Choses vues/1846/À la Chambre des pairs

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 168-175).


À LA CHAMBRE DES PAIRS.


1846-1848.




I

FABVIER.


Fabvier avait vaillamment fait les guerres de l’Empire ; l’obscure affaire de Grenoble le brouilla avec la Restauration. Il s’expatria vers 1816. C’était l’époque du départ des aigles. Lallemand alla en Amérique, Allard et Ventura dans l’Inde, Fabvier en Grèce.

La révolution de 1820 éclata. Il y fut héroïque. Il créa un corps de quatre mille palikares pour lesquels il n’était pas un chef, mais un dieu. Il leur donnait de la civilisation et leur prenait de la barbarie. Il fut rude et brave entre tous, et presque sauvage, mais de cette grande sauvagerie homérique. On eût plutôt dit qu’il sortait de la tente d’Achille que du camp de Napoléon. Il invitait l’ambassadeur anglais à dîner à son bivouac. L’ambassadeur le trouvait assis près d’un grand feu où rôtissait un mouton entier. Une fois la bête rôtie et débrochée, Fabvier appuyait l’orteil de son pied nu sur le mouton fumant et saignant, et en arrachait un quartier qu’il offrait à l’ambassadeur. Dans les mauvais jours, rien ne le rebutait, ni le froid, ni le chaud, ni la fatigue, ni la faim ; il commençait par lui les privations. Les palikares disaient : Quand le soldat mange de l’herbe cuite, Fabvier mange de l’herbe crue.

Je savais son histoire, mais je ne connaissais pas sa personne quand, en 1846, le général Fabvier fut nommé pair de France. Un jour le chancelier dit : — M. le baron Fabvier a la parole, et le général monta à la tribune. J’attendais un lion, je vis une vieille femme.

Une vieille femme, je me trompe.

C’était un masque mâle, héroïque et formidable, qu’on eût dit pétri et tripoté par la main d’un géant et qui semblait en avoir gardé une grimace fauve et terrible. Mais l’étrange, c’était la parole douce, lente, grave, contenue, caressante, qui s’alliait à cette férocité magnifique. Une voix d’enfant sortait de ce mufle de tigre.

Le général Fabvier débitait à la tribune des discours appris par cœur, gracieux, fleuris, pleins d’images forestières et pastorales, des idylles. À la tribune, cet Ajax se changeait en Némorin.

Il parlait bas comme un diplomate, il souriait comme un courtisan. Il ne haïssait pas d’être agréable aux princes. Voilà ce que la pairie avait fait de lui. Somme toute, ce n’était qu’un héros.




II


22 août 1846.

Le marquis de Boissy a l’aplomb, le sang-froid, la possession de lui-même, l’organe particulier, la facilité de parole, quelquefois de l’esprit, la qualité imperturbable, tout l’accessoire d’un grand orateur. Il ne lui manque que le talent. Il fatigue la Chambre, ce qui fait que les ministres se dispensent de lui répondre. Il parle tant que tout le monde se tait. Il ferraille avec le chancelier comme avec son ennemi particulier.

Hier, en sortant de la séance que Boissy avait pauvrement et petitement occupée tout entière, M. Guizot me disait : — C’est un fléau. La Chambre des députés ne le souffrirait pas dix minutes après les deux premières fois. La Chambre des pairs lui applique sa haute politesse, et elle a tort. Boissy ne se taira que le jour où toute la Chambre se lèvera et s’en ira en l’entendant demander la parole. — Y songez-vous ? lui ai-je dit. Il ne resterait plus que lui et le chancelier. Ce serait un duel sans témoins.




III


1847.

La Chambre des pairs est dans l’usage de ne jamais répéter dans ses réponses aux discours de la couronne les qualifications que le roi donne à ses enfants. Il est également d’usage de ne jamais donner aux princes le titre d’altesse royale en parlant d’eux au roi. Il n’y a point d’altesse devant la majesté.

Aujourd’hui 18 janvier, on discutait l’adresse. M. de Boissy a quelquefois des saillies d’esprit vif et heureux à travers ses déraisons. Il disait aujourd’hui :

— Je ne suis pas de ceux qui savent gré au gouvernement des bienfaits de la providence.

Il s’est querellé comme d’ordinaire avec M. le chancelier. Il faisait je ne sais quelle excursion, extra-vagabat, la Chambre murmurait et criait : À la question ! Le chancelier se lève : — Monsieur le marquis de Boissy, la Chambre vous rappelle à la question. Elle m’en évite la peine. (J’ai dit tout bas à Lebrun : — Notre confrère eût bien pu dire m’en épargne.) — J’en suis charmé pour vous, Monsieur le chancelier, répond M. de Boissy. — Et la Chambre de rire. Quelques instants après, le chancelier a pris sa revanche. M. de Boissy s’était empêtré dans je ne sais quelle chicane à propos du règlement. Il était tard. La Chambre s’impatientait. — Si vous n’aviez pas soulevé un incident inutile, dit le chancelier, vous auriez fini votre discours depuis longtemps à votre satisfaction et à la satisfaction de tout le monde.

À cela tout le monde riait. — Ne riez pas ! s’est écrié le duc de Mortemart. Ces rires sont la diminution du Corps. En entendant de telles choses j’ai plutôt envie de pleurer. — M. de Pontécoulant a dit : — M. de Boissy taquine M. le chancelier, M. le chancelier tracasse M. de Boissy. Absence de dignité des deux parts !

Un moment après M. Dubouchage parlait. M. le vicomte Dubouchage nasille. J’entre et je dis à M. le prince de la Moskowa :

— Qu’y a-t-il ?

— Dubouchage parle.

— De quoi ?

— Du nez.

Pendant la séance, M. le duc de Mortemart est venu à mon banc et nous avons causé de l’empereur. M. de Mortemart a fait les grandes guerres. Il en parle noblement. Il était officier d’ordonnance de l’empereur dans la campagne de 1812.

— C’est là, me dit-il, que j’ai appris à connaître l’empereur. Je le voyais de près à chaque instant, jour et nuit. Je le voyais se raser le matin, passer l’éponge sur son menton, tirer ses bottes, pincer l’oreille à son valet de chambre, causer avec le grenadier de faction devant sa tente, rire, jaser, dire des riens, et à travers tout cela, dicter des ordres, tracer des plans, interroger les prisonniers, consulter les généraux, statuer, résoudre, entreprendre, décider, souverainement, simplement, sûrement, en quelques minutes, sans rien laisser perdre, ni un détail de la chose utile, ni une seconde du temps nécessaire. Dans cette vie intime et familière du bivouac, il était sublime et à chaque instant son intelligence jetait des éclairs. Je vous réponds que celui-là faisait mentir le proverbe : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre.

— Monsieur le duc, lui ai-je dit, c’est que le proverbe a tort. Tout grand homme est grand homme pour son valet de chambre.

À cette séance, M. le duc d’Aumale, ayant ses vingt-cinq ans accomplis, est venu siéger pour la première fois. M. le duc de Nemours et M. le prince de Joinville étaient assis près de lui derrière le banc des ministres, à leurs places ordinaires. Ils n’étaient pas de ceux qui riaient le moins.

M. le duc de Nemours, s’étant trouvé le plus jeune de son bureau, y a fait les fonctions de secrétaire, comme c’est l’habitude. M. de Montalembert a voulu lui en épargner la peine. — Non, a dit le prince, c’est mon devoir. — Il a pris l’urne, et a fait, comme secrétaire, le tour de la table pour recueillir les scrutins.




IV


1847.

La Chambre des pairs était fort préoccupée l’autre jour. Les bruits de guerre circulaient[1]. M. Decazes disait dans mon bureau : — Je suis heureux, dans ma tristesse, de décharger librement mon cœur devant douze de mes collègues. Nous ne sommes pas en état de faire la guerre. Il faudrait insister près du roi pour l’amener à vouloir que la France ait une flotte, que la France ait une armée et que l’armée ait une réserve. Il faudrait en revenir au système du maréchal Saint-Cyr. Le service était de douze ans, six ans sous les drapeaux, six ans dans la réserve. Lisez le rapport que fit le maréchal à la Chambre des pairs à cette occasion. Ce fameux discours qui le fit surnommer l’orateur-ministre. Soit dit en passant, j’avais commandé ce discours à M. Guizot, qui le fit en une nuit. — Ne croyez pas aux gardes nationales mobiles. Ce serait un million d’hommes, dit-on. Un million d’hommes sur le papier. Un million d’hommes qui n’aurait pas de jambes et qui ne marcherait pas. — (J’interromps : — Si ! ils auraient des jambes ! j’en ai peur, du moins. — Il se tourne vers moi :) — En 1840, le duc d’Orléans me disait : — Duc Decazes, nous sommes à la guerre. Je commanderai un corps d’armée. Je voudrais avoir de la garde nationale avec moi. Pensez-vous qu’il m’en vienne ? — Je lui ai dit : — Quand Votre Altesse en aurait dix mille ! — Ce serait un beau succès, me dit-il. — Eh bien, qu’est-ce que dix mille hommes ?

En effet, nous aurions contre nous l’Angleterre, les trois puissances du Nord, toute l’Europe, l’univers ! et pas de flotte ! pas d’armée ! Quatre-vingt mille hommes en Algérie. Le blocus devant Alger, la colonie coupée, la famine dans les camps, dans les villes, dans les ports ; les bédouins d’un côté, les anglais de l’autre, Abd-el-Kader ici, l’amiral Napier là ; pas de pain ; pas de courage qui tienne contre la faim ; il faudrait se rendre, et voilà nos quatre-vingt mille hommes sur les pontons de l’Angleterre ! —

J’écoutais cette douleur vraie ou feinte avec quelque surprise, et je me disais que le roi Louis-Philippe avait traité la France comme on traite les enfants tapageurs à qui on ôte les couteaux.

Faire ce tour à un enfant, passe ; mais à un peuple !

Le marquis d’Harcourt, secrétaire du bureau, était plus rassurant, par d’autres raisons. Il ne croyait pas à une rupture. Il arrivait de Londres. La reine y était venue de Windsor. Elle n’avait pas, contre son habitude, invité M. de Sainte-Aulaire, notre ambassadeur, à l’y venir trouver. Mais à son arrivée à Londres, elle l’avait fait demander ; M. de Sainte-Aulaire était accouru à Saint-James, et la reine lui avait fort gracieusement et du même ton que toujours parlé du roi, demandant des nouvelles de la reine et des princes. Puis, elle l’avait invité à dîner.

Je songeais qu’il vaudrait mieux être rassuré par cinquante vaisseaux de ligne à flot et par six cent mille baïonnettes sur pied que par une invitation à dîner de Sa Majesté la reine d’Angleterre.




V


Au sortir de la séance du 21 janvier 1847 où la Chambre des pairs parla de Cracovie[2] et se tut sur la frontière du Rhin, je descendais le grand escalier de la Chambre en causant avec M. de Chastellux. M. Decazes m’arrêta au passage. — Eh bien, qu’avez-vous fait pendant la séance ? — J’ai écrit à Mme Dorval (je tenais la lettre à la main). — Quel beau dédain ! Pourquoi n’avez-vous pas parlé ? — À cause du vieux proverbe :

Tout avis solitaire
Doit rêver et se taire.

— Vous différiez donc d’opinion ?… — Avec toute la Chambre ? Oui. — Que voulez-vous donc ? — Le Rhin. — Ah ! diable ! — J’aurais protesté et parlé sans échos, j’ai mieux aimé me taire. — Ah ! le Rhin ! avoir le Rhin ! Oui ! c’est beau. Poésie ! poésie ! — Poésie que nos pères ont faite à coups de canon et que nous referons à coups d’idées ! — Mon cher collègue, a repris M. Decazes, il faut attendre. Moi aussi, je veux le Rhin. Il y a trente ans, je disais à Louis XVIII : Sire, je serais désolé si je pensais que je mourrai sans voir la France maîtresse de la rive gauche du Rhin. Mais avant d’en parler, avant même d’y songer, il faut que nous fassions des enfants. — Eh bien ! ai-je répliqué, voilà trente ans de cela. Les enfants sont faits.




VI


23 avril 1847.

On discute à la Chambre des pairs une loi assez mauvaise sur le remplacement militaire. Aujourd’hui, c’était l’article capital qui passait.

M. de Nemours est venu à la séance. Il y a à la Chambre quatre-vingts lieutenants généraux. La plupart trouvaient l’article mauvais. Tous se sont levés pour l’adopter, sous l’œil du duc de Nemours qui semblait les compter tous.

Les magistrats, les membres de l’Institut, les ambassadeurs ont voté contre.

Je disais au président Franck-Carré assis à côté de moi : — C’est la lutte du courage civil et de la poltronnerie militaire.

L’article a été adopté.




VII


14 juillet 1847.

J’ai parlé hier à la Chambre pour Jérôme Napoléon[3].

Voici les principaux qui ont voté comme moi : le comte de Pontécoulant, le prince de la Moskowa, l’amiral Grivel, le marquis d’Audiffret, l’amiral Halgan, les généraux Marbot, Fabvier, Neigre, Lagrange, Pernetty, Gourgaud, l’amiral Roussin, le maréchal Molitor, le général Rapatel, le général Barthezène, le duc de Trévise, Cousin, le comte Daru, le comte Mathieu de la Redorte, le comte Lanjuinais, le comte Foy, le comte de Mornay, le marquis de Boissy, le marquis de Gouvion Saint-Cyr, le prince de Wagram, le prince d’Eckmühl, le duc de Massa.

Il y a eu contre dix-huit voix de majorité. Le chiffre dix-huit ! le 18 juin 1815 ! Louis XVIII !

Le général Fabvier m’a dit : — Vous avez été si gentil quand vous avez dit : Parlons un peu de l’empereur ! — Un huissier, ancien chef de bataillon, pleurait au bas de la tribune.

C’était, comme a dit le général Gourgaud, l’anniversaire de la bataille de Marengo et de la bataille de Friedland. — J’ajoute que c’est dans quatre jours l’anniversaire de la bataille de Waterloo. — Avant la séance, le maréchal Soult m’a abordé et m’a dit : — Vous me faites de la peine, vous allez plaider une mauvaise cause. — J’ai répondu en souriant : — Monsieur le maréchal, je respecte tant votre gloire que je n’enregistre pas ces paroles-là. — Il a pris cela pour un compliment. Le duc Decazes n’a pas voté. Le maréchal Soult et le duc de Montebello ont levé la main contre la pétition. Le maréchal Soult, soit. Il a tant de gloire, qu’il peut y mettre un peu de honte, si cela lui plaît. Cela le regarde. Mais le duc de Montebello ! le fils de Lannes !




VIII


22 juin 1847.

Affaire Girardin à la Chambre des pairs[4]. Acquittement. On a voté par boules, les blanches pour la condamnation, les noires pour l’acquittement. Il y a eu 199 votants, 65 blanches, 134 noires. Je disais, en mettant ma boule noire dans l’urne : — En le noircissant, nous le blanchissons.

Je disais à Mme D… : — Pourquoi le ministère et Girardin ne se provoquent-ils pas à un procès en cour d’assises ? Elle m’a répondu : — Parce que Girardin ne se sent pas assez fort et que le ministère ne se sent pas assez pur.

MM. de Montalivet et Molé et les pairs du château ont voté, chose bizarre, pour Girardin contre le gouvernement. M. Guizot a appris le résultat à la Chambre des députés, et a paru furieux. Un député lui a dit : — Et les aides de camp qui ont voté contre vous !


IX


28 juin 1847.

En arrivant à la Chambre, j’ai trouvé Franck-Carré très scandalisé.

Il tenait à la main un prospectus de vin de Champagne signé le comte de Mareuil, et timbré du manteau de pair et de la couronne de comte avec les armes de Mareuil. Il avait montré la chose au chancelier qui lui avait dit : — Je n’y peux rien.

— Si un simple conseiller faisait chose pareille dans ma cour, me disait Franck-Carré, j’y pourrais pourtant quelque chose. J’assemblerais les Chambres, et je le ferais admonester disciplinairement.

Il avait raison.




X

7 janvier 1848.

Discussion de l’adresse dans les bureaux de la Chambre des pairs. J’étais du quatrième bureau. Entre autres changements, j’ai demandé celui-ci. Il y avait : « Nos princes, vos enfants bien-aimés, accomplissent en Afrique les devoirs de serviteurs de l’État. » J’ai proposé : « Les princes, vos enfants bien-aimés, etc., accomplissent, etc., leurs devoirs de serviteurs de l’État. » Cette niaiserie a fait l’effet d’une opposition farouche.




XI

14 janvier 1848.

La Chambre des pairs a empêché d’Alton-Shée de prononcer à la tribune même le nom de la Convention. Il y a eu effroyable vacarme de couteaux sur les pupitres et de cris : — À l’ordre ! et on l’a fait descendre presque violemment de la tribune.

J’ai été au moment de leur crier : — Vous faites là une séance de la Convention ; seulement avec des couteaux de bois !

J’ai été retenu par cette pensée que ce mot, jeté à travers leur colère, ils ne le pardonneraient jamais, non seulement à moi, ce qui m’importe peu, mais aux vérités calmes que je pourrais avoir à leur dire et à leur faire accepter plus tard.



  1. Dès octobre 1846, le cabinet de Londres, à la tête duquel se trouvait lord Palmerston, s’appliquait à contrecarrer ouvertement la politique française dans toute l’Europe. Sa mauvaise humeur avait été provoquée par les mariages espagnols conclus en dépit de l’Angleterre, qui avait d’autres visées. En effet, Louis-Philippe avait négocié le mariage d’Isabelle II, reine d’Espagne, avec D. François d’Assise, et marié son fils, le duc de Montpensier, à l’infante Louise, sœur de la reine d’Espagne. (Note de l’éditeur.)
  2. Cracovie adjugée à l’Autriche en 1846 du consentement de la Prusse et de la Russie. C’était une violation des traités de Vienne de 1815 ; le Gouvernement français ne protesta pas. (Note de l’éditeur.)
  3. Victor Hugo appuyait la pétition de Jérôme Napoléon pour l’abrogation des lois d’exil. (Note de l’éditeur.)
  4. Émile de Girardin attaqua vivement Louis-Philippe à la fin de son règne et publia dans la Presse des accusations que le Gouvernement considéra comme injurieuses ; il fut traduit devant la Chambre des pairs et acquitté. (Note de l’éditeur.)