Chefs d’œuvre lyriques (Malherbe)/24

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La belle Vieille


CLORIS, que dans mon cœur j’ai si longtemps servie,
Et que ma passion montre à tout l’univers,
Ne veux-tu pas changer le destin de ma vie,
Et donner de beaux jours à mes derniers hivers ?


N’oppose plus ton deuil au bonheur où j’aspire,
Ton visage est-il fait pour demeurer voilé ?
Sors de ta nuit funèbre, et permets que j’admire
Les divines clartés des yeux qui m’ont brûlé…

Ce n’est pas d’aujourd’hui que je suis ta conquête ;
Huit lustres ont suivi le jour que tu me pris ;
Et j’ai fidèlement aimé ta belle tête
Sous des cheveux châtains et sous des cheveux gris.

C’est de tes jeunes yeux que mon ardeur est née,
C’est de leurs premiers traits que je fus abattu ;
Mais, tant que tu brûlas du flambeau d’hyménée,
Mon amour se cacha pour plaire à ta vertu.

Je sais de quel respect il faut que je t’honore,
Et mes ressentiments ne l’ont pas violé ;
Si quelquefois j’ai dit le soin qui me dévore,
C’est à des confidents qui n’ont jamais parlé.

Pour adoucir l’aigreur des peines que j’endure,
Je me plains aux rochers, et demande conseil
À ces vieilles forêts, dont l’épaisse verdure
Fait de si belles nuits en dépit du soleil.

L’âme pleine d’amour et de mélancolie,
Et couché sur des fleurs et sous des orangers,
J’ai montré ma blessure aux deux mers d’Italie,
Et fait dire ton nom aux échos étrangers…

Cloris, la passion que mon cœur t’a jurée
Ne trouve point d’exemple aux siècles les plus vieux.
Amour et la Nature admirent la durée
Du feu de mes désirs, et du feu de tes yeux.

La beauté qui te suit depuis ton premier âge,
Au déclin de tes jours ne veut pas te laisser ;

Et le temps, orgueilleux d’avoir fait ton visage,
En conserve l’éclat, et craint de l’effacer.

Regarde sans frayeur la fin de toutes choses ;
Consulte le miroir avec des yeux contents :
On ne voit point tomber ni tes lis ni tes roses,
Et l’hiver de ta vie est ton second printemps.

Pour moi, je cède aux ans, et ma tête chenue
M’apprend qu’il faut quitter les hommes et le jour ;
Mon sang se refroidit ; ma force diminue ;
Et je serais sans feu, si j’étais sans amour…