Choses vues/1848/Le premier dîner

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 408-413).


[LE PREMIER DÎNER.]


24 décembre 1848.

Louis Bonaparte a donné son premier dîner, hier samedi, 23, deux jours après sa proclamation comme président de la République.

La Chambre chômait à cause de la Noël.

J’étais chez moi, à mon nouveau logis de la rue de la Tour-d’Auvergne, occupé à je ne sais quelles bagatelles. Totus in illis, lorsqu’on me remit un pli à mon adresse, apporté par un dragon. Je décachetai l’enveloppe et j’y trouvai ceci :

« L’officier d’ordonnance de service a l’honneur d’informer M. le général Changarnier qu’il est invité à dîner à l’Élysée-National, aujourd’hui samedi, à sept heures. »

J’écrivis au-dessous : « Remis par erreur à M. Victor Hugo », et je renvoyai la lettre par le dragon qui l’avait apportée.

Une heure après arriva une lettre de M. de Persigny, ancien compagnon de complots du prince Louis, aujourd’hui son secrétaire des commandements. Cette lettre contenait force excuses pour l’erreur commise et me prévenait que j’étais du nombre des invités. Ma lettre avait été adressée par mégarde au représentant de la Corse, M. Conti.

En tête de la lettre de M. de Persigny, il y avait ceci, écrit à la main : Maison du Président.

Je remarquai la forme de ces invitations tout à fait semblable à la forme employée par le roi Louis-Philippe. Comme je tenais à ne rien faire qui pût ressembler à de la froideur calculée, je m’habillai, il était six heures et demie, et je me rendis sur-le-champ à l’Élysée.

Sept heures et demie sonnaient quand j’y arrivai.

Je jetai en passant un coup d’œil au sinistre portail de l’hôtel Praslin qui touche à l’Élysée. La grande porte cochère verte, encadrée entre deux colonnes doriques du temps de l’empire, était close, morne, vaguement dessinée par la lueur du réverbère.

La porte de l’Élysée était fermée à un battant, deux factionnaires de la ligne la gardaient, la cour était à peine éclairée, un maçon la traversait dans ses habits de travail, portant une échelle sur son dos, presque toutes les vitres des fenêtres des communs à droite étaient brisées et raccommodées avec du papier.

J’entrai par la porte du perron. Trois hommes de service en habit noir m’y reçurent, l’un m’ouvrit les portes, l’autre me débarrassa de mon manteau, le troisième me dit : — Monsieur, au premier. — Je montai par l’escalier d’honneur, il y avait un tapis et des fleurs, mais je ne sais quoi de froid et de dérangé qui sentait l’emménagement.

Au premier, un huissier me dit : — Monsieur vient pour dîner ? — Oui, dis-je, est-ce qu’on est à table ? — Oui, Monsieur. — En ce cas, je m’en vais.

L’huissier se récria :

— Mais, Monsieur, presque tout le monde est arrivé qu’on était déjà à table, entrez. On compte sur Monsieur.

Je remarquai cette exactitude militaire et impériale, qui était l’habitude de Napoléon. Chez l’empereur, sept heures voulait dire sept heures.

Je traversai l’antichambre, puis un salon où je laissai mon chapeau, et j’entrai dans la salle à manger.

C’était une pièce carrée, lambrissée dans le goût empire, à boiseries blanches. Aux murs, des gravures et des tableaux, du choix le plus misérable, entre autres la Marie Stuart écoutant Rizzio du peintre Ducis. Autour de la salle un buffet. Au milieu une table longue arrondie aux deux extrémités où siégeaient une quinzaine de convives. Cette table avait un haut bout dirigé vers le fond de la salle où était assis le président de la République. Il avait à ses côtés deux femmes, à sa droite, la marquise du Hallays-Coëtquen, née princesse de Chimay (Tallien) ; à sa gauche, Mme Conti, mère du représentant.

Le président se leva quand j’entrai. J’allai à lui, nous nous prîmes la main. — J’ai improvisé ce dîner, me dit-il, je n’ai que quelques amis chers, j’ai espéré que vous voudriez bien être du nombre. Je vous remercie d’être venu. Vous êtes venu à moi, comme je suis allé à vous, simplement. Je vous remercie.

Il me prit encore la main. Le prince de la Moskowa, qui était à côté du général Changarnier, me fit une place à côté de lui et je m’assis à la table. Je me hâtai et mis les morceaux doubles, car le président avait fait interrompre le dîner pour me donner « le temps de rejoindre ». On était au second service.

J’avais en face de moi le général Rulhières, ancien pair, ministre de la guerre, le représentant Conti et Lucien Murat. Les autres convives m’étaient inconnus. Il y avait parmi eux un jeune chef d’escadron, décoré de la Légion d’honneur. Ce chef d’escadron seul était en uniforme ; les autres étaient en frac. Le prince avait un habit noir, avec la rosette de la Légion d’honneur à sa boutonnière.

Chacun causait avec son voisin. Louis Bonaparte paraissait préférer à sa voisine de gauche sa voisine de droite. La marquise du Hallays a trente-six ans, et les paraît. De beaux yeux, peu de cheveux, la bouche laide, la peau blanche, la gorge éclatante, le bras charmant, les plus jolies petites mains du monde, les épaules admirables. Elle est séparée en ce moment de M. du Hallays. Elle a fait huit enfants, les sept premiers avec son mari. Il y a quinze ans qu’elle s’est mariée. Dans les premiers temps de son mariage, elle venait trouver son mari au salon en plein jour, elle lui disait : — Viens donc ! — et elle l’emmenait se coucher. Quelquefois un domestique venait dire : — Mme la marquise demande M. le marquis. — Le marquis obéissait.

Cela faisait sourire les assistants.

Aujourd’hui le marquis et la marquise sont brouillés.

— Vous savez, me dit tout bas La Moskowa, elle a été la maîtresse de Napoléon, fils de Jérôme, elle est maintenant à Louis. — Eh bien, fis-je, changer un Napoléon pour un Louis, cela se voit tous les jours.

Ces méchants calembours ne m’empêchaient pas de manger, et j’observais.

Les deux femmes assises aux côtés du président avaient des chaises carrées par le haut. Celle du président était surmontée d’un petit chef arrondi. Au moment d’en tirer quelque induction, je regardai les autres chaises et je vis que quatre ou cinq convives, du nombre desquels j’étais moi-même, avaient des chaises pareilles à celle du président. Ces chaises étaient en velours rouge à clous dorés. Une remarque plus sérieuse, c’est que tous les assistants appelaient le président de la République Monseigneur et Votre Altesse. Moi qui l’appelais Prince, j’avais l’air d’un démagogue.

Le prince me demanda des nouvelles de ma femme, puis s’excusa beaucoup de la rusticité du service.

— Je ne suis pas encore installé, me dit-il, avant-hier, quand je suis arrivé, c’est à peine si j’avais un matelas pour me coucher.

Cela n’était pas étonnant, Cavaignac ayant fait le lit de Bonaparte.

Le dîner était médiocre et le prince avait raison de s’excuser. Le service en porcelaine blanche commune, l’argenterie bourgeoise, usée et grossière. Au milieu de la table, il y avait un assez beau vase en craquelé, monté en cuivre doré du mauvais goût Louis XVI.

Cependant nous entendions une musique dans une salle voisine. — C’est une surprise, nous dit le président, ce sont les musiciens de l’Opéra.

Un moment après, on nous passa un programme écrit à la main qui indiquait les cinq morceaux qu’on était en train d’exécuter :

1° Prière de la Muette ;

2° Fantaisie sur des airs favoris de la Reine Hortense ;

3° Final de Robert Bruce ;

Marche républicaine ;

La Victoire, pas redoublé.

Dans la disposition d’esprit assez inquiète que je partageais avec toute la France, au moment où j’écrivais ceci, je ne pus m’empêcher de remarquer cette Victoire, pas redoublé, venant après la Marche républicaine.

Je me levai de table ayant encore faim.

Nous passâmes dans le grand salon, séparé de la salle à manger par le salon d’attente que j’avais traversé en entrant.

Ce grand salon était fort laid, blanc avec des figures dans le goût de Pompéi sur les panneaux, tout l’ameublement dans le style empire, excepté les fauteuils en tapisserie et or d’un assez beau goût rocaille. Il y avait trois fenêtres cintrées auxquelles répondaient de l’autre côté du salon trois grandes glaces de même forme, dont l’une, celle du milieu, était une porte. Les rideaux des fenêtres étaient d’un beau satin blanc à ramages perse fort riches.

Pendant que nous causions, le prince de la Moskowa et moi, socialisme, montagne, communisme, etc., Louis Bonaparte vint et me prit à part.

Il me demanda ce que je pensais du moment. Je fus réservé. Je lui dis que les choses s’annonçaient bien, que la tâche était rude, mais grande, qu’il fallait rassurer la bourgeoisie et satisfaire le peuple, donner aux uns le calme et aux autres le travail, la vie à tous ; qu’après trois petits gouvernements, les Bourbons aînés, Louis-Philippe et la République de février, il en fallait un grand ; que l’empereur avait fait un grand gouvernement par la guerre, qu’il devait, lui, faire un grand gouvernement par la paix ; que le peuple français, étant illustre depuis trois siècles, ne voulait pas devenir ignoble ; que c’était cette méconnaissance de la fierté du peuple et de l’orgueil national qui avait surtout perdu Louis-Philippe ; qu’il fallait, en un mot, décorer la paix.

— Comment ? me dit Louis-Napoléon.

— Par toutes les grandeurs des arts, des lettres, des sciences, par les victoires de l’industrie et du progrès. Le travail populaire peut faire des miracles. Et puis, la France est une nation conquérante. Quand elle ne fait pas de conquête par l’épée, elle veut en faire par l’esprit. Sachez cela et allez. L’ignorer vous perdrait.

Il a paru pensif et s’est éloigné. Puis il est revenu et m’a remercié vivement.

Nous nous remîmes à causer. Nous parlâmes de la presse. Je lui conseillai de la respecter profondément, et de faire à côté une presse de l’État. — L’État sans journal, au milieu des journaux, lui dis-je, se bornant à faire du gouvernement pendant qu’on fait de la publicité et de la polémique, ressemble aux chevaliers du xive siècle qui s’obstinaient à se battre à l’arme blanche contre les canons à feu ; ils étaient toujours battus. Je vous accorde que c’était noble, vous m’accorderez que c’était bête.

Il me parla de l’empereur. — C’est ici, me dit-il, que je l’ai vu pour la dernière fois. Je n’ai pu rentrer dans ce palais sans émotion. L’empereur me fit amener et posa sa main sur ma tête. J’avais sept ans. C’était dans le grand salon d’en bas.

Puis Louis Bonaparte me parla de la Malmaison.

— On l’a respectée. Je l’ai visitée en détail, il y a six semaines. Voici comment. J’étais allé voir M. Odilon Barrot à Bougival. — Dînez avec moi, me dit-il. — Je veux bien. — Il était trois heures. — Qu’allons-nous faire en attendant le dîner ? — Allons voir la Malmaison, dit M. Barrot.

Nous partîmes. Nous étions tous deux seuls. Arrivés à la Malmaison, nous sonnâmes. Un portier vint ouvrir la grille. M. Barrot prit la parole : — Nous voudrions voir la Malmaison.

Le portier répondit : — Impossible.

— Comment ! impossible !

— J’ai des ordres.

— De qui ?

— De Sa Majesté la reine Christine, à qui est le château à présent.

— Mais monsieur est un étranger qui vient exprès.

— Impossible.

— Parbleu ! s’écria M. Odilon Barrot, il est curieux que cette porte soit fermée au neveu de l’empereur !

Le portier tressaillit et jeta son bonnet à terre. C’était un vieux soldat, auquel on avait fait cette retraite.

— Le neveu de l’empereur ! s’écria-t-il. Oh ! sire, entrez !

Il voulait baiser mes habits.

Nous visitâmes le château. Tout y est encore à peu près à sa place. J’y ai presque tout reconnu, le cabinet du premier consul, la chambre de ma mère, la mienne. Les meubles sont encore les mêmes dans beaucoup de chambres. J’ai retrouvé un petit fauteuil que j’avais quand j’étais enfant. —

Je dis au prince : — Voilà. Les trônes tombent, les fauteuils restent.

Pendant que nous causions, quelques personnes vinrent, entre autres M. Duclerc, l’ex-ministre des finances de la Commission exécutive, puis une vieille femme en velours noir que je ne connaissais pas, puis lord Normanby, ambassadeur d’Angleterre, que le prince emmena vivement dans un salon voisin. J’ai vu le même lord Normanby emmené de même par le roi Louis-Philippe.

Le prince dans son salon avait l’air timide et point chez lui. Il allait et venait d’un groupe à l’autre plutôt comme un étranger embarrassé que comme le maître de la maison. Du reste, il parle à propos et quelquefois avec esprit.

Il a vainement essayé de me faire expliquer sur son ministère. Je ne voulais lui en dire ni bien ni mal.

Ce ministère n’est d’ailleurs qu’un masque, ou pour mieux dire, un paravent qui cache un magot. Thiers est derrière. Cela commence à gêner Louis Bonaparte. Il faut qu’il tienne tête à huit ministres qui tous cherchent à l’amoindrir. Chacun tire la nappe à soi. Parmi ces ministres, quelques ennemis avoués. Les nominations, les promotions, les listes, arrivent toutes faites de la place Saint-Georges. Il faut accepter, signer, endosser.


Hier, Louis Bonaparte se plaignait au prince de la Moskowa ; il disait spirituellement : — Ils veulent faire de moi le prince Albert de la République.

Odilon Barrot paraît triste et découragé. Aujourd’hui, il est sorti du Conseil, l’air accablé. M. de la Moskowa était là. — Eh bien ? a-t-il dit, comment vont les choses ? Odilon Barrot a répondu : — Priez pour nous !

— Diable ! a dit La Moskowa, voilà qui est tragique !

Odilon Barrot a repris : — Que voulez-vous que nous fassions ! Comment rebâtir cette vieille société où tout s’écroule ? L’effort qu’on fait pour l’étayer achève de l’ébranler. On y touche, elle tombe. Ah ! priez pour nous !

Et il a levé les yeux au ciel.


Je suis sorti de l’Élysée vers dix heures. Comme je m’en allais, le président m’a dit : — Attendez un instant. — Puis il est entré dans une pièce voisine, et est ressorti un moment après avec des papiers qu’il m’a remis dans la main en disant : — Pour Mme Victor Hugo. — C’étaient des billets d’entrée pour voir la revue d’aujourd’hui, de la galerie du Garde-Meuble.

Et tout en m’en allant je songeais. Je songeais à cet emménagement brusque, à cette étiquette essayée, à ce mélange de bourgeois, de républicain et d’impérial, à cette surface d’une chose profonde qu’on appelle aujourd’hui : le président de la République, à l’entourage, à la personne, à tout l’accident. Ce n’est pas une des moindres curiosités et un des faits les moins caractéristiques de la situation, que cet homme auquel on peut dire et on dit en même temps et de tous les côtés à la fois : prince, altesse, monsieur, monseigneur et citoyen.

Tout ce qui passe en ce moment met pêle-mêle sa marque sur ce personnage à toutes fins.