jusqu’au bout.

» Que faire ? Il était trop tard pour se mettre à confectionner tant de métallurgie :

» — Ma foi, tant pis, dit M. Eiffel, remplaçons provisoirement les croisillons de fer par de bonnes lattes en excellent sapin.

» Malheureusement, en France, a dit si bien le jeune et intelligent Paul Leroy-Beaulieu, c’est le provisoire qui dure le plus, et aujourd’hui, à l’heure où je griffonne ces lignes (10 h. 20), la Tour Eiffel est toujours en bois, et en quel bois, grand Dieu, en bois pourri, en bois vermoulu, en bois qui va s’effondrer un de ces quatre matins. »

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Lecteur, s’il t’arrive un malheur, tu ne diras pas qu’on ne t’a pas prévenu !