Charles Fourier (Émile Faguet)

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Charles Fourier (Émile Faguet)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 136 (p. 570-594).
CHARLES FOURIER

Fourier est très intéressant à étudier, non seulement parce qu’il n’y a pas eu de rêveur qui ait eu l’imagination plus puissante à la fois et plus précise, en sorte que nous voyons son rêve comme une chose concrète et minutieusement réalisée dans son plus petit détail, mais encore parce qu’il est le premier en date des socialistes, et particulièrement des collectivistes, et en même temps l’élève direct, l’héritier immédiat de Jean-Jacques Rousseau. — Et donc comment tout le mouvement socialiste, tous les mouvemens socialistes du siècle, à en excepter Proudhon, qui n’est pas socialiste, se rattachent directement à Rousseau, personne mieux que Fourier ne peut le montrer, et Fourier est essentiel pour qu’on le comprenne.


I

Il naquit à Besançon en 1772. Il était de très humble bourgeoisie, fils de petits commerçans. C’est dans la boutique paternelle qu’il puisa l’horreur du commerce. Tout enfant il prévint un client d’une petite fraude, ou, si l’on veut, d’une petite espièglerie commerciale, usitée dans le magasin. On lui en fit des reproches qui durent être vifs. Il fit « le serment d’Annibal ». Il jura qu’il abolirait le commerce. Ses parens, en retour, lui prédirent qu’il ne serait jamais commerçant. Rien de tout cela ne s’est réalisé. Il n’a pas aboli le commerce, et il fut commerçant à peu près toute sa vie. Du reste il en avait le génie, en partie du moins. Il était excellent, et presque merveilleux, calculateur, comptable hors ligne. Pendant toute sa jeunesse, il mit en usage, tout à fait contre son gré, ces qualités. Il fut commis voyageur, commis principal résident, caissier, épicier même, à son compte, pendant quelque temps ; il vit le commerce sous tous ses aspects, sans que son horreur en diminuât. C’était une idée fixe. Entre temps il publiait une brochure, un article ou un livre. Son premier article, publié en 1803 dans le Bulletin de Lyon, était un plan d’organisation politique de l’Europe sous ce titre : le Triumvirat continental. Il attira l’attention du Premier Consul ou de son cabinet. L’imprimeur du journal, qui n’était autre que le père de Ballanche, fut appelé à la préfecture. On voulait connaître le jeune publiciste qui avait exprimé, sans les connaître, une partie des idées du chef de l’État. Fourier, très amoureux d’obscurité, ne se rendit nullement à ce désir.

De 1816 à 1827, ayant hérité juste de quoi vivre sans faire du commerce, il vécut en Bresse, tantôt à Talésieu, tantôt à Belley. Ce furent ses années de travail suivi et de méditation féconde. Plus tard, de 1827 à 1837, peut-être ne pouvant plus subsister de ses trop petites rentes, il redevint teneur de livres ou caissier, à Lyon, puis à Paris. A partir de 1830 environ, la célébrité lui était venue, et les disciples. Il vit même des essais de réalisation de son système. Ses dernières années, par conséquent, furent heureuses. Il légua son héritage intellectuel et la direction de son école à Victor Considérant, et fut trouvé un matin mort, agenouillé devant son lit.

C’était un homme timide, peut-être déliant, rangé, propret, méticuleux, ennemi du désordre jusqu’à la manie, sa vie matérielle réglée dans le plus minutieux détail. Il n’aimait pas à parler en public. Il en donnait des raisons qui étaient peut-être vraies : qu’il ne voulait donner sa pensée que sous la forme arrêtée et définitive de l’exposition écrite, qu’il craignait qu’un auditeur peu scrupuleux et de plume rapide ne donnât comme siennes des idées recueillies la veille à la conférence de Fourier. Il est probable que la timidité et la parole difficile étaient les raisons véritables de cette abstention. — Sans être pieux, il avait une religion naturelle qui était très vive, une croyance en Dieu très forte et profonde. On verra que la croyance en Dieu, et en un Dieu providentiel, qui a fait tout pour notre bien, est même une pièce essentielle de son système. Il ne faut pas oublier non plus son chapitre sur la concordance des Evangiles avec le système de Fourier, qu’il est permis de trouver amusant, mais qui respire un véritable respect et un véritable amour pour la personne et pour la parole de Jésus.

Son éducation intellectuelle me paraît avoir été faible. Il était de ceux qui lisent peu. Il me semble avoir pratiqué les philosophes du XVIIIe siècle, et n’avoir guère été plus loin. Les dix ou douze citations qui reviennent chacune deux cents fois environ dans ses ouvrages sont des phrases de Montesquieu et Rousseau, des vers de Jean-Baptiste Rousseau et Voltaire. Il avait une certaine instruction scientifique, très superficielle, à ce qu’il me semble. Il ne connaît guère ses prédécesseurs, qui sont Thomas Morus, à d’autres points de vue les Hussites, à d’autres égards encore Diderot et Rousseau. Il a les inconvéniens de l’ignorance qui sont grands, et les avantages de l’ignorance qui sont énormes. Il n’est jamais gêné par des souvenirs dans l’intrépidité de son affirmation et dans l’audace de ses constructions idéales. C’est avec une tranquillité magnifique qu’il affirme que « l’humanité se trompe depuis trois mille ans » et que « SEUL », — c’est lui qui met le mot en grandes majuscules, — il a découvert le secret parfaitement simple qui la rendra en huit jours ce qu’elle doit être et ce que Dieu a voulu qu’elle soit. Il n’y a que les timides pour avoir de ces assurances la plume à la main.


II

Il y a dans Fourier une critique de la civilisation, et une reconstitution de l’humanité, la civilisation étant supposée abolie. Autrement dit, si Fourier avait commencé par sa critique et continué par sa réédification, il aurait suivi exactement la marche de Rousseau du Discours sur les arts au Contrat social. Sa critique de la civilisation est à peu près complète, et ne laisse rien subsister de ce que nous avons accoutumé d’appeler ainsi. A la vérité Fourier reconnaît qu’il y a eu, avant la civilisation, quatre états : édenisme, sauvagerie, patriarcat, barbarie, sur lesquels la civilisation constitue un progrès. Mais ce progrès est extrêmement léger, et pour être dans le vrai, il n’y a que deux états : la barbarie et l’harmonie. L’harmonie existera. La barbarie légèrement adoucie est ce qu’on appelle civilisation ; c’est ce qui existe.

C’est une chose parfaitement désordonnée. Elle consiste dans une bataille perpétuelle, ce qui est sans doute la définition de l’état barbare : bataille des individus entre eux, bataille des individus contre l’intérêt commun. Les individus luttent entre eux ; c’est ce qu’on appelle la concurrence, mot bien choisi, en vérité ; car il désigne comme un concours ce qui est une lutte. La concurrence, c’est la bataille pour le succès laissée absolument libre, avec une prime pour chaque élément d’immoralité que chaque individu pourra apporter avec lui. Prime au plus fort, ce qui n’est pas précisément immoral, mais ce qui est signe d’état de sauvagerie.

Prime au plus rusé, dissimulé et menteur.

Prime à celui qui se créera des appuis, c’est-à-dire à l’intrigant, à l’adulateur, au flatteur de passions, et il convient de ne pas aller jusqu’au bout de ce chapitre.

Prime à celui qui s’abstient, qui ne se marie pas, qui ne soutient pas ses parens affaiblis, qui n’est pas charitable, qui n’est pas généreux, bref à l’égoïste.

Voilà les principales primes, les principales chances de succès.

Il s’ensuit que l’humanité est précisément organisée pour mettre à sa tête les pires de ses membres. Ce qui s’en faut n’est qu’exception, tout à fait contraire à la règle, au mécanisme même de l’organisation générale. Cela n’a même pas besoin d’être prouvé, tant c’est le fait même, le fait général constant, devenu loi ; mais Fourier pourrait montrer dans un exemple plus frappant, parce qu’il est visible non en chaque individu qui réussit, mais dans une classe tout entière, comment font les aristocraties pour se maintenir : ou elles restreignent le nombre de leurs enfans, ou elles inventent le droit d’aînesse. Cela veut dire : « Si nous avions chacun plus d’un enfant, nous cesserions de concentrer la richesse, la tradition, les signes apparens de supériorité, bref les forces sociales que nous avons ramassées en nous. Pour nous sauver de ce danger, nous n’aurons, réellement ou par fiction, qu’un enfant chacun. » Voilà une aristocratie fondée sur une immoralité monstrueuse ou une injustice révoltante. — Telle autre aristocratie, bien plus habile, dira : « Nous n’aurons pas d’enfans du tout, nous serons célibataires, nous nous perpétuerons par sélection. Il y va de notre puissance. » Et en effet ceux qui ont adopté cette règle ont formé l’aristocratie la plus puissante que le monde ait vue.

Il y a donc une immoralité probable à l’origine de tout succès individuel, une immoralité certaine à la base de tout succès de caste. C’est ce qui a répandu cette idée, à peu près universelle, qu’il n’y a pas la même morale pour les grands et pour les petits. La foule comprend vaguement qu’en l’état actuel, étant donné qu’il faut des dirigeans et qu’on n’arrive à la tête que par une dérogation, légère si l’on peut, à la morale universelle, il ne faut pas trop en vouloir à l’immoralité des grands si elle n’est que relative. Qu’ils la compensent par des services rendus, en dirigeant bien, on les tiendra quittes. Cette idée est très répandue. Elle est de bon sens. Seulement elle accuse l’organisation universelle de l’humanité. Les individus sont en lutte les uns contre les autres ; ils le sont aussi chacun contre le bonheur commun. On est habitué à ce spectacle, et c’est pourquoi on le supporte ; mais dépouillez un instant l’accoutumance et regardez : l’intérêt individuel est partout en contradiction avec le collectif ; chaque homme a besoin pour son bonheur du malheur d’autrui : « L’homme de loi désire que la discorde s’établisse dans toutes les riches familles et y crée de bons procès ; le juge désire que la France continue à fournir annuellement 45 700 crimes, car si on en commettait moins, des tribunaux seraient supprimés ; le médecin ne souhaite à ses concitoyens que bonnes fièvres et bons catarrhes ; il serait ruiné si tout le monde mourait sans maladie ; et de même l’avocat si chaque démêlé s’accommodait arbitralement ; le militaire souhaite une bonne guerre qui fasse tuer moitié de ses camarades ; le pasteur est intéressé à ce que le mort donne et qu’il y ait de bons morts ; l’éligible souhaite une bonne proscription qui exclue moitié des titulaires et lui facilite l’accès ; l’accapareur veut une bonne famine qui élève le prix du pain ; l’architecte désire un bon incendie qui consume une centaine de maisons… », etc. — La civilisation n’est pas autre chose. Elle n’offre pas précisément le spectacle de l’harmonie des vœux et des cœurs.

Vous désirez la voir sous un jour moins lugubre ? Qu’à cela ne tienne. Il y a d’autres points de vue. Par exemple, elle est l’art de mourir de faim, perfectionné à miracle. — Regardez ces quatre hommes qui passent. L’un est un producteur, l’autre un marchand, l’autre un rentier, l’autre un soldat. Sur ces quatre hommes il y en a trois d’inutiles, trois qui ne font aucun travail productif, trois qui n’exploitent pas la planète et qui sont nourris ; tous les trois, par le quatrième. Ce sont des parasites humains. Le rentier ne produit rien parce que ses ancêtres ont produit. Le soldat ne produit rien parce qu’il protège le producteur, qui sans cela ne pourrait pas travailler trois jours. Le marchand prend un objet de la main gauche et le passe à quelqu’un de la main droite, et il est payé pour cela. C’est étourdissant d’ineptie.

Si ce n’était qu’étourdissant ! Mais c’est à cause de ces trois improductifs sur quatre que la terre n’est pas habitée, qu’elle n’est pas exploitée, qu’on n’en couvre que le dixième de ce qu’on en pourrait couvrir, qu’on n’en tire que le millième de ce qu’on en pourrait tirer, que la civilisation, qui se flatte de l’avoir conquise, n’en possède qu’une très faible partie, à peine enracinée sur elle, battue de tous les côtés par la barbarie ou la sauvagerie primitive, îlot étroit sur l’énorme océan de la quasi-animalité. Ces trois parasites sur quatre (et si la proportion est exagérée, qu’importe, puisqu’il ne faudrait pas qu’il y en eût un) augmentent d’autant l’effort de celui qui produit et en même temps l’amortissent ; font que le bonheur est nul, le travail de ceux qui travaillent énorme, et que l’humanité vit tout juste, vit juste assez pour ne pas mourir.

C’est même en juger trop favorablement. La vérité est que l’humanité n’existe pas. Etant donné l’extrême supériorité intellectuelle de l’homme et le temps déjà très long depuis lequel il existe, ce qu’il a fait dans quelques régions très clairsemées devrait être partout. La terre entière devrait être cultivée, devrait être aménagée comme la maison de l’homme. S’il s’en faut de tant, c’est que l’homme n’a ni assez multiplié, ni employé d’une façon intelligente ses facultés. Il n’a pas su trouver le moyen de supprimer le lourd poids mort des parasites que l’humanité traîne à sa suite. L’humanité est comme un homme qui cultiverait la terre avec des enfans sur les épaules. Elle fait un travail douloureux, gauche et incomplet. Aussi s’essaye-t-elle à être, plutôt qu’elle n’existe. Il y a des fragmens d’humanité répandus sur la terre. L’humanité vraie, « remplissant la terre », selon le texte sacré, habitant sa maison, une partie considérable, même, de sa maison, n’existe pas.

Ce n’est pas tout, ce n’est pas assez. Luttant au lieu de concourir, surchargés de parasites, les hommes en civilisation ont raffiné l’art de ne pas vivre par des procédés bien curieux, comme, par exemple, le maximum d’efforts pour le minimum de résultats. Il faut dix personnes travaillant méthodiquement pour faire la cuisine et le ménage de cent personnes. Il n’en faut même pas tant. Voilà donc quatre-vingt-dix êtres humains libérés de soins domestiques et pouvant exploiter la planète, produire, travailler à l’accroissement de l’humanité en lui permettant de s’accroître. Voilà une bonne économie, voilà l’ordre, voilà le bon sens. C’en est juste le contre-pied que l’humanité a pris avec complaisance. Une femme, deux femmes, quelquefois plus, sont attachées à la maison d’un unique producteur pour préparer ses alimens et tenir en ordre son habitation. Dans chaque maison on fait partiellement et fort mal ce qu’on pourrait faire à moindre effort, à moindres frais et très bien pour une communauté, pour une association de cent, deux cents, trois cents êtres humains. L’association et combinaison des efforts et la division du travail, en un seul mot la méthode, ne sont connues que dans la grande industrie, inconnues ou repoussées dans la vie pratique.

Il y a là comme une recherche passionnée du travail stérile, comme un art raffiné de la déperdition des efforts. On dit que l’homme est paresseux ; il n’y parait pas. Par l’art de ne pas combiner ses travaux, il travaille cent fois plus qu’il n’a en réalité besoin de travailler. Il ne devrait pas regarder sans rougir une ruche ou une fourmilière. Là, chaque individu ayant sa tâche réglée en vue du bien commun et proportionnellement au bien commun, chaque individu travaille peu, et la production est énorme. La combinaison de chacun pour tous, tous pour chacun, nul pour soi, y est si exacte qu’il n’y a pas un atome de travail inutile, perdu ou mal employé. Le résultat, c’est la multiplication rapide et indéfinie. Une tribu d’hommes ayant l’instinct de la fourmi peuplerait la terre en cent ans, sans se donner un très grand mal, et constituerait l’humanité sensée, raisonnable, ordonnée, laborieuse sans fatigue, et heureuse, en un mot l’humanité qui n’existe pas, et dont nous n’avons qu’une ridicule ébauche. L’association et la combinaison des efforts, voilà le secret du bonheur, ou tout au moins du bien-être, ou plutôt de la vie humaine telle qu’elle devrait être vécue.

Ce secret, et c’est ce qu’il y a de plus étrange, nous l’avons, nous le connaissons, et nous ne le mettons jamais en pratique. L’homme est un animal sociable qui ne veut pas vivre en société. L’homme est un animal qui ne peut vivre qu’en société et qui éprouve à la fois le besoin et l’horreur d’y vivre. On dirait qu’il a peur de trop réussir s’il suivait sa vocation. « Ce serait trop beau. » — Cet instinct n’est pas trop déraisonnable. Il est certain que si l’homme était aussi sociable de pratique qu’il l’est de nature, la terre ne lui suffirait pas au bout de quelques siècles. Peut-être alors faudrait-il créer de nouveau l’individualisme sous toutes ses formes et avec tous ses agrémens, créer à nouveau la guerre, le parasitisme, la concurrence, et la dispersion et incohérence des efforts ; ou plutôt tout cela se recréerait de soi-même, naîtrait spontanément de la situation. Mais nous n’en sommes point-là, n’est-ce pas, ni n’avons risque, ni peur, d’y être demain. Tant que l’humanité n’est pas faite, ne recourons point aux correctifs que pourra exiger sa perfection. C’est prendre trop de soin. Je ne sais pas prévoir les bonheurs de si loin. Il est assez curieux qu’on mette aux débuts de l’humanité les procédés d’obstacle au trop grand succès dont il est à prévoir qu’elle n’aura jamais besoin. A chaque jour suffit sa tâche. Pour le moment nous avons à constituer l’humanité selon sa nature et de la manière la plus favorable à sa progression. Ce qui est sa nature, c’est la sociabilité, c’est-à-dire la convergence des efforts ; ce qui retarde son progrès, c’est l’incohérence, qui est le vrai nom dont l’état dit de civilisation doit s’appeler. Créons la sociabilité vraie, détruisons l’incohérence, toutes les incohérences. Pour cela, d’un seul mot, il suffit de s’entendre.


III

Comment s’entendra-t-on ? Il y a un moyen qui vient assez naturellement à beaucoup d’assez bons esprits. Il existe une morale, sensiblement la même à toutes les époques de l’humanité et en tous les lieux qu’elle habite. Cette morale conseille à l’homme de réprimer ses passions, c’est-à-dire son égoïsme, et de se consacrer au bien général. Puisque c’est précisément en sens contraire de ce que la morale conseille que la société est organisée, ne faudrait-il pas organiser la société d’après la morale ? Que la morale soit la constitution et le code, voilà les hommes forcés de s’entendre, forcés de faire concourir leurs efforts, forcés d’agir « en harmonie » au lieu d’agir en incohérence. N’est-ce point une solution du problème ?

Ce n’est pas celle de Fourier et c’est celle dont il veut le moins entendre parler. D’abord parce qu’il adore la liberté, ensuite parce qu’il a horreur de la morale.

Il adore la liberté. Les hommes forcés de s’entendre, forcés d’agir harmonieusement ! Quels non-sens ! On ne s’entend qu’entre volontés libres, on n’agit harmonieusement que par harmonie spontanée… Ce n’est pas l’harmonie qu’il faut imposer aux hommes ; c’est de la liberté elle-même qu’il faut tirer l’harmonie. Vous ne croyez pas que la liberté soit capable de fonder ce concert d’efforts ? C’est que vous ne savez pas ce que c’est que la liberté. Les uns la prennent pour un acte de défense de l’individu contre la communauté, comme un veto opposé par le moi aux empiétemens de tous. Demandez à M. Benjamin Constant, qui du reste a accueilli les essais de M. Fourier sans mépris, si ce n’est pas comme cela qu’il l’entend. — Les autres la prennent pour un principe tout négatif, bon pour la destruction, et même admirable pour cela, impuissant à rien créer ou fonder, stérile, vide. Demandez à M. Auguste Comte. Ils sont dans l’erreur. La liberté est féconde et même seule féconde.

D’abord c’est elle qui produit l’effort. Sans elle l’homme n’agit pas, ou agit si mollement que proprement il ne fait rien. Parler d’harmonie d’efforts où il n’y a point d’effort fait, c’est un peu inutile. Ensuite la liberté crée l’harmonie elle-même. C’est dans sa nature, en ce sens que c’est sa cause finale. Elle y tend tout naturellement. Elle veut l’harmonie générale parce qu’elle est l’harmonie particulière d’une tête bien faite. « La liberté dans l’homme est la santé de l’âme » comme a dit Voltaire. Elle tend à la santé générale de l’humanité, à l’accord de tous ses organes, parce qu’elle est la santé de l’individu. Tout individu a un penchant inné à modeler le monde à son image autant qu’il peut. Et c’est pourquoi la liberté est principe actif d’harmonie sociale.

Voilà le point de départ de Fourier, l’idée maîtresse et dirigeante à laquelle il tient le plus. Comte répétait que la liberté était une idée toute négative, et que l’erreur des hommes de 89 avait été de : vouloir convertir les principes purement critiques en une sorte de conception organique. C’est précisément ce que Fourier, tout à fait dans la tradition de 89, veut faire et prétend qu’il fait. Il est l’antithèse exacte d’Auguste Comte. Ils se font comprendre l’un l’autre admirablement. C’est avec une précision mathématique que chacun nie tout ce que l’autre affirme. Il est fâcheux qu’Auguste Comte soit un homme de génie, ou plutôt que Fourier n’en soit pas un : l’antithèse, sans être plus exacte, serait plus belle.

Ainsi donc, pour aller à l’harmonie, il faut partir de la liberté : voilà le premier point.

Ira-t-on à ce but par la soumission aux règles de la morale ? Il faut bien s’en garder. Ne parlez pas de morale à Fourier. Elle est pour lui la plus pernicieuse des plaies sociales. Quelle qu’elle soit, et par quelques philosophes qu’elle ait été enseignée, et dans quelque système qu’on l’ait fait entrer, elle est précisément ce qui empêche le plus les hommes de vivre en harmonie. Elle a tout entière pour objet la répression, la compression et la suppression des passions. Or les passions, c’est l’homme lui-même. L’homme est un composé de forces actives, vives, vigoureuses, qu’on appelle les passions. Elles seules en lui sont des puissances et par conséquent elles seules sont des puissances dans la société. Quand l’homme essaye de les supprimer ou seulement de les réduire, il travaille à se tuer. Ce que le « moralisme » a essayé depuis qu’il existe, c’est de supprimer l’humanité. Il a répété, depuis le commencement de la période civilisée, qui a duré « trois mille ans de trop » : « Faites prédominer la raison sur les passions. Faites de la raison la reine de l’esprit humain et la reine du monde. » Rien de plus vain ni de plus sot. L’antinomie de la raison et de la passion est une erreur. La raison doit collaborer avec les passions. Elle doit en être le ministre vigilant, mais subordonné et soumis. Elle doit les éclairer dans leur marche, les définir à elles-mêmes, les renseigner sur leur but, coordonner leurs efforts, en un mot les servir intelligemment, non les combattre, et encore moins, ce qui est insensé, prétendre les vaincre. Gloire aux passions, et surtout liberté aux passions !

Ne nous dites pas, M. Auguste Comte, dans votre style aussi fâcheux que vos doctrines : « Nous avons même vu le principe le plus général et le plus vulgaire de la simple morale individuelle, la subordination nécessaire des passions à la raison, directement dénié par d’autres réformateurs, qui, sans s’arrêter à l’expérience universelle rationnellement sanctionnée par l’étude positive de la nature humaine ont tenté au contraire d’établir comme dogme fondamental de leur morale régénérée, la systématique domination des passions dont l’activité spontanée ne leur a pas paru sans doute assez encouragée par la simple démolition des barrières jusque-là destinées à en contenir l’impétueux essor : puisqu’ils ont cru devoir en outre la développer artificiellement par l’application continue des stimulans les plus énergiques. » Un tel langage, outre qu’il est pénible, est réactionnaire. Il marque une défiance de moraliste chrétien à l’égard de la nature humaine, laquelle est bonne. Il contredit scandaleusement l’optimisme généreux qui est le fond de l’esprit philosophique du XVIIIe siècle et de l’esprit de la Révolution française. Ou nous sommes pénétrés de cet esprit et alors ayons confiance aux forces constitutives de notre nature, ou retournons à la morale traditionnelle tout entière fondée sur ce principe que l’homme est, mauvais et doit se combattre. Revenons au jansénisme. Est-ce la peine d’avoir secoué ce joug pour le reprendre de la main de ceux qui prétendent, si fièrement du reste, rompre avec le passé ?

Remarquez encore qu’un tel langage est révoltant pour un homme qui, comme Fourier, croit en Dieu. Pourquoi Dieu aurait-il créé les passions si les suivre devait être funeste à l’humanité ? Pourquoi aurait-il tendu ces pièges à sa créature ? Pourquoi surtout leur aurait-il donné beaucoup plus de force, incomparablement, qu’à cette raison qui doit les contraindre ? Pourquoi aurait-il fait des êtres qui vivent heureusement, ou à peu près, en suivant leurs seuls instincts, et un être qui ne pourrait vivre heureux qu’à la condition de vaincre perpétuellement tous les siens ? Si Dieu existe, s’il est bon, s’il est juste, s’il ne nous trompe pas, quatre propositions dont Fourier ne doute point, il nous a donné des passions fortes pour les suivre, une raison faible, pour qu’elle n’agisse que faiblement et en auxiliaire ; il a mis dans la satisfaction de nos passions le but à poursuivre, l’objet de nos efforts et le secret de notre bonheur.

Fourier tient extrêmement à cet argument qui n’est pas méprisable en effet. Le chrétien peut s’en moquer, l’athée peut s’en moquer, le déiste ne peut pas se dispenser d’y faire attention. Le chrétien qui voit dans ce monde un instrument d’épreuve, n’estime pas que les passions données à l’homme soient pièges tendus, mais il tient qu’elles sont obstacles à vaincre pour la récompense. L’athée, ou seulement le positiviste, ne se préoccupe pas des desseins de Dieu sur nous, et peu lui importe que la présence des passions en nous et leur puissance sur nous incrimine Dieu. Le déiste pur, qui croit en Dieu, sans croire à un autre monde, s’étonne que Dieu ait rendu si malaisé à ses enfans le séjour d’ici-bas, admire qu’il ait mis en nos cœurs tant de passions funestes comme pour le plaisir de les voir agir, et peut en arriver à se dire : « Mais peut-être sont-elles bonnes. » — Elles le sont, affirme Fourier, et c’est ce qui justifie Dieu. Elles sont toutes bonnes, elles sont toutes de nature à nous conduire au bonheur. Il ne faut en sacrifier aucune. Chacune pour sa part peut et doit contribuer à assurer notre félicité particulière et la félicité générale.

À quelle condition ? À condition de les combiner, et c’est tout le rôle que la raison doit s’attribuer. Des passions harmonieusement combinées de manière à avoir toutes satisfactions pleines et entières, et de manière à ne pas se gêner les unes les autres, c’est le bonheur de l’humanité, et rien n’est plus facile à réaliser.

Il faut d’abord que chacun suive sa vocation. Pour cela il suffira d’observer avec soin le penchant dominant du tout jeune enfant et de le placer dans la profession pour laquelle il aura marqué son aptitude. — Il faut ensuite faire du travail une passion. Rien n’est plus aisé. Il suffit de le rendre attrayant. Il le sera déjà puisque chacun aura pris le métier qui lui convient le mieux. Il le sera plus encore, parce qu’on aura soin que chacun puisse varier ses occupations très fréquemment, passer d’un métier dans un autre, se reposer d’un travail par un autre travail, ce qui satisfera la passion la plus impatiente de l’homme, la « papillonne » ou l’inquiétude, ou le désir de changement.

Il faut ensuite satisfaire les passions les plus fortes de l’homme, le désir de posséder et de vivre dans l’abondance. — Mais comment ces passions ne seront-elles pas satisfaites jusqu’à la satiété quand on aura, en même temps que les passions, combiné les efforts ? Le travail par association, la terre exploitée, non individuellement, mais par de vastes communautés concentrant le labeur et partageant les produits, rendra cent fois plus que dans les conditions actuelles, et chacun aura cent fois plus de bien-être que le plus riche de nos riches actuels. Ce qu’il s’agit donc de mettre en commun, ce n’est pas le sacrifice, l’abnégation, c’est le désir de jouir ; c’est le travail devenu attrayant, le travail devenu varié, et le goût de l’abondance. L’homme jouira quand, simplement, il voudra associer ses plaisirs en associant les désirs qu’il en a. L’affaire se réduit à ceci : vaut-il mieux vivre trois cents dans cent chaumières ou trois cents dans un palais ? Vaut-il mieux avoir cent cuisines pauvres ou un réfectoire magnifique ? Vaut-il mieux mal cultiver cent lopins de terre, ou être trois cents à cultiver un beau domaine. Le palais, le magnifique réfectoire, le beau domaine existent par la seule force des choses dès que les trois cents se mettent ensemble. Pour qu’ils se mettent ensemble, que faut-il ? Non pas s’aimer les uns les autres, non pas se sacrifier les uns aux autres ; simplement vouloir être heureux.

Mais l’indépendance ? — Quelle dépendance y a-t-il à profiter chacun du bonheur commun ? Quelle dépendance trouvez-vous à être éclairé par le même soleil que votre voisin et à respirer le même air ? Les hommes actuels, avec leur manie de jouir de la terre d’une façon toute contraire à la façon dont ils jouissent du ciel, ressemblent à des gens qui réussiraient à éteindre le soleil pour se munir chacun d’une lanterne. Cela n’a pas le sens commun. Cette démangeaison d’indépendance pour la misère n’est pas une passion vraie, puisqu’elle n’est pas un désir de jouir, puisqu’elle n’est que la passion du malheur. Elle doit être une exception. Et même, à titre d’exception, nous la respecterons. Ceux qui ont pour passion maîtresse l’impatience de changer de lieu et de vagabonder, associeront cette passion même et formeront des hordes voyageuses ayant pour mission de parcourir le monde et de l’explorer. Aucune passion, même exceptionnelle, ne doit être sacrifiée, et toutes ont leur bon emploi. Ainsi disparaîtront toutes ces méthodes de misère que les hommes ont inventées, le ménage isolé, le travail isolé, la concurrence, le commerce.

Le mariage aussi et la famille avec le ménage ? Non, pas tout de suite. L’éducation des enfans à la maison, oui ; car il est absurde de consacrer une personne à l’éducation de quatre « bambins » alors qu’une seule peut en gouverner et en élever méthodiquement une trentaine, et du reste cette éducation en famille empêche absolument que l’éveil de la vocation puisse se produire et que la découverte et le contrôle de la vocation puissent se faire. — Quant à la famille, bipersonnelle, quant au mariage, qui est aussi inutile, à la vérité, que le ménage, qui du reste contrarie la « papillonne », qui, encore, distrait et divertit de la communauté, qui contient enfin une foule d’obstacles au bonheur, il est trop contraire au système pour ne pas disparaître un jour ; mais Fourier croit qu’avant de supprimer ce dernier reste d’individualisme, il faudra attendre que Dieu y ait, par une déclaration expresse, autorisé l’humanité.

Voilà l’humanité future, voilà le phalanstère, voilà le monde des « Harmoniens », voilà le grand couvent universel. C’est l’abbaye de Thélème, avec le Fais ce que veux en principe, et dans la pratique une réglementation minutieuse s’appliquant à tous les détails de la vie, à tous les actes, à tous les gestes, à chaque heure et presque à chaque minute du jour. C’est à telle heure que tous les harmoniens d’un phalanstère feront leur premier ou sixième repas, c’est à telle heure que telle bande cédera par un changement de travail au besoin de divertissement et aux exigences de la « papillonne ». Leurs fantaisies seront exactement réglées et leurs incartades mesurées mathématiquement. L’harmonie sera libre comme une horloge.

Cette passion de règlement est un des traits essentiels de Fourier. De quoi qu’il traite, c’est toujours avec des plans laborieusement combinés, des a graphiques », des tableaux aux divisions, subdivisions, récapitulations, chiffres, accolades, renvois, points de repère et signes conventionnels extrêmement compliqués. On retrouve là l’homme méthodique et un peu maniaque dans sa vie privée, l’homme de bureau qui a la passion du classement, comme le sous-préfet de Daudet, et qui éprouve des jouissances graves devant la grande feuille à dix-huit colonnes et à trois cent huit cases numérotées, en encres noire, rouge, bleue et violette, qu’il vient de tracer avec amour.

Et ce caractère de sa complexion et son système n’a pas été pour rien dans le succès relatif, mais assez grand, qu’il a obtenu. Les deux passions principales et nécessaires de l’homme social, l’amour de la liberté et l’amour de l’ordre, il les éprouve également et les éprouve toutes deux avec ivresse ; il les pousse toutes deux à leur extrême. Il veut à la fois la liberté absolue et l’ordre implacable. Il flatte ainsi les instincts secrets et puissans de tout le monde. A parcourir le monde qu’il crée, on s’écrie tour à tour : « Comme on respire ! » et : « Quel bel ordre, quelle belle caserne, quam pulchra tabernacula tua, Jacob, et tentoria tua, Israel ; » — sans compter qu’on s’écrie aussi : « Comme on est riche ! » S’il était parti de l’idée de satisfaire à la fois toutes les chimères discordantes et inconciliables du cœur de l’homme, il n’aurait pas fait une autre combinaison que celle qu’il a faite.

Mais ce n’est pas qu’il y mette aucune intention habile. C’est son idée maîtresse même que la liberté complète ne se trouve que dans l’ordre parfait, et que l’ordre parfait est une résultante de la liberté absolue ; idée philosophique très belle, très vraie même, exactement vraie, et qui doit être même d’une vérité pratique au pays des anges. Appliquez-la à vous-même, faites-en une règle, et, si vous pouvez, un usage personnel : vous verrez très bien que c’est dans une vie exactement ordonnée, méthodiquement agencée, que vous trouverez le plus grand bénéfice de liberté, d’aisance, de disposition de vous-même que vous puissiez réaliser ici-bas ; et vous trouverez aussi naturellement que votre instinct de liberté tend vers cet ordre, vers cette harmonie, vers cette disposition méthodique de la vie comme vers le meilleur moyen qu’il puisse trouver pour se satisfaire. Appliquer aux hommes assemblés ce qui est parfaitement vrai de l’homme isolé, voilà tout ce qu’a voulu Fourier.

Et cela peut expliquer une antinomie qu’on remarque quelquefois chez les libéraux passionnés quand ils ont de la profondeur d’esprit et de la logique. On s’est étonné, non sans raison, en dernière analyse, que Rousseau partît de la passion de la liberté pour aboutir au Contrat social, qu’il reprochât toute sa vie à la société d’avoir asservi et corrompu l’homme pour aboutir, dans le Contrat, à mettre l’homme pieds et poings liés sous la domination de la société. Il y a contradiction en effet ; mais elle s’explique. Les libéraux intransigeans deviennent parfois des autoritaires absolus dans leurs conclusions, quand ils s’avisent qu’en perfection l’antimonie entre la liberté et l’autorité s’évanouit ; qu’il n’y a antimonie entre l’individualisme et la socialité que dans l’état imparfait, ébauché et barbare qui est celui où nous sommes ; que dans le souverain ordre, dans l’harmonie sans défaut, et la société sera réglée absolument, mathématiquement, minutieusement, comme un beau rythme, et l’homme parfaitement libre, et d’autant plus libre, n’y ayant rien comme le désordre pour nous entraver et nous gêner à chaque pas ; que dans l’amour, pour tout dire d’un mot, ordre et liberté seraient si concordans, si producteurs et générateurs l’un de l’autre, si parfaitement confondus par conséquent, que leurs noms mêmes disparaîtraient et n’auraient plus de sens, n’ayant de sens que par l’opposition des choses qu’ils désignent et que parce que les choses qu’ils désignent sont actuellement opposées. — Voilà peut-être pourquoi Rousseau, libéral intransigeant, se trouve être dans le Contrat social autoritaire absolu.

Seulement Rousseau fait appel à la force, à la force sociale, et à une force sociale terriblement organisée, pour maintenir cet ordre, qu’il veut ; et Fourier, encore moins pratique, mais plus logique, imagine qu’il n’y aura pas besoin de cette force-là, que de la liberté tendant à son but, l’ordre parfait, et se maintenant parfait sortira tout seul ; que l’harmonien se soumettra à la réglementation la plus minutieuse que jamais cervelle de bureaucrate ait inventée, de lui-même et par sa nature ; ou plutôt qu’il ne s’y soumettra point, un tel mot n’ayant plus de sens, qu’il la créera de lui-même, d’instinct, de par son instinct harmonique, à tous les instans de sa vie ; et en cet état il est très vrai que la liberté créera de l’ordre et que l’ordre augmentera la somme de liberté de chacun, et que cette nouvelle liberté créera un ordre encore plus parfait, et indéfiniment, et que ce sera admirable.

Admirable en effet, et ce l’est déjà dans les livres de Fourier. Encore une raison de la séduction qu’il a exercée sur un certain nombre d’esprits. Ce commis aux écritures est un poète, un poète un peu puéril, mais un poète. Cet homme qui fait des tableaux à l’encre rouge, fait aussi des tableaux de peintre, qui ne sont pas sans agrément. Il est joli, le monde qu’il trace : les enfans, par brigades et par escouades, enrégimentés selon leur âge, cueillent des fleurs, font des bouquets, écossent des pois, ourlent des mouchoirs ; les femmes, en longues théories se répandent dans les vergers, cueillant des cerises, tressant des guirlandes ; les hommes travaillent dans d’admirables ateliers avec la joie que donne le travail facile, modéré, et varié. Et puis tout le monde est décoré : il n’est personne qui n’ait son signe distinctif, ruban, galon, pompon, panache, à commencer par les « chérubins » de trois ans, les « bambins » de quatre, et les « lutins » de six. — Et voici venir les bandes de voyageurs, « chevaliers errans » de l’exploration, la « bande rose » qui, venant de Perse « déploie caractère dramatique et lyrique », la bande lilas, qui, venant du Japon, « déploie caractère poétique et littéraire ». Tout ce monde est gai, gracieux et voyant. Le culte de la sensualité et des verroteries y domine. Il a pour code le Supplément au voyage de Bougainville ; et en effet la persistance de la civilisation actuelle ne serait-elle pas une « inadvertance impardonnable, depuis la découverte d’Otahiti, dont les mœurs étaient un avertissement de la nature et devaient suggérer l’idée d’un ordre social qui pût réunir la grande industrie avec la liberté amoureuse ? »

Cette réunion précieuse sera réalisée en Harmonie. « En combinant avec les plaisirs sensuels l’absence de soins matériels dont les pères et mères seront délivrés ; le contentement des pères dégagés des frais de ménage, éducation et dotation ; le contentement des femmes, délivrées de l’ennuyeux ménage sans argent ; le contentement des enfans abandonnés à l’attraction, excités aux raffinemens de plaisir même en gourmandise ; enfin le contentement des riches tant sur l’accroissement de la fortune que sur la disparition de tous les risques et pièges dont un civilisé opulent est entouré ; » l’Harmonie fera régner sur la terre le bonheur parfait, et en même temps l’ordre méthodique, rigoureux, minutieux, une exactitude d’horaire, un admirable mécanisme administratif. Tous les meilleurs instincts de l’humanité, et pour mieux dire tous ses instincts devenus bons, ne sont-ils pas satisfaits ? Liberté, exactitude et bien-être. C’est le rêve d’un homme d’ordre ami des plaisirs. C’est l’Arcadie d’un chef de bureau.


IV

Je ne ferai pas d’objections de mon cru à ce système. Je relèverai seulement celles que lui-même Fourier prévoit. Car il sait voir l’objection, et, quoique plein de pitié pour ceux que la vérité n’éblouit pas du premier coup, il condescend à démontrer l’inanité des difficultés qu’on soulève contre lui. On lui dit, et cela est assez criant de soi-même pour qu’il entende : « Mais vous changez la nature humaine ! » Nullement, réplique-t-il, ma prétention est précisément de n’y rien changer, et, au contraire, d’effacer les quelques changemens, superficiels, mais encore regrettables, que le « moralisme » y a introduits. Je la laisse telle qu’elle est, et je la rétablis telle qu’elle était primitivement. Je garde avec soin, avec respect et avec amour toutes les passions. « Je n’en change pas la nature, j’en change la marche. » Elles vont à la discorde, bataille en état de sauvagerie, concurrence et individualisme en état de civilisation ; en les combinant. je les dirige vers la concorde. Elles sont faites tout naturellement pour cela, pourvu qu’elles soient combinées.

A la vérité, Fourier en oublie au moins une qui, quelque « combinée » qu’elle puisse être, ne peut guère être ramenée à tendre à la concorde, et qui est l’instinct de combativité lui-même ; mais, bien entendu, les passions qui contrarient son système ne sont pas pour lui des passions naturelles et sont le produit factice de la civilisation corruptrice.

Soit ; mais toutes ces passions qui tendent vers l’ordre dès qu’elles sont combinées, comment les combinerez-vous ? — Rien de plus simple : il suffit d’« imprimer attraction ». Voyez un peu ce que fait Dieu. Quoi de plus répugnant que les soins à donner à un enfant du tout premier âge ? Que fait Dieu pour transformer en plaisir un soin si déplaisant ? « Il donne à la mère attraction passionnée pour ces travaux immondes », et le problème est résolu. Supposez maintenant un prince investi du pouvoir de distribuer attraction. « Il n’aurait besoin ni de tribunaux, ni d’armées pour faire exécuter ses décrets et soumettre le monde entier à son empire ; il lui suffirait de donner à tous les peuples attraction pour tel régime voulu par lui. »

— Donc, vous reconnaissez que c’est une force, et non seulement une force matérielle colossale, mais une force miraculeuse, qu’il faudrait pour donner attraction à tous les hommes à l’égard de choses qui ne les attirent point du tout, pour rendre le travail attrayant, la concorde facile, etc. — Mais non ! L’exemple suffirait. L’attraction universelle serait demain partout si elle était aujourd’hui quelque part. Les hommes « s’imprimeront attraction » par la contagion du bonheur. Qu’un phalanstère soit créé, il sera prouvé que les hommes n’ont qu’à s’entendre dans la recherche du bonheur pour le trouver, et cette preuve faite, il n’est pas un être humain qui ne doive brûler de l’impatience de s’entendre avec les autres. C’est là le fort même de Fourier, l’argumentation centrale où il revient toujours. Elle consiste à donner pour cause ce qui est effet, à faire sortir de la réalisation de son système ce dont il aurait besoin pour le réaliser. On lui dit : « Il faudrait changer les penchans humains pour établir l’harmonie » ; il répond : « L’harmonie changera les penchans humains. » — Mettez les enfans tels que nous les voyons tous ensemble : « Comme ils sont tous enclins au mal, et s’entraînent respectivement au mal » on ne fera rien de bon ; mais dès qu’ils auront été organisés en « séries passionnées », le système harmonien en fera des êtres capables d’harmonie. — Mettez ensemble les femmes par catégories d’âges, comme je le veux ; telles qu’elles sont, aucune ne voudra être « incorporée dans la tribu des femmes sur le retour » ; mais telles qu’elles seront dans le régime nouveau, elles s’accommoderont avec joie de cette classification. — Ainsi de suite. « Le régime sociétaire fait naître une foule d’intérêts différens des nôtres. » Autrement dit, notre système produira ce dont il a besoin pour être fondé. Le monde se changera de lui-même dès qu’on lui aura fait subir tous les changemens dont il a besoin pour se changer. Nous voilà dans le plus parfait cercle vicieux qui se puisse.

Fourier l’accepte. Aussi bien il y a cercle vicieux précisément parce que, en pareille matière (et il a raison), cause et effet se confondent et qu’il faudrait se défier d’un effet qui ne serait pas cause lui-même immédiatement, et d’une cause qui ne serait point effet ; car l’harmonie ou ne se fait point, ou se fait d’ensemble, par actions réciproques qui sont causes et effets à la fois l’une de l’autre. Il est vrai ; mais encore faut-il bien commencer. Et comment commencera-t-on ? Il l’a dit : par un exemple. Qu’un groupe humain, point supérieur à la moyenne humaine, ayant les passions de l’humanité tout entière et se gardant bien de les abandonner, plus convaincu seulement que les autres du malheur attaché à l’individualisme, s’organise quelque part pour chercher uniquement son intérêt en commun ; il ne se passera pas dix ans que l’humanité tout entière n’ait reconnu que la tendance vraie de toutes ses passions va à faire exactement ce que ce groupe aura commencé de faire.

Cependant ce premier groupe même sera bien difficile à constituer. Ne remarquez-vous pas que deux ménages seulement ne peuvent pas parvenir à s’entendre et à mener paisiblement la vie collective ? Je le sais, répond Fourier, qui n’a pas accoutumé d’être embarrassé. Mais ce qui n’est pas possible pour deux familles l’est parfaitement pour cent cinquante. Il n’y a pas là d’a fortiori. Au contraire. Si l’on avait raisonné comme vous faites pour la découverte de l’Amérique, on ne l’aurait pas trouvée. Elle n’était pas à 100 lieues, elle n’était pas à 200 lieues, elle n’était pas à 300 lieues. Si l’on en avait conclu qu’à plus forte raison elle n’était pas à 1 800 lieues, on aurait eu tort. Si même à 1 800 lieues on ne l’eût pas trouvée, ce n’était pas une raison pour qu’elle ne fût pas à 2 000. De même pour l’association. « Il est sans doute bien impossible d’associer 2, 3, 4 ménages et même 10 et même 42. On a conclu de là qu’il serait d’autant plus impossible d’en associer 2 ou 300. » C’est une erreur. Il faut continuer. « Il ne faut d’autre effort de génie que d’aller en avant », et l’on découvrira que c’est au minimum sur 100 familles qu’il faut faire l’expérience, laquelle est d’un succès certain. — L’argument semble peu concluant, et l’on ne voit pas trop la concorde, impossible dans de petites associations, naissant tout à coup dans de plus grandes, à une certaine limite fixe, comme une île sortant des flots.

Comme il était plus simple de dire que ce qui manque pour créer l’harmonie c’est la concorde elle-même, que ce qui manque pour créer la concorde c’est la concorde, et qu’en un mot ce qu’il faudrait donner aux hommes, c’est l’amour, et que s’ils l’avaient, tout le reste suivrait de soi-même ! Et comme, sans tant raffiner et distinguer, il fallait avouer que c’était bien, au fond, la nature humaine qu’on voulait changer ! Donner aux passions, non une autre nature, mais une autre marche, soyons donc francs, et disons que cela signifie donner aux passions humaines une autre nature. Un changement, et profond, dans la nature humaine, voilà ce qui est la condition nécessaire du système de Fourier et de tout système analogue.

Et il ne fallait pas avoir la fausse honte de se le dissimuler à soi-même. Changer la nature humaine ce n’est pas une chimère. Toutes les religions et toutes les morales depuis qu’il y en a, n’ont pas eu d’autre but, et n’ont pas eu d’autre effet. L’homme les a créées tour à tour pour se changer, et il y a réussi. Il n’est pas le même qu’il était en sa nouveauté. Il s’est modifié. La civilisation n’est pas autre chose qu’un changement de sa nature. Il faut hardiment dire, quand on apporte une réforme, qu’on vient changer la nature humaine. Seulement cette hardiesse-là comporte toujours une grande humilité, parce que, quand on prend les choses ainsi, on sait parfaitement que le changement qu’on apporte ne peut être que très léger ; quand on sait que tout vrai progrès est un changement de la nature de l’homme, on sait par cela même que le progrès sera infiniment lent, parce que l’homme ne peut évidemment changer sa nature que par efforts énormes et par effets insensibles ; et on ne croit pas, comme Fourier, qu’il passera de l’état civilisé à l’étal harmonien en un quart de siècle.


V

On voit que Fourier, successeur immédiat de Babeuf, et traçant, dès 1808, l’esquisse général du système harmonien, est le vrai héritier de Jean-Jacques Rousseau, et le vrai ancêtre d’une partie au moins très considérable des collectivistes modernes. Comme Rousseau, il croit fermement que la civilisation s’est trompée, et qu’il faut retourner, sinon à un « état primitif » antérieur, du moins à un plan primitif qui était celui de Dieu et dont l’humanité a eu le tort de s’écarter. Il n’y a pas eu un « état de nature » dont on a perdu le secret ; mais il y avait un état naturel qu’on n’a pas su comprendre, un « ordre social préétabli » concordant à la nature de l’homme, pour lequel nos passions ont été faites, dans lequel elles s’harmonisent de tous points, hors duquel elles sont forcément on discordance ; et c’est cet ordre qu’il s’agit de retrouver. Et la première chose à faire pour cela, c’est de renoncer à la civilisation tout entière, qui offusque cet ordre naturel et nous empêche de le voir. On a « étouffé la voix de quelques hommes qui inclinaient à la sincérité, tels que Hobbes et Rousseau, et qui entrevoyaient dans la civilisation un renversement des vues de la Nature, un développement de tous les vices. » Il faut reprendre leurs théories et les pousser jusqu’à leurs vraies conséquences. Fourier a très bien compris que Rousseau contient en germe non seulement une révolution sociale, mais un revirement humain ; que si l’homme, né bon, a été dépravé par la société ; né libre, est partout dans les fers ; c’est la civilisation qu’il faut supprimer et avec elle la morale pénétrée de son esprit et qui est la même en ses traits généraux depuis que la civilisation existe : qu’il faut, Rousseau dit revenir, Fourier dit s’accommoder une première fois, à un état naturel ; et que cet état c’est la liberté des instincts, créant spontanément, puisque l’homme est bon, la concorde, la solidarité et le bonheur. Fourier, c’est Rousseau plus clair, plus cru, et sans contradiction.

Il est le père des collectivistes, en ce que les résultats, séduisans pour la plupart, qu’il voyait au bout de son système, les collectivistes les souhaitent, les admirent, font remarquer comme ils sont beaux, et proposent tous les moyens possibles d’y atteindre sauf, il est vrai, celui de Fourier. Ils disent comme lui : point de commerce, point de parasites, exploitation en commun du sol pour lui faire rendre cent fois plus de bien-être. Seulement ils ne comptent pas sur la liberté et l’harmonie des passions livrées à elles-mêmes et sachant se combiner, pour arriver à ces résultats. Ils veulent qu’ils soient atteints par une organisation réglée par la loi ; ils veulent recourir à la force sociale pour imposer l’ordre nouveau, pour mettre l’harmonie à la place de l’incohérence, pour « imprimer attraction ». Au lieu de détruire la civilisation, ils veulent profiter de son principal effet, l’énorme force sociale, centrale, emmagasinée dans les États modernes, pour créer l’ordre économique qu’ils estiment rationnel.

Sur ce point c’est peut-être Fourier qui a raison contre eux. La collectivité vraiment féconde, il est très vrai, comme il l’a vu, que ce serait une collectivité libre, voulue de tout cœur à tout instant par tous ceux qui y participeraient, une collectivité qui ne serait créée que par la passion qu’aurait tout le monde de vivre collectivement. La vraie collectivité, c’est le dévouement. La collectivité imposée par la force sociale serait viable, je le crois ; mais si languissante, si absolument indifférente à tous ceux qui en feraient partie, si complètement (ou presque) composée de gens qui, ne tenant guère à faire quelque chose pour elle, et ne pouvant rien faire pour soi, feraient très peu ; que, organisée pour faire sans effort dix fois plus de travail utile qu’il ne s’en fait aujourd’hui, elle en ferait dix fois moins ; ou qu’il faudrait, pour lui donner une activité encore nonchalante, une force gouvernementale au prix de laquelle les plus épouvantables tyrannies orientales paraîtraient des bergeries. Fourier a donc bien raison de ne pas songer à une collectivité qui serait établie par la loi civile, qui serait établie par la civilisation, et de croire que la civilisation n’en serait pas capable. Il a bien raison de ne vouloir que de celle qui aurait à sa base la liberté, comme moyen l’amour.

Seulement celle-ci peut être tenue pour un peu chimérique. De ses deux élémens, l’un est impuissant, l’autre trop rare. La liberté n’est pas féconde, la liberté n’est pas une force. Elle est une condition d’existence de certaines forces, elle est un état, soit état d’esprit, soit état social, où certaines forces, comme précisément l’amour, la charité, etc., peuvent plus aisément agir ; mais elle n’est pas une force par elle-même ; elle ne crée rien ; elle ne tend à rien créer ; elle est simplement le plaisir que sent un être à savoir qu’il peut agir à son gré ; mais elle n’entraîne, surtout elle n’est par elle-même, aucune activité ; elle est, Comte aime à le répéter, d’essence formellement négative.

Quant à l’amour, il est fécond, sans doute, et infiniment. Mais il est en trop petite quantité dans l’humanité pour la gouverner jamais tout entière. Il fait ici et là de belles choses ; il n’est pas à croire qu’il enflamme jamais tout le genre humain de manière à le faire vivre tout entier chacun pour tous. Ce qui trompe les utopistes sur ce point, c’est l’intérêt évident, éclatant, que l’humanité aurait à ce qu’il en fût ainsi. Si l’intérêt des hommes est d’accord avec une au moins, et importante, de leurs passions, si l’intérêt personnel et l’altruisme concourent, pour peu qu’ils voient clair, à désirer que l’humanité vive d’ensemble, sans guerre, sans rivalité et sans concurrences, comment se fait-il qu’il soit si difficile d’établir cet état d’accord général ? Il est trop naturel pour qu’il ne soit pas destiné à naître très prochainement ; et les candides croient toujours qu’il va naître demain. Mais que l’harmonie soit l’intérêt le plus évident de l’humanité et que l’altruisme désire passionnément l’harmonie, cela n’est pas encore une raison pour que celle-ci s’établisse. On se trompe quand on croit que l’humanité désire le bonheur. Elle désire, ce qui n’est pas la même chose, vivre selon sa nature, et sa nature n’est pas de vivre d’accord. L’instinct de la lutte est peut-être son instinct le plus fort, et en tout cas, un instinct si puissant en elle qu’il y a à parier qu’il l’empêchera toujours et de céder aux impulsions altruistes, et même de voir son intérêt vrai. C’est une analyse exacte de l’idée du bonheur qui manque à ceux qui rêvent le bonheur de l’humanité dans la concorde. L’homme ne se croit pas heureux quand il l’est autant qu’un autre, mais quand il l’est plus. Il ne sent son bonheur que relativement ; il ne le sent que par comparaison avec le moindre bonheur des autres. De la sorte, ce n’est pas son bonheur que désire l’homme, c’est le malheur d’autrui ; ou, tout au moins, ce n’est pas dans une égalité entre son bonheur et celui d’autrui qu’il peut sentir le sien, par conséquent le voir, par conséquent le désirer.

Voilà pourquoi l’humanité ne désire pas réellement la concorde. Elle la désire quelquefois, par lassitude ; elle la désire même, constamment, un peu, par bonté, car elle ne laisse pas d’être bonne ; par vue confuse de son intérêt vrai, car elle ne laisse pas d’être intelligente ; mais à la fois constamment et vivement, ce qu’il faudrait pour que l’amour créât quelque chose, non !

C’est pour cela que l’amour n’a rien fondé, rien vraiment. Les seules organisations relativement harmoniques que l’humanité ait établies, ce sont les patries. Elles n’ont pas été établies par l’amour et ne se maintiennent pas par l’amour. Elles ont été établies par la force ; elles sont des résultats de la lutte des hommes les uns contre les autres pour la domination et la richesse. Elles se maintiennent par le patriotisme ; mais le patriotisme n’est pas amour ; il est, selon les époques, instinct de défense contre l’étranger, ou orgueil d’être plus grand et plus puissant que l’étranger. Là aussi les hommes se sentent heureux par comparaison, fiers d’appartenir à un grand peuple, désireux de l’agrandir encore : le patriotisme est une forme de l’instinct de lutte et non de l’instinct d’amour. Il est probablement naïf de faire remarquer que sans l’étranger le patriotisme n’existerait pas. Or l’humanitarisme, ce serait précisément un patriotisme sans étranger. Il n’aurait pas de fondement, ou un fondement extrêmement incertain, dans le cœur de l’homme. Si l’humanité, un jour, ne formait qu’une grande famille, il arriverait très probablement une chose très contraire aux intentions de ceux qui auraient réalisé cette belle œuvre : l’individualisme renaîtrait plus dominateur qu’il n’aurait jamais été, parce que, n’ayant plus à la fois un dérivatif et un correctif dans le patriotisme, il se ramènerait à lui-même, et revivrait en toute sa pureté. L’homme ne s’aimant plus dans sa patrie, ne s’aimant plus dans la haine ou le mépris de l’étranger, et prié d’aimer l’humanité, en reviendrait à n’aimer que soi, très exactement. On n’y aurait rien gagné ; on y aurait perdu cette transformation de l’égoïsme personnel en égoïsme collectif qui s’appelle le patriotisme.

Si l’on songe aux organisations religieuses, je prierai qu’on remarque qu’elles ont été fondées en effet par un instinct d’amour, mais qu’il n’a pas suffi à les soutenir, et que, donc, il en est le point de départ, mais non pas le fondement. Les associations religieuses se sont formées en haine de l’individualisme et par besoin d’abnégation personnelle et de dévouement. Mais si elles ont persisté, c’est parce que très vite s’est introduit chez elles et très fortement s’y est développé l’esprit de corps, c’est-à-dire orgueil collectif, esprit collectif de domination, esprit collectif d’ambition, etc. ; en un mot, un patriotisme de corporation. Dans ce cas, l’association subsiste comme la patrie subsiste, nullement par l’effet de l’amour, mais par l’effet d’un certain nombre de sentimens qui ne sont, comme le patriotisme, qu’un égoïsme élargi, épuré et ennobli.

L’histoire morale de l’humanité présente toujours, périodiquement, ce spectacle. Un homme se lève, profondément, passionnément pénétré de l’amour des hommes ; car je n’ai pas dit que ce sentiment n’existât jamais ; il convie les hommes à s’aimer ; s’il est un grand remueur d’âmes. s’il est persécuté et si les circonstances le favorisent, car il faut tout cela, il est écouté ; il fonde une religion ; cette religion enseigne l’amour et le sacrifice ; la plupart des hommes ne s’aiment et ne se sacrifient ni plus ni moins ; quelques-uns, plus émus de la parole du maître, fondent des institutions où l’amour et l’abnégation sont la règle et sont pratiqués ; mais ces institutions ne vivent qu’à la condition qu’à cet esprit d’amour s’ajoutent les mobiles, élevés encore, mais ordinaires, de l’activité humaine, et ces mobiles se ramènent tous en leur principe à l’instinct de lutte qui n’est pas précisément esprit d’amour. Si un jour, par miracle, l’humanité tout entière était une de ces institutions (ce qui est précisément ce que veulent nos rêveurs), l’esprit de lutte n’ayant plus de matière, l’institution n’aurait plus son principe vital, et périrait en quelques jours, et l’humanité redeviendrait ce qu’elle était auparavant. Le patriotisme, l’esprit de corporation, l’esprit de caste sont probablement les formes les plus pures où l’égoïsme, soutenu du reste par un certain contingent d’esprit d’amour, puisse s’élever. Passé cette limite, il retombe tout simplement sur lui-même.

La collectivité universelle est donc une pure chimère, comme le collectivisme national, qui n’est pas une chimère, est un leurre, parce qu’il produirait moins de travail utile que la concurrence. Surtout la collectivité universelle de Fourier est précisément chimérique parce que ce n’est pas même sur l’amour qu’il la fonde, mais sur un peu d’amour et beaucoup d’intérêt bien entendu, et que jamais l’homme ne met son intérêt dans un bonheur partagé, dans un bonheur sien, égal à celui des autres.

Telle est la nature humaine, et, comme je l’ai dit plus haut, il faudrait la changer ; et précisément il faut la changer. C’est l’office du moraliste et ç’a été fait, bien entendu, très lentement. Ce n’est qu’une raison d’essayer de le faire sans cesse. C’est ici qu’un des raisonnemens de Fourier revient, et, appliqué à ce nouvel objet, est acceptable : l’Amérique n’était pas à 200 lieues, ce n’était pas une raison pour qu’elle ne fût pas à 1 800. Un changement profond de la nature humaine ne s’est pas encore produit en dix mille ans, ce n’est pas une raison pour qu’il ne soit pas possible en vingt mille, d’autant qu’il y a eu déjà un changement au moins appréciable.

Quant à la partie matérielle des idées de Fourier, malgré leur exagération et malgré les imaginations enfantines dont il les enveloppe, remarquez bien que c’est la plus sérieuse. L’ineptie du travail morcelé, la fécondité de l’association, la puissance de la grande exploitation combinée, sont des vérités. Ce sont des idées vraies parce que ce sont des faits, qui, lorsque Fourier écrivait, commençaient déjà à s’accomplir : nos idées vraies sont toujours des faits que nous apercevons un peu avant les autres et que nous avons l’air de créer parce que nous les avons pressentis ; ce ne sont pas les idées qui gouvernent le monde, ce sont les faits ; seulement dès qu’un fait, ayant été aperçu par quelqu’un, est devenu une idée, l’idée lui donne une nouvelle force et il va plus vite. L’idée du travail combiné, de l’exploitation par vaste entreprise, l’idée même de la suppression du commerce étaient, au commencement de ce siècle, des faits en train de se produire. Ils sont les effets de la concurrence elle-même et de la facilité des communications. Pour produire à meilleur marché il faut exploiter la matière par vaste entreprise et combiner en vue d’un seul objet les travaux de milliers d’individus ; voilà ce que la concurrence elle-même apprend au producteur ; et ce travail combiné est possible dès que les communications sont plus faciles, dès que les hommes, se touchant de plus près, se réunissent plus aisément.

De même le commerce, l’intermédiaire entre. le producteur et le consommateur, n’a pas besoin d’être représenté par des milliers de petits marchands isolés dès que les communications sont faciles et les transports à peu de frais. Il n’est aucun besoin de dix mille marchands de drap en France, mais de deux ou trois, si l’on a à Perpignan le drap qu’on désire par retour du courrier de Paris. Les deux ou trois marchands de Paris peuvent donner à meilleur marché le drap, qui, du producteur au consommateur, n’aura pas passé par vingt intermédiaires vivant de son passage entre leurs mains. La facilité des transports et des communications, si favorable en apparence au commerce, est donc sa ruine. Elle le concentre en un si petit nombre de mains qu’elle le supprime presque. A mesure qu’il s’organise mieux, le commerce tend à sa suppression ; par son perfectionnement il tend à la mort. Ce qui était jadis une classe immense de la nation n’est plus qu’une portion minime de la population. Autrefois une armée de petits patrons ; maintenant un très petit nombre de patrons chacun aidé d’une foule de petits employés ; la classe marchande a disparu. Les causes de ce fait sont la suppression des douanes intérieures, et les routes meilleures et plus nombreuses, en attendant les chemins de fer et le télégraphe. Ce fait existait donc déjà quand Fourier commençait à écrire, et il n’a fait que le voir, en pressentir l’évolution et l’exagérer. Le commerce ne disparaîtra pas, probablement, et c’est à souhaiter ; car l’Etat marchand, dernier terme de révolution dont nous parlons, aurait des inconvéniens extrêmes ; mais il se concentrera de plus en plus, de manière à n’occuper qu’un nombre infime de patrons et même un nombre relativement petit d’employés. Rien n’est plus à désirer ; car il est très vrai qu’il vaut mieux moins d’hommes occupés à l’échange et plus d’hommes occupés à la production, à l’exploitation de la matière. Tant que la terre ne sera pas toute exploitée, il n’y a aucun danger à ce que cette dernière classe augmente en nombre, et à ce que les autres diminuent.

Quelques idées justes, toujours exagérées, des chimères créées par la plus fougueuse imagination optimiste que je sache, aidée d’une ignorance touchante de la nature humaine, voilà l’idée d’ensemble que nous laisse ce Charles Fourier, qui, du reste, est amusant. Il est très utile à connaître pour entendre mieux Rousseau et tout ce que Rousseau contenait ; la parodie n’est pas toujours inutile comme commentaire de l’ouvrage, surtout lorsqu’elle est involontaire. Il est très utile à connaître pourvoir les origines confuses du collectivisme moderne. À ces deux titres il est comme un anneau dans la chaîne entre le XVIIIe siècle et le XIXe ; et, en tout cas, il est une date importante dans l’histoire intellectuelle et morale de ces deux âges.


EMILE FAGUET.