Chronique de la quinzaine - 1er novembre 1844

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Chronique no 301
1er novembre 1844


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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1er novembre 1844.


On commence à parler de la session prochaine. Plusieurs membres des deux chambres sont déjà de retour dans la capitale. Les salons politiques vont bientôt se rouvrir. Paris va reprendre cette physionomie animée que lui donnent les discussions du parlement, jointes au mouvement des affaires et à la vie bruyante de ce qu’on appelle le monde. On se demande dès à présent quelle sera l’attitude des hommes que les diverses fractions parlementaires regardent comme leurs chefs ; on se demande surtout quelle sera la conduite de plusieurs membres éminens des deux chambres, appartenant aux rangs conservateurs ou à la nuance modérée du centre gauche, et connus pour avoir désapprouvé jusqu’ici la politique du cabinet. Quel sera leur rôle ? Resteront-ils isolés ? s’éloigneront-ils de la tribune ? La crainte de passer pour impatiens, après quatre années de silence ou de neutralité généreuse, les tiendra-t-elle écartés de la lutte ? ou bien croiront-ils que le moment est venu d’exprimer leurs convictions devant le pays, et de montrer à la majorité une alliance sincère entre des opinions communes, alliance que le parti conservateur souhaite vivement, car elle est son seul refuge contre une politique qui n’est pas la sienne, et qu’il n’aurait pas laissée vivre depuis quatre ans, si le cabinet du 29 octobre n’avait eu la singulière fortune d’être protégé par les scrupules même ou les hésitations de ses plus redoutables adversaires ?

D’ici à fort peu de jours, on saura à quoi s’en tenir sur ces graves questions. Nous ne voulons rien préjuger à cet égard quant au moment ; nous craindrions de gêner, par des paroles prématurées ou indiscrètes, la liberté des hommes dont nous parlons. Laissons-les prendre conseil de leur patriotisme et de leurs lumières. Nous savons que leurs intentions sont excellentes ; espérons qu’elles amèneront un résultat désiré par le pays.

Si nous sommes assez rassurés sur ce point, il n’en est pas de même du ministère. Naturellement, ses plus vives alarmes sont de ce côté. Aussi, depuis la fin de la dernière session, il n’a rien négligé pour connaître les moindres démarches de certains personnages considérables qui ont le malheur de lui porter ombrage, même sans le vouloir. Son imagination inquiète et soupçonneuse les a suivis partout. A la ville, à la campagne, en voyage, ils ont partout rencontre sur leurs pas cette surveillance officieuse qu’il est de bon goût de tolérer dans un certain monde, et que les gens d’esprit supportent d’autant plus volontiers, qu’elle prend quelquefois pour se dissimuler à leurs yeux les formes les plus gracieuses et les plus séduisantes. Nous ne dirons pas là-dessus les choses curieuses que nous savons. Parmi les particularités du monde politique, ce ne seraient pas assurément les moins piquantes ; mais c’est un sujet qu’il faut à peine effleurer. Nous nous hâtons d’en sortir.

Depuis le retour du roi, plusieurs affaires ont été discutées dans le conseil. Une des plus importantes est la création des nouveaux pairs. Dans l’origine, on avait promis la pairie à plusieurs membres de la chambre des députés ; il paraît que la crainte d’enlever quelques voix, à la majorité empêchera le ministère de remplir ses promesses. Les députés désappointés seront-ils tous des partisans bien chauds ? Il est permis d’en douter. Du reste, si la résolution que prend le cabinet a pour résultat de diminuer le nombre des nouveaux pairs ; nous sommes sûrs qu’elle plaira au Luxembourg. Une autre affaire a occupé plusieurs fois le conseil, c’est la question de l’emprunt, liée à celle de la conversion. Dans le monde financier, on est certain que, si l’emprunt a lieu, la conversion ne se fera pas. Or, comme on connaît les graves obstacles qui s’élèvent contre la conversion, on croit généralement à l’émission de l’emprunt. Aussi la Bourse s’agite. La perspective d’un emprunt de 300 millions, jointe à celle de l’emprunt de la Hollande et aux actions des chemins de fer, exalte les cerveaux de la finance. L’emprunt se fera-t-il ou ne se fera-t-il pas ? Sera-t-il en 3 pour 100, sera-t-il en 4 ? Voilà ce que l’on entend de tous les côtés à la Bourse. D’où vient le retard qu’éprouve l’accomplissement de cette mesure ? est-ce M. Laplagne, est-ce le conseil qui hésite ? M. le ministre des finances est connu pour l’extrême circonspection qu’il met en toutes choses. Nous avons loué plus d’une fois sa sagesse administrative. Cependant nous ne voudrions pas qu’on pût l’accuser avec raison de pousser ici la prudence trop loin. Il est bon de réfléchir, mais il faut aussi savoir prendre un parti. Le moment n’est-il pas favorable à l’émission de l’emprunt ? Que peut-on gagner à attendre ?

Deux questions épineuses ont occupé le conseil : l’arrangement avec l’Angleterre sur le droit de visite, et la dotation. L’approche de la session appelle sur ces deux objets un intérêt très vif. Ce sont des points sur lesquels le ministère est diversement engagé, ici avec la couronne, là avec les chambres. Comment remplira-t-il ses engagemens ? Comment parviendra-t-il à concilier ses intérêts et son honneur ? On parle déjà de dissentimens provoqués dans le conseil par ces deux questions ; mais rien n’a transpiré sur la solution qu’elles ont reçue, ou plutôt il est douteux qu’elles aient reçu une solution. Quant au droit de visite, il est certain qu’une modification a été demandée à l’Angleterre. M. Guizot accablé sous le poids des concessions de Taïti et du Maroc, n’aura certainement pas laissé échapper l’occasion des épanchemens de Windsor pour demander une compensation à sir Robert Peel et pour stimuler sa reconnaissance ; il aura fait valoir les exigences des chambres et les périls de sa situation. D’un autre côté, les deux couronnes auront probablement abordé ce sujet délicat, et si les difficultés qu’il comporte sont heureusement résolues, nous pouvons dire dès à présent, sans manquer aux règles constitutionnelles, que la France devra en grande partie ce dénouement à l’impression produite en Angleterre par la royauté de juillet. L’évidence des faits nous met ici à couvert contre le soupçon de flatterie. Si le ministère trouve cette explication peu légitime, on pourra lui dire qu’elle est au moins honorable pour la France, tandis qu’il serait humiliant pour elle d’être forcée de s’avouer qu’elle doit aux faiblesses de son gouvernement un procédé juste et équitable de l’Angleterre. Entre une explication honorable et une explication humiliante, la France aura bientôt fait son choix. Quoi qu’il en soit, si une modification a été demandée à l’Angleterre sur le droit de visite, l’Angleterre n’a pas encore répondu. Ce que l’on a dit de ses intentions, de ce qu’elle exigerait en retour de son procédé, ou bien du genre de modifications qu’elle proposerait, tout cela est inexact ou hasardé. L’Angleterre a gardé le silence jusqu’ici. Du reste, si le cabinet de Londres, au lieu de rendre purement et simplement la liberté au cabinet français, propose une transaction, on peut croire que notre ministère ne se pressera pas de conclure. Ne faut-il pas qu’avant de prendre son parti, il tâte la majorité ? Ne faut-il pas que M. Duchâtel ait compté toutes les voix, et que l’on consulte M. Lefebvre et M. Fulchiron ?

Pour ce qui regarde la dotation, il est certain qu’on s’en occupe ; il est certain aussi que l’on n’a point de parti pris. M. Muret de Bord et ses amis ne se sont pas encore prononcés. On pourrait se demander pourtant d’où vient le silence des journaux ministériels sur cette grave question, soulevée il y a quatre mois par le ministère avec tant d’apparat, de présomption, d’imprudence et de perfidie. Puisque le Moniteur ne parle pas, puisqu’il ne profite pas des argumens du voyage de Windsor, pourquoi la presse ministérielle, délivrée des périls et des ennuis de la concurrence, ne cherche-t-elle pas convertir ces esprits rebelles de la majorité, ces conservateurs scrupuleux et timides, qu’elle a promis d’instruire et de ramener dans la bonne voie ? Ce serait assurément plus vif et plus piquant que, ses articles, fort instructifs d’ailleurs, sur les lins, sur les cotons, sur les laines, sur l’industrie des fers, sur la Chine, sur les travaux publics de l’union américaine, et sur l’émancipation des noirs, auxquels personne ne songe en ce moment, pas même M. le duc de Broglie. En vérité, nous ne comprenons rien à ce silence de la presse ministérielle sur la dotation. Vous verrez que le ministère, pour réveiller son zèle et son courage, sera forcé d’ouvrir lui-même dans le Moniteur le feu de la polémique. Au surplus, cette résolution ne, nous étonnerait point ; le ministère a pris l’engagement de parler, il faut qu’il parle. Il a des argumens, des chiffres à faire valoir ; il a promis de les publier ; il est tenu de remplir sa promesse. Le danger d’ailleurs ne sera pas pour lui. Que la dotation expire sous le coup des attaques dont la polémique officielle sera l’objet, que la dynastie soit livrée dans le Moniteur aux injures, des républicains et des légitimistes, qu’au lieu d’avoir devant elle, pour juger ses réclamations, une assemblée d’hommes graves, contenus par la loi, par le respect du lieu, par leur caractère, dans les bornes d’une discussion convenable, elle soit placée devant un tribunal ou l’ignorance et la passion dominent ; qu’au lieu de débattre paisiblement ses intérêts dans une enceinte où le dévouement pour elle ne saurait être légalement suspecté, on vienne exposer son bilan aux yeux de la foule, où la lie des révolutions fermente encore à côté des préventions haineuses des partis vaincus ; qu’on substitue ainsi à un débat régulier, normal, exempt de tout péril pour la dynastie, un débat inconstitutionnel, aussi dangereux, qu’affligeant ; que la dotation y périsse et que la couronne en souffre, qu’importe, si le ministère est sauvé ?

Pour être véridiques, nous devons déclarer qu’aucun bruit sérieux n’est encore parvenu jusqu’à nous sur les intentions réelles du ministère, soit au sujet de la polémique du Moniteur sur la dotation, soit au sujet de la présentation du projet de loi devant les chambres. Le ministère, et pour cause, garde prudemment le silence sur ces deux points. Si nous lui supposons l’idée de commencer la polémique du Moniteur avant le retour des chambres, idée que nous trouvons d’ailleurs funeste, et que nous sommes bien loin de conseiller, c’est tout simplement parce que le ministère peut y trouver son intérêt. On conçoit, en effet, qu’au point de vue ministériel le plan ne serait pas mal conçu. La polémique du Moniteur irritera et indignera les sages amis du trône, cela est vrai ; mais la question aura été débattue. Si l’effet des articles du Moniteur n’est pas favorable, si M. Muret de Bord n’est pas converti, cela dispensera de courir les chances d’un débat parlementaire. Reste à savoir si les amis éclairés de la royauté de juillet pardonneront au ministère de l’avoir si perfidement et si imprudemment conseillée. Sur ce point, le ministère paraît éprouver une confiance que bien certainement tous ses amis ne partagent pas.

Le ministère du 29 octobre commence sa cinquième année. Il fête son anniversaire avec ses intimes ; il adresse dans ses journaux un défi superbe à ses adversaires et en même temps il est plein de malice et d’ironie. Il se demande humblement comment il a pu vivre ayant contre lui une association d’hommes éminens comme M. Thiers, M de Rémusat, M. Billault, M. Dufaure, M. Duvergier de Hauranne ! Il s’étonne d’avoir pu résister à toutes les oppositions réunies, à l’opposition déclarée et à l’opposition couverte, qu’il dit être la plus dangereuse. Tout cela est spirituel et d’assez bonne guerre. Nous convenons facilement qu’en fait d’argumens ministériels une existence de quatre années vaut quelque chose ; seulement il faudrait que le ministère eût plus de franchise. En nous rappelant qu’il a vécu quatre ans, il faudrait qu’il n’oubliât point pourquoi et comment il a vécu. Nous voudrions lui voir un peu moins d’ingratitude à l’égard des hommes qui ont poussé plus d’une fois la modération à son égard jusqu’à l’oubli de leurs propres intérêts et jusqu’à lutter contre des convictions impérieuses. On paraît se vanter d’un éclatant triomphe remporté contre toutes les oppositions réunies et en particulier contre l’alliance des membres du centre gauche avec plusieurs hommes considérables qui siègent dans les rangs conservateurs, nous désirons vivement, quant à nous, cette alliance ; mais depuis quand s’est-elle montrée ? Ces hommes que l’on accuse de se donner des airs d’impartialité pour porter des coups plus dangereux, et de se placer dans la majorité afin de la diviser plus sûrement, quels coups ont-ils portés au ministère Dans quelles circonstances ont-ils parlé ou même voté contre lui ? Avant de les déclarer vaincus, il faudrait au moins attendre qu’ils aient fait la guerre. Cela pourra bien arriver, grace aux fautes toujours croissantes du cabinet ; mais jusqu’ici on ne peut que les remercier de leur longanimité, ou tout au plus leur dire qu’ils n’ont pas osé se déclarer. On se vante d’avoir vaincu M. Thiers ! On oublie donc le discours sur la régence ! on oublie que depuis bien des années, toutes les fois qu’un ministère est en péril dans une question dynastique, M. Thiers s’empresse de lui apporter le secours désintéressée de son éloquence et de sa grande position dans le pays. Ces fortifications que le ministère se vante d’achever, est-ce M. Guizot, est-ce M. Thiers qui les a fait voter ? Dans peu de mois, une question d’un intérêt immense, le projet de loi sur l’instruction secondaire, sera discuté au Palais-Bourbon ; le projet soutenu par une commission dont M. Thiers est l’organe sera adopté par la chambre, contre l’opposition avouée ou secrète du cabinet : soyez sûrs que le lendemain, si le cabinet du 29 octobre existe encore, on dira qu’il a remporté une victoire éclatante contre M. Thiers ! Ainsi se passent les choses dans ce bas monde, c’est-à-dire dans ce pays de sincérité et de gratitude que l’on nomme le monde ministériel. On parle de l’opposition de M. Dufaure ! Combien de discours M. Dufaure a-t-il prononcés contre le cabinet ? Combien de fois a-t-il voté contre lui ? On parle de l’opposition persévérante, déclarée, active de M. de Rémusat et de M. Duvergier de Hauranne ! Quelle modération n’ont-ils pas au contraire montrée tous les deux ! M. Duvergier de Hauranne est-il donc un homme si violent, toujours empressé de faire et de défaire des cabinets ? C’est un homme de révolution et d’intrigue, dit-on. Qu’on lise son dernier écrit sur la Grèce. Qu’on nous dise où sont dans cet écrit les doctrines, le système, le langage, les intentions que la majorité pourrait reprocher à l’honorable publiciste ? Dans ce vaste coup d’œil sur la politique de l’Orient, où est la pensée qui ne pourrait s’accorder avec les vrais intérêts et les vrais principes du gouvernement de juillet ? Y a-t-il beaucoup d’amis du ministère, de bons députés, ennemis déclarés des changemens de cabinet et des intrigues, qui emploient ainsi leurs loisirs pendant l’intervalle des sessions, et qui cherchent, avec l’aide des faits et des connaissance locales, à établir sur des bases solides la politique extérieure de la France ? On parle de l’opposition de M. Billault. Oui, voilà un orateur pressant, incisif, véhément, qu’il est plus facile de calomnier que de réfuter. M. Billault n’a pas renversé le cabinet : cela est vrai, mais M. Billault s’est contenté de parler, il n’a pas agi. Tout le monde sait que l’honorable député s’est tenu jusqu’ici en dehors de toutes les combinaisons que pourrait amener la chute du ministère. M. Billault a fait comme tous les adversaires de la politique du 29 octobre, qui l’ont attaquée isolément, sans un plan concerté, et sans avoir imaginé une seule fois cette redoutable tactique dont le ministère prétend avoir triomphé. On voit donc pourquoi le ministère a vécu ; quant à la manière dont il a passé sa vie, ballotté et irrésolu au dedans, faible et imprévoyant au dehors, n’observant jamais une juste mesure, n’étant jamais d’accord avec les véritables sentimens de la majorité, nous n’entreprendrons pas ce chapitre aujourd’hui : il serait trop long à raconter.

Pour lutter contre toutes ces oppositions réunies que le ministre prétend avoir rencontrées devant lui jusqu’ici, et qui pourraient bien finir par le prendre au mot, ne fût-ce que pour essayer leurs forces, le ministère s’armera, dit-on, du voyage du roi. Ce sera là son grand argument. Examinons donc avec quelque développement cette question importante. Puisque ce sera le terrain du ministère, il faudra que l’opposition l’y suive. Voyons ce que le ministère pourra dire et ce que l’opposition pourra lui répondre.

Nous commencerons par déclarer que nous ne partageons pas, sur le voyage du roi, toutes les idées émises par les journaux de l’opposition. Nous croyons que beaucoup d’exagérations ont été commises de part et d’autre dans ce débat. Si le voyage du roi n’a pas toujours été adroitement défendu, il a été attaqué par des moyens que nous sommes loin d’approuver. A des apologies imprudentes on oppose des critiques passionnées ; à ceux qui disent que le voyage du roi est un évènement inoui, un succès extraordinaire, qui glorifie la politique du cabinet, on répond que c’est un évènement funeste, humiliant pour la France. D’un autre côté, pour éviter ces deux écueils, des gens prétendent que toutes les circonstances du voyage sont des incidens vulgaires, qui ne méritent pas de fixer l’attention des esprits sérieux. Essayons de démêler la vérité à travers ces opinions contradictoires.

Nous avons déjà dit ce que nous pensions du voyage en lui-même, indépendamment de ses résultats. Cette démarche était commandée par de hautes convenances ; la couronne de France devait acquitter la dette contractée par elle au château d’Eu. D’ailleurs, un voyage à Windsor n’avait rien de blessant pour la dignité de notre pays ; la visite du roi s’adressait à la reine Victoria et non à l’Angleterre : le roi abordait seul sur les rivages de la GrandeBretagne, La France ne le suivait pas. Au moyen le cette explication naturelle, que justifient les premières paroles prononcées par S. M. devant Portsmouth, le voyage du roi n’était pas une avance indiscrète, ni un démenti imprudemment donné à des ressentimens légitimes ; c’était une démarche convenable qui ne présentait pas de graves inconvéniens, et, qui de plus pouvait avoir des résultats utiles.

Or, qu’est-il arrivé ? Le roi allait à Windsor, le peuple anglais l’a reçu avec enthousiasme ; la foule, empressée sur son passage, l’a salué par des acclamations unanimes. Il a trouvé partout un accueil, digne de lui, digne de la nation dont il est le représentant couronné ; puis, à ces hommages directement adressés à l’hôte illustre que recevait la gracieuse souveraine de l’Angleterre, sont venus se joindre des témoignages d’une affectueuse estime pour la France. Le lord-maire de la Cité de Londres, parlant au nom de ses concitoyens, a fait un noble appel à des sentimens d’union entre les deux pays. Le même vœu, exprimé par des officiers de la marine anglaise, a retenti dans le banquet de Portsmouth. La reine, enfin, comme pour s’associer à ces démonstrations publiques qui réunissaient dans un même accueil le roi et sa nation, est venue recevoir, sur le Gomer, l’hospitalité franche et cordiale du pavillon français.

Certes, nous n’aimons pas les exagérations ; nous avons peu de goût pour la politique enthousiaste et lyrique. Nous ne dirons pas que l’alliance entre la France et l’Angleterre est déjà rétablie, que les rivalités des deux peuples sont éteintes, que leurs démêlés vont cesser, que l’âge d’or va renaître parmi les nations sous les auspices d’une confraternité étroite entre les deux capitales du monde civilisé ; nous ne pousserons pas l’hyperbole de l’admiration pour nos voisins et de la passion pour la paix jusqu’à prétendre que la France doit se montrer reconnaissante envers la reine Victoria de ce qu’elle a bien voulu accepter une collation sur un vaisseau français. Un pareil langage tenu en France par les organes du pouvoir n’est pas fait pour donner à l’Europe une haute idée de notre caractère national et de notre bon sens, ni pour populariser chez nous l’alliance anglaise. Nous ne sommes pas de ceux qui veulent oublier en ce moment la conduite de l’Angleterre dans les affaires de Taïti et de Maroc, l’attitude provocante de son gouvernement, le langage injurieux de ses orateurs et de ses journaux ; nous nous souvenons aussi que les démonstrations de l’enthousiasme britannique, quoique très vives, et d’autant plus précieuses qu’elles viennent d’un peuple naturellement flegmatique, ont été cependant plus d’une fois stériles Qui ne se rappelle l’ovation reçue à Londres par le maréchal Souk en 1838 ? Deux ans après ces magnifiques hommages adressés au lieutenant de Napoléon, l’Angleterre signait le traité du 15 juillet, et se séparait ouvertement de la France. Oublier de pareils faits, ce serait s’exposer à de rudes mécomptes. La prudence veut qu’on s’en souvienne.

Mais une défiance absolue ne vaut pas mieux qu’une confiance aveugles. Ni l’une ni l’autre ne sont la vraie sagesse. Il n’y a d’ailleurs aucun profit à lutter contre l’évidence. Ce n’est ni de l’habileté ni de la justice. Nous avouons pour notre part, n’avoir pas cru d’abord que le voyage du roi aurait une importance politique. Ne connaissant encore que les félicitations des aldermen, l’empressement de la foule, la réception cordiale et splendide du château de Windsor, les marques de respect prodiguées au roi par les personnages les plus illustres de l’Angleterre, nous avons dit que ces témoignages ne s’adressaient pas directement à la France. L’union entre les deux couronnes éclatait, l’estime de l’Angleterre pour le chef constitutionnel de la France était visible ; mais les sentimens du peuple anglais pour la nation française n’étaient pas connus. Rien de grand, rien de significatif, n’avait encore été exprimé sur ce point. La démarche du lord-maire, les paroles qu’il a prononcées, les manifestations du banquet de Portsmouth, la réception de la reine Victoria sur le Gomer, ont fait cesser nos incertitudes. Sans contredit, la Cité de Londres n’est pas l’Angleterre, les officiers anglais qui ont donné le banquet de Portsmouth ne sont pas l’armée britannique, et le Gomer n’est pas la France ; mais il y a dans ces démonstrations qui ont terminé le voyage du roi un caractère de nouveauté et de grandeur qu’on ne saurait méconnaître. Ces représentans de la métropole de l’Angleterre qui sortent de l’enceinte de leur ville pour complimenter un prince étranger, cet hommage inusité chez un peuple libre, ces graves paroles du lord-maire en faveur de la paix, le ton sincère et convaincu dont il proclame l’utilité d’un bon accord entre les deux pays, gage de repos et de bien-être pour l’humanité, ces sympathies pour la nation française si dignement et si chaleureusement exprimées ; ces protestations amicales, ces nobles suffrages adressés à la France par de braves officiers de la marine anglaise, empressés de saisir l’occasion de désavouer publiquement d’indignes outrages, qui ne sont pas sortis de leurs rangs ; la jeune, souveraine d’un grand peuple sanctionnant par son royal exemple ces témoignages d’estime et d’affection en venant recevoir, sous le pavillon de la France, l’hospitalité des officiers français toutes ces démarches également honorables pour la nation qui en est l’objet et pour celle qui en prend l’initiative, tout cela porte en soi une signification réelle. C’est un spectacle qui émeut, qui élève, et qui fait naître de légitimes espérances. Sans aucun doute, il est bon de se prémunir contre des illusions dangereuses ; mais ce serait pousser la prudence un peu trop loin que de considérer de semblables démonstrations comme une suite d’incidens vulgaires, qui ne sauraient influer sur les relations politiques deux pays. Nous ne portons pas jusque-là l’esprit de circonspection et de réserve.

Pourquoi les partisans sincères du gouvernement de juillet repousseraient- ils les nobles avances adressées à la nation française par le peuple qui partage avec nous dans le monde le sceptre des idées libérales et constitutionnelles ? Pourquoi les amis de la dynastie de juillet ne verraient-ils pas avec joie les hommages rendus dans un pays libre au chef de cette dynastie, au roi qu’une révolution légale a couronné ? Les partisans du gouvernement et de la dynastie de juillet sont-ils donc les ennemis de l’Angleterre ? Ont-ils jamais repoussé l’alliance anglaise ? Sont-ils les partisans de l’alliance russe ? ou bien ont-ils jamais réclamé l’isolement absolu, l’indépendance exclusive et chagrine de la France au milieu des nations ? Ceux qui veulent sincèrement l’alliance anglaise, ceux qui la croient conforme aux intérêts de la France et aux principes de son gouvernement, ceux qui sont d’avis que cette alliance doit être recherchée par des moyens honorables et dignes, ceux-là, disons-nous, doivent se réjouir d’un évènement qu’une politique habile élevée et prévoyante peut utiliser au profit de la France. Vouloir l’alliance anglaise et s’indigner contre le voyage du roi, c’est entrer, bien involontairement sans doute, dans la voie ouverte par les ennemis du gouvernement de juillet, c’est combattre sa propre cause, c’est parler comme les républicains et les légitimistes, sans penser comme eux.

Mais on nous dit : L’accueil fait au roi par l’Angleterre est dû à la politique du 29 octobre ; c’est le fruit des concessions et des faiblesses de notre gouvernement ; voilà pourquoi la France doit repousser les démonstrations amicales de l’Angleterre. Il y a ici, selon nous, une confusion. Qui a dit, en premier lieu, que l’accueil fait au roi par la nation anglaise était dû à la politique de notre cabinet ? Ce sont les journaux du ministère. Qui a fait entendre que, sans les concessions obtenues de notre gouvernement dans les affaires de Taïti et du Maroc, l’Angleterre n’eût témoigné aucun empressement pour la France ? C’est le ministère lui-même. Or, parce que le ministère, cherchant un nouvel appui pour sa fortune ébranlée, trouve bon de rattacher sa politique aux circonstances heureuses qui ont signalé le voyage du roi, l’opposition modérée, l’opposition dynastique et constitutionnelle, se laisse entraîner sur ce terrain perfide, et, confondant à son tour le voyage du roi avec la politique ministérielle, se met à déclarer que les démonstrations amicales de l’Angleterre, puisqu’elles sont le fruit de nos concessions et de nos faiblesses, ne peuvent être acceptées par la France ! Il y a là un grave malentendu. L’opposition dynastique commet une erreur où elle n’aurait pas dû tomber. Le voyage du roi et la politique du ministère n’auraient jamais dû être confondus. Ce sont deux choses distinctes, et dont le rapprochement ne peut profiter qu’à des intérêts étrangers au bien du pays.

Non, il ne faut pas croire que l’Angleterre, en faisant au roi un magnifique accueil, en témoignant pour la France des dispositions amicales, n’a eu d’autre but que de seconder la politique du 29 octobre et d’adresser à la nation française un remerciement ironique. Il faut avoir de l’Angleterre et de nous-mêmes une plus haute opinion. Il faut croire que les démonstrations d’un grand peuple, sont nobles et sincères. Il ne faut pas croire qu’il honore en public ce qu’il n’estime pas en secret. Il ne faut pas lui supposer le misérable calcul de faire de la diplomatie en plein air et dans les rues. A qui s’adressaient les acclamations de la foule sur le passage du roi ? A qui s’adressait l’hommage de la Cité de Londres ? Est-ce au roi et à la France ? Est-ce à M. Guizot ? L’Angleterre avait devant elle, d’un côté, le noble représentant d’une grande révolution, le chef d’un pays vraiment constitutionnel, où l’accord si difficile de liberté et des lois présente au monde, depuis quinze ans un admirable spectacle ; de l’autre côté, l’Angleterre avait devant elle la politique du 29 octobre, avec ses concessions il est vrai, mais aussi avec le peu d’estime qu’inspirent ses faiblesses, avec ses vues timides, incapables d’unir les deux gouvernemens dans une association glorieuse. Placée ainsi devant la politique du 29 octobre, devant le roi couronné par la révolution de juillet, devant la France libérale et constitutionnelle, l’Angleterre a-t-elle pu préférer la politique du 29 octobre à la France ?

L’évidence démontre à tous les esprits justes, à tous les hommes sans passion, que deux sentimens très vifs, très puissans en Angleterre, ont particulièrement influé sur la réception qui a été faite au roi, et sur les démonstrations importantes qui l’ont signalée. Premièrement, malgré de longues rivalités, malgré des luttes sanglantes, et en dépit de tous les intérêts qui divisent les deux peuples, la Grande-Bretagne a de profondes sympathies pour notre pays. L’Angleterre libérale et réformiste, aime la France constitutionnelle. Avant que l’empereur de Russie et le roi de Prusse reçoivent en Angleterre l’accueil qui vient d’être fait au roi des Français, de grands changemens se seront opérés dans le monde. En second lieu, l’Angleterre industrielle, commerciale et politique désire la paix. Elle ne dissimule pas le besoin qu’elle en éprouve ; elle sait que la guerre ne lui offrirait pas les mêmes chances qu’autrefois. Par disposition d’esprit, de caractère, par l’élévation des sentimens, par le goût des progrès moraux et matériels, les classes éclairées de l’Angleterre veulent aussi la paix. Une estime affectueuse pour la France, et un besoin généreux de la paix, tel est donc le véritable sens de la réception qui a été faite au roi en Angleterre.

Du reste, le ministère du 29 octobre se trouve placé devant ce dilemme ou bien l’accueil fait au roi par l’Angleterre est dû à la politique du cabinet, c’est-à-dire à ses faiblesses, à ses concessions dans les affaires de Taïti et du Maroc ; alors le langage des journaux de l’opposition est juste ; le voyage du roi, au lieu de réjouir la France, doit l’indigner. C’est un triste évènement pour la dynastie de juillet, une triste gloire pour le cabinet. Ou bien les démonstrations de l’Angleterre, exemptes de ce dessein humiliant qu’on leur prête, s’adressent au roi, à la France, et signifient que l’Angleterre veut la paix, une paix honorable et digue, avec un peuple qu’elle aime et qu’elle estime. Alors on doit demander au ministère du 29 octobre quel parti il a su tirer de ces dispositions favorables. Comment a-t-il utilisé cette situation ? D’où vient qu’elle a si peu servi à sa politique, et qu’elle est devenue si souvent entre ses mains une situation compliquée, difficile, source de graves mécomptes pour la France ?

Voyez en effet l’habileté, les inspirations heureuses du ministère ! Voilà deux peuples qui se portent une estime et une affection réciproques qui ont posé leurs épées après des luttes sanglantes où ils ont appris à s’honorer l’un l’autre, qui veulent maintenant la paix, nécessaire à leur grandeur et au repos de l’humanité. A la tête de ces deux peuples, voilà deux souverains sincèrement unis, qui proclament leur intimité à la face de l’Europe. Que fait le ministère du 29 octobre ? Va-t-il inaugurer avec le cabinet anglais un grand système, une grande politique fondés sur l’intérêt commun des deux pays ? Non. Il se rapproche à la vérité du cabinet anglais, il s’accorde avec lui, il sollicite même cet accord avec un empressement extraordinaire ; mais c’est uniquement pour obtenir de lui qu’il vienne en aide à ses intérêts ministériels. Les deux cabinets s’entendent ; mais c’est tout simplement pour se prêter secours dans leurs luttes avec des majorités inquiètes et flottantes. Tous les moyens sont mis en œuvre vers ce but. La presse ministérielle de Londres fait l’éloge du ministère français, la presse ministérielle de Paris fait l’éloge du ministère anglais. A Londres, soit à la tribune, soit dans la presse, M. Guizot est le plus grand des hommes d’état ; à Paris, les journaux et la tribune rendent à sir Robert Peel cet adroit compliment. Pour exalter le mérite des deux ministres, et pour les rendre nécessaires l’un et l’autre, on invente des difficultés qui n’existent pas ; au risque de créer des périls sérieux, on invente des périls imaginaires. On fausse les sentimens des deux pays, on dénature leur situation respective. A Londres, on dit que M. Guizot, qui veut la paix,. se trouve aux prises avec un formidable parti qui veut la guerre, et à Paris on nous représente sir Robert Peel comme faisant d’héroïques efforts pour retenir le lion britannique. On apporte aux deux tribunes des documens concertés dans le but d’accréditer ces déplorables erreurs. On entretient deux correspondances : l’une secrète, c’est celle de la véritable entente cordiale, qui consiste à préparer les meilleurs moyens de soutenir simultanément les deux cabinets ; l’autre publique, c’est celle où l’on parle un langage convenu, arrêté d’avance, où l’on donne le change aux deux pays, et où les grands intérêts qui se rattachent à la communauté des deux peuples sont sacrifiés à des expédiens vulgaires. Voilà ce qu’on a appelé l’entente cordiale ; voilà cette politique de la paix que M. Guizot a célébrée tant de fois devant les chambres : paix stérile, alliance mensongère où les peuples, abusés sur leurs sentimens réciproques, égarés par de coupables manœuvres, auraient pu en venir aux mains, si leur sagesse ne les avait pas éclairés ; politique égoïste qui aurait pu devenir funeste, si des démonstrations populaires n’avaient déchiré le voile dont elle cherchait à se couvrir aux yeux des deux pays.

Tout l’effort du ministère français, dans les embarras de sa politique, a été de persuader aux chambres que l’Angleterre est irritable, et que ses intérêts, comme ses sentimens, la poussent à la guerre. On lui a dit cent fois : Mais s’il en est ainsi, qu’avez-vous, donc été faire à Taïti, où l’intérêt de la France est nul, et où les intérêts anglais peuvent devenir si exigeans ? Voulez-vous donc chercher les occasions d’une lutte avec l’Angleterre ? Puis on ajoutait : Ces craintes de guerre que vous soulevez devant nous, vous ne les avez pas ; c’est un fantôme ; vous préparez quelque faiblesse ; vous savez bien au fond que l’Angleterre n’est pas irritée. Votre imprudence peut se réparer sans compromettre la dignité du pays ; ayez confiance dans les bons sentimens du peuple anglais, dans l’estime qu’il porte à notre nation, dans cette noble intimité qui lie les deux couronnes. Point de présomption, point d’impatience, point de procédés violens, point de refus injustes, mais aussi point de concessions inutiles, point d’abandon irréfléchi de vos droits ; montrez de la modération et de la force. Si, dans un moment d’oubli, on vous insulte, contenez-vous ne portez pas la main à votre épée, mais aussi ne jetez pas épée à terre ; c’est l’épée de la France ! Nous, avons dit cela cent fois : le voyage du roi est venu nous donner raison. Non, pour calmer le peuple anglais, pour réparer la faute de Taïti, le désaveu si prompt et si impolitique de l’amiral Dupetit-Thouars n’était pas nécessaire. Non, pour terminer l’affaire Pritchard, il n’était pas nécessaire que la France blâmât un officier qui a fait courageusement son devoir, et indemnisât un missionnaire fanatique qui a fait verser, le sang français. Non, pour ménager la susceptibilité de l’Angleterre, il n’était pas nécessaire que la France, attaquée par le Maroc, prît conseil du cabinet anglais avant de venger son offense. Non, il n’était pas nécessaire que notre cabinet mît dans les mains de sir Robert Peel les instructions données aux commandans de notre flotte et de notre armée. Le peuple anglais, plein d’estime pour la France, n’exigeait pas ces communications humiliantes et dangereuses Non, pour épargner l’amour-propre de la marine anglaise, il n’était pas nécessaire que le prince de Joinville reçût l’ordre de ne pas occuper la ville de Mogador après l’avoir prise. Enfin, pour préparer au roi un accueil digne de lui, digne de la France, il n’était pas nécessaire de conclure à la hâte avec un ennemi vaincu et consterné une paix sans garanties, qui blesse l’orgueil de nos marins et de nos soldats, et qui diminue l’effet de nos victoires. Rien de tout cela n’était nécessaire. L’accueil reçu par le roi en Angleterre, l’expression spontanée des sympathies du peuple anglais pour la France et pour la royauté de juillet, ses sentimens pacifiques si nettement exprimés par les adresses des corporations et si conformes aux véritables intérêts de la nation britannique, tout cela prouve évidemment que le ministère français, dans ses rapports avec le gouvernement de Londres, eût pu, sans exposer la paix un seul instant, ne pas exposer comme il l’a fait la dignité et l’intérêt de la France.

En résumé, le voyage du roi, au lieu de fortifier le ministère devant les chambres fournit de nouveaux argumens contre lui. Le ministère essaiera de persuader à la majorité que le voyage du roi est une victoire contre toutes les oppositions réunies. En effet, M. Thiers, M de Rémusat, M. Dufaure, M. Duvergier de Hauranne, M. Billault, ne veulent-ils pas la guerre avec l’Angleterre ? Les feuilles anglaises ne nous ont-elles pas appris, il y a trois mois, que M. Molé s’était mis dans le parti de la guerre ? Heureusement ces calomnies sont usées. Elles ont fait leur temps. Vous ne persuaderez pas à la France que ces hommes honorables, dont le parti conservateur estime le caractère et les talens, puissent s’affliger d’un évènement heureux pour la dynastie de juillet, d’un résultat qu’une politique habile peut tourner au profit de la France. Seulement, ils font entre le voyage du roi et la politique ministérielle une distinction légitime. Si c’est le ministère du 29 octobre qui a reçu le bon accueil de l’Angleterre, si ce sont les concessions de Taïti et du Maroc qui ont provoque l’enthousiasme britannique, ils déplorent cet humiliant triomphe ; mais si c’est le roi, si c’est la France que l’Angleterre, a salués de ses acclamations, si les témoignages d’estime et d’affection du peuple anglais se sont adressés à la royauté constitutionnelle de juillet et à la France libérale des quinze années, les hommes que l’on calomnie, que l’on outrage aujourd’hui dans les journaux du ministère, les personnages éminens que l’on dit ligués par une intrigue centre le ministère et la couronne, déclareront que le voyage du roi est un grand évènement, qui trace le chemin de l’avenir en dévoilant toutes les fautes du passé. On ne dira, pas pour cela que le ministère est une réunion d’hommes incapables. C’est un vieil argument qu’il faut laisser dans le recueil des attaques très peu parlementaires de 1838 et de 1839. M. Martin du Nord et M. Laplagne ont dû recevoir là-dessus quelques explications amicales de M. Guizot. On ne dira pas que M. Villemain, M. Dumon sont des hommes sans talent, que M. Duchâtel manque de tact et ignore les ressources de la stratégie parlementaire. On ne dira pas certainement que M. Guizot manque d’éloquence, et de ce merveilleux aplomb de tribune qui masque admirablement les situations équivoques et mesquines. Mais on dira que la politique suivie depuis quatre ans a été une politique d’expédiens, peu fructueuse au dedans, stérile au dehors, fâcheuse pour la dignité et les intérêts extérieurs du pays ; on dira qu’avec les meilleurs élémens de succès, le ministère a commis plusieurs fautes très graves ; on dira que le voyage du roi est la preuve de tout cela, et l’on aura raison.


La décision de la chambre des lords qui a cassé la condamnation de M. O’Connell semble avoir ouvert une phase nouvelle à l’agitation irlandaise. Dès sa sortie de prison, M. O’Connell donna à son langage une modération inusitée. On put d’abord attribuer sa réserve à l’influence des vigoureuses poursuites du gouvernement, qui venaient de le priver pendant plusieurs mois de la liberté. Aujourd’hui, décidément, la prudence est devenue une tactique pour l’agitateur irlandais. Il ne renonce plus seulement à rassembler le fabuleux meeting de Clontarf et à demander la mise en accusation de ses juges, il fait un pas en arrière du rappel. Telle est la portée du manifeste qu’il a lancé de Derrynane-Abbey, où il est allé prendre un mois de repos et donner de l’occupation à ses meutes oisives. Dans la longue lettre qu’il a écrite à l’association du rappel, il assigne désormais pour but à l’agitation l’établissement d’une union fédérale entre l’Irlande et la Grande-Bretagne, au lieu de la séparation législative qu’il avait réclamée jusqu’à présent. A nos yeux, le nouveau plan de M. O’Connell n’est pas plus réalisable que l’ancien ; aussi nous paraîtrait-il puéril d’en discuter, l’économie. Cependant nous ne sommes pas de ceux qui regardent cette feinte retraite comme une faute, ou tout au moins comme un aveu forcé de faiblesse. On dit que la nouvelle attitude de M. O’Connell décourage. Les membres les plus ardens de l’agitation ; il est vrai en effet que M. Duffy, le rédacteur en chef de la Nation, qui passe pour l’organe de cette extrême gauche des repealers qu’on appelle la jeune Irlande, a protesté contre l’adhésion de M. O’Connell au fédéralisme Mais nous sommes sûrs que des protestations de ce genre ne donnent pas beaucoup d’inquiétude au libérateur ; elles ne compromettent pas un instant son influence sur l’Irlande. Nous croyons que l’Irlande ne se fait pas un instant d’illusions que M. O’Connell sur la possibilité du rappel ou de l’union fédérale ; elle laisse son chef choisir le terrain et le mot d’ordre du combat. La grande tactique de M. O’Connell est d’entretenir par tous les moyens dans l’Irlande le sentiment vif et profond de sa nationalité, malgré l’union politique qui l’attache à l’Angleterre. C’est dans ce sentiment qui anime et discipline l’Irlande, que M. O’Connell cherche et trouve sa force de chef de parti. La manifestation qu’il vient de faire, en faveur du fédéralisme lui a été inspirée par cette tactique. Il a vu que des membres de l’aristocratie whig hésiteraient moins à se rallier à l’agitation, si elle était couverte de ce drapeau, et il s’est empressé de l’arborer. On dit même qu’il y a eu sur ce point des pourparlers et une sorte de concert entre M. O’Connell et un membre de l’ancien ministère whig, lord Monteagle. Les tories irlandais eux-mêmes, les anciens orangistes, étonnés, ébranlés, refroidis d’ailleurs envers le ministère actuel, semblent incliner vers un arrangement qui flatterait aussi leur vanité d’Irlandais ; c’est de leurs rangs qu’est sorti le plan fédéraliste si vivement adopté par M O’Connell M Grey-Porter, sheriff d’un comte où la majorité de la population est protestante, a pris parmi eux l’initiative de ce mouvement. Quant à nous, nous voyons dans ces dispositions des symptômes de force plutôt que des présages d’affaiblissement pour la cause des griefs de l’Irlande que défend M. O’Connell. Cette situation obligera certainement sir Robert Peel à tenir les promesses qu’il a faites à l’Irlande à la fin de la dernière session.

La Puissance de ces agitations que tolèrent les mœurs politiques du royaume-uni se fait sentir immédiatement sur le terrain électoral. Ces grandes associations organisées et conduites comme des armées emploient habilement les moyens d’action considérables dont elles disposent à surveiller la confection des listes électorales, la registration. L’un des chefs du mouvement irlandais, M. Smith O’Brien, prétendait dernièrement que les efforts des repealers doubleraient aux prochaines élections le nombre des représentans que l’Irlande libérale compte aujourd’hui à la chambre des communes. Il vient de se passer en Angleterre un fait remarquable qui montre ce qu’il y a de redoutable pour le gouvernement dans l’influence de ces agitations disciplinées. La ligue qui demande l’abrogation des lois des céréales vient d’ouvrir, sa campagne d’hiver à Manchester par un meeting monstre. Il y avait, près de trois mois que cette ligue ne donnait aucun signe de vie. Les journaux conservateurs demandaient ironiquement de ses nouvelles ; mais la ligue n’avait pas perdu son temps pendant sa létargie apparente : elle s’était exclusivement appliquée au travail des listes électorales, et le président du meeting de Manchester a pu annoncer avec triomphe les résultats qu’elle a obtenus. Elle s’est occupée des listes électorales de cent cinquante villes, et elle assure que dans soixante-dix elle a augmenté sur les listes le nombre des free-traders ; mais c’est surtout dans le comté de Lancastre que ses efforts ont été efficaces. Le Lancashire envoie vingt-six représentans à la chambre des communes, dont douze seulement appartiennent aux free-traders. Eh bien ! la ligue se vante, en citant d’ailleurs le chiffre des électeurs qu’elle a fait inscrire, que, si des élections avaient lieu sur les listes de cette année, le Lancashire enverrait au parlement vingt-un free-traders, au lieu de douze. Malgré cette influence, qui sans doute pourrait infliger, de rudes échecs à sir Robert Peel dans des élections générales, il n’est pas vrai semblable que l’anti-corn law league obtienne cette année des modifications aux lois des céréales. La prospérité dont jouissent cette année l’industrie et le commerce anglais, les bonnes récoltes de l’agriculture, permettront au gouvernement de ne pas se relâcher sur ce point de son attitude conservatrice.



AFFAIRES D’ESPAGNE.


Le ministère espagnol vient de présenter aux cortès un projet de réforme, auquel ni en France, ni dans la Péninsule même, aucun de ses amis ne se pouvait attendre, il y a un mois seulement. Sur ce projet, nous devons franchement exprimer notre opinion. Dans la constitution de 1837, qu’il s’agit de refondre, il y a des articles que, pour notre compte, nous voudrions voir modifier et d’autres que l’on n’en peut retrancher sans inspirer de réelles inquiétudes aux partisans sincères de la monarchie constitutionnelle ; mais nous croyons, si l’on considère la réforme dans son ensemble, que le moment n’était point venu de chercher à la réaliser. Les hommes qui aujourd’hui la proposent n’ont pas été constamment unis d’intentions unis d’intentions ni d’espérances bien long-temps, récemment encore, les uns, et c’est le plus grand nombre, l’ont combattue avec énergie, les autres, ceux qui depuis un an n’ont pas cessé de la vouloir en secret, et qui enfin l’ont ouvertement demandée, ont eu à lutter eux-mêmes contre leurs propres hésitations. Il suffira de bien établir comment ceux-ci on surmonté leurs incertitudes, comment ceux-là ont sacrifié leurs scrupules, pour démontrer que les mis et les autres se sont trop pressés de soulever les discussions périlleuses qui vont s’ouvrir aux cortès.

Les pronunciamientos anti-espartéristes ont eu lieu au nom de la constitution de 1837. C’est pour avoir dissous les cortès, qui se proposaient de réorganiser le pays en vertu de cette constitution, que M. Olozaga est tombé. Plus tard, quand les plus anciens membres du parti modéré ont renversé M. Bravo, ils avaient pour principal grief que le jeune président du conseil était demeuré trop long-temps en dehors de la charte. C’est assez dire qu’au mois de mai dernier, la pensée ne pouvait venir, à Narvaez ni à ses collègues de refaire l’œuvre des cortès constituantes de 1837. Il faut ici rectifier une erreur qui a jusqu’à ce jour empêché de bien apprécier, de bien comprendre les premières déterminations, les premiers actes du cabinet de Madrid. Au mois de juin, quand M. le marquis de Viluma se vit obligé de renoncer au portefeuille des affaires étrangères immédiatement, après en avoir pris possession, le bruit s’est répandu en Europe que M. de Viluma avait tout simplement proposé de substituer l’estatuto real à la constitution de 1837. Non, si à Barcelone l’ancien ambassadeur a Londres avait de prime abord émis une telle opinion, nous doutons fort que l’on eût fait venir tout exprès MM. Mon et Pidal de Madrid, pour la discuter en plein conseil. M. de Viluma ne proposait aucune modification à la loi fondamentale de l’Espagne ; le débat ne porta que sur les mesures projetées par MM. Mon et Pidal pour la réorganisation de la Péninsule. M. de Viluma entendait que ces mesures fussent promulguées par décrets, sauf à obtenir plus tard l’assentiment des cortès. C’était, en un mot, le système de M Gonzalez-Bravo, auquel on comprenait bien que l’on ne pouvait revenir.

Quoi qu’il en fût cependant, ce n’étaient pas seulement les intentions présentes, mais, si l’on peut ainsi parler, les intentions ultérieures de M. de Viluma, qui jetaient l’alarme parmi les jeunes membres du parti modéré. Au fond, il ne s’en cache point, M. de Viluma est un pur estatutiste ; on ne doutait pas que, de proche en proche, il n’en vînt à se déclarer ouvertement en faveur de la charte octroyée à l’Espagne par M. Martinez de la Rosa. Voilà pourquoi, dans la Péninsule, sa retraite excita une joie vive et profonde, à laquelle, en France et dans le reste de l’Europe, s’associèrent les vrais amis de l’Espagne et du régime constitutionnel. Il y eut alors, au-delà des Pyrénées, comme une recrudescence de libéralisme. Pour la première fois depuis dix ans on respirait à l’aise, car la guerre civile avait suscité la dictature Espartero, et à la dictature du comte-duc avait, ou peu s’en faut, immédiatement succédé celle de M. Gonzalez-Bravo. En vain les journaux de l’opposition exaltée, qui à ce moment-là reparurent ; accusaient-ils le gouvernement de méditer une réaction. Sur tous les points où l’Eco del Commercioet le Clamor publico soulevèrent la discussion, l’Heraldo leur fit subir une réfutation péremptoire. La tache de l’Heraldo était extrêmement facile : elle consistait, ni plus ni moins, à déclarer que le cabinet Narvaez, jaloux de suivre une politique toute différente de celle du cabinet Bravo, voulait scrupuleusement se renfermer dans les strictes limites du régime représentatif ; on éprouvait de si grands scrupules qu’on ne voulut avoir rien de commun avec les cortès qui avaient soutenu M. Gonzalez-Bravo, et de nouvelles chambres furent aussitôt convoquées. Durant les mois qui s’écoulèrent entre le décret de dissolution et l’ouverture de la session actuelle ; les jeunes hommes qui, pendant les pronunciamientos de juin ou pendant les dernières luttes parlementaires, s’étaient produits sur la scène politique, vinrent en grand nombre visiter la France et les autres pays constitutionnels de l’Europe, la France surtout. A Paris même, nous avons vu quelques-uns d’entre eux, ce ne sont pas les moins considérables, étudier sérieusement nos mœurs politiques et le jeu normal de nos institutions. Quel que soit le parti qu’ils ont depuis adopté, que pour eux notre témoignage soit aujourd’hui un éloge ou une sorte de reproche, peu importe, nous devons le dire, nous qui avons reçu la confidence de leurs projets ou de leurs vœux : rien dans ces vœux, rien dans ces projets n’était encore le moins du monde hostile à la loi fondamentale qu’à cette heure ils ont, pour la plupart, résolu de renouveler.

Il faut s’entendre pourtant ; nous ne parlons ici que des dispositions essentielles de la loi fondamentale. Alors déjà, la révision de cette loi était décidée mais si l’on veut voir combien on était loin de songer à la réforme actuellement proposée, il nous suffira de rappeler sur quelles questions le débat politique portait dans les journaux de Madrid. Tout entiers encore sous l’impression des abus qui, en Espagne, ont de tout temps signalé les élections générales, et des intrigues par lesquelles se sont compromises les dernières législatures, les publicistes de Madrid n’étaient frappés que des vices de la loi électorale ; c’était la constitution du congrès et du sénat qu’ils se proposaient de changer. Comme aujourd’hui, au sénat élu en vertu de la charte de 1837 ils voulaient substituer un sénat à vie ; comme aujourd’hui, ils voulaient porter de trois ans à cinq la durée des législatives ; ce n’est pas tout, sur ce terrain ils voulaient aller encore un peu plus loin qu’aujourd’hui. Sous le régime de la constitution de 1837, la nomination des députés a lieu par provinces, et l’on peut hardiment affirmer qu’en toutes les provinces les sections diverses dans lesquelles sont obligés de se répartir les votans ont semblé jusqu’ici prendre à tâche de l’emporter les uns sur les autres par les violences et les illégalités. Pour en finir avec de tels excès, on était de décidé fermement à substituer l’élection par arrondissemens ou par districts a l’élection par provinces ; c’est là précisément que, de la part des journaux modérés s’est durant long-temps concentré tout l’effort de la polémique. Vers la fin cependant et, pour ainsi dire, du soir au lendemain, ces journaux cessèrent de demander que sous ce rapport la constitution fût modifiée. Il ne faut pas que l’on s’en étonne : leurs principaux rédacteurs arrivaient de France et d’Angleterre, où ils avaient pu voir les inconvéniens de l’élection par districts, inconvéniens trop saillans et, si l’on peut ainsi parler, trop peu contestables pour qu’il convienne de s’arrêter ici à les définir. Au demeurant, à ce moment-là, il ne s’agissait ni de promulguer, en dehors des chambres, des lois organiques, question immense où tous les principes constitutionnels sont à la fois engagés, — ni d’enlever au jury le jugement des procès de presse ; — on eût voulu d’abord réformer la magistrature civile et criminelle, du moins en ce qui touche les juges de première instance, qui prochainement devront connaître de ces procès. Il ne s’agissait pas non plus de supprimer les gardes nationales, on n’avait pas oublié que durant sept ans c’étaient les urbanos et les milicianos qui avaient le plus contribué à dompter les factieux ; par eux encore, on espérait contenir le très grand nombre de soldats et d’officiers carlistes que la convention de Bergara a introduits dans l’armée. Encore moins songeait-on à revenir sur la vente des biens du clergé ou sur les dispositions précises qui, à vrai dire, avaient retranché de la famille régnante l’infant don Carlos et tous les princes de sa race. On se souvient peut-être que le ministère ayant été formellement accusé par les journaux progressistes de vouloir, non pas rétablir les ordres monastiques pour les réintégrer dans leurs immenses propriétés territoriales, non pas restituer au clergé séculier ceux de ses biens déjà vendus, mais tout simplement suspendre la vente de ceux qui n’étaient pas encore aliénés, les journaux du gouvernement s’indignèrent ; tous ensemble crièrent à la calomnie. M. Mon lui-même déclara que le cabinet n’avait pu penser à prendre une telle mesure, par la seule raison que la situation des affaires et les dispositions de l’esprit public la rendaient complètement inexécutable. Chaque matin, la Gazette de Madrid publiait, la liste des domaines de main-morte, des biens nationaux, qui, en dépit des rumeurs alarmantes, continuaient se vendre ; on conviendra que, pour ôter jusqu’aux dernières inquiétudes, on ne pouvait pas s’y prendre d’une plus sûre façon.

A la même époque, on s’en doit souvenir, le bruit courut, comme naguère encore, que le parti dominant préparait les voies à un mariage entre la reine Isabelle et le fils de don Carlos. Dans les journaux modérés, cette imputation souleva une colère véritable, qui fut long-temps à se calmer ; l’Heraldo publia des protestations éloquentes qui, en Espagne et en dehors de la péninsule, produisirent une impression si grande, que sur-le-champ l’accusation fut abandonnée. Qu’on veuille bien se rappeler le réel dédain qui, en pleine chambre des lords, fit justice des propositions que don Carlos avait transmises à lord Aberdeen ; qu’on se rappelle surtout avec quels transports de joie vit en Espagne, dans les journaux modérés, que sir Robert Peel refusait de prendre au sérieux les ouvertures du prétendant. Les chances matrimoniales du prince des Asturies parurent alors tellement désespérées, que toutes les conjectures en Europe se portèrent d’un autre côté ; un instant, le bruit s’accrédita qu’un prince napolitain, appelé par sa tante, Marie-Christine, se rendrait incognito à Barcelone, et la reine régente lui devait, disait-on, brusquement donner la main de sa fille, sans même prendre l’avis de ceux des ministres demeurés à Madrid. Nous ne voulons pas scruter les intentions de Marie-Christine ; ce que nous savons bien, c’est que, de la part de Narvaez et de ses journaux, la répugnance contre le mariage de la reine Isabelle avec le prince des Asturies n’était pas alors et aujourd’hui même, nous le voulons croire, n’est pas, le moins du monde affectée. À cette époque précisément, quelques-uns des publicistes influens qui rédigent ces journaux se trouvaient à Paris, et par eux-mêmes nous avons entendu parfaitement déduire les raisons péremptoires qui devaient empêcher toute transaction avec la famille du prétendant. Assurément, si jamais le fils du prince que l’on a sept ans combattu en Navarre s’assied sur le trône à côté de la reine Isabelle, ce n’est point se montrer pessimiste que de prédire de nouveaux périls à l’immense majorité des membres du parti modéré. Il y a trois mois, c’est notre conviction, on n’eût pas songé à leur demander un vote en vertu duquel le gouvernement pourra marier la reine sans même les consulter.

Le projet de réforme que le ministère a présenté aux cortès sera tout entier combattu par une fraction considérable du parti modéré, à la tête de laquelle se sont placés déjà MM. Isturiz, Pacheco, Olivan, Concha, etc., que secondera la parole puissante de M. Alcalà-Galiano, si le premier orateur de l’Espagne consent à venir occuper son siége aux nouvelles cortès. Tous les articles de ce projet ne seront pas défendus avec la même fermeté par le cabinet Martinez de la Rosa ; il en est deux pourtant, s’il en faut croire des informations qui ne nous ont jamais trompés, qu’à toute force il imposera aux chambres, et ce sont précisément ceux qui, dans le pays et au sein même du parti conservateur soulèvent les plus grandes répugnances : l’article par lequel le gouvernement pourrait marier la reine sans prendre l’avis des cortès, et celui qui, chargeant l’état d’une façon vague et générale de subvenir aux besoins du clergé, pourrait l’enhardir à réintégrer le clergé dans la possession de ses biens à vendre ou déjà vendus, sinon même à lui conférer des privilèges spéciaux incompatibles avec les mœurs et les idées de ce temps. Nous constatons toutes les craintes, même celles qui nous paraissent le plus exagérées. Nous sommes loin, on le voit, des déclarations de Barcelone ; ici commence pour le ministère une phase absolument nouvelle : c’est M. Martinez de la Rosa, — nous ne voulons parler que de personnages portant la responsabilité de leurs actes, — qui l’a déterminée par son retour à Madrid. Dès le lendemain de son arrivée, M. Martinez de la Rosa s’est mis en devoir de surmonter les hésitations de Narvaez et les résistances de MM. Mon et Pidal. Un si complet changement de front imprimé à la politique du gouvernement jeta une perturbation profonde parmi les journaux ministériels, qui prirent parti selon que, par leurs principes ou par les intérêts, rapprochaient de tel ou tel autre membre influent du cabinet.

À ce moment, si Narvaez avait trop long-temps hésité, nous sommes sûrs, — car là-dessus nous avons des renseignemens positifs, — que son existence politique eût été sérieusement menacée. Narvaez céda, et dès-lors, avec plus d’énergie que M. Martinez de la Rosa lui-même, il combattit au conseil les répugnances anti-réformistes de MM. Mon et Pidal. Dans les journaux du cabinet, la polémique devint plus blessante et plus personnelle. Cette fois, ce ne furent plus les idées des ministres, mais bien leurs sentimens particuliers, qui la défrayèrent ; sans ménagement, sans détour, l’Heraldo attaquait M. Mon, au nom duquel le Globo reprenait vigoureusement l’offensive contre le général Narvaez. Les divisions des membres du cabinet avaient désuni les principaux écrivains de la presse ministérielle : il n’est pas étonnant qu’à son tour la polémique de ceux-ci ait réagi, dans le sein du conseil ; elle y excita des transports de colère qui enfin aboutirent au plus fâcheux éclat. Un journal de Paris a raconté que, le jour où M. Mon publia ses derniers décrets de finance, Narvaez en conçut un si grand dépit, qu’en plein conseil il jeta la Gazette de Madrid à la tête de M. Mon. Au fond, ce récit ne manque point d’exactitude ; mais le journal français se trompe, et c’est là le point capital, sur la cause des emportemens de Narvaez. Ce ne furent point les réformes financières de M. Mon qui mirent ainsi hors de lui-même le général Narvaez, mais bien les attaques incisives et pénétrantes dont celui-ci était l’objet dans le Globo, le journal de M. Mon ; ce n’est point la Gazette de Madrid, mais le Globo, qu’il jeta à la tête du ministre des finances. Sur un autre point, le journal auquel nous faisons allusion nous permettra de rectifier encore son récit. Il n’est pas exact de prétendre que M. Mon, dont la Péninsule entière apprécie le caractère ferme et résolu autant que l’habileté financière, ait dévoré en silence une si grave insulte ; qu’il nous suffise de dire qu’entre lui et Narvaez la médiation des autres ministres s’est exercée de telle manière, que sa considération personnelle n’en a pas le moins du monde souffert. Au reste, cette violente scène produisit au palais une si vive impression, qu’on se décida un instant à ne point soulever les discussions politiques aux cortès, et à ne s’occuper d’abord que des lois d’intérêt positif. Une pareille détermination ne fut pas de longue durée ; c’est à peine, si les journaux eurent le temps de la rendre publique. Vingt-quatre heures plus tard, M. Martinez de la Rosa était remis de ses alarmes, ou, si l’on veut, de son émotion, car le lendemain le projet de reforme fut apporté au congrès. Cette fois, comme Narvaez avait cédé à M. Martinez de la Rosa, M. Mon, à son tour, craignant sans doute qu’à un tel moment sa retraite n’entraînât de funestes conséquences pour la monarchie même, céda au général Narvaez.

M. Martinez de la Rosa est un homme de bonne foi ; de tous ceux qui l’ont pu connaître, il n’en est pas un qui, sous ce rapport, ne lui rende justice. Il était de bonne foi en 1814, quand ses démonstrations vraiment libérales lui valurent une condamnation aux présides d’Afrique ; en juillet 1822, quand sans le savoir, il seconda les plans réactionnaires du roi Ferdinand VII ; en 1834, quand il octroya à l’Espagne le timide et incomplet estatuto real en décembre 1837, le jour où il déclara, dans les premières cortès élues en vertu de la charte qu’on va refondre, que, s’il n’avait point voté cette charte, il pouvait du moins affirmer qu’on l’avait faite avec ses idées. Maintenant enfin qu’il propose de remanier la constitution de 1837, M. Martinez de la Rosa, nous en sommes pleinement convaincus, est animé des meilleures intentions. Les imprudences de M. Martinez de la Rosa ont pour cause l’exagération d’un principe auquel nous-mêmes nous sommes profondément dévoués. Le membre dirigeant du cabinet de Madrid s’imagine qu’à l’époque où nous sommes, il faut avant tout se préoccuper de donner le plus de force possible au pouvoir monarchique ; c’est pour cela sans doute qu’il se croit autorisé à changer, non pas précisément d’opinion, mais de langage, selon que changent les circonstances. En 1837, à la constitution de 1812, proclamée par une soldatesque en délire, il préférait tout naturellement la charte mais pour M. Martinez de la Rosa les préférences varient suivant les termes de comparaison. Aujourd’hui, en sacrifiant la constitution de 1837 à une loi fondamentale beaucoup moins avancée, il ne croit pas, nous en sommes sûrs, se montrer inconséquent. M. Martinez de la Rosa est de ceux qui pensent que le roi Philippe V ayant très illégitimement introduit la loi salique en Espagne, le roi Ferdinand VII la pouvait très légitimement abolir, et que, par cette raison, la vraie, la légitime souveraine de l’Espagne, c’est la reine Isabelle, à l’exclusion formelle de l’infant don Carlos. M. Martinez de la Rosa se trompe : ce n’est pas la pragmatique de Ferdinand VII, mais bien la révolution de 1833 qui a fait la réelle force de la reine Isabelle ; dans le cas même ou Ferdinand VII n’eût point fait cet pragmatique, il est plus que douteux qu’en 1833 l’Espagne eût accepté pour roi le chef du parti apostolique. Il est donc impolitique, si peu d’années après 1833, de toucher au préambule d’une constitution qui place la volonté nationale non pas au-dessus, mais tout à côté de la monarchie, pour constater son origine populaire, sa véritable légitimité ; il est impolitique d’alarmer, à quelque degré que ce soit, l’opinion publique, au sujet d’un rapprochement entre la reine constitutionnelle et le prince exclu du trône, non pas tant par le testament de son frère que par les invincibles répugnances de la nation. Il nous semble que sur ce dernier point sept ans de guerre civile devraient suffire pour former toutes les convictions. Vers le milieu de 1837, don Carlos parvint, avec son armée, jusqu’aux portes de la capitale. Ouvert de toutes parts, Madrid était sans troupes ; sur les hauteurs qui avoisinent les faubourgs, on pouvait voir les bandes de Biscaye et de Navarre. À un moment si critique, il ne vint à l’esprit de personne que le prince rebelle pénétrât en maître dans la capitale de la monarchie : c’est que dans toutes les rues, sur toutes les places publiques, le peuple entier était descendu en armes, décidé à se faire tuer plutôt que de le reconnaître pour son roi ; c’est que les députés eux-mêmes, qui précisément venaient de le déclarer incapables de succéder à la couronne, parcouraient la ville nuit et jour, organisés en bataillon, le fusil en main, conduits par M. Isturiz, par M. Olozaga, par M. Madoz, par M. Castro y Orozoco, par des hommes appartenant à toutes les fractions de l’opinion constitutionnelle. Parmi eux, il n’en était pas un qui ne fût prêt à mourir sous les premières balles des factieux. Au nom de sa fille ; Marie-Christine témoignait alors pour un tel enthousiasme une sincère et vive reconnaissance. Se pourrait-il que dans son palais on pensât aujourd’hui à une transaction avec le prétendant ?

Cette question est la plus grave qui, au-delà des monts, agite les esprits. À diverses reprises, le bruit s’est répandu en Europe qu’une influence que nous ne voulons pas définir, mais qui, en dernier résultat, se doit exercer profondément et sur le présent et sur l’avenir de l’Espagne, prépare de longue main entre la jeune reine et le fils du prétendant une alliance dont se trouveraient mal infailliblement les principes de la révolution. Par ses journaux, le gouvernement oppose à cette imputation d’énergiques démentis que nous croyons parfaitement sincères. Les ministres eux-mêmes, comme vient de le faire au sénat M. Martinez de la Rosa, affirment qu’elle n’a pas le moindre fondement. Nous acceptons la déclaration de M. Martinez de la. Rosa, et nous lui conseillons, pour notre compte, de la renouveler, en termes plus nets et plus précis, à la tribune du congrès. Nous désirons vivement que cela suffise pour rassurer l’opinion. Jusqu’ici, il faut bien le dire, déclarations et démentis ont été impuissans à lui ôter ses inquiétudes ; un instant apaisées, les alarmes se sont reproduites aussi vives que jamais, toujours de nature à compromettre la paix publique. Nous le demandons encore une fois, est-il bien politique de solliciter en ce moment des cortès un vote par lequel elles abandonnent au gouvernement le soin exclusif de marier la reine ? Au fond, ce ne sont point ici les dispositions particulières de tel ou tel ministère qui importent ; depuis qu’on s’inquiète jusque dans le sein du parti modéré de l’influence dont nous venons, de parler, combien de ministères se sont succédé en Espagne, différant tous les uns des autres par les principes et par les intentions ! Que M. Martinez de la Rosa soit, en effet, hostile à un projet d’alliance entre la reine Isabelle et le prince des Asturies, est-ce là pour l’avenir une garantie suffisante ? M. Martinez de la Rosa peut-il se porter caution pour le libéralisme ou le patriotisme du ministère qui tôt ou tard remplacera celui qu’il dirige ? Peut-il répondre, en un mot, que ce ministère n’abusera pas du vote de confiance qu’il va demander aux Cortès ?

Nous ne sommes pas les adversaires des hommes qui gouvernent l’Espagne ; que les cortès leur accordent la réforme de la charte de 1837 ou la leur refusent, nous faisons des vœux sincères pour qu’ils maintiennent au pouvoir et s’y affermissent. On se rappelle sans doute avec quelle énergie nous nous sommes prononcés contre les espartéristes ; assurément, ce n’est pas aujourd’hui que nous voudrions revenir sur leur compte à d’autres sentimens. Le parti progressiste ne nous paraît pas en état de gouverner la Péninsule ; en formant aux cortès une opposition constitutionnelle ; ses chefs auraient pu rendre au pays de réels services, et nous leur avons reproché d’avoir manqué à une telle mission. Le parti modéré est le seul qui, à notre avis, soit capable de régénérer l’Espagne voilà pourquoi nous regrettons qu’au lieu de procéder, de concert avec les chambres, à une œuvre de réorganisation sur laquelle, par delà les Pyrénées, tous les esprits éclairés s’entendent, il soulève des débats où vont se produire encore et s’exalter les passions politiques. Ce n’est pas tant de la réforme elle-même qu’en ce moment nous nous préoccupons, que des périls qu’elle peut susciter. Voici dix ans déjà qu’en Espagne tous les esprits sont en proie à une surexcitation excessive. Pour les calmer, il suffirait de prouver, nous le croyons, qu’on veut enfin réaliser les réformes d’intérêt positif qui feront descendre le bien-être dans les dernières classes de la population. Il y a quelques mois à peine, tout le monde pensait, en Europe, que le parti dominant était sur le point d’entreprendre et de mener à bonne fin ces réformes. Pourrait-on en dire autant aujourd’hui ?