Charles et Éva/Texte entier

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Les Éditions Lumen, chez Thérien frères limitée (p. 1-187).



CHARLES et ÉVA

JOSEPH MARMETTE
CHARLES et ÉVA
Roman historique canadien
LES ÉDITIONS LUMEN
chez thérien frères limitée
494 ouest, rue LAGAUCHETIÈRE
MONTRÉAL-1
Copyright 1945 by
THÉRIEN FRÈRES LIMITÉE
Tous droits de traduction, de reproduction,
d’adaptation réservés pour tous pays
.
IMPRIMÉ AU CANADA

PRÉFACE

Le roman que Joseph E. E. Marmette a écrit en 1866 sous le titre suivant : Charles et Éva, constitue un livre court, tout simple et sans prétention. Le lecteur ne se perdra pas dans le dédale d’une intrigue sentimentale, ni dans une série de surprenantes aventures. Les critiques le classeraient dans le roman historique. Ils soutiendraient peut-être que ce n’est pas un roman proprement dit, mais bien une nouvelle.

Cependant l’ouvrage a beaucoup de mérite. Il faut remercier les éditeurs de mettre à la portée de la génération actuelle un livre qui n’a jamais paru que dans la Revue Canadienne, et que pour cette raison nous ignorons tous complètement. Qui n’a entendu le nom de Joseph Marmette et les titres de ses œuvres principales ? Mais en même temps ces connaissances manquent d’étoffe et de précision.

Charles et Éva est donc un roman historique. Il débute au moment où s’organise à Montréal, en l’hiver 1690, l’expédition militaire que devaient conduire MM. d’Ailleboust de Mantet et Le Moine de Sainte-Hélène. Composée de plus de deux cents personnes, dont quatre-vingt-dix-huit Canadiens, quelques Abénakis et cent vingt Hurons, elle sort des palissades de la ville au commencement de février pour un raid d’une hardiesse inouïe. Franchissant en raquettes, dans l’un des mois les plus rigoureux de l’année, la distance qui sépare Montréal d’Albany, elle attaquera la ville de Schenectady qu’elle mettra à feu et à sang. À cette date éloignée, la guerre ne se faisait pas d’une façon autre qu’aujourd’hui : elle était cruelle et sanglante.

Le gouverneur, M. de Frontenac, était arrivé en Nouvelle-France l’automne précédent. La colonie frôlait le désastre et la destruction. Le massacre de Lachine venait d’avoir lieu. Un autre massacre atroce aura lieu à La Chenaie, l’automne. Les partis iroquois courent librement les campagnes, détruisent les habitations, capturent ou tuent les habitants. Tous les Indiens de l’ouest, qui conduisent chaque année de riches convois de pelleteries à Montréal, sont tentés d’abandonner la France pour s’allier aux Iroquois eux-mêmes et aux Anglais. Ils ont entamé des négociations tout de suite. La défection gagne les tribus l’une après l’autre. La Nouvelle-France frappée à mort, semble-t-il, est sur le point d’être entourée de tribus indiennes hostiles et d’Anglais prêts à attaquer. Surpris par ce désastre imprévu, le gouverneur Denonville s’était affolé, n’avait su quelles mesures prendre pour refouler l’Iroquois chez lui et pour conserver la fidélité des Indiens alliés.

Dès son arrivée à Québec, Frontenac a saisi dans sa poigne dure la barre de ce navire qui sombre. Il a couru à Montréal, a réorganisé les régiments, les Iroquois chrétiens. Il a délivré l’île de la crainte du massacre. Tout de suite, il a remis de l’ordre, du courage et de l’allant partout.

Cependant, pour tenir les Iroquois en respect, pour redonner du prestige à la Nouvelle-France, pour empêcher les défections, il fallait des coups d’éclat. Frontenac eut tout de suite l’idée de passer de la défensive à l’attaque. Il voulut porter la guerre en dehors de la Nouvelle-France. Et c’est alors qu’il songe à utiliser à fond des personnes dont il avait autrefois reconnu le mérite, les Canadiens. Ces Français étaient acclimatés au pays, ils connaissaient la forêt, le climat, les rivières, ils savaient combattre à l’indienne. Ralliant autour de lui les mieux doués d’entre eux, comme les fils de Charles Le Moine, indiquant d’un doigt rapide les plus hardis, les plus résistants, les plus courageux, il forme trois bandes d’aventuriers superbes qu’il lance en plein hiver sur ceux qui étaient au fond en bonne partie responsables du massacre de Lachine : les Anglais de la Nouvelle-Angleterre.

Notre histoire a suffisamment glorifié les héros de ces trois aventures pour qu’il soit inutile d’y revenir. L’épisode de Schenectady est peut-être le plus sanglant et le plus audacieux des trois. Marmette a su le raconter avec beaucoup de verve au cours de son roman Charles et Éva. Il introduit ses héros avec habileté dans les différentes parties de ce drame. L’intrigue se noue alors que Canadiens et Sauvages défoncent les portes des maisons de Schenectady. Un Canadien sauve du désastre une jeune fille française, une huguenote, qui habitait la ville. Ce détail est encore conforme à l’histoire : un certain nombre de huguenots s’établirent en effet dans l’état de New-York, et le conseil de cet état étudia la question de les admettre au même titre que les immigrants des autres nationalités.

L’idylle se poursuit dans la tragédie qu’est au fond le retour de ce parti de guerre. La famine attendait toujours à ce moment les expéditions qui s’étaient rendues si loin. On pourrait en indiquer trois ou quatre dont le sort ne fut pas moins difficile. Le soldat ne pouvait transporter assez de vivres pour tout le voyage. M. de Courcelles s’était servi de traîneaux et de chiens en 1666, mais sans obtenir de meilleurs résultats. Le régiment commandé par M. de Tracy faillit être obligé de revenir, faute de provisions, durant l’automne de la même année ; Dollier de Casson raconte avec beaucoup de verve les privations qu’il dut souffrir et l’affaiblissement qui en résulta pour lui. M. D’ailleboust de Mantet tombe maintenant dans les mêmes difficultés au retour de Schenectady. Et les Agniers se tiennent à l’affût autour de ces troupes affaiblies et affamées. Enfin, l’expédition revint à Montréal avec les héros du roman de Joseph Marmette. Ceux-ci passent aussi par les affres de la faim et des attaques iroquoises qui surviennent à l’improviste. Plus tard, le roman peut se dénouer dans la paix des villes fortifiées et au milieu de la civilisation.

Joseph Marmette a su respecter la vérité historique. Il n’a pas modifié l’histoire pour la faire cadrer avec son roman. Tout au contraire, c’est son roman qui se plie à l’histoire et qui en épouse les formes. Il accorde même aux événements historiques une importance qui les met en relief.

Le fait d’utiliser ainsi certaines parties de notre histoire pour en composer un cadre à une intrigue sentimentale est chez lui un procédé très heureux. Son roman répand la connaissance des faits historiques, c’est-à-dire des belles vertus d’endurance, de ténacité et de courage de nos ancêtres. Il les explique et il les commente ; il leur assure un retentissement plus grand. Il les vulgarise. Ses héros reçoivent à leur tour des événements et de tout ce milieu d’énergie et d’audace, les vertus qui n’en font pas des surhommes, comme nous dirions aujourd’hui, mais des êtres singulièrement attachants, d’une belle tenue morale et nationale. Les sentiments qu’ils inspirent, qu’ils dégagent pour ainsi dire, ne pourront qu’assainir l’esprit et le cœur des lecteurs.

Les minorités ont toujours de grandes obligations. Il est bon que ceux qui les composent raffermissent parfois leur énergie à la lecture de romans comme Charles et Éva.

Léo-Paul Desrosiers,
Conservateur de la Bibliothèque Municipale
de Montréal.

INTRODUCTION

CHAPITRE PREMIER
DE MONTRÉAL À SCHENECTADY

En l’an de grâce 1690, la ville de Montréal ne donnait qu’une bien faible idée de ce qu’elle est de nos jours. Quarante-huit ans s’étaient à peine écoulés depuis que M. de Maisonneuve en avait jeté les fondements. Quelques centaines d’habitations, la plupart d’assez chétive apparence, reposaient aux pieds de la montagne que couronnaient alors des pins antiques. Ces superbes enfants de la forêt semblaient contempler avec orgueil et dédain les pauvres demeures des colons, comme s’ils n’avaient point dû tomber un jour sous le tranchant de la hache et être remplacés par des constructions plus vastes et plus belles que celles qui étaient alors bâties au pied du « Mont-Royal ».

À l’instant où commence ce récit, on était à la fin de janvier 1690. Le jour faisait rapidement place à la nuit, qui s’annonçait froide. Tout était silencieux dans l’enceinte de Ville-Marie, dont les demeures clairsemées disparaissaient par degrés dans l’ombre.

Malgré l’heure avancée, deux voyageurs attardés venaient de se faire ouvrir l’une des portes des palissades qui entouraient la ville naissante et la protégeaient contre les attaques des sauvages.

Tous deux faisaient partie d’une troupe de trente hommes armés qui arrivaient de Québec et des Trois-Rivières et les suivaient quelques milles en arrière.

Le premier des arrivants, qui était de moyenne taille, était un tout jeune homme, à en juger par sa démarche vive et hardie et son pas rapide. La capote de buffle qu’il portait, tout en entravant un peu ses mouvements, n’empêchait cependant pas de reconnaître à ses allures l’homme bien-né, le gentilhomme en un mot.

Des cheveux bruns et abondants couronnent un front haut sous lequel brillent des yeux noirs pleins de feu et d’intelligence. Les lèvres, qui dénotent une noble fierté, sont surmontées d’une légère moustache encore dans l’enfance. La franchise, la grandeur d’âme et l’audace se lisent sur sa figure. Il peut avoir vingt et un ans. À son côté pend une épée dont l’extrémité du fourreau dépasse le bas de son vêtement d’hiver, et l’on voit une paire de pistolets à sa ceinture.

Il est d’origine noble, est né dans le pays et se nomme Charles Couillard Dupuis. Il arrive de Québec où il a laissé sa famille, à la nouvelle que l’on va organiser à Montréal une expédition contre la Nouvelle-York. Habitué dès l’enfance aux fatigues de la vie des bois et aux privations qu’entraînait alors avec elle la vie de colon en Canada, il a résolu de faire partie de la petite phalange qui se prépare à partir sous la conduite de MM. d’Ailleboust de Mantet et LeMoine de Sainte-Hélène.

Son compagnon, qui le dépasse de toute la tête, est un de ces hommes auxquels la nature a donné des membres herculéens et une énergie égale à leur corps. Ses pas, moins rapides que ceux de Charles Dupuis, mais plus élastiques et plus longs, laissent deviner de suite l’homme habitué de longue date aux marches forcées. Il est vêtu, comme le premier, d’un pardessus du même genre. À la longue carabine qu’il porte sur son épaule, au couteau de chasse qui pend à sa ceinture, aux souliers de chevreuil qui chaussent ses énergiques pieds, enfin au bonnet fait d’une peau de renard, dont la queue lui retombe par-dessus les épaules, on reconnaît en cet homme un coureur des bois.

Rien d’extraordinaire dans sa figure, si ce n’est pourtant ses yeux, que l’on voit toujours en mouvement et qui semblent vouloir tout reconnaître dans l’obscurité de la nuit.

Cet homme, âgé d’un peu plus de cinquante ans, est le serviteur du jeune gentilhomme qu’il suit partout et qu’il a lui-même initié aux mystères des forêts vierges du Canada. Ayant été marin dans sa jeunesse, il a conservé une certaine teinte du langage et des idées propres aux gens de sa caste.

— Mille tonnerres, Monsieur Charles ! s’écria-t-il après un assez long silence qui avait régné entre les deux voyageurs, je commence à me dire en moi-même qu’il est temps que nous arrivions. Malgré la petite larme que vous m’avez donnée tout à l’heure, ce chien de froid menace de s’emparer de tout mon individu.

— Allons donc, Thomas, toi te plaindre du froid, répondit le jeune homme ; toi, un vieux coureur des bois !

— Dam, Monsieur Charles, c’est justement parce que je me fais vieux que le froid a plus de prise sur moi. À votre âge, le sang est chaud, mais il se refroidit quand on passe la cinquantaine et…

— Allons, allons, un peu de patience, mon vieux, reprit Charles ; dans un instant nous serons chez M. de Sainte-Hélène, où nous serons bien reçus, je l’espère.

— Suffit, Monsieur Charles, je mets ma langue aux arrêts.

Après avoir marché pendant environ un quart d’heure, ils se trouvèrent en face d’une longue maison basse à un étage. À en juger par les nombreuses lumières que l’on voyait du dehors, il devait y avoir grande réunion dans cette habitation, qui n’était autre que celle de M. Le Moine de Sainte-Hélène.

— Nous voici arrivés, dit Charles à son compagnon ; entrons, et ne pense plus aux fatigues de la route ; car l’hospitalité que nous allons recevoir ici les compensera bien toutes.

Et tous deux entrèrent : ils se trouvèrent tout d’abord dans la cuisine où les domestiques se tenaient autour d’un immense foyer. Dans l’âtre pétillait un feu que le vieux Thomas eut l’air en entrant d’apprécier à sa juste valeur ; car il alla de suite prendre place à côté de ceux qui s’y chauffaient, laissant à son maître le soin de leur introduction.

À l’arrivée des deux voyageurs, les serviteurs s’étaient levés. S’avançant alors vers le plus âgé d’entre eux, Charles Dupuis se nomma et le pria de le conduire auprès de son maître.

Le domestique s’inclina et le conduisit dans une grande salle, médiocrement meublée, où se trouvaient M. de Sainte-Hélène et quelques gentilshommes qui devaient faire partie de la prochaine expédition.

Pendant ces préliminaires, Thomas Fournier, se débarrassant de sa capote, tirait de sa poche un brûle-gueule et engageait conversation avec les gens de la cuisine.

Quand Charles Dupuis entra dans l’appartement où se tenaient les convives de M. de Sainte-Hélène, ces derniers étaient à table et paraissaient y faire consciencieusement leur devoir. À la vue du nouvel arrivant, M. de Sainte-Hélène vint au-devant de lui, le félicita de son heureux voyage, et, après l’avoir présenté à ses amis, il lui fit prendre place à côté de lui.

— Après une marche comme celle que vous venez de faire, lui dit-il, vous devez avoir l’appétit assez développé ; veuillez donc partager notre frugal repas.

Tandis que le voyageur affamé accepte l’invitation de son hôte sans se faire prier, que le lecteur nous permette d’esquisser le portrait de quelques-uns des convives.

M. LeMoine de Sainte-Hélène, leur hôte, était un homme de vingt-sept à vingt-huit ans. Il était petit de taille, mais bien proportionné. Sa physionomie était franche et enjouée, et il ne cessait d’amuser ses convives par des saillies et des quolibets dont messieurs les Anglais faisaient les frais. C’était lui qui devait être le premier lieutenant de M. de Mantet, assis à sa droite.

Ce dernier était un homme de trente ans ou à peu près. Ses traits, fortement accentués, trahissaient un caractère fier et déterminé et laissaient deviner de suite l’homme propre au commandement. Comme il parlait peu et riait encore moins, on aurait pu croire au premier abord qu’il voulait user déjà de l’ascendant qu’il devait avoir sur les autres jeunes gens réunis avec lui. Mais aucun de ces derniers ne paraissait s’en formaliser ; car tous savaient que quelques-uns de ses proches ayant été enveloppés dans le massacre de Lachine, il avait depuis conservé un air de mélancolie sombre. Il avait voué une haine éternelle aux Anglais que l’on savait instigateurs du massacre, et avait résolu de venger sur eux et les Iroquois la mort de ses parents assassinés.

Près de lui se tenait M. LeMoine d’Iberville, celui qui, un an auparavant, avait pris deux vaisseaux anglais dans la Baie d’Hudson et devait plus tard se couvrir de gloire par ses exploits sur mer, à Terreneuve et dans la Louisiane.

Puis venaient MM. LeBert du Chêne, de Montigny, Repentigny et Boucher, qui avaient demandé à suivre M. de Mantet comme volontaires.

— De combien d’hommes se compose le renfort que vous nous amenez ? demanda M. de Mantet à Charles Dupuis.

— De trente hommes armés, répondit ce dernier, dont dix-huit Canadiens et douze Hurons. C’est un bien petit nombre de combattants ; mais tous sont déterminés et brûlent d’en venir aux mains.

— À quelle distance sont-ils de la ville ?

— Ils sont campés à cinq milles d’ici et nous rejoindront demain matin. J’ai pris les devants avec mon domestique, afin de vous donner les détails nécessaires et recevoir vos ordres : car, d’après ce que j’ai appris, nous partirons après-demain.

M. d’Ailleboust fit un signe affirmatif et continua de manger en silence.

Le repas terminé, M. de Mantet promena ses regards sur les jeunes gens pour attirer leur attention, et dit :

— Messieurs, comme l’expédition, dont M. de Frontenac me donne le commandement, offre autant de chances de revers que de succès, et que vous n’êtes point obligés d’en faire partie, veuillez bien, je vous prie, réfléchir sérieusement avant de vous joindre à nous. Vous le savez comme moi, nous aurons plusieurs centaines de milles à faire au milieu des bois, au cœur d’un hiver rigoureux et exposés à chaque instant à être attaqués par les Iroquois, que les Anglais (et il appuya sur le mot « Anglais ») excitent sans cesse contre nous. Si, cependant, vous êtes décidés à faire cause commune avec ceux qui veulent venger le massacre de Lachine par un coup d’éclat, dont nos voisins aient à se souvenir quelque temps, promettez-moi, messieurs, que, bien que volontaires, vous obéirez à mes ordres. Car vous concevez comme moi que la discipline vaut quelque chose quand on a contre soi le froid, des misères de toutes sortes et des ennemis comme les Iroquois, qui rampent dans l’ombre de la nuit, se glissent comme des serpents et tombent à l’improviste sur ceux qu’ils trouvent sans défense. Eh ! bien, messieurs, consentez-vous à reconnaître mon autorité sur vous durant toute la marche ?

— Oui, répondirent tous les assistants sans hésiter.

— Alors, poursuivit M. de Mantet, soyez prêts à partir après-demain, vendredi. Avec les trente hommes que M. Dupuis nous a amenés, notre troupe se composera d’un peu plus de deux cents combattants, dont quatre-vingt-dix-huit Canadiens, quelques Abénakis et cent vingt Hurons. Je ne sais si je me fais illusion, mais il me semble qu’avec un nombre pareil d’hommes déterminés à tout braver et à se soumettre aux ordres de leur chef, nous pourrons venger d’une manière éclatante la catastrophe de l’année dernière !

Puis, tirant Charles Dupuis à l’écart, il lui demanda si M. de Frontenac ne l’avait point chargé de commission pour lui. Alors le jeune homme lui remit une lettre du gouverneur, qui contenait des instructions particulières sur les mesures à suivre et les précautions à prendre pour assurer la réussite de l’expédition.

Après quelque temps d’une conversation animée et après plusieurs « toasts » portés au succès de l’entreprise, les jeunes gentilshommes se retirèrent et se hâtèrent de regagner leurs demeures.

Charles Dupuis et le vieux Thomas restaient les hôtes de M. de Sainte-Hélène.

Avant de s’endormir, Thomas fit la réflexion — qu’il vaut mieux être couché dans un lit bien chaud que dormir sous une tente presqu’en plein air, comme le faisaient en ce moment-là ses compagnons restés en arrière.

CHAPITRE II
LE DÉPART

Dès le matin du second jour après les événements que nous venons de décrire une grande animation régnait dans la petite ville de Montréal.

L’heure du départ approchait, et l’on terminait les préparatifs que nécessitaient les circonstances.

Les guerriers hurons et les Abénakis, dans leur costume de combat, se croisaient en tous sens avec les soldats canadiens.

Ces derniers allaient faire leurs adieux à leurs parents, à leurs amis et à leurs jeunes fiancées. Il y avait bien quelques larmes versées de part et d’autre, mais point de faiblesse. Plus d’un jeune homme sentait même renaître en lui une ardeur nouvelle, quand son amante, essayant de cacher une larme dans un sourire, lui disait, pendant qu’il lui donnait le baiser d’adieu : « Va, tu nous reviendras bientôt et tu auras à ton retour un charme de plus à mes yeux, car tu auras combattu pour ton pays qui demande aujourd’hui tes services. »

Oh ! il faut que l’amour de la patrie soit bien grand dans un homme pour qu’il ne sente pas chanceler son courage quand il presse, pour la dernière fois peut-être, la main d’une personne aimée ; quand il voit de grosses larmes glisser silencieuses sur les joues pâlies de la jeune fille qui lui dit d’aller là où le devoir l’appelle ; quand ils se disent tous deux un adieu qui peut être éternel !

Mais s’il est grand l’héroïsme du soldat qui, brisant ainsi les nœuds les plus chers, vole au champ d’honneur, il n’est pas moins grand chez la jeune fille qui lui montre ainsi, d’une main encore tremblante d’émotion, le chemin du devoir.

Cependant, la petite troupe commença à se réunir vers dix heures sur la Place-d’Armes. Une demi-heure après, tous étaient à leur poste, et M. d’Ailleboust vint les passer en revue avant de se mettre en marche. Presque toute la population s’était donné rendez-vous sur la place, afin d’assister au départ de ces hommes héroïques qui allaient se dévouer pour leurs compatriotes.

En premier lieu venaient les Canadiens. Tous étaient jeunes, à l’exception de notre connaissance, Thomas Fournier. C’était lui qui devait servir de guide : car, ayant parcouru plusieurs fois, en chassant, les forêts qui s’étendaient alors depuis le Saint-Laurent jusqu’au milieu de la Nouvelle-York, il connaissait les lieux et s’était offert à conduire l’expédition.

Chaque homme, outre ses armes et ses munitions, avait une paire de raquettes. Il y avait à l’arrière-garde une trentaine d’hommes exclusivement chargés de provisions de bouche. Le commandement était partagé entre les jeunes gentilshommes que nous avons rencontrés chez M. de Sainte-Hélène.

Après les Canadiens venaient la petite troupe d’Abénakis, puis les guerriers hurons commandés par leur chef, l’Aigle-Noir. Tous étaient décorés de leurs insignes militaires. À leur ceinture pendaient leur tomahawk et les chevelures qu’ils avaient enlevées à leurs ennemis. Quelques-uns d’entre eux avaient des armes à feu ; mais la plupart portaient celles de leurs ancêtres, c’est-à-dire l’arc, la flèche et la lance.

Quand chacun fut à son poste, M. d’Ailleboust de Mantet ayant fait faire silence, leur dit :

« Canadiens et guerriers alliés,

« C’est presque la même cause qui nous rassemble aujourd’hui. Vous, Canadiens, c’est le sang de vos parents et amis égorgés l’année dernière. Vous, Hurons, ce sont les mânes de vos aïeux qui crient vengeance du fond de leurs tombeaux où la hache iroquoise les a fait descendre. C’est contre les lâches instigateurs des Iroquois, contre les Anglais que nous allons combattre. Ils nous croient faibles et craintifs en notre pays, et sont bien loin de penser que nous pousserons l’audace jusqu’à aller les attaquer dans leurs établissements. Plusieurs centaines de milles à parcourir au plus fort des rigueurs de l’hiver, leur semblent des obstacles insurmontables. Et quand bien même on leur dirait que nous avons organisé une expédition contre eux, ils n’en dormiraient pas moins tranquilles. Eh ! bien, qu’ils dorment en attendant que notre cri de guerre retentisse à leurs portes ! Oh ! malheur alors, malheur à ceux que nous rencontrerons ! Nous serons pour eux sans pitié, comme ils ont été sans merci à notre égard, et nous leur ferons payer bien cher le sang qu’ils ont si lâchement et si brutalement fait verser.

« Mais si nous voulons que nos ennemis versent des larmes de sang en châtiment des maux qu’ils nous ont causés, soyons unis et que tous nos coups portent à la fois sur l’ennemi commun. Ensuite, nous reviendrons joyeux vers ceux qu’il nous faut quitter aujourd’hui, et nous assurerons à la colonie quelque temps de répit, de paix et de bonheur. »

Les acclamations de tous ceux qui étaient présents répondirent à ses paroles.

Si M. de Mantet appuyait sur l’union qui devait régner entre les alliés, c’est qu’il connaissait les sauvages de longue date et qu’il savait à quoi s’en tenir sur la constance des guerriers hurons. Peut-être même avait-il des pressentiments à cet égard ; la suite des événements montrera si ses prévisions étaient fondées.

Le signal du départ fut donné et la petite troupe se mit en marche, accompagnée jusqu’à la sortie de la ville par les habitants, dont l’enthousiasme prouvait que l’héroïsme de leurs frères leur allait au cœur.

Pendant que les alliés défilaient par la porte de la ville, Thomas Fournier s’approcha de son maître et lui parla à voix basse :

— Assurément, Monsieur Charles, lui dit-il, nous aurons du malheur durant notre expédition.

— Et pourquoi donc, oiseau de funeste augure ? répliqua le jeune homme.

— Mais, Monsieur Charles, parce que c’est aujourd’hui vendredi, et qu’il est rare qu’une affaire importante arrive à bon terme quand elle est commencée un vendredi.

Charles s’étant moqué de ces paroles superstitieuses, le vieux Thomas s’éloigna en grommelant : « Dam, ces jeunes gens-là ne croient à rien. Mais quelque chose me dit à moi qu’il nous arrivera malheur. Quand mon pauvre défunt père (que Dieu ait pitié de son âme) s’est noyé, il était parti un vendredi, sur son bateau de pêche. Et mon oncle Pierre… et mon cousin Baptiste…et… »

Et il continua d’énumérer ainsi ceux de ses parents ascendants et collatéraux qui avaient eu le malheur de mourir un vendredi.

Cependant, M. de Mantet et ses hommes étaient sortis de Montréal et s’en éloignaient à grands pas. Tant que les jeunes soldats eurent la ville en vue, chacun tournait la tête de temps en temps vers le lieu de sa naissance, où il laissait des êtres chéris dont le chagrin était encore plus grand que le sien. Car la douleur de l’absence affecte plus grièvement ceux qui restent au pays que les soldats qui s’en éloignent pour aller combattre.

Mais quand les dernières maisons de la ville se furent évanouies dans le lointain et que les yeux des Canadiens ne distinguèrent plus rien du lieu où plusieurs, hélas ! ne devaient plus revenir, alors ils repoussèrent leurs pensées au fond de leur cœur et la gaieté française reprit le dessus.

Pendant que les autres causaient et riaient à gorge déployée, deux hommes seuls gardaient le silence et paraissaient préoccupés. Ces deux hommes n’étaient pourtant point des lâches. Le premier était M. de Mantet, qui songeait à toute la responsabilité qui pesait sur lui et réfléchissait aux moyens à prendre pour justifier l’opinion que l’on avait eue de lui en le mettant à la tête de ceux qui se dévouaient pour la cause commune. Le second n’était autre que Thomas Fournier, qui ne pouvait se familiariser avec l’idée de partir « un vendredi. »

CHAPITRE III
LE LOUP-CERVIER

Un peu plus d’une semaine après le départ de M. de Mantet et de ses gens, le cinq février au soir, deux hommes enveloppés dans des peaux de bisons étaient assis au pied d’un rocher, qui les protégeait contre les atteintes d’un vent glacial qui faisait courber la tête aux pins de la forêt. Ils pouvaient être à trente milles au nord de Schenectady et à un mille de la rivière Hudson. Tous deux fumaient en silence et semblaient ne s’occuper guère de la tempête qui hurlait dans les bois.

L’absence du feu par une nuit pareille indique que ces deux individus ont intérêt à ne point laisser deviner leur présence en ces lieux. Tous deux sont sauvages et appartiennent à la tribu des Agniers qui fait partie de la confédération iroquoise.

Le premier, qui est âgé de vingt-cinq à trente ans, a l’une de ces figures sur lesquelles se peignent l’astuce, l’audace et les passions les plus farouches. Son regard sombre, ses traits contractés, les exclamations de colère qu’il laisse fréquemment échapper, font voir qu’il n’a pas l’humeur des plus gaies et médite quelque coup dans l’ombre.

C’est le Loup-Cervier, le plus puissant chef des Agniers.

Le second, qui est frère du premier, est moins âgé que lui. La physionomie du Renard-Subtil — c’est ainsi qu’il s’appelle — ne dément pas le surnom qui lui a été donné. Son visage rusé est plus calme que celui du Loup-Cervier, et il semble ne penser à autre chose en ce moment qu’aux bouffées de tabac qu’il tire de son calumet et suit du regard.

Une heure s’écoula ainsi, après leur arrivée au lieu où nous les trouvons, sans qu’aucun des deux personnages adressât la parole à l’autre : enfin le Loup-Cervier, qui venait de fumer une troisième pipe, se leva et promena ses regards sur une plaine qui s’ouvrait au loin devant lui.

Les tourbillons de neige chassés par un vent impétueux fouettaient la cime des quelques arbres qui se trouvaient en cet endroit et dont les branches rudement secouées rendaient un son lugubre.

Le chef agnier semblait prendre plaisir à la contemplation des ravages de la tempête. Sa poitrine se dilatait, et à chaque rafale de l’ouragan, il aspirait bruyamment comme s’il eût voulu appeler à lui la fureur des vents déchaînés. Après être resté quelque temps immobile, il fit un signe au Renard-Subtil, qui se leva comme lui.

— Que mon frère regarde, dit le Loup-Cervier, et il étendit la main dans la direction de la rivière Hudson. Que voit mon frère ? demanda-t-il après quelques instants de silence.

— Des lumières qui se perdent dans la nuit, répondit l’autre.

— Sont-elles nombreuses ?

— J’en compte autant qu’il y a de jours d’une nouvelle lune à la suivante.

— Mon frère a le regard de l’aigle, reprit le Loup-Cervier ; et il s’assit tout en allumant une quatrième pipe.

Quand il en eut épuisé le contenu, opération qui dura bien un bon quart d’heure, il en secoua les cendres encore chaudes et déposa son calumet près de lui sur sa peau de bison.

— Que mon frère écoute, dit-il au Renard-Subtil.

— Mes oreilles sont aussi attentives que celles de la jeune fille quand la bouche d’un guerrier lui fait l’aveu de son amour.

— Le Renard-Subtil sait-il pourquoi je l’ai amené ici ?

L’autre répondit par un signe de tête négatif.

— Mon frère sait-il par quelle nation ont été allumés les feux qu’il voit non loin d’ici ?

Même réponse du Renard-Subtil.

— Dans un instant mon frère saura ces choses. Qu’il veuille seulement me dire s’il se souvient de Fleur-de-Mai.

— La jeune fille aux yeux d’azur dont la voix était aussi douce aux oreilles du Loup-Cervier que celle du rossignol au lever de l’aurore, et qui a été tuée par un visage pâle du Canada ?

— La même, reprit le Loup-Cervier, dont les mâchoires se contractèrent et dont les yeux lancèrent des éclairs d’une haine indéfinissable. Mon frère sait si je l’aimais, Fleur-de-Mai. Pour elle, j’aurais tout sacrifié ; j’aurais même abandonné la religion et les coutumes de mes ancêtres pour celles des visages pâles, si elle me l’avait demandé. Eh ! bien, mon frère sait que quelques jours avant l’époque où elle devait s’unir au Loup-Cervier pour habiter son wigwam, elle a été privée de la vie par une face pâle qui, aidé de plusieurs autres hommes blancs du Canada, attaquait notre village. Depuis le jour où Fleur-de-Mai a été déposée dans la terre, le cœur du Loup-Cervier s’est enveloppé de deuil et le sourire a déserté ses lèvres. Mais ce que mon frère ne sait pas, c’est que le puissant sorcier de notre tribu m’a dit que l’ombre de Fleur-de-Mai lui était apparue en lui demandant vengeance contre les visages pâles. Elle lui a dit qu’un parti de guerre d’hommes blancs du Canada allait attaquer les visages pâles leurs voisins et ennemis, et que sur les premiers devait retomber la vengeance du Loup-Cervier. Ayant appris cela, j’ai amené mon frère avec moi afin que nous allions tous deux reconnaître le nombre des ennemis, que nous attaquerons lorsqu’ils retourneront dans leur pays. Il vaut mieux attendre, pour les surprendre, qu’ils aient accompli leur expédition. Car alors ils seront moins sur leurs gardes s’ils sont vainqueurs, et s’ils sont vaincus, ils retraiteront sans ordre. D’ailleurs, laissons les visages pâles s’entredéchirer comme des loups affamés ; nous partagerons leurs dépouilles. Que mon frère me suive !

Ayant ainsi parlé, les deux frères se dirigèrent vers le camp des Canadiens.

Ces derniers, fatigués par une marche de plus de quinze jours à travers les bois, par les privations sans nombre qui étaient l’apanage des guerres d’alors, avaient établi leur camp au centre d’un bois de sapins et dormaient profondément. Quelques sentinelles dispersées dans le camp veillaient seules au salut de tous.

Au nombre des gardes se trouvait Thomas Fournier. Les deux mains appuyées sur le canon de son fusil, le regard rivé à terre, il paraissait insensible au bruit de la tempête et à la violence du vent qui s’engouffrait dans la clairière avec des hurlements sinistres.

Il y avait plus d’une heure qu’il était ainsi plongé dans de profondes méditations, quand il releva vivement la tête. Un bruit de branche cassée venait de frapper son oreille.

Il regarda autour de lui : tout était tranquille, et son compagnon de garde, qui veillait à quelques pas de lui, n’avait apparemment rien entendu qui pût éveiller son attention, car il restait nonchalamment appuyé sur son arme.

Le chasseur reprit sa position première, bien qu’ayant soin de jeter de temps en temps un regard scrutateur autour de lui.

Tout à coup, épaulant son arme d’un geste aussi prompt que la pensée, il fit feu sur une ombre qu’il venait d’apercevoir à quelque trente pas de lui.

Un cri de douleur répondit à la détonation qui mit tout le monde en émoi dans le camp. Suivi d’une vingtaine d’hommes, Thomas s’élança dans la direction où il avait tiré.

Bientôt une trace de sang apparut sur la neige.

— Le gibier est touché et n’ira pas loin, s’écria-t-il, en avant !

Et tous se mirent à courir dans la direction que prenait la traînée de sang.

Ce sang n’était autre que celui du Renard-Subtil, qui avait eu la poitrine traversée d’une balle. Le Loup-Cervier avait chargé le corps du blessé sur ses épaules et fuyait avec ce fardeau.

Mais, quand il entendit les cris de ses ennemis se rapprocher, il déposa le corps du Renard-Subtil sur la neige en s’écriant :

« Frère, descends en paix dans les plaines du Grand-Esprit. Si je n’avais pas une autre vengeance à accomplir, je te défendrais jusqu’à la mort contre ces chiens de visages pâles. Mais je dois vivre pour venger Fleur-de-Mai ainsi que toi, mon frère ! »

Les poursuivants n’étaient plus qu’à une cinquantaine de pas du Loup-Cervier.

Plusieurs coups de feu furent tirés sur le fugitif, qui y répondit par un cri de défi, et disparut dans un tourbillon de neige à l’entrée de la forêt. Cessant leur poursuite désormais inutile, les Canadiens s’arrêtèrent auprès du Renard-Subtil qu’agitaient les dernières convulsions de l’agonie.

Un Huron qui se trouvait là se baissa auprès du mourant et se mit en frais de lui enlever la chevelure.

Les Canadiens détournèrent la tête d’un geste de dégoût et reprirent le chemin du camp.

— Je serais bien surpris, se disait le vieux Thomas, si nous n’avions pas quelque bande de ces maudits Iroquois sur le dos à notre retour. Encore, si nous n’étions pas partis « un vendredi ! »

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER
M. DE MANTET EST FORCÉ DE MODIFIER
SON PREMIER PLAN

Nous retrouvons les Canadiens, le 8 février au soir, dans un bois à deux milles de Schenectady. Aucun des habitants du voisinage ne soupçonnait leur présence en ces lieux, tant les précautions des aventuriers avaient été bien prises.

Il y avait bien eu dans l’État de New-York, quelques rumeurs touchant l’expédition projetée ; mais on s’était moqué de cette entreprise, que l’on regardait comme encore à l’état de projet.

— Si ces enragés de Français, disait-on, se mettent dans la tête de venir nous attaquer, le froid, les difficultés et la longueur de la marche à travers les bois, auront raison d’eux avant qu’ils aient parcouru la moitié du chemin qui sépare nos établissements des leurs.

Nul ne se doutait donc en ce moment, à Schenectady, que les « enragés de Français » étaient campés à deux milles de la petite ville.

Les ombres nocturnes commençaient à s’épaissir et à s’étendre au-dessus de leurs têtes, quand les Canadiens s’arrêtèrent.

Comme M. de Mantet voulait attaquer Albany la nuit suivante, avant que la nouvelle de son arrivée se fût répandue, il avait résolu de ne donner que quelques heures de repos à ses gens. Par là, il aurait pu passer de nuit à Schenectady, pour n’être point aperçu des habitants de cette dernière place.

Il y avait à peine une demi-heure que les Canadiens s’étaient arrêtés, quand l’Aigle-Noir, le chef des alliés hurons, se dirigea vers une hutte où M. de Mantet prenait quelques moments de repos.

Quand le gentilhomme vit le Huron, un certain air de malaise se peignit sur ses traits. Il pressentait qu’il allait résulter quelque chose de fâcheux de leur entretien. Car il avait remarqué, depuis quelques jours, beaucoup d’hésitation parmi les alliés, qui, à mesure qu’on avançait, perdaient peu à peu l’enthousiasme qu’ils avaient manifesté lors du départ.

— Mon frère blanc est fatigué ? dit l’Aigle-Noir à M. de Mantet.

— Pas autant que mon frère l’Aigle-Noir paraît le croire, répondit M. de Mantet qui fit signe au chef de s’asseoir.

— Je viens vous demander, reprit le premier interlocuteur, après quelques instants d’un silence assez embarrassant pour tous deux, de convoquer un conseil composé des chefs blancs et de ceux de ma troupe que je choisirai. J’ai des choses importantes à dire à mes frères les visages pâles.

— C’est bien ! répondit M. de Mantet avec beaucoup de calme ; allez, convoquez un conseil de ceux de votre nation qu’il vous plaira d’y amener ; je vais prévenir mes officiers.

L’Indien sortit avec empressement de la hutte.

Un quart d’heure plus tard, une douzaine de Hurons et tous les officiers canadiens étaient réunis autour d’un feu allumé à l’écart. Thomas Fournier, en sa qualité de guide, était aussi présent. Quand ils furent tous rassemblés, on alluma solennellement la pipe, que l’on devait fumer à tour de rôle avant d’aborder la question. Car on ne discutait rien d’important, dans un conseil indien, avant d’avoir fumé le calumet de paix. C’était une cérémonie à laquelle il fallait bien se soumettre, bien qu’elle agaçât un peu les nerfs des Français, qui auraient mieux aimé en venir de suite au fait, sans avoir une demi-heure au moins à attendre patiemment que leur tour vînt pour fumer avec le calumet qui passait par la bouche de chacun des assistants.

— Vont-ils en finir ? murmurait entre ses dents Thomas Fournier, qui devait tirer les dernières bouffées de l’instrument sacré. Comme si on ne pouvait jaser entre amis sans fumer auparavant pendant une demi-heure. Bande de chenapans ! ils ont la figure longue comme si on leur avait coupé les oreilles ; pour ma part, je n’attends rien de bon de ces sournois-là.

Il achevait ces réflexions peu charitables quand la pipe lui arriva toute empreinte des traces laissées par les lèvres de ceux qui l’avaient précédé dans l’opération obligatoire. Sans s’inquiéter des murmures des Hurons qui le regardaient faire, il essuya le tuyau de la pipe du revers de sa manche et se mit à aspirer gravement la fumée du tabac qu’il devait consumer jusqu’à la dernière parcelle.

Quand le vieux guide eût fini, l’Aigle-Noir se leva et s’adressant à M. de Mantet :

— Mon frère est-il toujours dans l’intention d’attaquer Albany ?

— Plus que jamais, répondit celui auquel il s’adressait.

— Mais mon frère est-il sérieux quand il dit vouloir attaquer une ville populeuse comme celle-là avec un aussi petit nombre d’hommes ?

Ici, Thomas Fournier fit une grimace très significative. M. de Mantet lança un regard de dédain à l’Aigle-Noir :

— Chef, lui dit-il, nous ne sommes pas venus jusqu’ici dans l’unique intention de chasser des lièvres et des perdrix, comme nous l’avons fait sur la route pour nous nourrir. Vous devez assez connaître les Français pour savoir qu’ils ne sont point hommes à reculer devant les obstacles, et qu’une fois leur détermination prise, ils vont droit au but sans s’inquiéter des dangers.

— Je sais que les visages pâles sont braves, reprit l’Indien, mais mes frères sont jeunes encore ; leurs cheveux n’ont point, comme les miens, blanchi dans le sentier de la guerre et…

— Ainsi, interrompit M. de Mantet dont le sang s’échauffait et qui voyait bien où le Huron voulait en venir, vous désapprouvez notre projet d’attaquer Albany, projet qui vous plaisait tant lors du départ ?

— Mon frère est jeune et son sang est bouillant ; s’il avait plus d’expérience, il ne s’impatienterait pas si vite.

Le commandant français se mordit les lèvres jusqu’au sang en recevant ce compliment peu flatteur devant ses officiers.

Pendant le silence qui suivit ces paroles, aucune émotion ne se trahissait sur les figures indiennes. Au contraire, les jeunes Canadiens commençaient à perdre patience.

Thomas Fournier, qui venait d’allumer sa pipe, se disait que ça commençait à mal tourner. Peut-être pensait-il aussi au départ qui avait eu lieu « un vendredi. »

Ce fut M. de Mantet qui reprit le colloque un instant interrompu.

— Vous vous repentez donc, dit-il, d’être venus avec nous ?

— Mes frères blancs savent, répondit le chef, que la nation huronne a toujours été l’alliée fidèle des visages pâles du Canada. Que mon frère ne croie donc point que c’est lâcheté ou trahison si nous trouvons téméraire d’aller attaquer la ville contre laquelle il veut nous conduire. Si nous désapprouvons aujourd’hui ce que nous trouvions bon il y a quelques jours encore, c’est que nous savons aujourd’hui des choses que nous ignorions alors. La fatigue diminue les forces, et l’ardeur s’en va quand vient la faiblesse. Or, mon frère a dû remarquer que les hommes de notre parti de guerre sont épuisés par la fatigue. Comment donc oser s’attaquer à plusieurs mille hommes avec un petit nombre de guerriers dont les membres sont épuisés par les privations de tout genre que nous avons éprouvées durant notre marche à travers les grands bois ?

— Vous nous abandonnez donc ? s’écria-t-il.

— Mon frère se trompe encore. Seulement, nous pensons qu’il vaut mieux nous contenter d’attaquer la bourgade dont nous apercevons d’ici les lumières. Nous l’envahirons cette nuit même si nos frères le désirent.

Un murmure désapprobateur des Canadiens accueillit ces paroles. M. de Mantet le fit cesser d’un regard et demanda au chef de le laisser conférer un instant avec ses officiers ; ce à quoi l’Indien consentit aussitôt en grimaçant un sourire.

Les Canadiens, dont l’espérance de frapper un grand coup sur leurs ennemis venait de s’évanouir par la décision subite et inattendue de l’Aigle-Noir, étaient exaspérés. Dans le premier moment de leur excitation, ils voulaient rompre complètement avec les alliés et marcher seuls contre Albany.

Mais leur commandant, qui était plus maître de lui-même et par conséquent plus en état de juger sainement de l’état des choses, leur représenta qu’il valait mieux encore accepter l’offre des alliés que de tout perdre par trop de promptitude et d’audace.

— Puisqu’il faut nous borner, disait-il, à attaquer un bourg au lieu d’une ville, nous compenserons cette différence par de plus sanglantes représailles. Les habitants de Corlar (c’est ainsi que les Français nommaient Schenectady) payeront doublement pour ceux d’Albany.

Après une vive discussion entre les Canadiens et les Hurons, on s’entendit enfin et les propositions de ces derniers furent acceptées bien qu’à regret.

Une heure après, la troupe se mettait en marche. La nuit était sombre, la neige tombait à gros flocons et le vent commençait à secouer les branches des arbres chargées de givre. Tout allait à souhait pour favoriser une surprise nocturne, et chacun était assuré du succès.

Le lieu du campement redevint bientôt désert. Quelques cendres fumantes et quelques tisons à demi éteints, que le souffle de la bise ranimait par instants, témoignaient seuls que là venait de camper une troupe d’hommes.

CHAPITRE II
ÉVA

Schenectady, ou Corlar, si l’on aime mieux lui conserver le nom par lequel le désignaient les Français, était un bourg situé à dix milles au nord-ouest d’Albany. Ses quatre-vingts maisons étaient renfermées dans une enceinte en forme de parallélogramme et percée de deux portes.

Les Canadiens et les Hurons venaient de laisser leur campement.

Il est passé neuf heures. La plupart des habitants, se livrant au sommeil, reposent paisiblement, bien loin de penser que l’ange de la mort plane en ce moment au-dessus d’eux et choisit les victimes qui doivent périr durant cette nuit terrible. Telle est leur confiance, ou plutôt leur imprudence, qu’il n’y a point de gardes aux portes de la place. Fatale imprévoyance que le plus grand nombre des habitants du lieu vont payer de leur sang !

À l’extrémité sud du bourg s’élevait alors une maison assez élégante et séparée de quelques centaines de pas des autres habitations.

Comme à cette heure, où tout semble dormir dans le bourg, une lumière se laisse voir à travers les volets mal fermés et que vous vous sentez peut-être quelque disposition à connaître les personnes qui habitent cette demeure isolée, entrons-y pour un moment, quitte ensuite à passer pour indiscret.

L’intérieur de la maison annonce tout d’abord l’élégance, le bien-être. Dans l’appartement éclairé d’où provient la lumière que nous venons d’apercevoir du dehors, se trouvent deux femmes, l’une au déclin, l’autre au début de la vie.

La première, que son costume peu recherché fait reconnaître pour la servante de l’autre, est assise auprès de la cheminée où pétille un bon feu. Le tricot qu’elle tient n’a pas l’air d’avancer bien vite dans ses mains que l’âge a rendues tremblantes. Elle interrompt à chaque instant son ouvrage pour jeter un regard plein de bonté sur la jeune fille assise auprès d’elle.

Cette dernière, qui peut avoir dix-huit ans (âge où les rêves des jeunes filles ont souvent des moustaches), s’accoude sur une table.

Devant la jeune personne est ouvert un livre sur lequel ses yeux bleus errent avec distraction. Son visage plaît, charme au premier coup d’œil ; on y remarque de suite un air de noble fierté, tempéré par une légère teinte de mélancolie. Quelques boucles de ses abondants cheveux blonds s’échappent furtivement de dessous un charmant petit bonnet qui a l’air de ne pouvoir se résoudre à cacher entièrement la luxuriante chevelure sur laquelle il a la faveur de reposer coquettement.

Des joues plutôt pâles que roses ; des lèvres vermeilles, encore vierges d’un baiser d’amour ; une peau veloutée sous laquelle la vie doit circuler à flots limpides ; une taille qui pourrait tenir entre dix doigts et flexible comme la tige d’une fleur balancée par une légère brise de mai ; deux petites mains potelées qui feraient le désespoir du peintre ayant à les reproduire sur la toile : voilà pour l’ensemble des traits et des formes de notre nouvelle connaissance.

Cette jeune personne se nommait Éva Moririer. Ses parents étaient Français ; mais comme son père était calviniste, il avait été forcé de s’expatrier lors de la révocation de l’édit de Nantes, et était venu chercher en Amérique un asile qui lui assurerait la pratique de sa religion.

La mère d’Éva était catholique et avait décidé son mari à ce que leur fille fût élevée dans la religion maternelle. Ses parents étaient morts un peu plus d’un an avant le jour où nous l’introduisons au lecteur, laissant une honnête aisance à leur fille unique. Le coup fut violent pour la jeune orpheline, qui depuis vivait retirée avec la vieille Charlotte, sa servante.

Évidemment, le livre qui est ouvert devant les yeux d’Éva n’attire que médiocrement son attention. Elle a plutôt l’air d’écouter le bruit que fait la neige crépitant sur les vitres et celui du vent qui s’engouffre par rafales dans la cheminée de l’appartement où elle se trouve.

En effet, quoi de plus mélancolique que ces longues soirées d’hiver, quand les fenêtres de nos demeures s’agitent sous les efforts d’un vent violent qui siffle sur tous les tons, expire comme le râle d’un mourant qui se débat contre l’agonie et dont les soupirs plaintifs font penser aux gémissements de ces âmes en peine des vieilles légendes ?

— Mon Dieu ! que ces hurlements du vent me font mal ! s’écria tout à coup la jeune fille, qui frissonna malgré elle, comme une rafale de vent, plus violente que les autres, venait de descendre en gémissant le long des parois intérieures de la cheminée.

La bonne vieille Charlotte, dont les propensions somnolentes étaient favorisées par le long silence qu’avait jusqu’alors gardé sa maîtresse, et dont la tête vénérable oscillait sur son cou amaigri, se redressa subitement à l’exclamation poussée par la jeune fille.

— Qu’avez-vous donc, Mademoiselle Éva ? lui demanda-t-elle d’un air inquiet.

— J’ai peur ! répondit celle-ci, dont les yeux se promenèrent avec inquiétude autour de la chambre. Je suis triste ce soir et j’éprouve je ne sais quel malaise ; il me semble qu’un malheur imprévu nous menace.

— Allons donc, allons donc, reprit la servante, ne vous laissez point impressionner ainsi. Vous avez sans doute lu, ce soir, quelque histoire de revenant qui, jointe à cette musique ennuyeuse que nous fait le vent, vous cause de vaines frayeurs. Allons, laissez-moi ce livre et couchez-vous promptement. Le sommeil va bientôt tout dissiper cela.

Éva se rendit à l’avis de sa ménagère et, quelques instants après, elle avait gagné son lit.

Mais son sommeil fut troublé par les rêves les plus bizarres et les plus fatigants. Des hommes à figures effroyables dansaient devant elle. Elle essayait de se dérober à leurs mains rougies de sang qui cherchaient à la saisir. Puis, ces spectres, se tenant tous par la main, commençaient autour d’elle une horrible danse ronde. Leurs rires de démons, leurs regards de feu, leurs mains sanglantes la poursuivaient partout où elle essayait de se réfugier.

Elle parvenait, dans son rêve, à ouvrir une fenêtre ; mais à peine se penchait-elle pour s’élancer au dehors, qu’un des hideux fantômes la saisissait par les cheveux et la rejetait au milieu de l’horrible cercle qui recommençait à tourner avec une vélocité diabolique.

Tout à coup elle fut réveillée en sursaut par une clameur immense qui s’éleva de la rue et domina le bruit de la tempête. Comme elle se jetait en bas de son lit, plusieurs éclairs, suivis d’autant de détonations, déchirèrent soudainement le sombre manteau de la nuit, tandis que la porte de la maison s’ébranlait sous de furieux coups de hache.

— Mon Dieu ! ayez pitié de nous ! s’écria Éva, qui tomba évanouie dans les bras de sa vieille ménagère, accourue auprès de sa maîtresse.

CHAPITRE III
CHARLES DUPUIS SE DESSINE

Celui qui, le 8 février au soir, aurait été placé en observation et aurait jeté ses regards par-dessus les palissades qui entouraient Schenectady, aurait pu voir, même à travers les tourbillons de neige, une masse noire s’agiter, ramper et s’étendre autour du bourg endormi. Son oreille aurait saisi des rumeurs confuses, de vagues murmures que le vent emportait.

Cette masse qui s’agitait presque sans bruit et entourait la ville d’un cercle sinistre, c’étaient nos deux cents Canadiens et Sauvages. Ils s’étaient bientôt aperçu que les habitants n’avaient point mis de sentinelles aux portes pour veiller à la sûreté commune ; aussi cernaient-ils la place pour y entrer par les deux extrémités. Ces murmures entrecoupés étaient les ordres que les officiers de chaque détachement donnaient à leurs hommes.

Quand la troupe commandée par M. de Sainte-Hélène fût arrivée à la porte opposée à celle près de laquelle M. de Mantet s’était arrêté, M. de Sainte-Hélène poussa un cri assez prolongé. Ce signal, que toute personne inattentive eût confondu avec les sifflements du vent, fut entendu de M. de Mantet, qui pénétra aussitôt dans la place tandis que l’autre détachement exécutait de son côté la même manœuvre.

Celui des habitants du bourg auquel il aurait été donné de voir en ce moment les assaillants, aurait cru être le jouet d’un songe affreux.

En effet, il devait être effrayant à voir ces hommes se glissant silencieusement dans les rues comme des fantômes et tout couverts de frimas. On aurait dit une légion d’esprits des ténèbres faisant une ronde nocturne.

L’ouragan qui redoublait de force et semblait par là favoriser singulièrement les Canadiens, couvrait le bruit de leurs pas et de leurs armes.

Quand le dernier homme du détachement de M. de Mantet eut dépassé la porte, celui-ci commanda la halte. Au même instant un cri, moins fort que le premier et plus rapproché, se fit entendre à l’autre bout de la place. C’était M. LeMoine de Sainte-Hélène avertissant le commandant qu’il était entré dans la place sans rencontrer d’obstacles.

M. de Mantet eut à peine entendu ce second signal qu’un sourire étrange illumina ses traits.

— Amis, s’écria-t-il en se tournant vers ses compagnons, voici l’heure des représailles ! En avant ! tout est pour nous !

Il tira en l’air un coup de pistolet. Au bruit de la détonation, les Canadiens et les Sauvages des deux détachements poussent une horrible clameur qui s’élève au-dessus du bruit de l’ouragan. Puis, tous se ruent avec furie sur les demeures des habitants endormis.

Quand on soulève le voile de la période de sang et de deuil qui enveloppa notre patrie à son berceau, quand la souvenance de tant de sang versé en représailles de part et d’autre passe lugubre devant les yeux, on se sent le cœur serré à la mémoire de ces temps orageux.

Laissons pour quelque temps le gros de l’expédition pour suivre une dizaine d’hommes qui se précipitent à pas de charge vers la maison habitée par Mlle Éva Moririer.

Charles Dupuis est à la tête de ce petit détachement. L’Aigle-Noir ainsi que Thomas Fournier, qui suit son maître comme s’il était son ombre, sont à ses côtés. Le vieux coureur des bois, qui fait d’énormes enjambées et jure comme un païen, n’a plus l’air de se souvenir d’être parti un vendredi.

— Enfonce-moi cette porte, Thomas, s’écria Charles qui venait d’arriver en face de la maison isolée. Mais encore une fois, vous autres, respectez les femmes et les enfants, et réservez vos coups pour ceux que vous trouverez les armes à la main.

Il avait à peine fini de parler que la hache de Thomas Fournier commençait son œuvre de destruction. Comme le brave homme y allait de bon cœur, sa besogne fut terminée en moins de temps que nous mettons à le dire ; et les verrous cédant sous ses coups redoublés, l’entrée fut bientôt libre. Alors Charles Dupuis s’élança en avant, le pistolet au poing et le poignard entre les dents.

Mais il eut à peine fait quelques pas dans l’obscurité, qu’il reçut un coup violent sur la tête, et s’affaissa sur lui-même. Le vieux Thomas poussa un cri de rage en voyant tomber son jeune maître, rejoignit en deux bonds une forme noire qu’il avait vu s’agiter dans l’ombre, et saisissant son fusil par le canon, il lui administra un furieux coup de crosse. L’individu ainsi frappé roula sur le sol en poussant un profond gémissement

Quand Charles Dupuis, qui n’était qu’étourdi, revint à lui, une lumière, que s’était procurée l’un de ses hommes, lui permit de reconnaître le lieu où il se trouvait et les êtres qui l’habitaient.

À deux pas de lui gisait, dans une mare de sang, la vieille servante d’Éva. Elle avait voulu défendre l’entrée de l’appartement de sa maîtresse, et, armée d’un gourdin, elle en avait frappé le jeune officier d’une main assez ferme, malgré son âge. Mais le coup de crosse que lui avait appliqué Thomas Fournier avait mis fin au dévouement et à la vie de la généreuse femme.

Charles Dupuis se remit tout aussitôt sur pied, et voyant l’Aigle-Noir occupé dans un coin à garrotter une femme, il s’approcha. Quand ses regards tombèrent sur Éva, il resta stupéfait. La pâleur répandue sur le visage de la jeune femme, la frayeur à laquelle elle était en proie, ne servaient qu’à la rendre plus belle. Les boucles soyeuses de sa chevelure en désordre inondaient ses blanches épaules et les voilaient à demi.

Le jeune officier fut tiré de sa muette contemplation par ces paroles de l’Aigle-Noir :

— La vierge pâle sera un bel ornement pour le wigwam du chef ; elle sera sa femme.

— Arrière, brute ! s’écria Charles, qui arma l’un de ses pistolets et ajusta l’Indien. Je te tue comme un chien, si tu ne laisses cette jeune fille et ne t’éloignes promptement d’ici.

— Quels droits mon frère a-t-il sur la vierge pâle qui est ma prisonnière ? demanda le sauvage.

— Je n’ai point de compte à te rendre, répliqua Charles, qui appuya le canon de son arme sur la poitrine du chef. Mais celui-ci, prompt comme l’éclair, releva le pistolet de sa main gauche, tandis que sa droite tirait de sa ceinture un couteau à scalper. Il allait en frapper celui qui venait si subitement déranger ses plans, quand il fut rudement saisi par derrière, pirouetta sur lui-même et alla tomber au fond de la chambre.

Quand il se releva, son bras droit pendait inerte à son côté. Thomas Fournier le lui avait presque disloqué d’un tour de main. Se voyant vaincu, le Huron s’éloigna en grommelant des menaces, et s’élança dans la rue en jetant un regard haineux aux deux Canadiens.

Cependant, Charles s’était agenouillé auprès de la jeune fille qui s’était évanouie — après avoir eu soin cependant de donner un regard de gratitude à son généreux protecteur — et dénouait les liens qui serraient à les broyer les frêles poignets de la jeune personne.

Voyant ses autres compagnons occupés au pillage de la maison, le jeune homme se débarrassa de sa lourde capote, en enveloppa sa jolie captive, et, saisissant ce léger fardeau dans ses bras, il s’élança au dehors en faisant signe à Thomas Fournier de le suivre.

À peine eurent-ils fait quelques pas qu’ils rencontrèrent un officier canadien, M. de Montigny, qui venait d’être blessé grièvement et que deux hommes soutenaient.

Charles l’ayant reconnu s’approcha :

— Comment ! avez-vous donc été blessé ? demanda-t-il à son ami.

Celui-ci allait répondre quand la douleur que lui causait sa blessure le fit s’évanouir.

— Entrons-le ici, dit l’un des hommes qui le portaient, en désignant la maison la plus proche. Si les gens qui demeurent ici se montrent raisonnables, ils n’auront point à s’en repentir. Vieux Thomas, dit-il à notre ex-matelot, fais-moi donc le plaisir d’enfoncer cette porte ; car, si nous attendons qu’elle nous soit ouverte, notre officier a le temps de descendre sa garde.

Trois coups de hache firent l’affaire, et le blessé fut entré dans la maison. Charles Dupuis suivait avec Éva, et Thomas Fournier fermait la marche.

— Il fait noir ici comme dans l’antre du diable, s’écria Thomas qui se mit à battre le briquet. S’étant procuré de la lumière, il aperçut une femme âgée et ses six filles blotties dans un coin et plutôt mortes que vives.

— Allons, allons, mes belles, leur dit-il, il ne vous sera fait aucun mal, si vous nous aidez à soigner cet officier blessé et à ranimer cette demoiselle qui a, ma foi, eu plus de raisons que vous d’avoir peur ! Allons, dépêchez-vous, que diable, où je vous jette par la fenêtre !

Les pauvres femmes, dont la peur paralysait les mouvements, se mirent en frais de lui obéir.

— Thomas, dit alors Charles à son serviteur, je te confie la garde de cette malheureuse enfant. Aies-en soin comme de la prunelle de tes yeux. S’il lui arrive la moindre chose, sur mon âme, tu en répondras. Moi, je m’en vais chercher ma part du combat ; car, à en juger par le vacarme qui se fait non loin d’ici, nos amis ont en ce moment une rude besogne.

Il partit en courant.

La lueur de l’incendie qui dévorait déjà plusieurs maisons, le bruit des armes et les cris des combattants, lui apprirent bientôt où l’on se battait, et il s’élança dans la direction d’où provenait le tumulte.

CHAPITRE IV
CE QUI SE PASSAIT À SCHENECTADY
DANS LA NUIT DU 8 FEVRIER 1690

Nous avons laissé M. de Mantet à l’entrée de la ville. Au signal qu’il avait donné, ses hommes avaient commencé leur œuvre de destruction, en forçant les portes, massacrant ceux qui leur opposaient résistance, et livrant ensuite leurs habitations aux flammes.

Comme les habitants étaient surpris dans les bras du sommeil, les assaillants ne rencontrèrent d’abord que peu de résistance et saccagèrent, dans l’espace d’une demi-heure, plus de la moitié des habitants de la place, ne laissant derrière eux que ruines, épouvante et mort.

M. d’Ailleboust de Mantet se trouvait à la tête d’une cinquantaine d’hommes (les autres s’étant dispersés de côté et d’autre), quand il arriva auprès d’une maison de pierre à deux étages dont les volets étaient fermés, et à l’intérieur de laquelle tout semblait dormir. Trompé par ce calme apparent, le commandant s’avança à la tête de sa troupe, sans beaucoup de précautions, pour faire subir à cette habitation le même sort qu’aux autres. Les assaillants n’en étaient plus qu’à une quinzaine de pas, quand les volets de cette demeure, si paisible en apparence, s’ouvrirent subitement pour livrer passage à une furieuse décharge de mousqueterie qui tua et blessa plusieurs Canadiens. Ces derniers, se voyant surpris, poussèrent des cris de rage et bondirent en avant. Mais une seconde décharge, plus meurtrière encore que la première, les arrêta dans leur course. C’est alors que fut blessé M. de Montigny.

— Il ne sert à rien de nous faire hacher ici, cria M. de Mantet d’une voix tonnante ; mettons-nous un instant à l’abri des projectiles derrière cette maison, à quelques pas de nous. Je vais envoyer des hommes par la ville afin de ramener les autres. Quand M. de Sainte-Hélène nous aura rejoints, nous ferons le siège en règle de la place.

Alors, suivi de ses gens, il rétrograda jusqu’au lieu qu’il leur avait mentionné.

Bientôt après, M. Lemoine de Sainte-Hélène, instruit de ce qui venait de se passer, arrive à son secours, amenant avec lui une vingtaine de Canadiens et une cinquantaine de Hurons. Plusieurs retardataires vinrent renforcer le gros de l’expédition et M. de Mantet se trouva avoir environ cent cinquante hommes à ses ordres.

Lorsque les armes furent chargées et les hommes alignés, le commandant — ayant à ses côtés MM. Lemoine de Sainte-Hélène, LeMoine d’Iberville, LeBert du Chêne et d’Arpentigny — donna le signal de l’attaque. Tous partirent comme un trait en poussant des cris en comparaison desquels les hurlements de l’ouragan étaient des sons harmonieux.

C’est alors que Charles Dupuis rejoignit ses compagnons et vint se placer à côté des jeunes gentilshommes dont nous venons de mentionner les noms.

Assaillis comme la première fois par une volée meurtrière, les Canadiens n’en arrivèrent pas moins jusqu’au pied de la maison fortifiée sans rompre leurs rangs.

Ce nouveau genre de fort était défendu par une soixantaine d’hommes désespérés et résolus à se faire massacrer jusqu’au dernier plutôt que de se rendre. Bien qu’en nombre inférieur, leur position était cependant, pour le moment, plus avantageuse que celle des Canadiens. Derrière les murailles où les coups de ces derniers ne pouvaient les atteindre, ils faisaient pleuvoir sur eux une grêle de projectiles de toutes sortes. Les assiégés s’étaient retranchés dans le second étage, les volets en fer du premier étant hermétiquement clos avec des barres de même métal ; tandis que l’unique porte de chêne qui fermait l’entrée de la maison était solidement verrouillée et barricadée.

Les assiégeants étaient ainsi exposés au feu de leurs ennemis, sans pouvoir les atteindre, depuis près d’un quart d’heure, quand un cri de triomphe, poussé par ceux qui étaient près de la porte, annonça qu’elle venait de céder. Au même instant, une seconde exclamation joyeuse qui venait d’en arrière fit tourner la tête aux assaillants. C’était un Canadien qui apportait une échelle.

— Arrêtez un instant, cria M. de Mantet d’une voix qui fut entendue de tous. Que les vingt meilleurs tireurs s’approchent, continua-t-il sur un ton moins élevé. Bien, mes gars ! soyez prêts à faire feu quand l’échelle sera appliquée sur le bas de cette fenêtre du second étage. Comme les assiégés vont probablement ouvrir les volets pour repousser l’échelle, faites feu sur eux tous à la fois et visez juste. Que ceux qui sont près de la porte attendent que quelques-uns des nôtres soient entrés par la fenêtre au moyen de l’échelle. Allons ! ferme, et ils sont à nous !

Ces ordres furent donnés avec un admirable sang-froid et exécutés de même. Le premier qui s’élança sur l’échelle fut Charles Dupuis ; une dizaine d’hommes le suivaient de près.

La tête de Charles était presque à la hauteur du bas de la fenêtre quand les volets qui la défendaient s’ouvrirent avec fracas. Mais au même instant vingt coups de feu, habilement tirés, partirent d’en bas et mirent hors de combat ceux des assiégés placés à l’embrasure de la fenêtre. Charles entendit les balles siffler à ses oreilles et sauta intrépide en dedans de la place. Un instant il fut seul et échappa comme par miracle aux coups sans nombre dirigés contre lui. Le sabre d’une main, un pistolet de l’autre, il était beau à voir notre héros, la figure noircie de poudre et les yeux semblables à deux charbons ardents. Chacun de ses coups portait la mort. Bientôt rejoint par quelques hardis Canadiens, il se mit à leur tête et força les assiégés à reculer jusqu’à la tête d’un escalier qui communiquait avec le premier étage. En ce moment, ceux qui étaient restés dans la rue près de la porte achevèrent d’enlever les objets à l’aide desquels on l’avait barricadée et commencèrent à gravir les degrés de l’escalier.

Les assiégés, pris alors entre deux feux, se défendirent avec la rage du désespoir. Ils voyaient bien que tout était fini et que la dernière action qu’il leur restait à faire était de bien mourir.

Alors commença l’une de ces effroyables luttes où l’homme emporté, exalté, n’a plus l’instinct de la conservation et cherche à frapper, à frapper toujours sur ce qui s’oppose à ses efforts.

Ce fut une épouvantable mêlée, une horrible boucherie. On n’entendait que le bruit des casse-tête qui fracassaient les crânes, que le râle de ces mourants sublimes, que les dernières imprécations qu’ils lançaient, en expirant, à leurs vainqueurs.

Une demi-heure après, cette tuerie finissait par la mort du dernier des assiégés.

Les assaillants étaient vainqueurs, mais leurs pertes étaient considérables. Plus de trente Canadiens et sauvages étaient tués ou blessés.

On incendia la maison et le feu acheva bientôt ceux auxquels le fer avait laissé un souffle de vie. Les vainqueurs continuèrent ensuite leur œuvre dévastatrice.

« Deux maisons seulement furent épargnées, dit M. Garneau dans son Histoire du Canada, celle où l’on avait transporté M. de Montigny et celle du Capitaine Sander, dont l’épouse avait autrefois généreusement accueilli quelques prisonniers français. Une soixantaine de vieillards, de femmes et d’enfants échappèrent à la première furie des assaillants ; vingt-sept furent amenés en captivité. Les autres se sauvèrent à moitié nus vers Albany. »

Ce que ces pauvres créatures souffrirent durant cette nuit terrible, au milieu des tourbillons de neige et par un froid intense, dut être épouvantable. Vingt-cinq de ces malheureuses victimes se gelèrent des membres dans leur fuite.

Quelques heures plus tard, les Canadiens et leurs alliés ayant reformé leurs rangs éclaircis par la lutte de la nuit, se mirent en marche pour revenir en Canada.

À l’arrière-garde marchaient Charles Dupuis et Thomas Fournier ; le premier portant dans ses bras quelque chose qui avait la forme d’un être humain.

La tempête avait cessé, tout dans la nature avait un calme effrayant. Les lueurs incertaines de l’incendie qui achevait de consumer les dernières maisons de Schenectady, jetaient une lumière blafarde sur les lieux d’alentour. La lune se montra un instant entre deux nuages ; puis, comme effrayée à la vue de tant de ruines et de carnage, elle disparut aussitôt derrière un rideau de sombres vapeurs.

Quand les Canadiens eurent fait environ une demi-lieue, ils se retournèrent et ne virent plus, à la place du bourg qui existait quelques heures auparavant, que des lueurs douteuses et fugitives se confondant avec les pâles clartés de l’aurore qui doraient l’horizon. Les victimes de Lachine étaient vengées.

SECONDE PARTIE

CHAPITRE PREMIER
CHARLES ET ÉVA — LA RETRAITE

Six jours se sont écoulés depuis que nous avons laissé les Canadiens contemplant une dernière fois Schenectady en ruines. Nous les rencontrons, le quatorze février au soir, campés au même endroit où le Loup-Cervier était venu les reconnaître, et près du lieu où le Renard-Subtil avait succombé. Il est dix heures, il fait froid ; l’astre des nuits brille au ciel et fait étinceler, comme autant de diamants, les parcelles de neige qui crient sous les pas des sentinelles. L’ombre des astres, agrandie par l’effet de la lumière, tache seule la blancheur du manteau qui couvre la terre.

Tout est silencieux dans le camp. Le bruit des pas des sentinelles, qui marchent sans relâche dans les limites que leur donne la consigne, pour prévenir l’engourdissement de leurs membres, les hurlements lointains des loups dans les bois, le pétillement des feux autour desquels dorment les soldats fatigués, éveillent seuls les échos de la solitude.

Harassés par la marche sur une neige molle et cédant continuellement sous leurs pas, épuisés par une nourriture insuffisante, les Canadiens dorment profondément autour des brasiers. Le sommeil diminue leurs souffrances, ils y trouvent un refuge temporaire contre la faim qui commence à les tourmenter.

Il y a cependant, à part les gardes, deux personnes qui veillent dans le camp. La première est une jeune fille. Enveloppée dans une peau de vison, à demi couchée sous une hutte de branchage, les pieds placés auprès du feu, elle n’a pas l’air de trop souffrir du froid. Tantôt son œil rêveur suit la marche silencieuse de la lune, tantôt il s’abaisse et s’attache sur un jeune homme assis à quelques pas d’elle sur le tronc d’un arbre renversé.

Celui-ci, qui se sent bien l’objet de l’attention de la jeune personne, feint cependant de ne point s’en apercevoir, et ses regards sont rivés sur la route azurée avec une ténacité qui laisserait presque croire que les étoiles qui y brillent sont les premières qu’il contemple.

Bien peu de mots avaient été échangés entre les deux jeunes gens depuis la nuit terrible où leur destinée les avait fait se rencontrer. Charles avait été plein de prévenances pour Éva Moririer, veillant à ce qu’elle ne manquât de rien, l’entourant des soins les plus délicats, et la portant bien souvent dans ses bras quand les pieds fatigués de la pauvre enfant refusaient de la supporter.

Il fallait choisir entre l’abandonner sur la route où elle serait morte de faim et devenue la proie des loups, ou la porter comme le faisait Charles. Ce dernier parti fut considéré comme le plus sage.

Éva avait été très sensible aux égards de Charles, mais elle n’en avait presque rien laissé paraître, ne lui adressant que quelques mots de remerciements. Elle dissimulait si bien que le jeune homme ne savait trop s’il était haï ou estimé : tant ceux qui débutent dans l’amour sont souvent aveugles.

Le soir où nous le revoyons, il était bien rêveur, pour ne pas dire triste. Depuis trois ou quatre jours, il sentait en lui-même quelque chose de nouveau ; des sentiments jusqu’alors inconnus l’agitaient. Il ne savait à quoi les attribuer et ne pouvait les définir. Qu’était-ce donc ? Thomas Fournier va nous le dire.

Telle était la profondeur de la méditation du jeune homme, qu’il n’entendit point le vieux Thomas qui, couché à quelques pieds de lui, venait de se mettre sur son séant et lui disait : — Le temps se barbouille, monsieur Charles, les nuages s’amassent, le vent augmente ; nous allons avoir du gros temps cette nuit.

— Allons, grommela le vieux guide, le jeune maître a l’oreille dure ce soir ; il n’a pourtant pas coutume d’être si distrait. Je gage que ces diables de petits yeux bleus qui sont en ce moment braqués sur lui lui ont tourné la tête. Voilà ce que c’est que la jeunesse ! Et dire qu’il faut presque toujours finir par en passer par là !

Et le bonhomme se recoucha. Bientôt un ronflement sonore et régulier annonça qu’il était fort bien disposé à rêver en dormant, s’il ne l’était pas à le faire en veillant.

Charles fut bientôt arraché à ses réflexions par la voix d’Éva qui l’appelait. Apparemment que le son de cette voix avait pour lui quelque chose de plus attrayant que celui de son compagnon, car il lui fit immédiatement tourner la tête.

— M’avez-vous appelé, Mademoiselle ? dit-il à Éva.

— Oui, Monsieur Dupuis, approchez-vous que nous causions.

Le jeune officier, qui ne demandait pas mieux, vint se placer auprès d’elle, après avoir jeté quelques morceaux de bois dans le brasier le plus proche. La lueur du feu illuminait ses nobles traits empreints d’une mélancolie profonde. Ses yeux, qui semblaient fuir ceux d’Eva, se remirent à errer dans l’espace.

Il s’aperçut alors que le ciel se couvrait de nuages ; les étoiles disparaissaient peu à peu sous l’obscur rideau qui s’étendait devant elles, et bientôt le disque argenté de la lune s’évanouit à son tour derrière certains nuages grisâtres qui couraient çà et là, dans l’espace.

— Dites-moi donc, Monsieur, reprit Éva, dans quel but vous m’avez amenée avec vous ?

— Mademoiselle, répondit Charles, plusieurs raisons, que vous approuverez lorsque vous les aurez connues, m’ont engagé à agir comme je l’ai fait. D’abord, souvenez-vous des paroles du chef huron lorsqu’il vous garrottait. Le tremblement nerveux qui vous agite en ce moment m’indique suffisamment que vous connaissez bien quel sort vous était réservé si je ne vous avais tirée des mains du brutal Indien. Vous seriez maintenant la femme de l’Aigle-Noir !

— Je sais, Monsieur, que je dois tout à votre généreuse intervention : mais pourquoi ne m’avez-vous point laissée à Schenectady ?

— À Schenectady ! Mademoiselle ; mais il n’existe plus !

— C’est vrai, murmura Éva d’un ton amer, vous y avez tout détruit !

— Vous nous reprochez, Mademoiselle, la destruction du bourg où vous habitiez ; cette action vous paraît bien inhumaine. Elle n’a pourtant été qu’une juste représaille des atrocités commises à Lachine l’année dernière et qui ont été causées par les incitations de vos compatriotes. Que voulez-vous ? à nous aussi, Canadiens, les liens du sang sont chers. Il est aussi douloureux pour nous de voir brûler nos habitations et massacrer nos proches. Notre vengeance a été terrible, c’est vrai ; mais qui en est la cause ?… Mais je reviens aux raisons qui m’ont déterminé à vous amener avec nous. Que seriez-vous devenue si je vous avais laissée seule dans le bourg incendié ? Vous seriez maintenant la proie de quelque grossier soldat, de l’Aigle-Noir peut-être, qui, depuis notre départ de Schenectady… mais voyez ce qui vous regarde en ce moment.

Éva ayant levé les yeux, qu’elle tenait baissés depuis le commencement de l’entretien, aperçut à quelques pas d’elle le chef huron qui la dévorait du regard.

Quand l’Indien vit qu’on l’examinait, il s’esquiva.

— Mon Dieu ! que cet homme me fait peur ! s’écria la jeune fille, qui ne put s’empêcher de frissonner.

— Ne craignez rien, mademoiselle, fit Charles ; tant que mon vieux Thomas et moi serons à vos côtés pour vous défendre, vous n’aurez rien à redouter de la part de cet homme. Mais je continue d’expliquer ma conduite, afin qu’il ne vous reste aucun soupçon odieux sur ma manière d’agir à votre égard. Que vous serait-il arrivé en supposant que vous eussiez pu échapper à nos soldats et à l’Aigle-Noir ? Vous seriez sans doute périe de misère avant d’arriver à Orange (aujourd’hui Albany). Quant à rester à Corlar, il n’y fallait point penser.

— Hélas ! mieux aurait valu que je fusse morte alors !

— Mademoiselle ! dit Charles en se levant aussitôt et à qui le rouge monta à la figure, songez que vous êtes sous la protection d’un gentilhomme dont le nom est sans tache comme celui de ses ancêtres. Malheur à ceux qui oseraient s’écarter des bornes du respect avec vous ! Si, lorsque nous serons arrivés en Canada, il ne vous plaît pas d’accepter l’hospitalité que vous offrira sans doute ma famille, il ne tiendra qu’à vous de vous retirer dans un des couvents de Québec ou de Montréal, en attendant que vous puissiez retourner sans danger au lieu de votre naissance.

Le ton de sincérité avec lequel Charles prononça ces paroles émut Éva.

— Noble cœur, murmura-t-elle, tandis que Charles s’éloignait et reprenait sa première place.

Pendant ce temps, la neige avait commencé à tomber, et le vent, qui soufflait avec force, en soulevait les nombreux flocons qui se mirent à crépiter sur les branches de sapins entourant le campement.

Éva se cacha tout entière sous une peau de buffle, que Charles lui avait procurée, comme l’hirondelle qui, surprise par l’orage, accourt se blottir dans son nid moelleux.

Charles paraissait s’inquiéter médiocrement de la neige et du vent, et pensait, les deux coudes appuyés sur les genoux.

Il pouvait y avoir une demi-heure qu’il était ainsi à songer… à Éva sans doute, quand un coup de feu tiré près de lui le fit se lever d’un bond. Au même instant, les cris « aux armes ! aux armes ! » éveillèrent tous les dormeurs.

CHAPITRE II
LE LOUP-CERVIER À L’ŒUVRE

Lorsqu’il se vit hors des atteintes des Canadiens, le Loup-Cervier s’arrêta pour reprendre haleine. Il s’aperçut alors qu’il était blessé à l’épaule gauche. Une balle en avait déchiré les chairs et lui mettait une partie de l’omoplate à nu. Le danger dans lequel il venait de se trouver, l’excitation qui s’en était suivie l’avaient empêché de sentir qu’il était blessé.

Quand il cessa donc sa course effrénée, il ressentit une forte cuisson à l’endroit blessé. Portant aussitôt la main droite à son épaule, il s’aperçut que ses doigts s’enfonçaient entre les chairs déchirées et les retira ensanglantés.

— Chiens de visages pâles ! s’écria-t-il dans un accès de rage difficile à décrire, vous avez massacré celle que j’aimais, vous avez tué mon frère, et mon sang coule en ce moment par vous : ce sang veut du sang ! Bientôt vos chevelures orneront les ceintures de nos guerriers et les chefs agniers boiront dans vos crânes desséchés !

Alors, il se mit à panser sa blessure ; le sang étant venu à se coaguler, il se remit en marche.

Il avait plus de soixante milles à faire avant de rejoindre un parti de cent soixante guerriers de sa nation qui chassaient en ce moment à l’ouest du lac Saint-Sacrement, près duquel ils étaient campés.

Il fallait à cet homme une énergie à toute épreuve, et la soif ardente de la vengeance, pour supporter la douleur que lui causait sa blessure à chaque pas qu’il faisait. N’ayant, de plus, aucune provision avec lui et ne rencontrant point de gibier, il passa près de deux jours sans manger.

Mais il marchait toujours, soutenu qu’il était par la rage et la fièvre qui le surexcitaient.

Vers la fin de la seconde journée, il aperçut enfin un jeune orignal qu’il tua d’une flèche. Il mangea avec avidité un morceau de chair crue de l’animal, en emporta quelques livres avec lui, et, ranimé par ce repas sanglant, il continua sa marche. Mais il était bien faible et avançait lentement.

Sur la fin du troisième jour, il était en vue du camp des Agniers. Il était temps, car il sentait ses forces l’abandonner. Quelques arpents à peine le séparaient de ses frères, quand sa vue s’obscurcit tout à coup. Sa respiration devint haletante, l’air n’entrait plus que difficilement dans ses poumons, il ne pouvait pas crier. Bientôt il chancela et tomba lourdement sur la neige. Cette chute ayant fait rouvrir sa blessure, le sang commença à s’en échapper abondamment.

Après quelques minutes d’évanouissement, il revint à lui. Faisant alors appel à toute son énergie, se raidissant contre la douleur, il se remit sur pied et continua d’avancer en chancelant. Il s’arrêtait presqu’à chaque pas. Le sang lui battait violemment dans les tempes, et les objets dansaient devant lui. Enfin, ses pieds rencontrèrent un obstacle et il tomba. Un cri de rage sortit de sa gorge desséchée, puis il resta sans mouvement


Quand il revint à lui, il était couché sur une peau d’ours, dans un wigwam agnier. Près de lui se tenait le sorcier de sa nation qui prenait soin de lui.

Le cri qu’il avait jeté en tombant avait été entendu, et l’on était venu à son secours.

— J’ai soif, murmura-t-il d’une voix faible.

Celui qui veillait auprès du blessé lui tendit une gourde pleine d’eau. Ce dernier s’en saisit avec avidité, se souleva un peu, et but quelques gorgées ; puis il retomba sur sa couche.

Deux jours après il était sur pied, mais bien faible encore.

Il s’en fut alors trouver le plus âgé des chefs et lui demanda de convoquer le conseil.

Une demi-heure plus tard, les guerriers les plus considérés étaient réunis dans le wigwam du grand chef, et la fumée de tabac s’élevait en longues spirales bleuâtres du calumet avec lequel ils fumaient tour à tour.

— Guerriers, mes frères, dit le Loup-Cervier, quand la cérémonie de rigueur fut terminée, la voix d’un chef va faire entendre à vos oreilles des paroles martiales. Il y a trop longtemps que la hache de guerre est enterrée entre nous et les faces pâles du Canada ; il faut qu’elle revoie au plus tôt la lumière du soleil.

« La nation redoutable des Agniers a perdu l’un de ses plus braves guerriers ! Le Renard-Subtil est descendu dans les plaines fertiles du Grand-Esprit où il chasse avec ses pères. Les visages pâles du Canada en abrégeant ses jours ont privé notre nation de l’un de ses meilleurs combattants.

« Celui qui vous parle en ce moment a été blessé par la balle d’un de ces chiens de faces pâles, et, si le Grand-Esprit ne l’avait conservé pour venger son frère, il serait aussi descendu dans les plaines éternelles.

« Eh ! bien, guerriers, laisserez-vous ces chiens peureux décimer impunément notre nation ? Ne sommes-nous pas les maîtres de ces territoires que nous ont légués nos ancêtres ? Laisserons-nous ces barbares étrangers s’en emparer et en massacrer les possesseurs légitimes ? Que diront nos pères, lorsque nous descendrons dans les plaines sans fin, si nous ne pouvons conserver les terres qu’ils ont toujours si vaillamment défendues ? — Vous n’êtes point nos descendants, s’écriront-ils, car vous êtes des lâches ! Mais non, vaillants guerriers, nous n’avons point dégénéré ; nous sommes les véritables fils de ces indomptables Agniers dont le nom est respecté partout où il est connu. »

Un murmure approbateur accueillit ces paroles, et le Loup-Cervier continua :

— Si donc mes frères veulent se venger, le temps est arrivé. Le Loup-Cervier conduira les guerriers à la rencontre d’un parti de visages pâles qu’il leur sera facile de vaincre ; et bientôt, les scalps sanglants des hommes blancs du Canada orneront leurs ceintures. Ai-je bien parlé, hommes puissants ? »

Le Loup-Cervier s’assit.

Les guerriers se consultèrent un instant, puis leur chef à tous, se levant, répondit :

— Oui, le chef a bien parlé ; sa bouche n’est point menteuse, et sa langue n’est point fourchue comme celle des visages pâles. Ses paroles sont vraies et les cœurs des guerriers ses frères se sont émus en les entendant. La hache de guerre va être déterrée, et, comme le Loup-Cervier est un chef habile, qu’il a l’audace et la force indomptable de l’ours gris, il guidera ses frères dans le sentier de la guerre. J’ai dit.

Le Loup-Cervier rayonnait, il avait réussi.

Deux heures plus tard, les cent soixante Agniers se mettaient en marche sous la direction de celui qu’ils s’étaient choisi pour guide et pour chef.

Dans l’après-midi du second jour après leur départ, le douze février, ils arrivaient au lieu où nous avons vu le Loup-Cervier et le défunt Renard-Subtil causer à l’abri d’un rocher.

La troupe fit halte et alla prendre position dans un bouquet d’arbres, à quelques pas de là.

Prenant aussitôt quelques hommes avec lui, le Loup-Cervier marcha droit au campement où son frère avait été blessé à mort, pour reconnaître les pistes de l’ennemi. Un sourire féroce fit grimacer sa figure barbare, quand il vit que ces pistes se dirigeaient toutes vers le sud. Il rejoignit ses frères et leur dit :

— Les faces pâles ne sont pas encore revenues ; attendons-les. Nos ennemis ne manqueront point de repasser par ici, j’en suis convaincu.

Il chercha ensuite le cadavre de son frère qu’il trouva à moitié enseveli dans la neige. Il n’en restait plus que quelques ossements à demi rongés : le Renard avait été dévoré par les loups. On creusa un trou pour y déposer les restes du guerrier.

Le surlendemain, comme le jour tombait, les Canadiens furent aperçus.

On les laissa tranquillement camper ; puis, quand tout sembla dormir dans le camp canadien, les Agniers, saisissant leurs armes, se glissèrent en rampant jusqu’à eux. Ils n’en étaient plus qu’à une trentaine de pas quand une sentinelle huronne, entendant quelque bruit, lâcha le coup de fusil qui tira brusquement les Canadiens du sommeil.

Les Agniers poussèrent alors leur cri de guerre et s’abattirent en hurlant sur le camp des alliés.

CHAPITRE III
LA LUTTE

Les Canadiens, étant dispersés sur toute la superficie du camp, ne purent d’abord opposer qu’une faible résistance à la masse d’ennemis qui tombaient sur eux à l’improviste ; quelques-uns même succombèrent sous les premiers coups des assaillants.

Mais M. de Mantet, qui se trouvait placé sur une petite éminence formée par un accident du terrain, cria aux alliés, d’une voix de tonnerre, de se grouper autour de lui. Son appel fut entendu de tous, et rien ne put alors arrêter les Canadiens et les Hurons, qui s’ouvrirent un passage, à grands coups de crosse et de tomahawk, à travers les rangs serrés de leurs ennemis.

Charles Dupuis se trouvait à l’extrémité opposée du camp lorsque la voix du commandant se fit entendre. De son bras gauche il saisit Éva par la taille, tandis que de sa main droite il tirait 1 épée du fourreau.

— Laissez-moi battre la marche, lui cria Thomas Fournier, qui, déchargeant d’abord son fusil au beau milieu du groupe ennemi grouillant et hurlant qu’il avait devant lui, le prit ensuite par le canon et commença à faire le plus terrible des moulinets autour de lui.

— Et d’un, s’écria-t-il quand la crosse de son arme broya la tête du premier Agnier qui se trouva sur un passage.

— Et de deux, continua-t-il, lorsqu’il eut fait faire la culbute à un second ennemi.

Le vieux chasseur et Charles continuèrent d’avancer au milieu des Agniers, qui, pressés les uns contre les autres, ne pouvaient faire usage de leurs arcs ; ils approchaient le moins possible du funeste cercle que décrivait la carabine de Thomas Fournier, et ouvraient leurs rangs épais au-devant des deux hommes.

— Et de six, fit tranquillement le vieux guide, comme il fracassait encore le crâne d’un imprudent Agnier qui le gênait dans ses mouvements, et que Charles déposait Éva saine et sauve au milieu des Canadiens réunis.

— Ce dernier complète la demi-douzaine, grommela le vieux guide ; voilà que je commence à m’échauffer. Nous allons en avoir une danse ; mille tonnerres ! ça va être soigné !

M. de Mantet profita du moment de stupeur dans lequel la retraite héroïque de Charles et de Thomas avait jeté les ennemis pour aligner ses gens.

— Feu partout ! s’écria-t-il quand les Agniers firent mine de s’élancer sur eux. Cette décharge, faite presqu’à bout portant, sema la mort dans les rangs ennemis, qui, surpris, arrêtés dans leur attaque, reculèrent en désordre jusqu’à l’extrémité du camp.

— Attendez un peu, mes mignons, fit à part lui maître Thomas ; je m’en vais vous servir un plat de ma façon ! Et, il passa derrière ses compagnons.

Pendant ce temps, les Canadiens entretenaient une fusillade bien nourrie contre les ennemis, qui ripostaient avec leurs flèches.

Après quelques instants d’absence, Thomas reparut avec un petit baril sous le bras qu’il serrait sur sa poitrine avec la même tendresse que si c’eût été M. Fournier fils. Notre homme s’en fut droit à M. de Mantet et lui parla un instant à voix basse.

— C’est bien ! lui répondit ce dernier. Cessez le feu, dit-il à haute voix. Nous allons simuler une attaque, et, quand nous serons à moitié chemin, je commanderai la halte : jetez-vous tous alors à plat ventre, et que pas un ne se relève avant mon ordre. En avant !

Tous partirent comme un trait.

Tandis que le commandant parlait, Thomas avait saisi un morceau de bois enflammé du feu le plus rapproché ; s’élançant en avant de ses compagnons, il brandit ce tison de la main gauche, tandis que sa droite tenait encore le mystérieux objet.

Au mot « halte ! » prononcé par M. de Mantet, il approcha le tison du baril ; puis, voyant tous ses compagnons à terre, il balança un instant le projectile et le lança avec force au milieu des ennemis. Quelques secondes… puis une lueur immense éclaire le camp, tandis qu’une effroyable détonation se fait entendre.

C’est l’obus jeté par Thomas qui éclate. Le rusé chasseur vient d’adapter une fusée à ce nouveau genre de projectile qui contenait quinze à vingt livres de poudre.

Des cris de rage et de désespoir, des hurlements sans noms partis du milieu des Agniers, annoncent que cette espèce de bombe vient de produire un effet terrible. Un grand nombre d’entre eux ont été broyés, brûlés, mis en pièces, et plusieurs se roulent sur la neige pour calmer le feu qui les dévore ; ils poussent des cris de douleur affreux à entendre, et se tordent dans des convulsions épouvantables. Un nuage épais de fumée les enveloppe.

— Debout et chargeons ! crie M. de Mantet.

Les ennemis, aveuglés, éperdus, ne savent où se sauver.

— Les Agniers sont des lâches ! hurle le Loup-Cervier, qui bondit au-devant des Canadiens et se trouve presque face à face avec Thomas Fournier. Ce dernier, qui avait mis son fusil en bandoulière avant de lancer son terrible projectile, fait un pas en arrière, saisit son arme par le canon et lui fait décrire un demi cercle pour en frapper l’Indien. Mais celui-ci, le prévenant, fait un pas de côté et se trouve à l’abri d’un merisier, tandis que la crosse du mousquet de Thomas frappe cet arbre avec violence et vole en éclats.

— Malédiction ! crie le Canadien, qui jette à la tête de son ennemi le canon désormais inutile qui lui reste dans la main. L’Indien frappé tombe à la renverse, et Thomas s’élance sur lui pour l’achever avec son couteau de chasse avant qu’il se relève. Mais ce dernier, qui n’est que légèrement blessé, saisit le poignet du Canadien, et, tous ses muscles se raidissant, il fait un effort désespéré qui met son ennemi sous lui.

À quelques pas d’eux, les Agniers ralliés luttent encore contre les Canadiens. On est trop occupé à s’entre-tuer des deux côtés pour venir en aide aux deux lutteurs.

Cependant le Loup-Cervier, un genou sur la poitrine de son adversaire, s’efforce de saisir le couteau de ce dernier qui vient de tomber à terre. Mais Thomas se débat comme un possédé, et à chacun des suprêmes efforts qu’il fait pour s’en débarrasser, il fait sauter sur sa poitrine l’Indien qui, n’ayant pas d’armes à sa portée, saisit son ennemi à la gorge.

Thomas fait des efforts surhumains pour faire lâcher prise à son puissant adversaire : mais les doigts de ce dernier se cramponnent à son cou avec la ténacité des dents d’un piège à loup. Déjà le Canadien sent venir la suffocation ; ses yeux, injectés de sang, sortent de leur orbite ; sa figure prend la couleur bleuâtre de celle d’un noyé ; la langue lui sort à moitié de la bouche, tandis que ses lèvres livides sont frangées d’écume et que l’air entre difficilement dans ses poumons ; il rend déjà le râle sinistre de la mort. Les battements de son cœur deviennent moins précipités et le sang qui lui afflue au cerveau va lui faire perdre connaissance, quand le Loup-Cervier pousse tout à coup une exclamation de douleur, ouvre démesurément les yeux et tombe à la renverse. Un flot de sang noir s’échappe de sa poitrine en maculant la neige.

Thomas Fournier, en se débattant, venait de rencontrer sous sa main une flèche tombée là par hasard au commencement de l’attaque, et, d’un bras que glaçaient presque les étreintes de la mort, il l’avait enfoncée dans le cœur de l’Indien.

Le vieux guide se relève et contemple, encore tout étourdi par la lutte qu’il vient de soutenir, son ennemi qui se débat dans les dernières convulsions de l’agonie, lorsqu’il est violemment jeté à terre, saisi aux quatre membres et entraîné par plusieurs hommes.

— Million de lâches ! hurle-t-il en essayant d’échapper aux Agniers qui l’emportent en courant et disparaissent avec leur prisonnier dans le bois.

Quelques Agniers combattaient encore, ce qui fit que la disparition de Thomas Fournier ne fut point immédiatement remarquée. Charles était au plus fort de la mêlée lorsque le vieux chasseur fut fait prisonnier, et le brave jeune homme était trop occupé pour s’amuser à regarder autour de lui. Blessé au bras droit, il maniait encore assez habilement son épée de la main gauche pour tenir ses adversaires à distance.

Enfin l’ennemi, écrasé, dispersé, lâcha pied et prit la fuite.

Les Canadiens voulaient le poursuivre, mais leur commandant les retint, leur représentant qu’ils ne connaissaient pas les lieux, que la nuit était sombre et qu’ils pourraient bien tomber dans quelque embuscade.

— La leçon est assez forte comme cela, leur dit-il en finissant, nous ne les reverrons point d’ici longtemps.

En effet, plus de cinquante Agniers étaient morts ou mourants dans le camp. On fit une quinzaine de prisonniers que les Hurons massacrèrent immédiatement.

Mais dix Canadiens avaient succombé, plus encore étaient blessés, et, parmi ces derniers, plusieurs officiers. Les Hurons comptaient quinze hommes hors de combat ; leur chef, l’Aigle-Noir, était blessé mortellement. Enfin, outre Thomas Fournier, un Canadien manquait à l’appel : on ne savait ce qu’il était devenu.

Ce ne fut qu’une heure après le combat que Charles s’aperçut de la disparition de son fidèle serviteur. Comme le jour commençait à poindre, il alla trouver M. de Mantet et le pria de lui donner quelques hommes pour aller faire une battue dans les environs ; ce qui lui fut immédiatement accordé.

Il revint au bout d’une heure, triste et découragé. La neige qui avait continué à tomber couvrait les pistes qu’auraient pu laisser les fuyards.

— Pauvre Thomas, murmura Charles, tandis qu’une larme amère glissait sur sa joue encore noircie de la poudre du combat ; il disait bien qu’il lui arriverait malheur ! Ces démons d’indiens le feront expirer dans les plus affreux tourments !

Il s’assit sur un tronc d’arbre et se mit à pleurer à chaudes larmes.

Soudain, une main délicate vint s’appuyer sur son épaule. Se tournant aussitôt, il vit Éva qui le regardait tendrement.

— Séchez vos larmes, Monsieur Charles, lui dit-elle avec bonté : pourquoi Dieu ne nous rendrait-il pas notre brave et bon Thomas ?

Le jeune homme secoua la tête d’un air de doute, tandis que sa main rencontrait celle de sa charmante consolatrice. Mais cette dernière la retira doucement et s’éloigna.

— Elle m’a appelé « Monsieur Charles » et elle a dit « notre brave Thomas, » pensa le jeune homme en la voyant le quitter.

Cependant, M. de Mantet, après avoir fait jeter les cadavres ennemis à une certaine distance du camp et fait enterrer ses morts, commanda à sa troupe de prendre quelques heures de repos, tandis qu’il veillerait, lui, avec quelques officiers valides.

Comme la tempête avait cessé, le silence ne fut bientôt plus troublé que par la respiration des dormeurs et par les hurlements des loups que l’odeur du sang et des cadavres faisait se rapprocher du campement.

Près d’un feu, une jeune fille était occupée à panser un officier blessé au bras droit.

Éva était le chirurgien, Charles était le patient.

CHAPITRE IV
LE LENDEMAIN DU COMBAT

Le soleil se lève radieux à l’Orient, et jette mille rayons de lumière à travers les arbres dont les branches, chargées de neige nouvellement tombée, s’inclinent vers le sol. Le froid est devenu un peu plus intense, depuis que le souffle de la tempête s’est évanoui avec les dernières clameurs du combat de la nuit. Tout dans la nature annonce un beau jour.

À part quelques officiers, Canadiens et Hurons dorment dans le camp. La nature a repris ses droits sur ces hommes au cœur d’airain, et le sommeil a vaincu ceux que l’ennemi a trouvés inébranlables.

Le camp et ses abords présentent un spectacle navrant et rendu plus triste encore par la lumière du soleil levant. À chaque pas, des traces de sang sur la neige ; ici, des débris d’armes, là des membres humains et des morceaux de chair sanglante que l’explosion du baril de poudre a fait se séparer des corps qui les animaient quelques heures auparavant : et, au milieu de ces affreux débris, des hommes endormis, et qu’à leur pâleur on prendrait aussi pour des cadavres, si leur respiration régulière n’indiquait le sommeil.

En dehors du camp, la scène est plus repoussante encore. Les loups ont passé par là, et ont achevé l’œuvre commencée par les hommes. De tous les cadavres agniers, que les Canadiens ont jetés hors des limites du camp, il ne reste plus qu’un amas sans nom de lambeaux sanglants, d’os à demi rongés, de squelettes incomplets et dépouillés de leur chair.

Cependant, les dormeurs se réveillent et chacun s’étirant les bras et les jambes engourdis par le sommeil en plein air, se remet sur pieds. Les figures sont mornes et peu de paroles sont échangées ; car la faim, ce hideux vampire qui ronge impitoyablement sa proie et la consume peu à peu avec des tiraillements insupportables, commence à tourmenter ces hommes héroïques.

Il est affreux, il est vrai, de sentir ce feu dévorant qu’on nomme la faim, déchirer ses entrailles lorsque, privé de tout secours, on se trouve séparé de ses semblables par une distance qui ne laisse aucun espoir à en attendre. Mais quel nom donner aux tortures que doit éprouver le malheureux qui promène son indigence méprisée dans les rues d’une cité riche et populeuse. Ses haillons, qui laissent incessamment pénétrer jusqu’à ses membres grelottants, le souffle glacial d’un vent d’hiver, frôlent à chaque pas les vêtements confortables et les riches fourrures dans lesquels se drape l’insoucieuse opulence. En vain, il tend la main ; la foule indifférente passe et repasse sans le regarder. Et cet infortuné n’a pas mangé depuis la veille, depuis deux jours peut-être ! Puis, lorsqu’après une course infructueuse il regagne son logis, il trouve pour accueillir sa misère une femme, de petits êtres transis de froid dont il est le père, et qui lui demandent à grands cris du pain qu’il ne peut leur donner. À quelques pas de cette demeure, des gens vivent, s’amusent et sont heureux

La souffrance qu’éprouve l’homme dévoré silencieusement par la faim dans la solitude des forêts, c’est la rage qui s’épuise en vains efforts, et ne voit autour d’elle rien qui puisse la soulager ; la torture de celui qui se meurt d’inanition au milieu de ses semblables pouvant lui venir en aide, c’est plus que la rage, c’est le désespoir, c’est la furie de ne pouvoir atteindre des aliments qu’il voit non loin de lui ; c’est le supplice de Tantale, un avant-goût des fureurs infernales !

Après cette digression (qui peut certes avoir son utilité) reprenons notre récit.

Lorsque chacun fut debout dans le camp des alliés, on procéda au repas du matin qui était on ne peut plus frugal. Cependant chaque soldat mangeait sa faible ration sans murmure ; car il savait et voyait que les officiers eux-mêmes n’avaient rien de plus que lui à mettre sous la dent.

Lorsque tous eurent consommé leur maigre pitance, M. de Mantet fit rassembler les officiers, afin de prendre conseil sur les mesures à prendre pour le salut de tous.

Comme les questions qui s’y agitent, et les discussions qu’elles soulèvent pourraient ennuyer le lecteur, nous lui en ferons bientôt connaître le résultat, en le priant de vouloir bien nous suivre pour le moment à un autre endroit du camp.

Sous une espèce de hutte construite à la hâte avec des branches, un Huron, que ses insignes font reconnaître pour chef, est couché sur quelques fourrures. La neige qui est couverte de sang à ses côtés, ses mains qui tour à tour pressent convulsivement sa poitrine, et les plaintes que la douleur arrache de temps à autre à cette nature de bronze, montrent de suite que cet homme est blessé.

Assise à côté de lui, est une jeune fille qui prodigue les soins les plus touchants au pauvre blessé.

Les yeux de cette femme, aussi jeune que belle, ont une vague expression de peur, de répulsion que contredit pourtant l’attention toute chrétienne qu’elle a pour ce malheureux. Il est presque inutile de dire, que cet infortuné est l’Aigle-Noir, et que sa garde-malade est Éva.

La pauvre enfant avait dû faire appel à toute son énergie pour vaincre la répugnance que lui inspira le chef Huron. Mais voyant qu’il était blessé à mort, et n’avait que peu d’heures à vivre, elle s’était sentie émue de compassion, et avait passé une partie de la nuit avec lui, assistée de quelques Hurons et Canadiens.

Jusqu’au moment où nous amenons le lecteur auprès du mourant, celui-ci, bien qu’ayant toute sa connaissance, n’avait point adressé la parole à la jeune fille. Il s’était renfermé dans un mutisme absolu, paraissant aussi indifférent à ceux qui l’entouraient, qu’insensible à la mort dont l’haleine glacée faisait déjà frissonner ses membres.

Levant enfin les yeux sur Éva :

— Ma sœur, la vierge pâle est bonne, dit-il d’une voix faible. L’Aigle-Noir croyait qu’elle le haïssait.

— Ma religion me défend de haïr, répondit celle-ci ; et si mon frère connaissait et pratiquait cette religion, il ne parlerait pas ainsi.

— L’Aigle-Noir a été instruit dans la prière des robes noires[1] ; mais il est bien méchant, et il a oublié la prière des visages pâles.

— Croyez-vous que cette religion soit bonne ?

— Le Grand-Esprit parle par la bouche des robes noires, et la prière qu’ils enseignent est la véritable, répondit le blessé d’une voix qui allait toujours s’affaiblissant. Mais la méchanceté du chef a été telle, que le Grand-Esprit doit être irrité contre lui, et il a peur d’en être repoussé lorsqu’il lui faudra paraître devant lui.

— Dieu ne repousse point ceux qui se repentent, et si vous lui demandez pardon de vos fautes, il vous sourira en vous voyant. Priez-le donc, chef, ce Dieu qui ne vous demande que le regret de l’avoir offensé.

Ici, le Huron, affaibli par l’effort qu’il venait de faire, resta quelques moments sans voix. Puis la dernière étincelle de sa vie se ranimant :

— Que la vierge pâle prie le Grand-Esprit pour le pauvre sauvage, dit-il.

Alors Éva s’agenouilla et commença à prier. Il devait être saisissant le spectacle de cette frêle enfant de la civilisation priant à côté d’un pauvre homme des bois à l’agonie. Elle était belle ainsi cette chaste jeune fille, dont la prière ardente montait vers le ciel, portée sans doute par les anges ses frères. Tandis que ses lèvres exhalaient l’encens de la prière, son regard, où brillaient la charité, l’espérance et la foi, semblait chercher aux cieux celui qui a toujours pour agréable, la prière d’un cœur pur.

Subjugués par cette scène, les Canadiens et les Hurons, qui en étaient témoins s’agenouillèrent aussi : tous étaient émus et éprouvaient le besoin de prier.

Il faut être homme du peuple, il faut être Indien pour se laisser aller ainsi sans fausse honte à ces élans pieux. L’homme gâté par la civilisation peut prier lui aussi, mais il le fait le plus souvent avec contrainte et il semble fuir les regards de ses semblables pour parler à son Dieu. Aussi sont-elles différemment accueillies les prières du pauvre chasseur et de l’enfant de la nature, qui s’agenouillent sur la neige froide, et sous les arbres d’une forêt vierge, et celle de l’homme du monde qui prie avec distraction sous les voûtes dorées du temple !

Cependant cette étincelle de vie qui s’était ranimée pour quelques instants chez l’Aigle-Noir, s’éteignit rapidement.

Il fit signe à Éva de se rapprocher et lui dit :

— Ma sœur me pardonne-t-elle tout le mal que j’aurais voulu…

Et sa voix n’était plus qu’un souffle.

— Que Dieu vous pardonne comme je l’ai fait, dit-elle et vous le verrez bientôt.

Puis, comme si l’Indien n’eut attendu que le pardon de cet ange de candeur, il leva une dernière fois les yeux sur elle et les ferma pour toujours
 

Le conseil convoqué par M. de Mantet s’était terminé après que les résolutions suivantes eurent été adoptées.

MM. de Mantet et de Sainte-Hélène devaient prendre le devant avec le plus grand nombre des hommes valides de la troupe. Charles Dupuis avait à commander le second détachement, composé des blessés et de quelques autres hommes, pour protéger les invalides s’ils venaient à être attaqués.

Le premier détachement devait partir d’abord, et, comme il était probable qu’il atteindrait Montréal avant l’autre, M. de Mantet engageait sa parole d’envoyer des secours à ceux qui restaient en arrière.

Comme les vivres manquaient, on espérait, en se séparant ainsi, s’en procurer plus facilement. On rencontrerait bien, de part et d’autre, quelques pièces de gibier qui suffiraient à calmer les premiers besoins de la faim.

Quand M. de Mantet eut fait connaître ces résolutions aux alliés, il y eut bien quelques murmures de la part de ceux qui devaient rester en arrière. Mais l’observation leur ayant été faite que s’ils faisaient tous route ensemble, les blessés retarderaient la marche des autres et qu’on mettrait un temps considérable à atteindre Montréal ; tandis que si les hommes les plus forts devançaient les autres, ils arriveraient à la ville en moins de temps et enverraient des gens avec des provisions au-devant des retardataires, chacun finit par se conformer à la volonté de M. de Mantet et, celui-ci profitant des bonnes dispositions de tous, ordonna à ceux qui devaient le suivre d’avoir à se préparer à partir dans une heure.

Lorsque le moment de la séparation fut arrivé, on échangea de chaleureuses poignées de main des deux côtés. Plusieurs de ceux qui restaient pressentaient que c’était pour la dernière fois qu’ils pressaient la main des amis qui les laissaient ; et, ils les suivirent du regard jusqu’à ce que le dernier d’entre eux eût disparu derrière les arbres de la forêt.

Nous laisserons M. de Mantet et sa troupe pour nous occuper de celle à la tête de laquelle se trouve Charles Dupuis, le héros de ce récit.

Comme plusieurs des blessés avaient besoin d’un repos immédiat, et que quelques-uns même n’avaient que peu d’heures à vivre, le départ du second détachement fut remis au jour suivant.

Deux Canadiens et un Huron blessés moururent dans la journée.

Quand la nuit fut venue, on inhuma l’Aigle-Noir et les trois autres morts.

Il n’était guère attrayant pour les pauvres invalides d’assister à ces lugubres funérailles accomplies à la pâle clarté de la lune, qui se faisait jour à travers les branches des arbres. Comme on n’échangeait pas un seul mot, celui qui, placé à quelque distance, aurait entrevu tout à coup cette scène nocturne, aurait cru avoir devant les yeux une légion d’esprits des ténèbres occupés à quelque machination infernale.

Éva, qui était restée avec le détachement de Charles, contemplait ce tableau d’un air empreint d’une profonde tristesse. Charles respectant son silence, était adossé à un arbre ; les bras croisés sur la poitrine, les yeux fixés sur la jeune fille ; il avait l’air bien attristé lui aussi. À quoi songeait-il ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il qu’il était tellement absorbé dans ses pensées qu’il ne fut tiré de sa rêverie que lorsque la triste cérémonie terminée, on vint lui demander quelles devaient être les sentinelles pour la nuit.

Ayant alors donné ses ordres à ce sujet, et vu qu’Éva se retirait sous une hutte préparée pour elle, il jeta quelques brassées de bois dans un feu allumé à une dizaine de pieds du nid de colombe de la jeune fille, se roula dans une peau de bison et se coucha non loin du brasier. Longtemps il regarda la flamme consumer le bois ; longtemps il suivit des yeux les parcelles lumineuses qui s’en échappaient pour aller s’éteindre dans l’air. Bientôt, le pétillement du feu et les brillantes étincelles (images du bonheur qui passe aussi vite qu’elles) tout se confondit pour lui ; et il tomba insensiblement en cet état qui fait oublier au malheureux ses peines et à l’heureux son bonheur.


CHAPITRE V
LA FAIM

Nous prions le lecteur de vouloir bien supposer qu’il s’est écoulé huit jours depuis l’accomplissement des événements du dernier chapitre.

Voyez-vous là-bas, quelques milles à l’ouest du lieu où est maintenant Plattsburgh, cette fumée qui monte en spirales bleuâtres et va s’évanouir dans l’air au-dessus des géants de la forêt. Si vous vous sentez quelque envie de savoir d’où elle provient, suivez-moi. Oh ! n’ayez point peur : il n’y a point d’ennemis cachés derrière ces pins énormes qui semblent entre eux rivaliser en hauteur. Aucun œil indien ne nous épie et nul trait empoisonné n’arrêtera notre paisible exploration.

D’abord, cette fumée, qui indique nécessairement un feu, ne doit pas provenir d’un campement de sauvages. Car le Sauvage est trop rusé pour trahir ainsi sa présence par un aussi bel après-midi. Mais à propos, j’ai oublié de vous dire encore, qu’il fait une belle journée et que le soleil est assez conciliant, eu égard à la saison. Donc, puisque ce n’est point un campement indien, approchons sans crainte.

Regardez : autour d’un grand feu sont couchés trente à quarante hommes que l’on prendrait pour des cadavres tant ils sont pâles, décharnés et paraissent insensibles à tout, s’ils ne laissaient échapper de temps à autre quelques gémissements. C’est à peine si quelqu’un d’entre eux élève de temps en temps la tête, pour la laisser retomber sans force ensuite sur la neige durcie à la suite de la pluie de la veille et de la gelée de la nuit.

À quelques pas de ce groupe de spectres vivants, deux personnes éveillent tout aussitôt notre attention. La première, une jeune fille, est à demi couchée sur la neige, tandis que, la main dans celle d’un jeune homme assis à ses côtés, elle appuie sur l’épaule de ce dernier sa tête défaillante.

Une pâleur extrême décolore ce visage de dix-huit ans ; ses lèvres livides et entrouvertes laissent voir une double rangée de perles que serre la souffrance. Ses yeux bleus à peine animés d’une étincelle de vie s’ouvrent à demi sous un front aussi poli mais de même couleur que l’ivoire. Ses cheveux tombent en désordre sur ses épaules et glissent jusque sur la neige où se confondent leurs boucles soyeuses. On la croirait morte si l’on n’entendait l’haleine embarrassée qui sort péniblement de sa poitrine, et soulève son sein à intervalles inégaux.

Le jeune homme sur l’épaule duquel repose la tête inerte de la jeune personne est aussi insensible que sa compagne de souffrance. Sa tête renversée en arrière s’appuie sur son bras gauche arrêté sur le tronc d’un arbre renversé. Ses joues sont livides, décharnées, et, ses yeux noirs, qui doivent lancer des éclairs lorsqu’ils sont animés par une émotion forte, ont maintenant quelque chose de hagard qui fait peur à voir.

Quelles vapeurs pestilentielles, quel souffle de mort ont donc passé au-dessus de ces êtres humains ? C’est la faim qui cause toutes ces souffrances, cet anéantissement presque entier des forces physiques et morales ; la faim, cet hôte terrible, ce spectre hideux qu’il est pourtant surprenant de rencontrer dans la solitude des forêts que dans nos villes où s’agite en tous sens une population nombreuse.

Il y a quatre jours qu’aucun d’entre eux n’a rien mangé. Mais, je me trompe en disant « aucun » ; car la jeune fille, dont nous venons d’essayer à peindre l’état désespéré avait eu le dernier morceau que les infortunés possédaient et avait souffert une journée de moins que les pauvres gens qui s’en étaient privés volontiers pour elle.

Il nous faut faire quelques pas en arrière pour mieux faire comprendre la cause de l’abattement des Canadiens, de Charles et d’Éva.

On sait que lorsque les deux détachements (celui de M. de Mantet et celui de Charles) s’étaient séparés, le manque de vivres s’était déjà fait sentir. Aussi après quatre jours de marche, Charles et ses compagnons s’étaient-ils trouvés sans provisions. Pour surcroît de malheur, ceux que leurs blessures ou la fatigue n’empêchaient point de chasser, eurent beau faire une battue dans les bois, il n’y eut pas une seule pièce de gibier à trouver. Le passage du détachement de M. de Mantet, avait sans doute effrayé les bêtes fauves dont on ne voyait plus que les pistes, qui se perdaient dans les dédales de la forêt.

Le premier jour où les vivres avaient complètement fait défaut, on avait marché, la tête basse, il est vrai, mais sans rien dire. Le second jour, on avait continué ; mais une hésitation manifeste perçait dans tous les mouvements de chacun. Le matin de la troisième journée (trois blessés étaient morts dans la nuit de fatigue et de faim) on s’était remis en marche, mais en murmurant. Puis, dans l’après-midi, le mécontentement était devenu de plus en plus évident et les plaintes de plus en plus ouvertes ; et, pour mettre le comble à la misère et aux souffrances de ces pauvres gens, il faisait une pluie battante qui les trempait jusqu’aux os. Enfin, les hommes s’étaient arrêtés, déclarant qu’ils n’iraient pas plus loin et qu’autant valait mourir où ils étaient, qu’à quelques pas en avant. La discipline, si sévère qu’elle soit, doit plier et retraiter devant un ennemi comme la faim. Force fut donc à Charles Dupuis d’acquiescer au désir ou plutôt à la volonté de ses gens.

Quatre d’entre eux battirent les bois et revinrent les mains vides, comme la nuit étendait son voile sur toutes ces souffrances, Il est impossible de décrire le désappointement, le désespoir de tous, lorsqu’on vit les quatre chasseurs rentrer au camp la consternation sur la figure, jeter à terre leurs armes devenues inutiles et se coucher à côté sans rien dire.

Il fallait pourtant faire du feu pour la nuit, mais personne ne paraissait s’en occuper, Charles était à bout de forces comme les autres ; mais la responsabilité du commandement lui donnant plus d’énergie, il s’en fut trouver l’un des plus robustes qui était couché sur la neige, en lui demandant de l’aider à ramasser du bois pour la nuit. Ce dernier se leva sur son séant et le regardant d’un œil vitreux :

— Monsieur Dupuis, lui dit-il, laissez-moi donc mourir tranquille ?

— Vous souffrez, mon ami ?

— Ça n’est pas difficile à voir !

— Et moi, reprit Charles d’une voix plutôt triste que sévère, pensez-vous que je n’éprouve rien et que la faim n’a aucune prise sur moi… ?

Celui auquel il s’adressait ne répondit rien, mais se levant comme un automate, il suivit machinalement son officier. Et tous deux, après bien des fatigues, sans prononcer un seul mot, firent la provision de bois et allumèrent le feu pour la nuit, ce qui apporta quelque soulagement aux pauvres malheureux dont déjà les habits commençaient à se geler sur eux ; car la pluie avait cessé et le froid prenait sa place.

Quelle triste nuit !

Le lendemain, Charles était debout avec l’aurore. Le jeune homme avait une énergie incroyable, prit un fusil, alla chasser et revint deux heures après… les mains vides.

Il ne pensa pas même à donner l’ordre de se remettre en marche : cela aurait été de la folie. Sans se débarrasser de ses raquettes (circonstance que je prie le lecteur de vouloir bien remarquer et dont l’utilité aura plus tard son explication) il s’assit auprès d’Éva, dont les regards égarés suivaient tous ses mouvements. Elle était digne de l’amour de Charles, digne de lui en tous points ; elle souffrait, mais, sans se plaindre.

Le jeune homme eut froid au cœur, en la voyant si belle, si jeune, si souffrante et si résignée. Il se reprocha amèrement, il s’accusa, sans penser aux raisons qui l’en avaient forcé de l’avoir amenée. Et des larmes commencèrent à sillonner ses joues amaigries. Cette nature d’acier, sur laquelle la souffrance personnelle ne pouvait rien, se fondait devant celle des autres.

Saisissant alors la main de la jeune personne.

— Me pardonnez-vous, Éva ? lui dit-il.

— Je vous aime, répondit celle-ci qui pressa la main de Charles avec force.

Puis, comme si cet aveu suprême eût ôté à la pauvre enfant le peu de forces qui lui restait, sa tête s’inclina sur l’épaule de Charles. Celui-ci de son côté, épuisé par la marche qu’il venait de faire se sentit aussi défaillir, et tous deux s’évanouirent dans la position où nous les avons trouvés au commencement de ce chapitre.

Vers trois heures de l’après-midi, Charles se réveilla, ou pour mieux dire, revint de ce long évanouissement. Ses idées d’abord confuses, ne s’éclaircirent que trop vite, et, la terrible, la poignante réalité ne tarda pas à lui apparaître dans toute son horreur.

Tous les Canadiens étaient couchés ; il ne s’échappait plus qu’une fumée légère des feux qui allaient s’éteignant faute d’aliments, comme les infortunés qui les entouraient ; la mort planait déjà au-dessus du camp et s’apprêtait à compter ses victimes.

Charles sentit un frisson étrange passer par tous ses membres ; la fièvre l’agitait. Il crut que sa tête se fendait ; les objets prenaient une teinte bizarre à ses yeux, c’était le délire qui commençait.

Déposant alors le plus chaste des baisers sur le front glacé d’Éva, il la laissa doucement glisser sur la neige, se leva d’un bond, saisit un fusil sans savoir ce qu’il faisait et s’élança au plus épais du bois : « Du moins, je ne la verrai pas mourir. »

Ceux de ses compagnons qui avaient encore conscience de ce qui se passait, levèrent un peu la tête, le virent disparaître avec indifférence, puis se recouchèrent de même. Et tout retomba dans le silence.

CHAPITRE VI
LA FAIM ENGENDRE DEUX RENCONTRES

Une activité fébrile l’anime, et il marche ou plutôt il court avec une ardeur dont on ne croirait pas capable un homme qui a passé quatre jours sans manger. Mais il se heurte à chaque instant contre les arbres, se déchire sur les branches les plus basses dont quelques-unes le frappent dans la figure, et tout cela sans plus s’en occuper qu’une statue que l’on battrait de verges.

Cependant, une forte branche qui est à la hauteur de son visage l’oblige à s’arrêter, puis à lever la tête pour changer sa course. Mais le voilà immobile, ses yeux se raniment et brillent d’un nouvel éclat.

Il est là, un pied en avant, le corps incliné, l’œil anxieux, l’oreille au guet. Qu’a-t-il donc ?

Eh ! bien, devant lui, à trente ou quarante pas, entre deux pins énormes, la tête élevée au-dessus de quelques broussailles dont les branches chargées de verglas brillent au soleil comme des diamants, est un jeune orignal qui semble regarder ces cristaux de glace avec une curiosité féminine.

Soit dit en passant, il n’y a rien de plus curieux qu’un orignal.

Charles reste quelques secondes sans mouvements, ne paraissant pas comprendre qu’à la portée de son arme il a la vie d’Éva et de ses compagnons. Mais Dieu lui envoie un moment lucide, et, épaulant son fusil avec la rapidité de l’éclair, le chasseur fait feu sur l’animal qui bondit de surprise et de douleur en s’élançant au plus épais du bois.

Touché — s’écrie Charles qui voit en poursuivant l’orignal une longue traînée de sang sur la neige. Quoique blessé, le pauvre animal court à quelque trente pas de lui et assez vite pour fatiguer un homme frais et dispos. Que va donc faire le chasseur affaibli qui se lance à sa poursuite ? Il s’est ranimé ; la fièvre, la joie, le délire, la vue de la proie qui va peut-être lui échapper et qui bondit en avant de lui, centuplent ses forces. Ce n’est plus un homme, c’est une furie. Il a jeté à terre son fusil déchargé, et, les cheveux au vent, brandissant son couteau de chasse, il poursuit sa victime. Mais l’orignal s’enfuit toujours et conserve la même distance entre lui et le poursuivant ; il ne peut aller bien loin cependant. Car outre sa blessure qui lui fait perdre sa vigueur avec le sang, la mince couche de verglas qui enfonce sous chacun de ses bonds lui déchire les pattes ; tandis que Charles qui, si l’on veut bien se le rappeler, n’a point quitté ses raquettes de la journée court encore assez facilement ; l’animal perd du terrain et l’homme en gagne. Mais tous deux perdent aussi leurs forces. Le jeune homme ne peut aller loin maintenant ; le sang lui bourdonne dans les oreilles, sa vue s’obscurcit, le délire le reprend. Qu’il trébuche et qu’il tombe et tout est fini !

Telle est son excitation, toutes les facultés de son être sont tellement concentrées sur un seul objet, sa proie, qu’il n’entend pas une détonation non loin de lui et une voix des plus mâles qui lui crie : « Mais, mille tonnerres, arrêtez donc, Monsieur Charles. » Non, il n’entend rien, mais, il voit l’orignal s’abattre lourdement sur la neige. En trois sauts il rejoint l’animal qui se débat contre la mort, lui enfonce dans le flanc son couteau de chasse jusqu’au manche et s’affaisse sur ce corps tout palpitant
 

Cependant l’individu, qui vient d’apostropher Charles et de tirer le coup de feu que ce dernier n’a pas entendu, arrive en courant sur les lieux.

— Diable ! diable, s’écrie-t-il en voyant le jeune homme qui, les lèvres collées sur l’une des blessures faites à l’orignal, suce avidement le sang qui s’en échappe, il paraît que les vivres sont rares par ici et que la faim n’est pas loin. Monsieur Charles, regardez-moi donc un peu ; il me semble que j’en vaux bien la peine, car il y a déjà quelque temps que vous ne m’avez pas vu. Mais, mille tonnerres, c’est moi, c’est votre vieux Thomas, Monsieur Charles !

À ce nom de « Thomas », Charles lève un peu la tête et contemple le nouveau venu d’un air à la fois surpris, incrédule et hébété.

— Mais qu’avez-vous donc à me regarder ainsi, mon jeune maître ? On dirait que vous me prenez pour un revenant ! Allons, n’ayez pas peur, c’est bien moi, Thomas Fournier en chair et en os. Il est vrai que guère ne s’en est manqué qu’il en fût autrement ; mais peu importe pour le quart d’heure.

Charles, ravivé par les quelques gorgées de sang chaud qu’il vient d’avaler, peut enfin se relever et ses idées reprenant peu à peu leur cours ordinaire, il s’écrie :

— Mais est-ce bien toi, Thomas ? D’où viens-tu ?

— On vous contera ça plus tard, car c’est un peu long. Mais vous, comment vous trouvez-vous ici, et en cet état ? Que sont devenus les autres ?

Alors, Charles lui expose en peu de mots comment la troupe s’est séparée en deux détachements et en quelle situation désespérée, il a laissé ses compagnons de misère.

— Dans ce cas-là, dépêchons-nous, lui dit Thomas, débitons l’orignal, emportons avec nous, autant de viande que nous pourrons et allons rejoindre au plus vite les amis qui se meurent de faim, comme des poissons à sec sur le rivage.

Ce qui fut dit fut fait, et il ne resta bientôt plus de l’animal que le squelette et les entrailles. Ôtant alors son pardessus, Thomas le convertit en une espèce de sac qu’il remplit de venaison et chargea sur ses épaules. Charles l’imita et tous deux reprirent à la hâte le chemin du camp. Ils n’avaient qu’à suivre les pistes que Charles avait laissées sur la neige, en poursuivant sa proie, ce qui lui fit cependant faire beaucoup de détours inutiles, Thomas Fournier précédait son maître qui déchirait à belles dents un morceau de chair crue, et savourait avec délices ce repas sanglant.

Quand ils arrivèrent au camp, tout y était dans le même état que lorsque Charles s’en était éloigné, poussé sans doute par la Providence qui avait décidé, que le dernier jour de tous ces braves n’était pas encore arrivé.

Lorsque ceux auxquels il restait encore quelque connaissance aperçurent les deux arrivants, le premier ployant sous le poids de son fardeau et le second achevant de dévorer un reste de chair sanglante, ils les prirent sans doute pour deux fantômes, et crurent être le jouet d’une nouvelle hallucination. C’était pour eux une des cents illusions, un des mille rêves qui avaient troublé leur cerveau malade, depuis qu’ils étaient en proie à cet engourdissement général qui accompagne ordinairement l’inanition.

En effet, rien de plus extraordinaire, de plus bizarre, de plus fantastique, que les visions sans nombre qui assiègent l’homme ainsi tourmenté par la misère et par la faim, portées à leur plus haut degré. Je connais moi-même un pauvre diable qui, surpris par un fort mauvais temps, s’égara pendant l’hiver dans les bois situés au sud du village de Montmagny. Après avoir marché à l’aventure toute une nuit et la moitié du jour suivant, changeant sans cesse de directions, décrivant mille circuits, il tomba enfin épuisé de fatigue et de faim, croyant bien que son heure était arrivée et que son biscuit était fait. Alors vint pour lui cet état de torpeur physique et morale que nous nous sommes efforcés de décrire plus haut. Tout ce que l’imagination peut se figurer de beau et d’effroyant, de sublime et de terrible, tout ce que le ciel, la terre et l’enfer peuvent produire de merveilles, de délices et d’horreur, passa devant ses yeux « bien ouverts » comme la suite non interrompue des images d’une lanterne magique. Il vit des anges, des hommes de toutes figures, des animaux de toutes espèces, les mets les plus succulents et les vins les plus recherchés. Le malheureux passa ainsi une partie de la journée à demi enseveli sous la neige, et fut ramassé vers le soir par des bûcherons qui revenaient du bois sur leurs traîneaux ; il avait les deux pieds et une main gelés. Savez-vous à quelle distance des habitations sa course l’avait amené ? à un mille au plus ! Et le pauvre homme s’en croyait à plusieurs lieues !

Quand Thomas vit les Canadiens en cet état, il se sentit d’abord ému jusqu’au fin fond de l’âme ; puis, son esprit joyeux et caustique reprenant le dessus :

— Allons ! camarades, s’écria-t-il, en jetant son fardeau sur la neige, qu’on se frotte les yeux et qu’on s’affile les dents, voici papa Thomas qui vous apporte de quoi faire du bouillon et des grillades. Ah ! mais, si vous faites les dédaigneux, c’est différent ; on va aller restituer cette viande fraîche à son ancien possesseur que l’on soufflera ensuite pour le ressusciter.

À ces mots de Thomas, tous de se remettre sur pieds en poussant des cris qui n’ont rien d’humain, et, de se précipiter pêle-mêle vers le bienheureux pardessus que Thomas avait converti en sac.

— Ah ! mais, doucement à présent, mes gars, s’écrie le vieux guide en bousculant les plus enragés qui veulent lui arracher la venaison des mains. C’est ça, faites-vous maintenant comme les sangsues que le sérugien (chirurgien) major mit un jour sur le ventre à mon pauvre cousin Fournier à bord du

Il fut ici interrompu par les cris frénétiques des affamés qui voulaient de la nourriture à tout prix.

Après bien des efforts, bien des cris et bon nombre de vigoureuses taloches distribuées à droite et à gauche, il parvint à faire entendre raison à ces pauvres gens, qui ressemblaient aux spectres des contes d’Hoffman. Il donna prudemment à chacun de légères portions de viandes qui furent en un moment dévorées toutes crues.

Les premiers besoins ainsi calmés, on alluma les feux pour procéder à un repas plus humain.

Pendant ce temps-là, Charles était occupé à ranimer Éva toujours évanouie. Il parvint à lui faire avaler, mais avec prudence et lentement, quelques bouchées d’un morceau de venaison qu’il avait précipitamment fait cuire à la broche. Alors le sang commençait à circuler plus librement dans les veines de la jeune fille ; elle put bientôt se mouvoir, parler, et remercier son sauveur. Elle était hors de danger.

Une heure plus tard, la nuit commençait à tomber, on pouvait voir les Canadiens joyeux entourer les feux, à la flamme desquels cuisait le repas du soir.

Lorsque les appétits furent satisfaits, et qu’on eut amassé la provision de bois pour la nuit, on forma cercle autour de Thomas Fournier que l’on pria de raconter ses aventures.

Ce dernier, qui aimait assez à parler, ne se fit pas longtemps prier ; et bourrant de tabac son brûle-gueule, il mit le feu au contenu, croisa sa jambe droite sur sa gauche, lança en l’air quelques bouffées de fumée et commença son récit.

CHAPITRE VII
À BON CHAT BON RAT

— Il est bon de vous dire en passant, mes gars, poursuivit le narrateur, qu’il n’est pas agréable pour un homme de se sentir empoigné tout d’un coup par bras et jambes, presque comme un veau que l’on mène à la boucherie (sur le respect que je vous dois), et emporté ainsi au pas de charge par des démons du genre de ceux qui me voituraient de la sorte. Dire toutes les contorsions, tous les efforts que je fis, toutes les injures et les jurons que je leur jetai en pleine face pour me faire lâcher, impossible. Les diables n’en serraient que plus fort, et, je vous assure qu’ils en ont une poignée, ces b… là. Je sentais leurs griffes me rentrer dans la viande jusqu’aux os ; ça m’allait jusqu’au cœur. Toujours est-il que je me décidai à faire le mouton pendant quelque temps. Remarquez bien qu’on avançait toujours, et, ma foi, ça filait. Tout à coup je jouai des bras et des jambes, comme un diable dans l’eau bénite et j’envoyai tomber les deux escogriffes qui s’étaient chargés de mes jambes, le nez dans la neige à quelques pieds de moi. Mais avant que j’eusse fait aucun mouvement pour me sauver, l’un de ceux qui me tenaient les bras me gratifia d’un certain coup de tête de hache sur la boule. Bon ! me voilà les yeux à l’envers et sans connaissance pour le quart d’heure. Il y avait bien de quoi, allez : regardez plutôt.

Ici, Thomas ôta son bonnet de peau de renard, et montra à ses auditeurs une éminence, grosse comme la moitié du poing, qui embellissait son crâne chevelu. Cette bosse était entr’ouverte par le milieu où le sang était coagulé.

— Une chance que vous avez le coco dur, père Thomas, remarqua un jeune soldat sans quoi il y en avait assez pour vous envoyer ad patres.

— Tiens ! beau bec, voilà que tu fais le farceur, dit Thomas en se tournant vers ce dernier. Je t’assure que si tu avais reçu cette douceur sur le caisson, tu en aurais dix fois plus qu’il ne t’en faudrait pour virer l’œil. Mais suffit, assez causé.

Combien fus-je ainsi de temps sans connaissance, connais pas. Seulement, quand je pus ouvrir les yeux, il faisait petit jour, les Agniers s’étaient ralliés et arrêtés au milieu du bois et se reposaient un peu du fameux trot qu’ils venaient de faire. Je vis alors à côté de moi et garrotté ainsi que j’étais, ce pauvre petit Pierre Mathurin qu’ils avaient aussi pris. Apparemment que les blessures dont il était criblé l’avaient fait évanouir car il ne répondit pas aux paroles que je lui adressai. Pour moi, la caboche me faisait un mal d’enfer : ça me cognait en dedans, toc, toc, ça me faisait si mal, si mal, que je tombai de nouveau en faiblesse, et bonjour la compagnie.

Quand je me réveillai, c’était le soir ; les quatre-vingts et quelques Agniers qui nous amenaient prisonniers venaient de camper et d’allumer les feux du soir. Pierre Mathurin et moi étions attachés à deux arbres, à sept ou huit pieds l’un de l’autre. Le pauvre Pierre (que Dieu ait pitié de son âme)…

— Quoi ! il est mort, interrompit l’un des auditeurs.

— Hélas ! oui, continua Thomas d’un air plus triste. Mais, je poursuis. Je disais donc que le pauvre Pierre était bien affaibli par le sang qu’il avait perdu et les douleurs qu’il éprouvait. J’allais lui parler quand l’un des Agniers vint nous apporter à chacun un morceau d’orignal pour notre souper. Je voyais bien que nos ennemis voulaient bien nous nourrir afin de nous maltraiter plus ensuite. J’avais les pieds et les jambes libres, n’étant lié à l’arbre que par les bras et le milieu du corps ; aussi quand l’Indien fut à portée, je lui lançai dans le ventre le coup de pied le mieux soigné du monde ; mon homme alla donner de la tête contre un arbre. Quand il se releva, il se tenait d’une main le crâne et de l’autre la bedaine où il paraissait avoir une fameuse colique ; ce qui fit rire aux éclats Messieurs ses confrères. Me montrant alors le poing et grimaçant comme tous les diables, il alla s’asseoir contre les autres.

Il était bien facile de deviner qu’ils machinaient contre nous quelque plan infernal ; car ils caquetaient comme des commères en nous regardant.

Je demandai alors au pauvre Pierre s’il souffrait beaucoup. Il me répondit qu’il souffrait affreusement et qu’il sentait bien qu’il n’en avait pas pour longtemps.

J’enviai son sort en pensant qu’il mourrait encore assez tranquillement, parce que les Agniers n’auraient pas de temps de le faire souffrir, tandis que moi…

J’en étais à me dire ça, quand je vis tous nos ennemis se lever à la fois et se diriger vers nous. Là, ils se consultèrent encore quelque temps et nous regardèrent avec attention ; puis, ils allèrent faire un demi-cercle à trente pieds devant nous. Alors, les uns après les autres, ils venaient se mettre en face de nous, à vingt pieds environ et nous lançaient leurs tomahawks aussi près du corps qu’ils pouvaient. Plus la hache s’enfonçaient dans l’arbre, près de notre corps, et, plus ces démons incarnés riaient, sautaient et applaudissaient. Puis, ils venaient arracher de l’arbre leurs tomahawks et nous donnaient qui, un coup de poing, qui, un coup de pied.

Je vous avoue franchement que je me sentis plus d’une fois la chair de poule en voyant briller le fer de la hache, qui passait comme une flamme devant mes yeux, et s’enfonçait dans l’arbre en sifflant à quelques lignes de mes oreilles.

Malgré tout, je faisais bonne contenance, me contentant de leur faire parfois des yeux, mais des yeux !… puis de leur dire les plus vilaines choses qui me passaient par la tête.

Quand le dernier m’eut jeté sa hache qui passa si près de ma tête, que je sentis le fer me brûler l’oreille (ce qui était le meilleur coup de la soirée à en juger par leurs contorsions et leurs hurlements), ils vinrent nous regarder encore de près, se consultèrent une minute, puis tournèrent toute leur rage contre Pierre Mathurin. Apparemment qu’ils me trouvaient plus fort que lui et qu’ils me gardaient pour plus tard.

Après l’avoir abîmé de coups et lui avoir arraché ses habits de dessus le corps, ils se mirent à lui déchirer la chair par lambeaux. Les uns lui coupaient les doigts avec leurs dents, d’autres faisaient rougir leur tomahawk au feu et le lui appliquaient sur l’estomac. J’entendais griller sa chair sous leurs haches rougies. J’écumais de rage, je grinçais des dents, je me débattais de toutes mes forces pour aller défendre Pierre ou me faire tuer avec lui ; j’étais trop bien amarré pour en venir about.

Mais, la chose la plus abominable, la plus exécrable de toutes, ce fut quand l’un de ces bourreaux lui enfonça ses doigts dans les yeux qui lui sortirent de tête et lui descendirent sur les joues ! Je lançai les plus terribles malédictions contre ces bêtes féroces, et je fermai les yeux ; je ne voulais plus voir ! Pas un cri, pas une plainte du brave Mathurin. Il priait avec ferveur. Lorsqu’il eut les deux yeux crevés, il me cria d’une voix déchirante : « Prends soin de ma pauvre vieille mère si tu en reviens, Thomas. — Je te le jure, que je lui dis. — Adieu, je meurs content, acheva-t-il.

Ce furent ses dernières paroles, car j’entendis le bruit d’un casse-tête qui lui broyait le crâne. Un rire infernal s’échappa de ces bouches maudites et quand je rouvris les yeux, tous se jetèrent avec furie sur le corps du malheureux Pierre dont il ne resta bientôt que les os.

Ici de grosses larmes coulèrent sur les joues hâlées du conteur. Plusieurs des auditeurs ne purent s’empêcher d’en faire autant. Éva surtout, cette sensible enfant, pleurait à chaudes larmes. Après quelques instants de silence, Thomas reprit :

« Inutile de vous parler au long de ce qui se passa les deux jours suivants. Je remarquai que les Indiens se dirigeaient vers le Nord-Ouest et regagnaient sans doute leur pays. À part quelques coups que l’on me donnait de temps en temps pour me faire marcher plus vite, je ne fus pas trop mal traité. Mais, voyez-vous, c’est qu’on me réservait pour m’expédier ensuite plus en grand à la fin du voyage. Jolie consolation pour le bonhomme Fournier ! Enfin, le soir de la troisième journée, les sauvages campèrent, comme de coutume, et m’attachèrent à un arbre, les mains derrière le dos avec des liens d’écorce de cèdre. Je ne sais pas s’il le fit par négligence, mais celui qui m’attacha ce soir-là serra les liens moins qu’à l’ordinaire ; et je sentis que je pouvais remuer un peu les mains à droite et à gauche.

Pendant que les monstres étaient à hurler, à se faire des grimaces, à sauter comme des enragés, je parvins à tourner le dedans de la main en dehors, et à saisir les liens qui m’entouraient ; puis, je leur donnai un coup sec pour les casser. Mais, je t’en fiche, ils étaient trop forts pour céder ainsi, et, j’étais dans une position un peu gênante pour les forcer à mon goût.

Alors il me vint une idée par la tête (elle était encore bonne ma boîte à cervelle malgré sa bosse surnaturelle) c’était de frotter mes liens contre la rude écorce de l’arbre et de leur ôter de la force en les usant petit à petit.

Aussitôt dit, aussitôt fait, à l’ouvrage mon vieux ! Je me patine si bien que lorsque Messieurs les Agniers vont se coucher, je sens que mes liens sont sciés de moitié en épaisseur. Celui qui était chargé de me garder vint m’examiner sous le nez avant de se coucher à mes pieds. Comme je faisais semblant de dormir, il ne fit pas beaucoup d’attention pour voir si j’étais bien attaché. Alors, il se coucha comme les autres et ronfla bientôt comme un chien qui a bien soupé. Je pris bien garde de ne pas troubler ce lourd sommeil : mais je continuai de frotter mes liens contre l’arbre avec précaution. Vous dire si je fus content quand, une demi-heure après, je les sentis se casser après un petit coup que je leur donnai pour voir s’ils étaient encore solides. Pour comprendre ça, mes gars, il faut y avoir été comme moi. Mais suffit !

Il était à peu près onze heures : la nuit était noire comme dans un four, il ventait très fort et il neigeait beaucoup.

J’écoute, voir si tout le monde dort, puis je me baisse tout doucement vers mon gardien. Je le vois qui remue, mais avant qu’il jette un cri, je lui saute dessus et je l’empoigne à la gorge, puis, tirant son couteau de sa ceinture, je lui fais deux ou trois bonnes saignées qui lui vont jusqu’au cœur, car il ouvre deux fois de grands yeux puis les referme tout de suite pour la dernière fois. C’était celui qui avait crevé les yeux à Pierre ; pas mal payé, hein ! vous autres ?

Vite, je saisis le fusil qu’il avait ôté à Pierre, je prends le sac à balles, la corne à poudre et son couteau. Ensuite j’attache ses raquettes à mes pieds, et puis, bonsoir, je m’en vas, me voilà parti, sans adieux !

D’abord je marche comme un chat qui veut prendre une souris en sournois, arrêtant, regardant, écoutant et continuant d’avancer. Enfin je hâte le pas et je cours, je cours, je cours. Ah ! bien oui, quand j’arrêtai le jour paraissait. La neige qui tombait toujours comme une bénédiction couvrait les pistes de mes raquettes, ce qui fit sans doute que les Agniers ne purent pas les retrouver et que je pus me moquer d’eux tout à mon aise. Je marchai ainsi quatre jours vers l’Est, pensant bien vous rencontrer. Mais, je ne pouvais aller vite ; car j’étais faible, faible comme un homme qui a pris médecine, je tuai quelques lièvres que je mangeai tout crus, craignant d’attirer l’ennemi si je faisais du feu.

Fin finale, je marchai si bien, que cet après-midi je rencontrai Monsieur Dupuis qui se livrait au plaisir de la course et de la chasse. Et vous savez le reste comme moi. Il est ma foi temps que je finisse, car j’ai le gosier sec comme les semelles d’une vieille paire de bottes. Et, dire que je n’ai pas le moindre petit coup de n’importe quoi pour me le remettre en ordre. Bonsoir, mes gars, je me couche car mes échalas sont fatigués, je vous assure. Bonsoir, Monsieur Charles, bonne nuit, Mam’selle ! »

— Est-il farceur notre Thomas, dit l’un des Canadiens en le voyant terminer si promptement son récit et se coucher de même.

— Ah ! ma foi, on peut bien faire le farceur tout de même, dit un autre, après qu’on a reçu un coup de tête de hache sur la caboche et qu’on a manqué mourir une centaine de fois !

L’exemple de Thomas Fournier fut bientôt suivi, et, une demi-heure plus tard, tous étaient plongés dans le sommeil, excepté les deux sentinelles qui veillaient pour les autres, fouillant des yeux les ténèbres et prêtant l’oreille au moindre des bruits.


CHAPITRE VIII
OÙ IL EST PARLÉ DE DIFFÉRENTES CHOSES

Les quatre jours de marche qui suivirent, n’offrirent aucun événement remarquable à Charles Dupuis et à ses hommes. Ils vécurent de la viande d’un ours qu’une balle de Thomas Fournier fit passer de vie à trépas. Quoique l’animal eût un âge respectable, à en juger par sa chair coriace, les Canadiens trouvèrent cependant succulente cette nourriture qui ranima et soutint leur vigueur.

Sur le matin de la cinquième journée, on aperçut en avant, à quelques milles de Montréal, une bande assez nombreuse d’hommes armés. C’était le gros de l’expédition que commandait M. de Mantet. Les deux troupes se reconnurent, se saluèrent par des acclamations multipliées et se rejoignirent animées des sentiments les plus joyeux.

La marche du détachement de MM. de Mantet et de Sainte-Hélène avait été retardée par la disparition de quelques Canadiens qui s’en étaient séparés et qu’on avait attendus en vain pendant quelques jours.

On ignora toujours quel fut le sort de ces infortunés qui, selon toute probabilité, furent surpris et massacrés par quelque bande d’Iroquois maraudeurs.

Après quelques moments de repos, les deux détachements, confondus en un seul, hâtèrent le pas vers le lieu qui leur promettait un repos si bien mérité.

Vers trois heures de l’après-midi, ils arrivèrent à Montréal. On les avait aperçus de loin dans la ville, et lorsqu’ils y firent leur entrée, tous les habitants, se pressant sur leur passage, les accompagnèrent de mille cris joyeux, tandis que les cloches carillonnaient à l’envi, et que les canons de la place mêlaient leur grosse voix à tout ce tapage.

Ces manifestations enthousiastes étouffaient cependant des sanglots et voilaient bien des larmes ; car plus d’une mère et d’un parent, plus d’une fiancée et d’un ami cherchaient en vain, dans les rangs éclaircis des hardis aventuriers, des êtres chéris que leurs regards n’y pouvaient rencontrer parce que la mort les leur avait ravis.

C’était à qui logerait les nouveaux arrivés, qui n’avaient point leur domicile à Montréal, pour apprendre d’eux quelle avait été l’issue de l’expédition et leur en faire raconter les détails.

Tout rentra bientôt dans l’ordre accoutumé, et le bruyant tumulte du dehors fit alors place aux scènes plus calmes mais expansives et plus touchantes de l’intérieur.

Ici vient naturellement la place de quelques réflexions sur les résultats de cette entreprise, aussi hardiment conçue que bien conduite, et sur ses effets relativement aux colonies anglaises et aux peuplades indiennes ennemies des Canadiens.

Grande fut la sensation qu’éprouvèrent les habitants de la Nouvelle-York et des tribus indiennes à la nouvelle de ces audacieux coups de main, et la destruction de Schenectady plongea dans la plus grande consternation les habitants de la capitale de cette province. La peur des citoyens d’Albany était telle, que l’on disait que les Français marchaient sur la ville au nombre de quatorze cents. « On tira le canon d’alarme, la ville fut mise en défense, et la milice appelée sous les armes jusqu’à une grande distance.[2] » Les rumeurs qui étaient parvenues aux oreilles de nos voisins, touchant l’organisation de l’expédition, s’étaient changées en faits trop positifs, ces bruits qu’ils avaient d’abord pris pour de vaines menaces étaient devenus de trop cruelles certitudes, pour que l’on refusât désormais de croire à l’audace, à l’intrépidité et au patriotisme de nos ancêtres.

Ni les éléments déchaînés, ni la distance, ni le nombre presque toujours supérieur de leurs ennemis, rien ne pouvait arrêter cette poignée de braves que la France transplanta sur les bords incultes et sauvages du Saint-Laurent, qui y introduisirent la civilisation au prix de leur sang et qui y luttèrent avec succès, pendant plus de deux siècles, contre des ennemis sans nombre acharnés à leur perte.

Et pourtant, après tant de sacrifices, de valeur et de sang répandu, après avoir regardé longtemps à l’horizon où était la France, à l’horizon où étaient leur espoir et leur vie, après avoir acquis la triste certitude qu’on les avait oubliés, là-bas, sur les terres lointaines qu’ils avaient rendues éminemment françaises, et s’être assurés que leurs cris de détresse ne trouvaient plus d’écho dans le cœur de la mère patrie, il leur fallut mourir ! Mais ils tombèrent en braves, et nos champs de bataille d’Abraham et de Sainte-Foi ont bu un sang aussi généreux que celui que tant d’autres enfants de la France, nos frères, ont si souvent versé en maints endroits de la vieille Europe.

Mais cette digression, me direz-vous, m’entraîne loin du sujet de mon récit. Que voulez-vous, chers lecteurs et lectrices, c’est le cœur qui parle lorsque l’on parcourt les pages si bien remplies de l’histoire de nos aïeux ; on se sent ému, transporté, au souvenir de leur dévouement et de leurs glorieux faits d’armes, et l’on voudrait communiquer aux autres ce que l’on ressent soi-même. Il en est tant de Canadiens, dans notre pays, qui oublient ce qu’ils sont, ou ce qu’ils auraient dû être, qu’il faut bien que quelqu’un leur rappelle de temps à autre, et leur redise ce qu’ils semblent méconnaître ou avoir oublié, à savoir que nous n’avons pas à rougir de notre arbre généalogique, et que nous devons conserver, sans honte, la langue et les usages de nos pères.

Nous disions donc tout à l’heure, que grande fut la sensation produite dans la Nouvelle-York par le succès des armes françaises : cet effet ne se fit pas moins sentir chez les Indiens qui harcelaient le Canada de tous côtés. Car M. de Frontenac, qui savait aussi bien profiter de la victoire que l’assurer par des mesures à la fois sages et hardies, envoya, le printemps suivant, pour s’attacher les Indiens occidentaux, un convoi considérable de marchandises à Michilimakinac. Cet acte de bonne politique prouva à ces peuplades que les victoires des Français ne leur étaient pas inutiles, et qu’ils se pouvaient passer du commerce anglais. Ce convoi arriva au pied du lac Supérieur, comme des envoyés des nations de ces contrées allaient se mettre en marche pour conclure la paix avec les cantons Iroquois. Mais la vue des Français victorieux et assez nombreux pour les défendre contre leurs ennemis, ainsi que de leurs articles de commerce, les fit changer de résolution et rompre complètement avec les Iroquois. Ces derniers, la rage et la soif de la vengeance dans le cœur, promirent l’assistance de leurs armes aux Anglais, et lancèrent contre le Canada plusieurs partis de guerre. Mais ils jouaient du malheur ; partout leurs guerriers furent repoussés : car les Canadiens, se brisant de plus en plus à ces guerres presque toutes de ruses et d’embûches, opposèrent, sur tous les points du pays, la plus vigoureuse résistance, et forcèrent les ennemis à retourner dans leurs cantons avec la honte de leurs défaites pour tout butin.

C’est ainsi que par les trois expéditions contre Schenectady, Casco et Salmon Falls, M. de Frontenac en imposa aux ennemis et raffermit la puissance de la colonie qui, sous M. de Denonville, avait été à deux doigts de sa perte.

Comme le printemps n’était pas loin, Charles et les autres Canadiens, qui demeuraient aux Trois-Rivières et à Québec résolurent d’attendre à Montréal jusqu’à ce que le fleuve redevenant libre de glaces, la communication par eau pût se rétablir entre ces différentes villes. Leur retour dans leurs foyers serait alors plus rapide et offrirait moins de dangers.

La généreuse hospitalité qu’ils reçurent des habitants de Montréal, leur fit oublier les périls et les souffrances qu’ils avaient éprouvés et leur fit trouver bien courtes les quelques semaines qu’ils passèrent à Ville Marie.

— Mais vous ne nous parlez point d’Éva ? allez-vous me dire.

— Éva avait demandé et reçu l’hospitalité des sœurs de la Congrégation de Notre-Dame fondée, comme vous le savez, en 1653 par la sœur Bourgeois : là, dans le silence du monastère, elle se remit des émotions que sa frêle constitution avait éprouvées à la suite des lugubres événements qui s’étaient déroulés devant elle. Les bonnes sœurs du couvent auraient bien voulu prolonger… indéfiniment le séjour de notre héroïne dans leur maison ; mais celle-ci, qui ne se sentait aucune disposition à s’ensevelir vivante dans le tombeau du cloître, où l’on va prier, pleurer et mourir, les remercia gracieusement de leurs bonnes intentions.

Charles la voyait souvent, et à chaque visite qu’il lui faisait, il sentait grandir de plus en plus son amour pour la jeune personne, tandis que ce sentiment ne faisait pas moins de progrès chez la dernière.

Enfin, ils s’entendirent si bien, qu’ils étaient fiancés avant la fin d’avril.

La situation exceptionnelle dans laquelle Charles et Éva s’étaient trouvés, avait mis peu de temps à développer en eux et à leur faire avouer l’amour qu’ils avaient l’un pour l’autre. Toujours ensemble durant un voyage de quinze jours à travers les bois, partageant les mêmes périls, l’une deux fois sauvée et toujours protégée par l’autre, découvrant chaque jour l’un dans l’autre par la force des circonstances, des qualités nouvelles, ils s’étaient connus et compris plus vite qu’on ne peut le faire de nos jours dans nos salons où il faut, la plupart du temps, s’aborder gantés et cravatés jusqu’aux oreilles, et, où l’on est souvent obligé de reconquérir dans la prochaine visite le peu que l’on a obtenu dans la courte entrevue qui l’a précédée.

Outre cela, et ce qui certes valait quelque chose, ils n’avaient pas eu pour entraver leur amour, les cancans et commérages des voisins et surtout des voisines. Car, infailliblement, les choses n’auraient pas été aussi vite, si des tierces personnes aussi indiscrètes que trop officieuses, comme on en voit de nos jours, avaient pu s’immiscer dans leurs affaires. En effet, que de brouilles causées entre les jeunes amoureux d’aujourd’hui, par les inquisitions malveillantes, les insinuations hypocrites et les faux rapports de ces commères qui semblent n’avoir d’autre but et d’autres instincts que de semer la discorde dans leur quartier, et de troubler chez les autres un amour qu’elles n’ont jamais ressenti peut-être, qu’elles ont perdu sans retour ou qu’elles désespèrent de pouvoir jamais rencontrer pour elles-mêmes. Mais vous allez me dire que je fais de l’histoire par trop contemporaine, et, que l’an dix-huit cent soixante et six, dont je parle, n’est pas le même que seize cent quatre vingt-dix dont je devais parler. C’est vrai !

Charles trouvait donc chez la jeune fille tout ce qu’il pouvait désirer en fait de qualités, et, celui-là de son côté, n’avait rien qui pût empêcher Éva de rendre amour pour amour à celui qui s’était fait son protecteur. Éva était Française d’origine, de cœur et de religion, elle était orpheline, aucun de ses parents n’avait été enveloppé dans le massacre des habitants de Schenectady puisqu’elle était seule de sa famille avant la prise et le sac du bourg où elle restait ; enfin Charles était un jeune et noble gentilhomme possédant toutes les qualités requises pour rendre une femme heureuse : pourquoi donc Éva aurait-elle plus longtemps dissimulé ses sentiments.

Mais laissons les deux jeunes gens hâter de leurs vœux le jour qui les verra unis l’un à l’autre par les liens les plus sacrés et les plus chers, et terminons ce chapitre que le lecteur doit déjà trouver assez long.

— Mais Thomas Fournier ?

— Ah ! c’est vrai, nous allions l’oublier. Eh ! bien, Thomas, en attendant le printemps, mange, boit, fume et dort tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre des bons habitants de Montréal qui veulent lui entendre raconter son histoire, « comment il a été pris par les Indiens, comment est mort son compagnon le pauvre Pierre Mathurin, et comment enfin il est parvenu à s’échapper des griffes de ces démons qui l’emmenaient avec eux pour manger ses gigots rôtis à la broche. » Voilà !


CONCLUSION

La nature se réveillait du long engourdissement de l’hiver, et les eaux du St-Laurent coulaient claires, limpides et débarrassées de leur lourd fardeau de glace, entre leurs rives où le soleil bienfaisant de mai faisait croître et reverdir le feuillage des arbres qui déjà leur prêtait un doux ombrage. Les hôtes ailés des forêts, joyeux de voir revenir les beaux jours, gazouillaient sous la feuillée et saluaient le printemps par de longs chants d’amour. Les colons laissaient leurs demeures pour ensemencer leurs champs si fertiles alors, et les arbres séculaires des vieilles forêts canadiennes s’abattaient sous les coups répétés de la hache du pionnier reculant ainsi, peu à peu, les limites de la nature inculte et sauvage des grands bois qui couvraient, presque partout encore, les bords silencieux du St-Laurent.

Le jour était sur son déclin comme plusieurs personnes étaient rassemblées sur le rivage de l’extrémité Nord-Est de l’île de Montréal. Une vingtaine de légers canots d’écorce se balançaient doucement près de la rive sur les eaux du fleuve, à peine ridées par les derniers souffles du vent de la journée.

Ces canots attendaient un parti de Canadiens et de Hurons qui s’embarquaient pour Québec.

— Vous nous laissez donc, Monsieur Dupuis, disaient plusieurs jeunes gentilshommes de Montréal avec lesquels nous avons fait connaissance durant le cours de ce récit.

— Il le faut, Messieurs, leur répondait Charles ; mais soyez convaincus que l’absence ne me fera pas oublier la généreuse hospitalité que j’ai reçue chez vous. Puissions-nous nous revoir bientôt pour combattre encore l’Anglais côte à côte, et verser en commun notre sang pour la France !

— Embarque, embarque, s’écria en ce moment Thomas Fournier qui venait d’aider Éva à se placer le plus commodément possible, au fond de la vacillante embarcation qui la devait conduire à Québec avec son fiancé Charles Dupuis.

Les adieux furent échangés et les voyageurs eurent bientôt pris place dans les pirogues indiennes.

« Pousse au large ! » fit Thomas, qui gouvernait le canot dans lequel étaient Charles et Éva, et qui maniant aussitôt son aviron avec vigueur, lança sa pirogue en avant des autres. En même temps, il entonna un de ces chants joyeux que nos pères apportèrent de la France, et au refrain duquel s’empressèrent de répondre tous les autres Canadiens.

— Mon Dieu ! Charles, dit alors Éva à celui-ci, de quel œil va-t-on me voir dans votre famille ? Que dira-t-on de notre union ?

— N’ayez aucune crainte à ce sujet, ma douce Éva, répondit Charles en regardant sa jolie compagne d’un œil rayonnant de bonheur. Il ne vous faudra pas longtemps pour vous faire connaître et estimer, vous si bonne et si aimable ; et, mon père, qui m’a toujours laissé entendre que je serais libre là-dessus, ne manquera pas d’approuver le plus judicieux des choix que je puisse faire.

Ces compliments firent rougir la modeste enfant qui détourna la tête, et se mit à contempler le paysage qui se déroulait devant ses yeux.

Magnifique était le spectacle qui frappait ses regards. Non loin était la jeune ville de Montréal, encore à moitié enfouie à cette époque derrière des bouquets d’arbres, et dont les maisons blanches et peu nombreuses contrastaient avec ce qu’avaient encore de sauvage les bois d’alentours ; plus loin les derniers rayons du soleil couchant illuminant au loin la cime des monts de la rive occidentale, et colorant d’une dernière teinte argentée les eaux tranquilles du grand fleuve.

Cependant, les jeunes gens qui étaient venus reconduire Charles et ses compagnons jusqu’au rivage, voyaient la petite flottille disparaître peu à peu dans le lointain. Les chants de ceux qui la montaient allaient s’affaiblissant par degrés à leurs oreilles. Puis ils les entendirent bientôt expirer comme le murmure du zéphyr mourant dans le feuillage, ou comme les doux accords d’une harpe éolienne, lorsque les derniers soupirs du vent du soir viennent mourir sur ses cordes plaintives.

Par une matinée radieuse du mois de juin 1690, une grande agitation régnait parmi un nombreux rassemblement de commères qui se tenaient groupées près de la porte de la grande église de Québec.

— Qui y a-t-il donc, ce matin, la mère Bouchard ? demanda un petit vieillard tout grassouillet en s’approchant de l’une des femmes aux traits virils et au parler mâle, qui, les deux poings fermés sur les hanches, les cheveux tout ébouriffés, vêtue d’un mantelet d’indienne et d’un court jupon de droguet qui laissait voir une paire de mollets passablement musculeux pour le sexe de celle à qui ils appartenaient, babillait au moins dans deux tons plus haut que ses compagnes.

— Y a, y a, père Hébert, que le jeune M’sieu Dupuis s’marie à matin avec une demoiselle qu’il a amenée c’thiver des pays d’en haut oùs’qu’il a été faire la guerre aux Anglais avec mes gens.

— Mais, c’est y avec une Anglaise qu’il va se marier ?

— Non, père, continua la mère Bouchard en haussant la voix d’encore un ton, pour être entendue de tous et se donner de l’importance ; y paraît q’son père et sa mère étaient français comme vous et moé.

— Elle est-y belle ? demanda une de ses voisines.

— Dame ! tu verras betôt. Mais, chut ! vous autres, les voilà qui arrivent.

En effet le cortège nuptial s’avançait.

En tête marchait le père de Charles, vieux gentilhomme à la mine martiale et sévère. Ensuite venaient les deux fiancés, Charles à l’air tout rayonnant, et donnant le bras à celle qui dans quelques instants serait madame Dupuis, et cette dernière baissant chastement les yeux dont les longs cils ombrageaient ses joues colorées d’une pudique rougeur. Ensuite, venaient les parents et amis de la famille Dupuis ; enfin Thomas Fournier, la barbe faite — ce qui ne lui arrivait que dans les grandes occasions — revêtu d’un habit de drap qui jadis avait été neuf et dont M. Dupuis père lui avait fait présent, regardant tous les curieux d’un air narquois et fermant la marche. Quand tous furent entrés et placés dans la cathédrale, Maître Thomas alla trouver le bedeau, un ami à lui, et le pria de lui laisser sonner la cloche à sa place ; ce qui lui fut accordé. Quand le moment d’agir fut venu, le vieux chasseur mit tant de bonne volonté dans son nouvel office que jamais cloches ne furent plus rudement secouées et ne sonnèrent avec plus d’entrain. Thomas était content du bonheur de son jeune maître.

Lorsque la cérémonie fut terminée, les nouveaux mariés, reprirent le chemin de la maison de M. Dupuis, tandis que Thomas Fournier marmottait entre ses dents :

— Une chance qu’il ne leur a pas pris fantaisie de se marier un vendredi, car malgré tout je dirais que la paix ne durerait pas longtemps dans le ménage. Mon pauvre oncle Jacques qui…

Ses dernières paroles furent couvertes par le caquet des commères qui regagnaient leur logis en jasant à qui mieux mieux sur la bonne mine et la beauté de la mariée, et sur le bonheur qui rayonnait sur la figure des deux nouveaux époux.

  1. Nom par lequel les Sauvages désignent les prêtres. (Note de l’auteur.)
  2. M. GARNEAU, Histoire du Canada.