Charles Dickens, son talent et ses œuvres

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CHARLES DICKENS
SON TALENT ET SES ŒUVRES


Si Dickens était mort, on pourrait faire sa biographie. Le lendemain de l’enterrement d’un homme célèbre, ses amis et ses ennemis se mettent à l’œuvre ; ses camarades de collège racontent dans les journaux ses espiègleries d’enfance ; un autre se rappelle exactement et mot pour mot les conversations qu’il eut avec lui il y a vingt-cinq ans. L’homme d’affaires de la succession dresse la liste des brevets, nominations, dates et chiffres, et révèle aux lecteurs positifs l’espèce de ses placemens et l’histoire de sa fortune ; les arrière-neveux et les petits-cousins publient la description de ses actes de tendresse et le catalogue de ses vertus domestiques. S’il n’y a pas de génie littéraire dans la famille, on choisit un gradué d’Oxford, homme consciencieux, homme docte, qui traite le défunt comme un auteur grec, entasse une infinité de documens, les surcharge d’une infinité de commentaires, couronne le tout d’une infinité de dissertations, et vient dix ans après, un jour de Noël, avec une perruque neuve et des souliers à boucles, offrir à la famille assemblée trois in-quarto de huit cents pages, dont le style léger endormirait un Allemand de Berlin. On l’embrasse les larmes aux yeux ; on le fait asseoir ; il est le plus bel ornement de la fête, et l’on envoie son œuvre à la Revue d’Edimbourg. Celle-ci frémit à la vue de ce présent énorme, et détache un jeune rédacteur intrépide pour composer avec la table des matières une vie telle quelle. Autre avantage des biographie posthumes : le défunt n’est plus là pour démentir le biographe ni le docteur.

Malheureusement Dickens vit encore et dément les biographies qu’on fait de lui. Ce qui est pis, c’est qu’il prétend être son propre biographe. Son traducteur lui demandait un jour quelques documens : il répondit qu’il les gardait pour lui. David Copperfield, son meilleur roman, a bien l’air d’une confidence ; mais à quel point cesse la confidence, et dans quelle mesure la fiction orne-t-elle la vérité ? Tout ce qu’on sait, ou plutôt tout ce qu’on répète, c’est que Dickens est né en 1812, qu’il est fils d’un sténographe, qu’il fut d’abord sténographe lui-même, qu’il a été pauvre et malheureux dans sa jeunesse, que ses romans publiés par livraisons lui ont acquis une grande fortune et une réputation immense ; le lecteur est libre de conjecturer le reste. Dickens le lui apprendra un jour, quand il écrira ses mémoires. Jusque-là il ferme sa porte, et laisse à sa porte les gens trop curieux qui s’obstinent à y frapper. C’est son droit. On a beau être illustre, on ne devient pas pour cela la propriété du public ; on n’est pas condamné aux confidences ; on continue de s’appartenir ; on peut réserver de soi ce qu’on juge à propos d’en réserver. Si on livre ses œuvres aux lecteurs, on ne leur livre pas sa vie. Contentons-nous de ce que Dickens nous a donné. Quarante volumes suffisent, et au-delà, pour bien connaître un homme ; d’ailleurs ils montrent de lui tout ce qu’il importe d’en savoir. Ce n’est point par les accidens de sa vie qu’il appartient à l’histoire ; c’est par son talent, et son talent est dans ses livres. Le génie d’un homme ressemble à une horloge : il a sa structure, et parmi toutes ses pièces un grand ressort. Démêlez ce ressort, montrez comment il communique le mouvement aux autres, suivez ce mouvement de pièce en pièce jusqu’à l’aiguille où il aboutit. Cette histoire intérieure du génie ne dépend point de l’histoire extérieure de l’homme et la vaut bien.


I. — L’ECRIVAIN.

La première question qu’on doive faire sur un artiste est celle-ci : Comment voit-il les objets ? avec quelle netteté, avec quel élan, avec quelle force ? La réponse définit d’abord toute son œuvre, car à chaque ligne il imagine ; il garde jusqu’au bout l’allure qu’il avait d’abord. La réponse définit d’avance tout son talent, car dans un romancier l’imagination est la faculté maîtresse. L’art de composer, le bon goût, le sens du vrai en dépendent. Un degré ajouté à sa véhémence bouleverse le style qui l’exprime, change les caractères qu’elle produit, brise les plans où elle s’enferme. Considérez celle de Dickens, vous y apercevrez la cause de ses défauts et de ses mérites, de sa puissance et de ses excès.

Il y a en lui un peintre, et un peintre anglais. Jamais esprit, je crois, ne s’est figuré avec un détail plus exact et une plus grande énergie toutes les parties et toutes les couleurs d’un tableau. Lisez cette description d’un orage ; les images semblent prises au daguerréotype, à la lumière éblouissante des éclairs. « L’œil, aussi rapide qu’eux, apercevait dans chacune de leurs flammes une multitude d’objets qu’en cinquante fois autant de temps il n’eût point vus au grand jour : des cloches dans leurs clochers, avec la corde et la roue qui les faisaient mouvoir ; des nids délabrés d’oiseaux dans les recoins et dans les corniches ; des figures pleines d’effroi sous la bâche des voitures qui passaient, emportées par leur attelage effarouché, avec un fracas que couvrait le tonnerre ; des herses et des charrues abandonnées dans les champs ; des lieues et puis encore des lieues de pays coupé de haies, avec la bordure lointaine d’arbres aussi visibles que l’épouvantail perché dans le champ de fèves à trois pas d’eux ; une minute de clarté limpide, ardente, tremblottante, qui montrait tout ; puis une teinte rouge dans la lumière jaune, puis du bleu, puis un éclat si intense, qu’on ne voyait plus que de la lumière ; puis la plus épaisse et la plus profonde obscurité. »

Une imagination aussi lucide et aussi énergique doit animer sans effort les objets inanimés. Elle soulève dans l’esprit où elle s’exerce des émotions extraordinaires, et l’auteur verse sur les objets qu’il se figure quelque chose de la passion surabondante dont il est comblé. Les pierres prennent une voix, les murs blancs s’allongent comme de grands fantômes, les puits noirs bâillent hideusement et mystérieusement dans les ténèbres ; des légions d’êtres étranges tourbillonnent en frissonnant dans la campagne fantastique. La nature vide se peuple, la matière inerte s’agite, mais les images restent nettes. Dans cette folie, il n’y a ni vague ni désordre ; les objets imaginaires sont dessinés avec des contours aussi précis et des détails aussi nombreux que les objets réels, et le rêve vaut la vérité.

Il y a, entre autres, une description du vent de la nuit bizarre et puissante, qui rappelle certaines pages de Notre-Dame de Paris. La source de cette description, comme de toutes celles de Dickens, est l’imagination pure. Il ne décrit point, comme Walter Scott, pour offrir une carte de géographie au lecteur et pour faire la topographie de son drame. Il ne décrit point, comme lord Byron, par amour de la magnifique nature, et pour étaler une suite splendide de tableaux grandioses. Il ne songe ni à obtenir l’exactitude, ni à choisir la beauté. Frappé d’un spectacle quelconque, il s’exalte, et éclate en figures imprévues. Tantôt ce sont les feuilles jaunies que le vent poursuit, qui s’enfuient et se culbutent, frissonnantes, effarées, d’une course éperdue, se collant aux sillons, se noyant dans les fossés, se perchant sur les arbres. Ici c’est le vent de la nuit qui tourne autour d’une église, qui tâte en gémissant, de sa main invisible, les fenêtres et les portes, qui s’enfonce dans les crevasses, et qui, enfermé dans sa prison de pierre, hurle et se lamente pour en sortir. Quand il a rôdé dans les ailes, lorsqu’il s’est glissé autour des piliers, et qu’il a essayé le grand orgue sonore, il s’envole, va choquer le plafond et tente d’arracher les poutres, puis il s’abat désespéré sur le parvis et s’engouffre en murmurant sous les voûtes. Parfois il revient furtivement et se traîne en rampant le long des murs. Il semble lire en chuchotant les épitaphes des morts. Sur quelques-unes, il passe avec un bruit strident comme un éclat de rire ; sur d’autres, il crie et gémit comme s’il pleurait. — Jusqu’ici nous ne reconnaissons que l’imagination sombre d’un homme du Nord. Un peu plus loin, vous apercevez la religion passionnée d’un protestant révolutionnaire, lorsqu’il vous parle des sons funèbres que jette le vent attardé autour de l’autel, des accens sauvages avec lesquels il semble chanter les attentats que l’homme commet et les faux dieux que l’homme adore ; mais au bout d’un instant l’artiste reprend la parole : il vous conduit au clocher, et dans le cliquetis des mots qu’il entasse, il donne à vos nerfs la sensation de la tourmente aérienne. Le vent siffle et gambade dans les arcades, dans les dentelures, dans les clochetons grimaçans de la tour ; il se roule et s’entortille autour de l’escalier tremblant. Il fait pirouetter la girouette qui grince. Dickens a tout vu dans le vieux beffroi ; sa pensée est un miroir. Il n’y a pas un des détails les plus minutieux et les plus laids qui lui échappe. Il a compté les barres de fer rongées par la rouille, les feuilles de plomb ridées et recroquevillées qui craquent et se soulèvent étonnées sous le pied qui les foule, les nids d’oiseaux délabrés et empilés dans les recoins des madriers moisis, la poussière grise entassée, les araignées mouchetées, indolentes, engraissées par une longue sécurité, qui se balancent paresseusement aux vibrations des cloches, pendues par un fil, qui, sur une alarme soudaine, grimpent ainsi que des matelots après leurs cordages, ou se laissent glisser à terre, et jouent prestement de leurs vingt pattes agiles, comme pour sauver mie vie. Cette peinture fait illusion. Suspendu à cette hauteur, entre les nuages volans qui promènent leurs ombres sur la ville et les lumières affaiblies qu’on distingue à peine dans la vapeur, on éprouve une sorte de vertige, et l’on n’est pas loin de découvrir, comme Dickens, une pensée et une âme dans la voix métallique des cloches qui habitent ce château tremblant.

Il fait un roman sur elles. Ce n’est pas le premier. Dickens est un poète. Il se trouve aussi bien dans le monde imaginaire que dans le réel. Ici ce sont les cloches qui causent avec le pauvre vieux commissionnaire du coin et le consolent. Ailleurs c’est le grillon du loyer qui chante toutes les joies domestiques, et ramène sous les yeux du maître désolé les heureuses soirées, les entretiens confians, le bien-être, la tranquille gaieté dont il a joui et qu’il n’a plus. Ailleurs c’est l’histoire d’un enfant malade et précoce qui se sent mourir, et qui, en s’endormant dans les bras de sa sœur, entend la chanson lointaine des vagues murmurantes qui l’ont bercé. Les objets, chez Dickens, prennent la couleur des pensées de ses personnages. Son imagination est si vive, qu’elle entraîne tout avec elle dans la voie qu’elle se choisit. Si le personnage est heureux, il faut que les pierres, les fleurs et les nuages le soient aussi ; s’il est triste, il faut que la nature pleure avec lui. Jusqu’aux vilaines maisons des rues, tout parle. Le style court à travers un essaim de visions, il s’emporte jusqu’aux plus étranges bizarreries ; il touche à l’affectation, et pourtant cette affectation est naturelle ; Dickens ne cherche pas les bizarreries, il les rencontre. Cette imagination excessive est comme une corde trop tendue : elle produit d’elle-même, et sans choc violent, des sons qu’on n’entend point ailleurs.

On va voir comment elle se monte. Prenez une boutique, n’importe laquelle, la plus rébarbative, celle d’un marchand d’instrumens de marine. Dickens voit les baromètres, les chronomètres, les compas, les télescopes, les boussoles, les lunettes, les mappemondes, les porte-voix, et le reste. Il en voit tant, il les voit si nettement, ils se pressent et se serrent, et se recouvrent si fort les uns les autres dans son cerveau qu’ils remplissent et qu’ils obstruent, il y a tant d’idées géographique ? et nautiques étalées sous les vitrines, pendues au plafond, attachées au mur, elles débordent sur lui par tant de côtés et en telle abondance, qu’il en perd le jugement. La boutique se transfigure, a dans la contagion générale, il semble qu’elle se change en je ne sais quelle machine maritime, comfortable, faite en manière de vaisseau, n’ayant plus besoin que d’une bonne mer pour être lancée et se mettre tranquillement en chemin pour n’importe quelle île déserte[1]. »

La différence entre un fou et un homme de génie n’est pas fort grande. Napoléon, qui s’y connaissait, le disait à Esquirol. La même faculté nous porte à la gloire ou nous jette dans un cabanon. C’est l’imagination visionnaire qui forge les fantômes du fou et qui crée les personnages de l’artiste, et les classifications qui servent à l’un peuvent servir à l’autre. L’imagination de Dickens ressemble à celle des monomaniaques. S’enfoncer dans une idée, s’y absorber, ne plus voir qu’elle, la répéter sous cent formes, la grossir, la porter, ainsi agrandie, jusque dans l’œil du spectateur, l’en éblouir, l’en accabler, l’imprimer en lui. si tenace et si pénétrante, qu’il ne puisse plus l’arracher de son souvenir, ce sont là les grands traits de cette imagination et de ce style. En cela, David Copperfield est un chef-d’œuvre. Jamais objets ne sont restés plus visibles et plus présens dans la mémoire du lecteur que ceux qu’il décrit. La vieille maison, le parloir, la cuisine, le bateau de Peggotty, et surtout la cour de l’école, sont des tableaux d’intérieur dont rien n’égale le relief, l’énergie et la précision. Dickens a la passion et la patience des peintres de sa nation : il compte un à un les détails, il note les couleurs différentes des vieux troncs d’arbres ; il voit le tonneau fendu, les dalles verdies et cassées, les crevasses des murs humides ; il distingue les singulières odeurs qui en sortent ; il marque la grosseur des taches de mousse, il lit les noms d’écoliers inscrits sur la porte et s’appesantit sur la forme des lettres. Et cette minutieuse description n’a rien de froid ; si elle est si détaillée, c’est que la contemplation était intense ; elle prouve sa passion par son exactitude. On sentait cette passion sans s’en rendre compte ; on la distingue tout d’un coup au bout de la page ; les témérités du style la rendent visible, et la violence de la phrase atteste la violence de l’impression. Des métaphores excessives font passer devant l’esprit des rêves grotesques. On se sent assiégé de visions extravagantes. M. Mell prend sa flûte, et y souffle, dit Copperfield, « au point que je finissais par penser qu’il ferait entrer tout son être dans le grand trou d’en haut pour le faire sortir par les clés d’en bas. » Tom Pinch, désabusé, découvre que son maître Pecksniff est un coquin hypocrite. « Il avait été si longtemps accoutumé à tremper dans son thé le Pecksniff de son imagination, à l’étendre sur son pain, à le savourer avec sa bière, qu’il fit un assez pauvre déjeuner le lendemain de son expulsion. » On pense aux fantaisies d’Hoffmann ; on est pris d’une idée fixe et l’on a mal à la tête. Ces excentricités sont le style de la maladie plutôt que de la santé.

Aussi Dickens est-il admirable dans la peinture des hallucinations. On voit qu’il éprouve celles de ses personnages, qu’il est obsédé de leurs idées, qu’il entre dans leur folie. En sa qualité d’Anglais et de moraliste, il a décrit nombre de fois le remords. Peut-être on dira qu’il en fait un épouvantail, et qu’un artiste a tort de se transformer en auxiliaire du gendarme et du prédicateur. Il n’importe ; le portrait de Jonas Chuzzlewit est si terrible, qu’on peut lui pardonner d’être utile. Jonas a tué en trahison son ennemi, et croit dorénavant respirer en paix ; mais le souvenir du meurtre, comme un poison, désorganise insensiblement son esprit. Il n’est plus maître de ses idées ; elles l’emportent avec la fougue d’un cheval effaré. Il pense incessamment et en frissonnant à la chambre où on le croit endormi. Il voit cette chambre, il en compte les carreaux, il imagine les longs plis des rideaux sombres, les creux du lit qu’il a défait, la porte à laquelle on peut frapper. À mesure qu’il veut se détacher de cette vision, il s’y enfonce ; c’est un gouffre ardent où il roule en se débattant avec des cris et des sueurs d’angoisse. Il se suppose couché dans ce lit, comme il devrait y être, et au bout d’un instant il s’y voit. Il a peur de cet autre lui-même. Le rêve est si fort, qu’il n’est pas bien sûr de n’être pas là-bas à Londres. « Il devient ainsi son propre spectre et son propre fantôme. » Et cet être imaginaire, comme un miroir, ne fait que redoubler devant sa conscience l’image de l’assassinat et du châtiment. Il revient, et se glisse en pâlissant jusqu’à la porte de la chambre. Lui, homme d’affaires, calculateur, machine brutale de raisonnemens positifs, le voilà devenu aussi chimérique qu’une femme nerveuse. Il avance sur la pointe du pied, comme s’il avait peur de réveiller l’homme imaginaire qu’il se figure couché dans le lit. Au moment où il tourne la clé dans la serrure, une terreur monstrueuse le saisit ; si l’homme assassiné allait se lever là, devant lui ! Il entre enfin, et s’enfonce dans son lit, brûlé par la fièvre. Il relève les draps sur ses yeux, pour essayer de ne plus voir la chambre maudite ; il la voit mieux encore. Le froissement des couvertures, le bruissement d’un insecte, les battemens de son cœur, tout lui crie : Assassin ! L’esprit fixé avec une frénésie d’attention sur la porte, il finit par croire qu’on l’ouvre, il l’entend grincer. Ses sensations sont perverties ; il n’ose s’en délier, il n’ose plus y croire, et dans ce cauchemar, où la raison engloutie ne laisse surnager qu’un chaos de formes hideuses, il ne trouve plus de réel que l’oppression incessante de son désespoir convulsif. Dorénavant toutes ses pensées, tous ses dangers, le monde entier disparaît pour lui dans une seule question : quand trouveront-ils le cadavre dans le bois ? — Il s’efforce d’en arracher sa pensée ; elle y reste imprimée et collée ; elle l’y attache comme par une chaîne de fer. Il se figure toujours qu’il va dans le bois, qu’il s’y glisse sans bruit, à pas furtifs, en écartant les branches, qu’il approche, puis approche encore, et qu’il chasse « les mouches répandues sur la chair par files épaisses, comme des monceaux de groseilles séchées. » Et toujours il aboutit à l’idée de la découverte ; il en attend la nouvelle, écoutant passionnément les cris et les rumeurs de la rue, écoutant lorsqu’on sort ou lorsqu’on entre, écoutant ceux qui descendent et ceux qui montent. En même temps, il a toujours sous les yeux ce cadavre abandonné dans le bois ; il le montre mentalement à tous ceux qu’il aperçoit, comme pour leur dire : Regardez ! connaissez-vous cela ? me soupçonnez-vous ? Le supplice de prendre le corps dans ses bras, et de le poser, pour le faire reconnaître, aux pieds de tous les passans, ne serait point plus lugubre que l’idée fixe à laquelle sa conscience l’a condamné.

Jonas est sur le bord de la folie. D’autres y sont tout à fait. Dickens a fait trois ou quatre portraits de fous, très plaisans au premier coup d’œil, mais si vrais, qu’au fond ils sont horribles. Il fallait une imagination comme la sienne, déréglée, excessive, capable d’idées fixes, pour mettre en scène les maladies de la raison. Il y en a deux surtout qui font rire et qui font frémir : Augustus, le maniaque triste, qui est sur le point d’épouser miss Pecksniff, et le pauvre M. Dick, demi-idiot, demi-monomaniaque, qui vit avec miss Trotwood. Comprendre ces exaltations soudaines, ces tristesses imprévues, ces incroyables soubresauts de la sensibilité pervertie, reproduire ces arrêts de pensée, ces interruptions de raisonnement, cette intervention d’un mot toujours le même qui brise la phrase commencée et renverse la raison renaissante ; voir le sourire stupide, le regard vide, la physionomie niaise et inquiète de vieux enfans hagards qui tâtonnent douloureusement d’idées en idées, et se heurtent à chaque pas au seuil de la vérité, qu’ils ne peuvent franchir, c’est là une faculté qu’Hoffmann seul eut au même degré que Dickens. Le jeu de ces raisons délabrées ressemble au grincement d’une porte disloquée : il fait mal à entendre. On y trouve, si l’on veut, un éclat de rire discordant ; mais on y découvre mieux encore un gémissement et une plainte, et l’on s’effraie en mesurant la lucidité, l’étrangeté, l’exaltation, la violence de l’imagination qui a enfanté de telles créatures, qui les a portées et soutenues jusqu’au bout sans fléchir, et qui s’est trouvée dans son vrai monde en imitant et en produisant leur déraison.

À quoi peut s’appliquer cette force ? Les imaginations diffèrent, non-seulement par leur nature, mais encore par leur objet. Après avoir marqué leur énergie, il faut circonscrire leur domaine. Dans le large monde, l’artiste se fait un monde. Involontairement il choisit une classe d’objets qu’il préfère ; les autres le laissent froid, et il ne les aperçoit pas. Dickens n’aperçoit pas les choses grandes. Ceci est un second trait de son imagination. L’enthousiasme le prend à propos de tout, particulièrement à propos des objets vulgaires, d’une boutique de bric-à-brac, d’une enseigne, d’un crieur public. Il a la vigueur, il n’atteint pas à la beauté. Son instrument rend des sons vibrans, il n’a point de sons harmonieux. S’il décrit une maison, il la dessinera avec une netteté de géomètre, il en mettra toutes les couleurs en relief, il découvrira une physionomie et une pensée dans les contrevents et dans les gouttières, il fera de la maison une sorte d’être humain, grimaçant et énergique, qui saisira le regard et qu’on n’oubliera plus ; mais il ne verra pas la noblesse des longues lignes monumentales, la calme majesté des grandes ombres largement découpées par les crépis blancs, la joie de la lumière qui les couvre, et devient palpable dans les noirs enfoncemens où elle plonge, comme pour se reposer et s’endormir. S’il peint un paysage, il apercevra les cénelles qui parsèment de leurs grains rouges les haies dépouillées, la petite vapeur qui s’exhale d’un ruisseau lointain, les mouvemens d’un insecte dans l’herbe ; mais la grande poésie qu’eût saisie l’auteur de Valentine et d’André lui échappera. Il se perdra, comme les peintres de son pays, dans l’observation minutieuse et passionnée des petites choses ; il n’aura point l’amour des belles formes et des belles couleurs. Il ne sentira pas que le bleu et le rouge, la ligne droite et la ligne courbe, suffisent pour composer des concerts immenses qui, parmi tant d’expressions diverses, gardent une sérénité grandiose, et ouvrent au plus profond de l’âme une source de santé et de bonheur. C’est le bonheur qui lui manque ; son inspiration est une verve fiévreuse qui ne choisit pas ses objets, qui ranime au hasard les laideurs, les vulgarités, les sottises, et qui, en communiquant à ses créations je ne sais quelle vie saccadée et violente, leur ôte le bien-être et l’harmonie qu’en d’autres mains elles auraient pu garder. Miss Ruth est une fort gentille ménagère ; elle met son tablier. Quel trésor que ce tablier ! Dickens le tourne et le retourne, comme un commis de nouveautés qui voudrait le vendre. Elle le tient dans sa main, puis elle l’attache autour de sa taille, elle lie les cordons, elle l’étalé, elle le froisse pour qu’il tombe bien. Que ne fait-elle pas de son tablier ! Et quel est l’enchantement de Dickens pendant ces opérations innocentes ! Il pousse de petits cris d’espièglerie joyeuse : « Oh ! bon Dieu, quel méchant petit corsage ! » Il apostrophe la bague, il gambade autour de Ruth, il frappe dans ses mains de plaisir. C’est bien pis lorsqu’elle fabrique le pudding ; il y a là une scène entière, dramatique et lyrique, avec exclamations, protase, péripéties, aussi complète qu’une tragédie grecque. Ces gentillesses de cuisine et ces mièvreries d’imagination font penser (par contraste) aux tableaux d’intérieur de George Sand. Vous rappelez-vous la chambre de la fleuriste Geneviève ? Elle fabrique, comme Ruth, un objet utile, très utile, puisqu’elle le vendra dix sous le jour d’après ; mais cet objet est une rose épanouie, dont les frêles pétales s’enroulent sous ses doigts comme sous les doigts d’une fée, dont la fraîche corolle s’empourpre d’un vermillon aussi tendre que celui de ses joues, frêle chef-d’œuvre éclos un soir d’émotion poétique, pendant que de sa fenêtre elle contemple au ciel les yeux perçans et divins des étoiles, et qu’au fond de son cœur vierge murmure le premier souffle de l’amour. Pour s’exalter, Dickens n’a pas besoin d’un pareil spectacle : une diligence le jette dans le dithyrambe ; les roues, les éclaboussures, les sifflemens du fouet, le tintamarre des chevaux, des harnais et de la machine, en voilà assez pour le mettre hors de lui. Il ressent par sympathie le mouvement de la voiture ; elle l’emporte avec elle ; il entend le galop des chevaux dans sa cervelle, et part en lançant cette ode, qui semble sortir de la trompette du conducteur :

« En avant sous les arbres qui se resserrent ! Nous ne pensons pas à la noire obscurité de leurs ombres ; nous franchissons du même galop clartés ténèbres, comme si la lumière de Londres à cinquante milles d’ici suffisait, et au-delà, pour illuminer la route ! En avant par-delà la prairie du village, où s’attardent les joueurs de paume, où chaque petite marque laissée sur le frais gazon par les raquettes, les balles ou les pieds des joueurs, répand son parfum dans la nuit ! En avant, avec quatre chevaux frais, par-delà l’auberge du Cerf-sans-Cornes, où les buveurs s’assemblent à la porte avec admiration, pendant que l’attelage quitté, les traits pendans, s’en va à l’aventure du côté de la mare, poursuivi par la clameur d’une douzaine de gosiers et par les petits enfans qui courent en volontaires pour le ramener sur la route ! À présent, c’est le vieux pont de pierre qui résonne sous le sabot des chevaux, parmi les étincelles qui jaillissent. Puis nous voilà encore sur la route ombragée, puis sous la porte ouverte, puis loin, bien loin au-delà, dans la campagne. Hurrah !

«Holà ho ! là-bas, derrière, arrête cette trompette un instant ; viens ici, conducteur, accroche-toi à la bâche, grimpe sur la banquette. On a besoin de toi pour tâter ce panier. Nous ne ralentirons point pour cela le pas de nos bêtes ; n’ayez crainte. Nous leur mettrons plutôt le feu au ventre pour la plus grande gloire du festin. Ah ! il y a longtemps que cette bouteille de vieux vin n’a senti le contact du souffle tiède de la nuit, comptez-y. Et la liqueur est merveilleusement bonne pour humecter le gosier d’un donneur de cor. Essaie-la, n’aie pas peur, Bill, de lever le coude. Maintenant reprends haleine et essaie mon cor, Bill. Voilà de la musique ! voilà un air ! « Là-bas, là-bas, bien loin derrière les collines. » Ma foi, oui ! hurrah ! la jument ombrageuse est toute gaie cette nuit. Hurrah ! hurrah !

« Voyez là-haut, la lune ! Toute haute d’abord, avant que nous l’ayons aperçue. Sous sa lumière, la terre réfléchit les objets comme l’eau. Les haies, les arbres, les toits bas des chaumières, les clochers d’églises, les troncs mutilés, les jeunes pousses florissantes, sont devenus vains tout d’un coup et ont envie de contempler leurs belles images jusqu’au matin. Là-bas, les peupliers bruissent, pour que leurs feuilles tremblottantes puissent se voir sur le sol ; le chêne, point ; il ne lui convient pas de trembler. Campé dans sa vieille solidité massive, il veille sur lui-même, sans remuer un rameau. La porte moussue, mal assise sur ses gonds grinçans, boiteuse et décrépite, se balance devant son mirage, comme une douairière fantastique, pendant que notre propre fantôme voyage avec nous. Hurrah ! hurrah ! à travers fossés et broussailles, sur la terre unie et sur le champ labouré, sur le flanc raide de la colline, sur le flanc plus raide encore de la muraille, comme si c’était un spectre chasseur !

« Des nuages aussi ! Et sur la vallée un brouillard ! non pas un lourd brouillard qui la cache, mais une vapeur légère, aérienne, pareille à un voile de gaze, qui, pour nos yeux d’admirateurs modestes, ajoute un charme aux beautés devant lesquelles il est étendu, ainsi qu’ont toujours fait les voiles de vraie gaze, ainsi qu’ils feront toujours, oui, ne vous déplaise, quand nous serions le pape en personne. Hurrah ! Eh bien ! voilà que nous voyageons comme la lune elle-même. Cachés dans un bouquet d’arbres, la minute d’après dans une tache de vapeur, puis reparaissant en pleine lumière, parfois effacés, mais avançant toujours, notre course répète la sienne. Hurrah ! Une joute contre la lune ! Holà ho ! hurrah !

« La beauté de la nuit ne se sent plus qu’à peine, quand le jour arrive en bondissant. Hurrah ! Deux relais, et les routes de la campagne se changent presque en une rue continue. Hurrah ! par-delà des jardins de maraîchers, des files de maisons, des villas, des terrasses, des places ; des équipages, des chariots, des charrettes ; des ouvriers matineux, des vagabonds attardés, des ivrognes, des porteurs à jeun ; par-delà toutes les formes de la brique et du mortier, puis sur le pavé bruyant, qui force les gens juchés sur la banquette à se bien tenir. Hurrah ! à travers des tours et détours sans fin, dans le labyrinthe des rues sans nombre, jusqu’à ce qu’on atteigne une vieille cour d’hôtellerie, et que Tom Pinch descendu, tout assourdi et tout étourdi, se trouve à Londres ! »

Tout cela pour dire que Tom Pinch arrive à Londres ! Cet accès de lyrisme où les folies les plus poétiques naissent des banalités les plus vulgaires, semblables à des fleurs maladives qui pousseraient dans un vieux pot cassé, expose dans ses contrastes naturels et bizarres toutes les parties de l’imagination de Dickens. On aura son portrait en se figurant un homme qui, une casserole dans une main et un fouet de postillon dans l’autre, se mettrait à prophétiser.

Le lecteur prévoit déjà quelles violentes émotions ce genre d’imagination va produire. La manière de concevoir règle en l’homme la manière de sentir. Quand l’esprit, à peine attentif, suit les contours indistincts d’une image ébauchée, la joie et la douleur l’effleurent d’un attouchement insensible. Quand l’esprit, avec une attention profonde, pénètre les détails minutieux d’une image précise, la joie et la douleur le secouent tout entier. Dickens a cette attention et voit ces détails ; c’est pourquoi il rencontre partout des sujets d’exaltation. Il ne quitte point le ton passionné ; il ne se repose jamais dans le style naturel et dans le récit simple ; il ne fait que railler ou pleurer ; il n’écrit que des satires ou des élégies. Il a la sensibilité fiévreuse d’une femme qui part d’un éclat de rire ou qui fond en larmes au choc imprévu du plus léger événement. Ce style passionné est d’une puissance extrême, et on peut lui attribuer la moitié de la gloire de Dickens. Le commun des hommes n’a que des émotions faibles. Nous travaillons machinalement et nous bâillons beaucoup ; les trois quarts des objets nous laissent froids ; nous nous endormons dans l’habitude, et nous finissons par ne plus remarquer les scènes de ménage, les minces détails, les aventures plates qui sont le fond de notre vie. Un homme vient qui tout d’un coup les rend intéressantes ; bien plus, il en fait des drames ; il les change en objets d’admiration, de tendresse ou d’épouvante. Sans sortir du coin du feu ou de l’omnibus, nous voilà tremblans, les yeux pleins de larmes ou secoués par les accès d’un rire inextinguible. Nous nous trouvons transformés, notre vie est doublée ; notre âme végétait, elle sent, elle souffre, elle aime. Le contraste, la succession rapide, le nombre des sensations ajoute encore à son trouble ; nous roulons pendant deux cents pages dans un torrent d’émotions nouvelles contraires et croissantes, qui communique à l’esprit sa violence, qui l’entraîne dans des écarts et des chutes, et ne le rejette sur la rive qu’enchanté et épuisé. C’est une ivresse, et sur une âme délicate l’effet serait trop fort ; mais il convient au public, et le public l’a justifié.

Cette sensibilité ne peut guère avoir que deux issues, le rire et les larmes. Il y en a d’autres ; mais on n’y arrive que par la haute éloquence ; elles sont le chemin du sublime, et l’on a vu que pour Dickens il est fermé. Cependant il n’y a pas d’écrivain qui sache mieux toucher et attendrir ; il fait pleurer, cela est à la lettre. Avant de l’avoir lu, on ne se savait pas tant de pitié dans le cœur. Le chagrin d’une enfant qui voudrait être aimée de son père et que son père n’aime point, l’amour désespéré et la mort lente d’un pauvre jeune homme à demi imbécile, toutes ces peintures de douleurs secrètes laissent une impression ineffaçable. Les larmes qu’il verse sont vraies, et la compassion est leur source unique. Balzac, George Sand, Stendhal ont aussi raconté les misères humaines. Est-il possible d’écrire sans les raconter ? Mais ils ne les cherchent pas, ils les rencontrent ; ils ne songent point à nous les étaler ; ils allaient ailleurs, ils les ont trouvées sur leur route. Ils aiment l’art plutôt que les hommes. Ils ne se plaisent qu’à voir jouer les ressorts des passions, à combiner de grands systèmes d’événemens, à construire de puissans caractères ; ils n’écrivent point par sympathie pour les misérables, mais par amour du beau. Quand vous finissez Valentine, votre émotion n’est pas la pitié pure ; vous ressentez encore une admiration profonde pour la grandeur et la générosité de l’amour. Quand vous achevez le Père Goriot, vous avez le cœur brisé par les tortures de cette agonie ; mais l’étonnante invention, l’accumulation des faits, l’abondance des idées générales, la force de l’analyse, vous transportent dans le monde de la science, et votre sympathie douloureuse se calme au spectacle de cette physiologie du cœur. Dickens ne calme jamais la nôtre ; il choisit les sujets où elle se déploie seule et plus qu’ailleurs, la longue oppression des enfans tyrannisés et affamés par leur maître d’école, la vie de l’ouvrier Stéphen, volé et déshonoré par sa femme, chassé par ses camarades, accusé de vol, languissant six jours au fond d’un puits où il est tombé, blessé, dévoré par la fièvre, et mourant quand enfin on arrive à lui. Rachel, sa seule amie, est là, et son égarement, ses cris, le tourbillon de désespoir dans lequel Dickens enveloppe ses personnages ont préparé la douloureuse peinture de cette mort résignée. Le seau remonte apportant un corps qui n’a presque plus de forme, et l’on voit la figure pâle, épuisée, patiente, tournée vers le ciel, pendant que la main droite, brisée et pendante, semble demander qu’une autre main vienne la soutenir. Il sourit pourtant et dit faiblement : « Rachel ! » Elle vient et se penche jusqu’à ce que ses yeux soient entre ceux du blessé et le ciel, car il n’a pas la force de tourner les siens pour la regarder. Alors, en paroles brisées, il lui raconte sa longue agonie. Depuis qu’il est né, il n’a éprouvé que misère et injustice : c’est la règle ; les faibles souffrent et sont faits pour souffrir. Ce puits où il est tombé a tué des centaines d’hommes, des pères, des maris, des fils qui faisaient vivre des centaines de familles. Les mineurs ont prié et supplié les hommes du parlement, par l’amour du Christ, de ne point permettre que leur travail fût leur mort, et de les épargner à cause de leurs femmes et de leurs enfans, qu’ils aiment autant que les gentlemen aiment les leurs : tout cela pour rien. Quand le puits travaillait, il tuait sans besoin ; abandonné, il tue encore. Stephen dit cela sans colère, doucement, simplement comme la vérité. Il a devant lui son calomniateur et son père ; il ne s’indigne pas, il n’accuse personne ; il charge seulement le père de démentir la calomnie tout à l’heure, quand il sera mort. Son cœur est là-haut, dans ce ciel où il a vu briller une étoile. Dans son tourment, sur son lit de pierre, il l’a contemplée, et le tendre et touchant regard de la divine étoile a calmé, par sa sérénité mystique, l’angoisse de son esprit et de son corps. « J’ai vu plus clair, dit-il, et ma prière de mourant a été que les hommes puissent seulement se rapprocher un peu plus les uns des autres, que lorsque moi, pauvre homme, j’étais avec eux. — Ils le soulevèrent, et il fut ravi de voir qu’ils allaient l’emporter du côté où l’étoile semblait les conduire. Ils le portèrent très doucement, à travers les champs et le long des sentiers, dans la large campagne, Rachel tenant toujours sa main dans les siennes. Ce fut bientôt une procession funéraire. L’étoile lui avait montré le chemin qui mène au Dieu des pauvres, et son humilité, ses misères, son oubli des injures l’avaient conduit au repos de son rédempteur. »

Ce même écrivain est le plus railleur, le plus comique et le plus bouffon de tous les écrivains anglais. Singulière gaieté du reste ! C’est la seule qui puisse s’accorder avec cette sensibilité passionnée. Il y a un rire qui est voisin des larmes. La satire est sœur de l’élégie : si l’une plaide pour les opprimés, l’autre combat contre les oppresseurs. Blessé par les travers et par les vices, Dickens se venge par le ridicule. Il ne les peint pas, il les punit. Rien de plus accablant que ces longs chapitres d’ironie soutenue où le sarcasme s’enfonce à chaque ligne plus sanglant et plus perçant dans l’adversaire qu’il s’est choisi. Il y en a cinq ou six contre les Américains, contre leurs journaux vendus, contre leurs journalistes ivrognes, contre leurs spéculateurs charlatans, contre leurs femmes auteurs, contre leur grossièreté, leur familiarité, leur insolence, leur brutalité, capable de ravir un absolutiste, et de justifier ce libéral qui, revenant de New-York, embrassa les larmes aux yeux le premier gendarme qu’il aperçut sur le port du Havre. Fondations de sociétés industrielles, entretiens d’un député avec ses commettans, instructions d’un député à son secrétaire, parade des grandes maisons de banque, inauguration d’un édifice, toutes les cérémonies et tous les mensonges de la société anglaise sont gravés avec la verve et l’amertume de Hogarth. Il y a des morceaux où le comique est si violent, qu’il a l’air d’une vengeance, par exemple le récit de l’éducation pratique de Jonas Chuzzlewit. Le premier mot qu’épela cet excellent jeune homme fut « gain. » Le second (quand il arriva aux dissyllabes) fut « argent. » Cette belle éducation avait produit par hasard deux inconvéniens : l’un, c’est qu’habitué par son père à tromper les autres, il avait pris insensiblement le goût d’attraper son père ; l’autre, c’est qu’instruit à considérer tout comme une question d’argent, il avait fini par regarder son père comme une sorte de propriété, qui serait très bien placée dans le coffre-fort appelé bière. « Voilà mon père qui ronfle, dit M. Jonas. Pecksniff, ayez donc la bonté de marcher sur son pied. C’est celui qui est contre vous qui a la goutte. » Il entre en scène par cette attention : vous jugez du reste. Dickens est triste au fond comme Hogarth ; mais, comme Hogarth, il fait rire aux éclats par la bouffonnerie de ses inventions et par la violence de ses caricatures. Il pousse ses personnages dans l’absurde avec une intrépidité rare. Son Pecksniff invente des phrases morales et des actions sentimentales si grotesques qu’il en est extravagant. Jamais on n’a entendu de telles monstruosités oratoires. Sheridan a déjà peint un hypocrite anglais, Joseph Surface ; mais celui-là diffère autant de Pecksniff qu’un portrait d’après nature diffère d’une vignette du Punch. Dickens fait l’hypocrisie si difforme et si énorme, que son hypocrite cesse de ressembler à un homme ; on dirait une de ces figures fantastiques dont le nez est plus gros que le corps. Ce comique outré vient de l’imagination excessive. Dickens emploie partout le même ressort. Pour mieux faire voir l’objet qu’il montre, il en crève les yeux du lecteur ; mais le lecteur s’amuse de cette verve déréglée : la fougue de l’exécution lui fait oublier que la scène est improbable, et il rit de grand cœur en entendant l’entrepreneur des pompes funèbres, M. Mould, énumérer les consolations que la piété filiale, bien munie d’argent, peut trouver dans son magasin. Quelle douleur n’adouciraient pas les voitures à quatre chevaux, les tentures de velours, les cochers en manteaux de drap et en bottes à revers, les plumes d’autruche teintes en noir, les acolytes à pied habillés dans le grand style, portant des bâtons garnis d’un bout de bronze ? Oh ! ne disons pas que l’or est une boue, puisqu’il peut acheter des choses comme celles-là ! « Que de bénédictions, s’écrie M. Mould, que de bénédictions j’ai versé sur l’humanité au moyen de mes quatre grands chevaux caparaçonnés, que je ne caparaçonne jamais à moins de 10 liv. 10 shellings la séance ! »

Ordinairement Dickens reste grave en traçant ses caricatures. L’esprit anglais consiste à dire en style solennel des plaisanteries folles. Le ton et les idées font alors contraste ; tout contraste donne des impressions fortes. Dickens aime à les produire, et son public à les éprouver.

Si parfois il oublie de donner les verges au prochain, s’il essaie de s’amuser, s’il se joue, il n’en est pas plus heureux. Le fond du caractère anglais, c’est le manque de bonheur. L’ardente et tenace imagination de Dickens se prend trop fortement aux choses pour glisser légèrement et gaiement sur leur surface. Il appuie, il pénètre, il enfonce, il creuse ; toutes ces actions violentes sont des efforts, et tous les efforts sont des souffrances. Pour être heureux, il faut être léger comme un Français du xviiie siècle, ou sensuel comme un Italien du xvie ; il faut ne point s’inquiéter des choses ou en jouir. Dickens s’en inquiète et n’en jouit pas. Prenez un petit accident comique, comme on en rencontre dans la rue, un coup de vent qui retrousse les habits d’un commissionnaire. Scaramouche fera une grimace de bonne humeur ; Lesage aura le sourire d’un homme amusé ; tous deux passeront et n’y songeront plus. Dickens y songe pendant une demi-page. Il voit si bien tous les effets du vent, il se met si complètement à sa place, il lui suppose une volonté si passionnée et si précise, il tourne et retourne si fort et si longtemps les habits du pauvre homme, il change le coup de vent en une tempête et en une persécution si grandes, qu’on est pris de vertige, et que tout en riant on se trouve en soi-même trop de trouble et trop de compassion pour rire de bon cœur.

« C’était un endroit aéré, qui bleuissait le nez, qui rougissait les yeux, qui faisait venir la chair de poule, qui gelait les doigts du pied, qui faisait claquer les dents, que l’endroit où Toby Veek attendait en hiver, et Toby Veek le savait bien. Le vent arrivait en se démenant autour du coin, — principalement le vent d’est, — comme s’il était parti des confins de la terre pour tomber sur Toby. Et souvent on aurait dit qu’il arrivait sur lui plus tôt qu’il n’avait pensé, car, tournant d’un bond autour du coin et dépassant Toby, il revenait soudain sur lui-même en tourbillonnant, comme s’il criait : Ah ! le voilà ! À l’instant, son tablier blanc était retroussé contre sa tête, comme la blouse d’un enfant méchant, et l’on voyait sa faible petite canne lutter et s’agiter inutilement dans sa main ; ses jambes subissaient une agitation terrible, et Toby lui-même tout courbé, faisant face tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, était si bien souffleté et battu, et rossé, et houspillé, et tiraillé, et bousculé, et soulevé de terre, que c’était presque positivement un miracle, s’il n’était pas enlevé en chair et en os en haut de l’air, comme l’est parfois une colonie de grenouilles, ou d’escargots, ou d’autres créatures portatives, pour tomber en pluie, au grand étonnement des indigènes, dans quelque coin reculé du monde où l’espèce des commissionnaires est inconnue. »

Si l’on veut maintenant se figurer d’un regard cette imagination si lucide, si violente, si passionnément fixée sur l’objet qu’elle se choisit, si profondément touchée par les petites choses, si uniquement attachée aux détails et aux sentimens de la vie vulgaire, si féconde en émotions incessantes, si puissante pour éveiller la pitié douloureuse, la raillerie sarcastique et la gaieté nerveuse, on se représentera une rue de Londres par un soir pluvieux d’hiver. La lumière flamboyante du gaz brûle les yeux, ruisselle à travers les vitres des boutiques, rejaillit sur les figures qui passent, et sa clarté crue, s’enfonçant dans leurs traits contractés, met en relief, avec un détail infini et une énergie blessante, leurs rides, leurs difformités, leur expression tourmentée. Si dans cette foule pressée et salie vous découvrez un frais visage de jeune fille, cette lumière artificielle le charge de tons excessifs et faux ; elle le détache sur l’ombre pluvieuse et froide avec une auréole étrange. L’esprit est frappé d’étonnement ; mais on porte la main à ses yeux pour les couvrir, et en admirant la force de cette lumière on pense involontairement au vrai soleil de la campagne et à la tranquille beauté du jour.


II. — LE PUBLIC.

Plantez ce talent dans une terre anglaise ; l’opinion littéraire du pays dirigera sa croissance et expliquera ses fruits, car cette opinion publique est son opinion privée. Il ne la subit pas comme une contrainte extérieure, il la sent en lui comme une persuasion intime ; elle ne le gêne pas, elle le développe et ne fait que lui répéter tout haut ce qu’il se dit tout bas.

Voici les conseils de ce goût public, d’autant plus puissans qu’ils s’accordaient avec l’inclination naturelle de Dickens, et le poussaient dans son propre sens :

« Soyez moral. Il faut que tous vos romans puissent être lus par des jeunes filles. Nous sommes des esprits pratiques, et nous ne voulons pas que la littérature corrompe la vie pratique. Nous avons la religion de la famille, et nous ne voulons pas que la littérature peigne les passions qui attaquent la vie de famille. Nous sommes protestans, et nous avons gardé quelque chose de la sévérité de nos pères contre la joie et les passions. Entre celles-ci, l’amour est la plus mauvaise. Gardez-vous à cet endroit de ressembler à la plus célèbre de nos voisines. L’amour est le héros de tous les romans de George Sand. Marié ou non marié, peu importe ; elle le trouve beau, saint, sublime par lui-même, et elle le dit. Ne le croyez pas, et si vous le croyez, ne le dites point. Cela est d’un mauvais exemple. L’amour ainsi présenté se subordonne le mariage. Il y aboutit, il le brise, il se passe de lui, selon les circonstances ; mais, quoi qu’il fasse, il le traite en inférieur, il ne lui reconnaît de sainteté que celle qu’il lui donne, et le juge impie, s’il s’en trouve exclu. Le roman ainsi conçu est une plaidoirie en faveur du cœur, de l’imagination, de l’enthousiasme et de la nature ; mais il est souvent une plaidoirie contre la société et contre la loi. Nous ne souffrons pas qu’on touche de près ou de loin à la société ni à la loi. Présenter un sentiment comme divin, incliner devant lui toutes les institutions, le promener à travers une suite d’actions généreuses, chanter avec une sorte d’inspiration héroïque les combats qu’il livre et les assauts qu’il soutient, l’enrichir de toutes les forces de l’éloquence, le couronner de toutes les fleurs de la poésie, c’est peindre la vie qu’il enfante comme plus belle et plus haute que les autres, c’est l’asseoir bien au-dessus de toutes les passions et de tous les devoirs, dans une région sublime, sur un trône, d’où il brille comme une lumière, comme une consolation, comme une espérance, et attire à lui tous les cœurs. Peut-être ce monde est-il celui des artistes ; il n’est point celui des hommes ordinaires. Peut-être est-il conforme à la nature ; nous faisons fléchir la nature devant l’intérêt de la société. George Sand peint des femmes passionnées ; peignez-nous d’honnêtes femmes. George Sand donne envie d’être amoureux ; donnez-nous envie de nous marier. Cela a des inconvéniens, il est vrai ; l’art peut-être en souffre, si le public y gagne. Si vos personnages sont de meilleur exemple, vos ouvrages sont de moindre prix ; il n’importe. Vous vous résignerez en songeant que vous êtes moral. Vos amoureux seront fades, car le seul intérêt qu’offre leur âge, c’est la violence de la passion, et vous ne pouvez peindre la passion. Dans Nicolas Nickleby, vous montrerez deux honnêtes gens, semblables à tous les jeunes gens, épousant deux honnêtes jeunes filles, semblables à toutes les jeunes filles ; dans Martin Chuzzlewit, vous montrerez encore deux honnêtes jeunes gens, parfaitement semblables aux deux premiers, épousant aussi deux honnêtes jeunes filles, parfaitement semblables aux deux premières ; dans Dombey and son, il n’y aura qu’un honnête jeune homme et une honnête jeune fille. Du reste, nulle différence. Et ainsi de suite. Le nombre de vos mariages est étonnant, et vous en faites assez pour peupler l’Angleterre. Ce qui est plus curieux encore, c’est qu’ils sont tous désintéressés, et que le jeune homme et la jeune fille font fi de l’argent avec la même sincérité qu’à l’Opéra-Comique. Vous insisterez infiniment sur le joli embarras des fiancées, sur les larmes des mères, sur les larmes de toute l’assistance, sur les scènes réjouissantes et touchantes du dîner ; vous ferez une foule de tableaux de famille, tous attendrissans, et presque aussi agréables que des peintures de paravents. Le lecteur sera ému ; il pensera voir les amours innocens et les gentillesses vertueuses d’un petit garçon et d’une petite fille de dix ans. Il aura envie de leur dire : Bons petits amis, continuez à être bien sages. — Mais le principal intérêt sera pour les jeunes filles, qui apprendront de quelle manière empressée, et pourtant convenable, un prétendu doit faire sa cour. Si vous hasardez une séduction, comme dans Copperfield, vous ne raconterez pas le progrès, l’ardeur, les enivremens de l’amour ; vous n’en peindrez que les misères, le désespoir et les remords. Si dans Copperfield et dans le Grillon du Foyer vous montrez un mariage troublé et une femme soupçonnée, vous vous hâterez de rendre la paix au mariage et l’innocence à la femme, et vous ferez par sa bouche un éloge du mariage si magnifique, qu’il pourrait servir de modèle à M. Emile Augier. Si dans Hard Times l’épouse va jusqu’au bord de la faute, elle s’arrêtera sur le bord de la faute. Si dans Dombey and son elle fuit la maison conjugale, elle restera pure, elle ne commettra que l’apparence de la faute, et elle traitera son amant de telle sorte qu’on souhaitera d’être le mari. Si enfin dans Copperfield vous racontez les troubles et les folies de l’amour, vous raillerez ce pauvre amour, vous peindrez ses petitesses, vous semblerez demander excuse au lecteur. Jamais vous n’oserez faire entendre le souffle ardent, généreux, indiscipliné, de la passion toute puissante. Vous ferez d’elle un jouet d’enfans honnêtes ou un joli bijou de mariage ; mais le mariage vous donnera des compensations. Votre génie d’observateur et votre goût pour les détails s’exerceront sur les scènes de la vie domestique : vous excellerez à peindre un coin du feu, une causerie de famille, des enfans sur les genoux de leur mère, un mari qui le soir veille à la lampe près de sa femme endormie, le cœur rempli de joie et de courage, parce qu’il sent qu’il travaille pour les siens. Vous trouverez de charmans ou sérieux portraits de femmes : celui de Dora, qui reste petite fille dans le mariage, dont les mutineries, les gentillesses, les enfantillages, les rires, égaient le ménage comme un gazouillement d’oiseau ; celui d’Agnès, si calme, si patiente, si sensée, si pure, si digne de respect, véritable modèle de l’épouse, capable à elle seule de mériter au mariage le respect que nous demandons pour lui. Et lorsqu’enfin il faudra montrer la beauté de ces devoirs, la grandeur de cette amitié conjugale, la profondeur du sentiment qu’ont creusé dix années de confiance, de soins et de dévouemens réciproques, vous trouverez dans votre sensibilité, si longtemps contenue, des discours aussi pathétiques que les plus fortes paroles de l’amour.

« Les pires romans ne sont pas ceux qui le glorifient. Il faut habiter l’autre côté du détroit pour oser ce que nos voisins ont osé. Chez nous, quelques-uns admirent Balzac, mais personne ne voudrait le tolérer. Quelques-uns prétendront qu’il n’est pas immoral ; mais tout le monde reconnaîtra qu’il fait toujours et partout abstraction de la morale, George Sand n’a célébré qu’une passion ; Balzac les a célébrées toutes. Il les a considérées comme des forces, et, jugeant que la force est belle, il les a soutenues de leurs causes, entourées de leurs circonstances, développées dans leurs effets, poussées à l’extrême, et agrandies jusqu’à en faire des monstres sublimes, plus systématiques et plus vrais que la vérité. Nous n’admettons pas qu’un homme se réduise à n’être qu’un artiste. Nous ne voulons pas qu’il se sépare de sa conscience et perde de vue la pratique. Nous ne consentirons jamais à voir que tel est le trait dominant de notre Shakspeare ; nous ne reconnaîtrons pas que, comme le romancier français, il mène ses héros au crime et à la monomanie, que comme lui il habite le pays de la pure logique et de la pure imagination. Nous sommes bien changés depuis le XVIe siècle, et nous condamnons ce que nous approuvions autrefois. Nous ne voulons pas que le lecteur s’intéresse à un avare, à un ambitieux, à un débauché. Et il s’intéresse à lui lorsque l’écrivain, sans louer ni blâmer, s’attache à expliquer le tempérament, l’éducation, la forme du crâne et les habitudes d’esprit qui ont creusé en lui cette inclination primitive, à faire toucher la nécessité de ses conséquences, à la conduire à travers toutes ses périodes, à montrer la puissance plus grande que l’âge et le contentement lui communiquent, à exposer la chute irrésistible qui la précipite dans la folie ou dans la mort. Le lecteur, saisi par cette logique, admire l’œuvre qu’elle a faite, et oublie de s’indigner contre le personnage qu’elle a créé ; il dit : le bel avare ! et il ne songe plus aux maux que l’avarice produit. Il devient philosophe et artiste, et ne se souvient plus qu’il est honnête homme. Souvenez-vous toujours que vous l’êtes, et renoncez aux beautés qui peuvent fleurir sur ce sol corrompu. Entre celles-ci, la première est la grandeur. Il faut s’intéresser aux passions pour comprendre toute leur étendue, pour compter tous leurs ressorts, pour décrire tout leur cours. Ce sont des maladies. Si on se contente de les maudire, on ne les connaîtra pas ; si l’on n’est physiologiste, si l’on ne se prend pas d’amour pour elles, si on ne fait pas d’elles ses héros, si on ne tressaille pas de plaisir à la vue d’un beau trait d’avarice comme à la vue d’un symptôme précieux, on ne peut dérouler leur vaste système et étaler leur fatale grandeur. Vous n’aurez point ce mérite immoral ; d’ailleurs il ne convient point à votre genre d’esprit. Votre extrême sensibilité et votre ironie toujours prête ont besoin de s’exercer ; vous n’avez pas assez de calme pour pénétrer jusqu’au fond d’un caractère ; vous aimez mieux vous attendrir sur lui ou le railler ; vous le prenez à partie, vous vous faites son adversaire ou son ami, vous le rendez odieux ou touchant ; vous ne le peignez pas ; vous êtes trop passionné et vous n’êtes pas assez curieux. D’autre part, la ténacité de votre imagination, la violence et la fixité avec laquelle vous enfoncez votre pensée dans le détail que vous voulez saisir limitent votre connaissance, vous arrêtent sur un trait unique, vous empêchent de visiter toutes les parties d’une âme et d’en sonder la profondeur. Vous avez l’imagination trop vive, et vous ne l’avez pas assez vaste. Voici donc les caractères que vous allez tracer. Vous saisirez un personnage dans une attitude, vous ne verrez de lui que celle-là, et vous la lui imposerez depuis le commencement jusqu’au bout. Son visage aura toujours la même expression, et cette expression sera presque toujours une grimace. Ils auront une sorte de tic qui ne les quittera plus. Miss Mercy rira à chaque parole ; Marc Tapley prononcera à chaque scène son mot : gaillardement ; mistress Gamp parlera incessamment de Mme Harris ; le docteur Chillip ne fera pas une seule action qui ne soit timide ; M. Micawber prononcera pendant trois volumes le même genre de phrases emphatiques, et passera cinq ou six cents fois avec une brusquerie comique de la joie à la douleur. Chacun de vos personnages sera un vice, une vertu, un ridicule incarné, et la passion que vous lui prêterez sera si fréquente, si invariable, si absorbante, qu’il ne ressemblera plus à un homme vivant, mais à une abstraction habillée en homme. Les Français ont un Tartufe comme votre M. Pecksniff ; mais l’hypocrisie qu’il affiche n’a pas détruit le reste de son être ; s’il prête à la comédie par son vice, il appartient à l’humanité par sa nature. Il a, outre sa grimace, un caractère et un tempérament ; il est gros, fort, rouge, brutal, sensuel ; la vigueur de son sang le rend audacieux ; son audace le rend calme ; son audace, son calme, sa promptitude de décision, son mépris des hommes font de lui un grand politique. Quand il a occupé le public pendant cinq actes, il offre encore au psychologue et au médecin plus d’une chose à étudier. Votre Pecksniff n’offrira rien ni au médecin ni au psychologue. Il ne servira qu’à instruire et à amuser le public. Il sera une satire vivante de l’hypocrisie, et rien de plus. Si vous lui donnez le goût de l’eau-de-vie, ce sera gratuitement ; dans le tempérament que vous lui prêtez, rien ne l’exige ; il est si enfoncé dans la tartuferie, dans la douceur, dans le beau style, dans les phrases littéraires, dans la moralité tendre, que le reste de sa nature a disparu : c’est un masque et ce n’est plus un homme ; mais ce masque est si grotesque et si énergique, qu’il sera utile au public, et diminuera le nombre des hypocrites. C’est notre but et c’est le vôtre, et le recueil de vos caractères aura plutôt les effets d’un livre de satires que ceux d’une galerie de portraits.

« Par la même raison, ces satires, quoique réunies, resteront effectivement détachées, et ne formeront point de véritable ensemble. Vous avez commencé par des essais, et vos grands romans ne sont que des essais cousus les uns au bout des autres. Le seul moyen de composer un tout naturel et solide, c’est de faire l’histoire d’une passion ou d’un caractère, de les prendre à leur naissance, de les voir grandir, s’altérer et se détruire, de comprendre la nécessité intérieure de leur développement. Vous ne suivez pas ce développement ; vous maintenez toujours votre personnage dans la même attitude ; il est avare ou hypocrite, ou bon jusqu’au bout, et toujours de la même façon ; il n’a donc pas d’histoire. Vous ne pouvez que changer les circonstances où il se trouve ; vous ne le changez pas lui-même ; il reste immobile, et à tous les chocs qui le frappent, il rend le même son. La diversité des événemens que vous inventez n’est donc qu’une fantasmagorie amusante ; ils n’ont pas de lien, ils ne forment pas un système, ils ne sont qu’un monceau. Vous n’écrivez que des vies, des aventures, des mémoires, des esquisses, des collections de scènes, et vous ne saurez pas composer une action. — Mais si le goût littéraire de votre nation, joint à la direction naturelle de votre génie, vous impose des intentions morales, vous interdit la grande peinture des caractères, vous défend la composition des ensembles, il offre à votre observation, à votre sensibilité et à votre satire une suite de figures originales qui n’appartiennent qu’à l’Angleterre, qui, dessinées par votre main, formeront une gloire unique, et qui, avec l’image de votre génie, offriront celle de votre pays et de votre temps. »


III. — LES PERSONNAGES.

Ôtez les personnages grotesques qui ne sont là que pour occuper de la place et pour faire rire, vous trouverez que tous les caractères de Dickens sont compris dans deux classes : les êtres sensibles et les êtres qui ne le sont pas. Il oppose les âmes que forme la nature aux âmes que déforme la société. Son dernier roman, Hard Times, est un résumé de tous les autres. Il y préfère l’instinct au raisonnement, l’intuition du cœur à la science positive ; il attaque l’éducation fondée sur la statistique, sur les chiffres et sur les faits ; il comble de malheurs et de ridicules l’esprit positif et mercantile ; il combat l’orgueil, la dureté, l’égoïsme du négociant et du noble ; il maudit les villes de manufactures, de fumée et de boue qui emprisonnent le corps dans une atmosphère artificielle et l’esprit dans une vie factice. Il va chercher de pauvres ouvriers, des bateleurs, un enfant trouvé, et accable sous leur bon sens, sous leur générosité, sous leur délicatesse, sous leur courage et sous leur douceur, la fausse science, le faux bonheur et la fausse vertu des riches et des puissans qui les méprisent. Il fait des satires contre la société oppressive, il fait des élégies sur la nature opprimée, et son génie élégiaque, comme son génie satirique, trouve dans le monde qu’il doit peindre la carrière dont il a besoin pour se déployer.

Le premier fruit de la société anglaise est l’hypocrisie. Il y mûrit au double souffle de la religion et de la morale. On sait quelle est leur popularité et leur empire au-delà du détroit. Dans un pays où il est scandaleux de rire le dimanche, où le triste puritanisme a gardé quelque chose de son ancienne animosité contre le bonheur, où les critiques qui étudient l’histoire ancienne insèrent des dissertations sur le degré de vertu de Nabuchodonosor, il est naturel que l’apparence de la moralité soit utile. C’est une monnaie qu’il faut avoir ; ceux qui n’ont pas la bonne en fabriquent de la fausse, et plus l’opinion publique la déclare précieuse, plus on la contrefait. Aussi ce vice est-il anglais. M. Pecksniff ne peut pas se rencontrer en France. Ses phrases nous dégoûteraient. S’il y a chez nous une affectation, ce n’est pas celle de vertu, c’est celle de vice. Pour réussir, on aurait tort d’y parler de ses principes. On aime mieux confesser ses faibles, et s’il y a des charlatans, ce sont les fanfarons d’immoralité. Nous avons eu jadis nos hypocrites, mais c’est lorsque la religion était populaire. Depuis Voltaire, Tartufe est impossible. On n’essaie plus d’affecter une piété qui ne trompe personne et qui ne mène à rien. L’hypocrisie vient, s’en va et varie selon l’état des mœurs, de la religion et des esprits. Aussi voyez comme l’hypocrisie de Pecksniff est conforme aux dispositions de son pays ! La religion anglaise est peu dogmatique et toute morale. Pecksniff ne lâche pas comme Tartufe des phrases de théologie ; il s’épanche tout entier en tirades de philanthropie. Il a marché avec le siècle. Il est devenu philosophe humanitaire. Il a donné à ses filles les noms de Mercy (compassion) et de Charité. Il est tendre, il est bon, il s’abandonne aux effusions de famille. Il offre innocemment en spectacle, lorsqu’on vient le voir, de charmantes scènes d’intérieur ; il étale le cœur d’un père, les sentimens d’un époux, la bienveillance d’un bon maître. Les vertus de famille sont en honneur aujourd’hui ; il faut s’en affubler. Jadis Orgon disait, instruit par Tartufe :


Et je verrais périr parens, enfans et femme.
Que je m’en soucierais autant que de cela.


La vertu moderne et la piété anglaise pensent autrement ; il ne faut pas mépriser ce monde en vue de l’autre ; il faut l’améliorer en vue de l’autre. Tartufe parlera de sa haire et de sa discipline ; Pecksniff, de son comfortable petit parloir, du charme de l’intimité, de la beauté de la nature. Il essaiera de mettre la concorde entre les hommes. Il aura l’air d’un membre de la société de la paix. Il développera les considérations les plus touchantes sur les bienfaits et sur les beautés de l’harmonie. Il sera impossible de l’écouter sans avoir le cœur attendri. Les hommes sont raffinés aujourd’hui, ils ont lu beaucoup de poésies élégiaques ; leur sensibilité est plus vive ; on ne peut plus les tromper avec la grossière impudence de Tartufe. C’est pourquoi M. Pecksniff aura des gestes de longanimité sublime, des sourires de compassion ineffable, des élans, des mouvemens d’abandon, des grâces, des tendresses qui séduiront les plus difficiles et charmeront les plus délicats. Les Anglais, dans leurs parlemens, dans leurs meetings, dans leurs associations et dans leurs cérémonies publiques, ont appris la phrase oratoire, les termes abstraits, le style de l’économie politique, du journalisme et du prospectus. M. Pecksniff parlera comme un prospectus. Il en aura l’obscurité, le galimatias et l’emphase. Il semblera planer au-dessus du monde, dans la région des idées pures, au sein de la vérité. Il aura l’air d’un apôtre élevé dans les bureaux du Times. Il débitera des idées générales à propos de tout. Il trouvera une leçon de morale dans le beefsteak qu’il vient d’avaler. Ce beefsteak a passé, le monde passera aussi. Souvenons-nous de notre fragilité et du compte qu’un jour nous aurons à rendre. En pliant sa serviette, il s’élèvera à des contemplations grandioses : « L’économie de la digestion, dira-t-il, à ce que m’ont appris certains anatomistes de mes amis, est un des plus merveilleux ouvrages de la nature. Je ne sais pas ce qu’éprouvent les autres, mais c’est une grande satisfaction pour moi de penser, quand je jouis de mon humble dîner, que je mets en mouvement la plus belle machine dont nous ayons connaissance. Il me semble véritablement en de tels instans que j’accomplis une fonction publique. — Quand j’ai remonté cette montre intérieure, si je puis employer une telle expression, dit M. Pecksniff avec une sensibilité exquise, et quand je sais qu’elle va, je sens que la leçon offerte par elle aux hommes fait de moi un des bienfaiteurs de mon espèce. » Vous reconnaissez un nouveau genre d’hypocrisie. Les vices changent tous les siècles en même temps que les vertus.

L’esprit pratique, comme l’esprit moral, est anglais. À force de commercer, de travailler et de se gouverner, ce peuple a pris le goût et le talent des affaires. C’est pourquoi ils nous regardent comme des enfans et des fous. L’excès de cette disposition est la destruction de l’imagination et de la sensibilité. On devient une machine à spéculation en qui s’alignent des chiffres et des faits ; on nie la vie de l’esprit et les joies du cœur ; on ne voit plus dans le monde que des pertes et des bénéfices ; on devient dur, âpre, avide et avare ; on traite les hommes en rouages ; un jour on se trouve tout entier négociant, banquier, statisticien ; on a cessé d’être homme. Dickens a multiplié les portraits de l’homme positif. Ralph Nickleby, Scroogs, Antony Chuzzlewit, Jonas, l’alderman Cute, M. Murdstone et sa sœur, Bounderby, Tom Gradgrind, il y en a dans tous ses romans. Les uns le sont par éducation, les autres par nature ; mais ils sont tous odieux, car ils prennent tous à tâche de railler et de détruire la bonté, la sympathie, la compassion, les affections désintéressées, les émotions religieuses, l’enthousiasme de l’imagination, tout ce qu’il y a de beau dans l’homme. Ils oppriment des enfans, ils frappent des femmes, ils affament des pauvres, ils insultent des malheureux. Les meilleurs sont des automates de fer poli qui exécutent méthodiquement leurs devoirs légaux et ne savent pas qu’ils font souffrir les autres. Ces sortes de gens ne se trouvent pas dans notre pays. Leur rigidité n’est point dans notre caractère. Ils sont produits en Angleterre par une école qui a sa philosophie, ses grands hommes, sa gloire, et qui ne s’est jamais établie chez nous. Plus d’une fois, il est vrai, nos écrivains ont peint des avares, des gens d’affaires et des boutiquiers. Balzac en est rempli ; mais il les explique par leur imbécillité, ou il en fait des monstres curieux comme Grandet et Gobseck. Ceux de Dickens forment une classe réelle et représentent un vice national. Lisez ce passage de Hard Times, et voyez si, corps et âme, M. Gradgrind n’est pas tout anglais.

« À présent, ce qu’il me faut, ce sont des faits. N’enseignez à ces filles et à ces garçons que des faits ; on n’a besoin que de faits dans la vie. Ne plantez rien autre chose en eux ; déracinez en eux toute autre chose. Vous ne pouvez former l’esprit d’un animal raisonnable qu’avec des faits, Aucune autre chose ne pourra leur être utile. C’est là le principe d’après lequel j’élève mes propres enfans, et c’est là le principe d’après lequel je veux que les enfans soient élevés. Attachez-vous aux faits, monsieur ! »

« La scène était la voûte nue, unie, monotone d’une école, et le doigt carré de l’orateur donnait de l’autorité à ses observations, en soulignant chaque sentence par un trait sur la manche du maître d’école. Cette autorité était accrue par le front de l’orateur, sorte de mur carré, ayant les sourcils pour base, pendant que ses yeux trouvaient une cage commode dans deux caves noires qu’ombrageait le mur. Cette autorité était accrue par la bouche de l’orateur, qui était grande, mince et dure. Cette autorité était accrue par la voix de l’orateur, qui était inflexible, sèche et commandante. Cette autorité était accrue par les cheveux de l’orateur, qui se dressaient sur les côtés de sa tête chauve, sorte de plantation de plus ayant pour but de protéger contre le vent sa surface luisante, toute couverte de protubérances, ainsi qu’une croûte de pâté aux prunes, comme si la tête eût été un magasin insuffisant pour la dure masse de faits accumulés dans son intérieur. L’attitude obstinée de l’orateur, son habit carré, ses jambes carrées, ses épaules carrées, jusqu’à sa cravate, qui le prenait à la gorge de son nœud raide, comme un fait entêté qu’elle était, tout ajoutait à cette autorité.

« Dans cette vie, nous n’avons besoin de rien, excepté des faits, monsieur ; de rien, excepté des faits ! »

« L’orateur et le maître d’école et la troisième grande personne présente reculèrent tous un peu et parcoururent des yeux le plan incliné des petits vases qui étaient là rangés en ordre pour recevoir les grandes potées de faits qu’on allait verser en eux, afin de les remplir jusqu’au bord.

« — Thomas Gradgrind, monsieur ! Homme de réalités, homme de faits et de calculs, homme qui part de ce principe que deux et deux font quatre, et non d’un autre, et qui sous aucun prétexte et pour aucune raison n’accordera rien de plus ! Thomas Gradgrind, monsieur ! Thomas lui-même, Thomas Gradgrind avec une règle et une paire de balances, et la table de multiplication toujours dans sa poche, monsieur, prêt à peser et à mesurer n’importe quel fragment de la nature humaine, et à vous dire exactement ce qu’on peut en tirer. C’est une pure question de chiffres, un simple cas d’arithmétique. Vous pourriez espérer de faire entrer quelque autre croyance dans la tête de George Gradgrind, ou d’Auguste Gradgrind, ou de John Gradgrind, ou de Joseph Gradgrind (toutes personnes fictives, non existantes), mais dans la tête de Thomas Gradgrind, — non, monsieur !

« C’est dans ces termes que M. Gradgrind se présentait toujours lui-même mentalement, soit au cercle de ses relations particulières, soit au public en général. C’est dans ces termes évidemment, en substituant le mot « jeunes élèves» au mot «monsieur, » que Thomas Gradgrind présentait en ce moment Thomas Gradgrind aux petits vases rangés devant lui, lesquels devaient être si fort remplis de faits. »

Un autre défaut que donne l’habitude de commander et de lutter est l’orgueil. Il abonde dans un pays d’aristocratie, et personne n’a raillé plus durement une aristocratie que Dickens ; tous ses portraits sont des sarcasmes : c’est celui de James Harthouse, dandy dégoûté de tout, principalement de lui-même, et ayant parfaitement raison ; c’est celui de sir Frederick, pauvre sot dupé, abruti par le vin, dont l’esprit consiste à regarder fixement les gens en mangeant le bout de sa canne ; c’est celui de lord Feenix, sorte de mécanique à phrases parlementaires, détraquée, et à peine capable d’achever les périodes ridicules où il a soin de toujours tomber ; c’est celui de mistress Shewton, hideuse vieille ruinée, coquette jusqu’à la mort, demandant pour son lit d’agonie des rideaux roses, et promenant sa fille dans tous les salons de l’Angleterre pour la vendre à quelque mari vaniteux ; c’est celui de sir John Chester, scélérat de bonne compagnie, qui de peur de se compromettre refuse de sauver son fils naturel et refuse avec toutes sortes de grâces en achevant de manger son chocolat. Mais la peinture la plus complète et la plus anglaise de l’esprit aristocratique est le portrait d’un négociant de Londres, M. Dombey.

Ce n’est pas là qu’en France nous irions chercher nos types ; c’est là qu’on les trouve en Angleterre, aussi énergiques que dans les plus orgueilleux châteaux. M. Dombey, comme un noble, aime sa maison autant que lui-même. S’il dédaigne sa fille et s’il souhaite un fils, c’est pour perpétuer l’ancien nom de sa banque. Il a ses ancêtres en commerce, il veut avoir ses descendans. Ce sont des traditions qu’il soutient, et c’est une puissance qu’il continue. À cette hauteur d’opulence et avec cette étendue d’action, c’est un prince, et, comme il a la situation d’un prince, il en a les sentimens. Vous voyez là un caractère qui ne pouvait se produire que dans un pays dont le commerce embrasse le monde, où les négocians sont des potentats, où une compagnie de marchands a exploité des continens, soutenu des guerres, défait des royaumes, et fondé un empire de cent millions d’hommes. L’orgueil d’un tel homme n’est pas petit, il est terrible ; il est si tranquille et si haut, que, pour en trouver un semblable, il faudrait relire les Mémoires de Saint-Simon. M. Dombey a toujours commandé, et il n’entre pas dans sa pensée qu’il puisse céder çà quelqu’un ou à quelque chose. Il reçoit la flatterie comme un tribut auquel il a droit, et aperçoit au-dessous de lui, à une distance immense, les hommes comme des êtres faits pour l’implorer et lui obéir. Sa seconde femme, la fière Edith Shewton, lui résiste et le méprise ; l’orgueil du négociant se heurte contre l’orgueil de la fille du noble, et les éclats contenus de cette inimitié croissante révèlent une intensité de passion que des âmes ainsi nées et ainsi nourries pouvaient seules contenir. Edith, pour se venger, s’enfuit le jour anniversaire de son mariage, et se donne les apparences de l’adultère. C’est alors que l’inflexible orgueil se dresse dans toute sa raideur. Il a chassé sa fille, qu’il croit complice de sa femme ; il défend qu’on s’occupe de l’une ni de l’autre ; il impose silence à sa sœur et à ses amis ; il reçoit ses hôtes du même ton et avec la même froideur. Désespéré dans le cœur, dévoré par l’insulte, par la conscience de sa défaite, par l’idée de la risée publique, il reste aussi ferme, aussi hautain, aussi calme qu’il fut jamais. Il pousse plus audacieusement ses affaires et se ruine ; il va se tuer. Jusqu’ici tout était bien : la colonne de bronze était restée entière et invaincue ; mais les exigences de la morale publique pervertissent l’idée du livre. Sa fille arrive juste à point. Elle le supplie ; il s’attendrit. Elle l’emmène ; il devient le meilleur des pères, et gâte un beau roman.

Retournons la liste : par opposition à ces caractères factices et mauvais que produisent les institutions nationales, vous trouvez des êtres bons tels que les fait la nature, et au premier rang les enfans.

Nous n’en avons point dans notre littérature. Le petit Joas de Racine n’a pu naître que dans une pièce composée pour Saint-Cyr ; encore le pauvre enfant parle-t-il en fils de prince, avec des phrases nobles et apprises, comme s’il récitait son catéchisme. Aujourd’hui on ne voit chez nous de ces portraits que dans les livres d’étrennes, lesquels sont écrits pour offrir des modèles aux enfans sages. Dickens a peint les siens avec une complaisance particulière ; il n’a point songé à édifier le public, et il l’a charmé. Tous les siens ont une sensibilité extrême ; ils aiment beaucoup et ils ont besoin d’être aimés. Il faut, pour comprendre cette complaisance du peintre et ce choix de caractères, songer à leur type physique. Ils ont une carnation si fraîche, un teint si délicat, une chair si transparente et des yeux bleus si purs, qu’ils ressemblent à de belles fleurs. Rien d’étonnant si un romancier les aime, s’il prête à leur âme la sensibilité et l’innocence qui reluisent dans leurs regards, s’il juge que ces frêles et charmantes roses doivent se briser sous les mains grossières qui tenteront de les assouplir. Il faut encore songer aux intérieurs où ils croissent. Lorsqu’à cinq heures le négociant et l’employé quittent leur bureau et leurs affaires, ils retournent au plus vite dans le joli cottage où toute la journée leurs enfans ont joué sur la pelouse. Ce coin du feu où ils vont passer la soirée est un sanctuaire, et les tendresses de famille sont la seule poésie dont ils aient besoin. Un enfant privé de ces affections et de ce bien-être semblera privé de l’air qu’on respire, et le romancier n’aura pas trop d’un volume pour expliquer son malheur. Dickens l’a raconté en dix volumes, et il a fini par écrire l’histoire de David Copperfield. David est aimé par sa mère et par une brave servante, Peggotty ; il joue avec elle dans le jardin ; il la regarde coudre, il lui lit l’histoire naturelle des crocodiles ; il a peur des poules et des oies qui se promènent dans la cour d’un air formidable : il est parfaitement heureux. Sa mère se remarie, et tout change. Le beau-père, M. Murdstone, et sa sœur Jeanne sont des êtres durs, méthodiques et glacés. Le pauvre petit David est à chaque moment blessé par des paroles dures. Il n’ose parler ni remuer ; il a peur d’embrasser sa mère ; il sent peser sur lui, comme un manteau de plomb, le regard froid des deux nouveaux hôtes. Il se replie sur lui-même, étudie en machine les leçons qu’on lui impose : il ne peut les apprendre, tant il a craint de ne pas les savoir. Il est fouetté, enfermé au pain et à l’eau dans une chambre écartée. Il s’effraie la nuit, il a peur de lui-même. Il se demande si en effet il n’est pas mauvais et méchant, et il pleure. Cette terreur incessante, sans espoir et sans issue, le spectacle de cette sensibilité qu’on froisse et de cette intelligence qu’on abrutit, les longues anxiétés, les veilles, la solitude du pauvre enfant emprisonné, son désir passionné d’embrasser sa mère ou de pleurer sur le cœur de sa bonne, tout cela fait mal à voir. Ces douleurs enfantines sont aussi profondes que des chagrins d’homme. C’est l’histoire d’une plante fragile qui fleurissait dans un air chaud, sous un doux soleil, et qui tout d’un coup, transportée dans la neige, laisse tomber ses feuilles et se flétrit.

Les gens du peuple sont comme les enfans, dépendans, peu cultivés, voisins de la nature et sujets à l’oppression. C’est dire que Dickens les relève. Cela n’est point nouveau en France : les romans de M. Eugène Sue nous en ont donné plus d’un exemple, et cette thèse remonte à Rousseau ; mais entre les mains de l’écrivain anglais, elle a pris une force singulière. Ses héros ont des délicatesses et des dévouemens admirables. Ils n’ont de populaire que leur prononciation ; le reste en eux n’est que noblesse et générosité. Vous voyez un bateleur abandonner sa fille, son unique joie, de peur de gêner son avenir. Une jeune femme se dévoue pour sauver la femme indigne de l’homme qui l’aime et qu’elle aime ; cet homme meurt, elle continue à soigner la créature dégradée par pure abnégation. Un pauvre charretier qui a cru sa femme infidèle la déclare tout haut innocente, et pour toute vengeance ne songe qu’à la combler de tendresses et de bontés. Personne, selon Dickens, ne sent aussi vivement qu’eux le bonheur d’aimer, d’être aimé, les joies pures de la vie de famille. Personne n’a autant de compassion pour ces pauvres êtres déformés et infirmes qu’ils mettent si souvent au monde, et qui ne semblent naître que pour mourir. Personne n’a un sens moral plus droit et plus inflexible. Nous avouons même que les héros de Dickens ont le malheur de ressembler aux pères indignés de nos mélodrames. Lorsque le vieux Peggotty apprend que sa nièce est séduite, il se met en route, un bâton à la main, et parcourt la France, l’Allemagne et l’Italie pour la retrouver et la ramener à son devoir. Mais par-dessus tout ils ont un sentiment anglais et qui nous manque : ils sont chrétiens. Ce ne sont pas seulement les femmes qui, comme chez nous, se réfugient dans l’idée d’un autre monde ; les hommes y pensent. Dans ce pays où il y a tant de sectes et où tout le monde choisit la sienne, chacun croit à la religion qu’il s’est faite, et ce sentiment si noble élève encore le trône où la droiture de leur volonté et la délicatesse de leur cœur les ont portés.

Au fond, les romans de Dickens se réduisent tous à une phrase, et la voici : — soyez bons et aimez ; il n’y a de vraie joie que dans les émotions du cœur ; la sensibilité est le tout de l’homme. Laissez aux savans la science, l’orgueil aux nobles, le luxe aux riches ; ayez compassion des humbles misères ; l’être le plus petit et le plus méprisé peut valoir seul autant que des milliers d’êtres puissans et superbes. Prenez garde de froisser les âmes délicates qui fleurissent dans toutes les conditions, sous tous les habits, à tous les âges. Croyez que l’humanité, la pitié, le pardon, sont ce qu’il y a de plus beau dans l’homme ; croyez que l’intimité, les épanchemens, la tendresse, les larmes, sont ce qu’il y a de plus doux dans le monde. Ce n’est rien que de vivre ; c’est peu que d’être puissant, savant, illustre ; ce n’est pas assez d’être utile. Celui-là seul a vécu et est un homme, qui a pleuré en souvenir d’un bienfait qu’il a rendu ou qu’il a reçu.

Nous ne pensons pas que ce contraste entre les faibles et les forts, ni que cette réclamation contre la société en faveur de la nature soient le caprice d’un artiste ou le hasard d’un moment. Lorsqu’on remonte loin dans l’histoire du génie anglais, on trouve que son fond primitif était la sensibilité passionnée, et que son expression naturelle fut l’exaltation lyrique. L’une et l’autre furent apportées de Germanie et composent la littérature qui vécut avant la conquête. Après un intervalle, vous les retrouvez au xvie siècle, quand eut passé la littérature française importée de Normandie. Elles sont l’âme même de la nation ; mais l’éducation de cette âme fut contraire à son génie. Son histoire a contredit sa nature, et son inclination primitive s’est heurtée contre tous les grands événemens qu’elle a faits ou qu’elle a subis. Le hasard d’une invasion victorieuse et d’une aristocratie imposée, en fondant l’exercice de la liberté politique, a imprimé dans le caractère des habitudes de lutte et d’orgueil. Le hasard d’une position insulaire, la nécessité du commerce, la possession abondante des matériaux premiers de l’industrie ont développé les facultés pratiques et l’esprit positif. Le hasard d’une ancienne hostilité contre Rome et de ressentimens anciens contre une église oppressive a fait naître une religion orgueilleuse et raisonneuse qui remplace la soumission par l’indépendance, la théologie poétique par la morale pratique, et la foi par la discussion. La politique, les affaires et la religion, comme trois puissantes machines, ont formé, par-dessus l’homme ancien, un homme nouveau. La dignité raide, l’empire sur soi, le besoin de commander, la dureté dans le commandement, la morale stricte sans ménagemens ni pitié, le goût des chiffres et du raisonnement sec, l’aversion pour les faits qui ne sont pas palpables et pour les idées qui ne sont pas utiles, l’ignorance du monde invisible, le mépris des faiblesses et des tendresses du cœur, telles sont les dispositions que le courant des faits et l’ascendant des institutions tendent à établir dans les âmes ; mais la poésie et la vie de famille anglaise prouvent qu’ils n’y réussissent qu’à demi. L’antique sensibilité, opprimée et pervertie, vit et s’agite encore. Le poète subsiste sous le puritain, sous le commerçant, sous l’homme d’état. L’homme social n’a pas détruit l’homme naturel. Cette enveloppe glacée, cette morgue insociable, cette attitude rigide, couvrent ordinairement un être bon et tendre. C’est le masque anglais d’une tête allemande, et lorsqu’un écrivain de talent, qui est souvent un écrivain de génie, vient toucher la sensibilité froissée ou ensevelie sous l’éducation et sous les institutions nationales, il remue l’homme dans son fond le plus intime, et devient le maître de tous les cœurs.

H. Taine.
  1. Dombey and son, t. Ier, p. 41.