Chronique de la quinzaine - 14 mai 1836

La bibliothèque libre.

Chronique no 98
14 mai 1836


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



14 mai 1836.


L’attention publique, nous voulons dire l’attention de la chambre et des ministres, s’est portée, pendant cette quinzaine, vers un seul point, le rapport de M. Jaubert sur la demande d’un crédit supplémentaire de 4,580,000, demandé par M. de Montalivet, pour l’achèvement des monumens publics de Paris. On savait avec quelle passion les doctrinaires avaient discuté cette question dans les bureaux de la chambre, et l’on n’ignorait pas que c’était sur ce terrain, qu’ils jugeaient favorable, que devait s’ouvrir la campagne qu’on prépare, dans le quartier-général doctrinaire, contre M. Thiers. Le rapport de M. Jaubert est le manifeste et la déclaration de guerre officielle du parti. Pour nous, spectateurs tranquilles de ce débat, c’est un singulier spectacle que nous donnent là M. Jaubert et ses amis. Les louanges dont ils fêtaient M. Thiers retentissent encore dans la chambre ; l’ardeur avec laquelle ils le défendaient, et particulièrement sur les points où ils l’attaquent aujourd’hui, est encore dans tous les souvenirs, et déjà ils tiennent contre leur héros d’hier un langage plus violent et plus injurieux que celui des ennemis les plus acharnés de M. Thiers. Eh, quoi ! ce qui était louable hier est devenu blâmable aujourd’hui ; ce qu’approuvaient M. Piscatory, M. Aug. Giraud, M. Bussières et M. J. Lefebvre, par l’organe de leur rapporteur, M. Duvergier de Hauranne, n’est plus qu’un sujet de plaintes amères pour ces messieurs depuis que M. Jaubert a été chargé de porter la parole pour eux dans cette question ? Il est vrai que du 20 avril 1835, où M. Duvergier de Hauranne faisait un rapport sur l’emploi du crédit de 100,000,000 affectés aux monumens publics, jusqu’au 6 mai 1836, jour du rapport de M. Jaubert sur l’emploi du même crédit, les choses ont bien changé de face. M. Thiers est ministre, et M. Guizot ne l’est plus.

Du temps de M. de Guizot, comme disent les doctrinaires, c’était parmi eux à qui admirerait le plus la merveilleuse spécialité de M. Thiers pour les questions d’arts et de travaux. Personne ne s’entendait mieux que lui à examiner un devis, à entrer dans tous les détails de la construction et des développemens d’un édifice ; on l’accompagnait dans ses fréquentes visites à la Madeleine, au Panthéon, au bâtiment du quai d’Orsay, dans les ateliers des peintres et jusque sur les échafaudages aériens des sculpteurs de l’arc de triomphe de l’Étoile. — Un nouvel éclat allait jaillir sur Paris et sur la France, grace à ces immenses travaux ; la paix publique, le calme, avaient été achetés par ces 100,000,000 fr. destinés aux ouvriers et aux artistes, que M. Thiers avait eu l’audacieuse idée de demander à la chambre ; — et tout cela, pour arriver au rapport de M. Jaubert ! En cette circonstance, les doctrinaires ont outrepassé tout ce qui a été dit sur les sentimens variables des partis : du Colbert, du Richelieu, qu’ils avaient prôné, ils se sont trop hâtés, en vérité, de nous faire un Fouquet.

Si, dans son rapport et surtout par les conclusions qu’il en tire, la main de M. Jaubert ne s’attaquait qu’à M. Thiers, nous laisserions M. Thiers se défendre contre M. Jaubert, comme il l’a déjà fait, sans doute, à l’heure où nous écrivons ; mais l’auteur de ce rapport enveloppe à la fois le ministre et l’art dans la proscription ; ce sont des monumens d’artistes, ouvrages que nous chérissons parce qu’ils sont pleins d’ame et de talent, que condamne M. Jaubert ; ne pouvant frapper sur M. Thiers, c’est sur des églises et des façades, sur des peintures et des statues bien innocentes, que se portent ses coups. Et puisqu’il s’agit de choses que nous avons mission toute spéciale de défendre, puisque c’est de l’art, des lettres par conséquent, de nous enfin qu’il est question, nous invoquerons humblement l’indulgence et la miséricorde de M. Jaubert, nous lui demandons grace, sinon pour la statue de la Liberté qui doit surmonter le monument de juillet, du moins pour la Madeleine, pour Sainte-Geneviève, pour les serres paisibles du Jardin-des-Plantes et pour le Collége de France, où l’on n’enseigne pas l’éloquence politique.

La question pour nous est moins de savoir si, à l’époque où le gouvernement demanda ce crédit, il ne s’agissait pas plus de la tranquillité publique du pays, cruellement troublé et par les passions politiques et par l’oisiveté et par la misère des ouvriers et des artistes, que de l’achèvement des monumens commencés par Napoléon. Cependant, en plusieurs circonstances, M. Guizot donna ce motif à la chambre. Assurément ce serait un mauvais moyen de défense pour M. Thiers, contre ses anciens amis, qui seraient aussi ses anciens complices, s’il avait gaspillé ce crédit en folles dépenses, comme l’insinue, en termes très clairs, M. Jaubert. Aussi M. Thiers ne l’a-t-il jamais employé. Quand, le 9 avril 1833, il vint à la chambre demander un crédit de 100,000,000 fr., pour activer et entreprendre de nouveaux travaux publics, M. Thiers disait : « Tous les gouvernemens qui se sont succédé depuis quarante ans ont été plus soucieux d’entreprendre des travaux qui leur fussent propres, que d’achever les travaux commencés ; ils n’ont laissé que de vastes échafaudages sur nos places publiques, et des lits de canaux restés à sec sur la surface de nos campagnes. » Sur cet exposé, la chambre vota le crédit. La commission chargée d’examiner le projet proposa même, pour que l’œuvre fût complète, de porter le crédit à 119,500,000 francs. C’étaient 15,000,000 fr. de plus que ne demande M. de Montalivet, pour achever ces immenses travaux. Mais M. Jaubert est de l’avis de ces gouvernans dont parlait M. Thiers, qui couvrent le pays d’échafaudages éternels, et dont la chambre a justement voulu réparer les fautes en votant le crédit de 100,000,000 ; il veut qu’on ajourne les travaux. « L’idée d’un ajournement a semblé d’autant plus naturelle à votre commission, dit M. Jaubert, qu’en tout état de cause, et quel que soit l’emploi qu’on fera de l’hôtel du quai d’Orsay, il y aura nécessité de revenir encore une fois devant la chambre pour la dépense du mobilier ; dès-lors vaut autant ajourner le tout. » Ajourner tout parce qu’il y a beaucoup à faire, est, on en conviendra, une singulière conception.

Il y avait donc deux questions dans cette affaire, la question de la tranquillité publique, et de l’emploi des travailleurs de tous genres ; sur cette question, M. Thiers pouvait répondre qu’il serait coupable s’il n’avait pas employé tout le crédit, et qu’il ne le serait pas encore s’il l’avait dépassé, dans le cas où les 100,000,000 se trouvant affectés à divers emplois, il eût aperçu autour de lui encore beaucoup de bras oisifs. Mais ceci appartient encore à la défense de M. Thiers, et nous ne voulons nous occuper que de la nôtre, nous tous dont M. Jaubert voudrait ajourner la vie, la gloire et les passions.

Il est vrai que M. Thiers se trouve cette fois avec nous, lui qui arrachait cette exclamation à M. Duvergier de Hauranne, rapporteur du budget de 1835 : « Il faut reconnaître qu’à aucune époque de si grands travaux n’ont été poussés avec tant d’activité ; il faut reconnaître qu’en terminant des monumens les uns si beaux, les autres si utiles, on aura eu l’honneur de mettre fin à un état de choses qui était une honte pour le pays. » Quatre membres de la commission Jaubert se trouvaient dans la commission au nom de laquelle M. Duvergier de Hauranne a fait le rapport d’où nous venons d’extraire ce passage, et qu’on dirait être une réfutation anticipée du rapport de M. Jaubert, réfutation si complète, que M. Thiers pourrait se contenter de la lire à la tribune, en réponse à M. Jaubert. Un curieux dialogue s’établirait entre les deux auteurs de ces rapports.

M. Duvergier de Hauranne, loin de vouloir ajourner ou écarter les dépenses relatives aux beaux-arts, déclarait qu’à aucune époque et dans aucun pays, l’art n’a prospéré sans le secours, soit de l’état, soit d’une riche aristocratie ; et, ajoutait-il, il est inutile de dire qu’à cet égard la France n’a pas le choix. « Quand donc l’état commande des statues et des tableaux, reprenait le rapporteur, l’état ne fait qu’accomplir la mission qui lui est imposée par la force des choses et par les conditions nouvelles de la société française. » Ces vues, et d’autres de ce genre, n’étaient que le préambule des éloges accordés à l’administration par M. Duvergier, le péristyle du temple qu’il élevait à M. Thiers, sans lésiner sur les frais, comme fait aujourd’hui M. Jaubert.

Après avoir admiré l’arc de l’Étoile et approuvé les travaux qui s’y faisaient, le rapporteur s’arrêtait (en 1835) devant la Madeleine, et l’admirait sans restrictions. « L’extérieur est tel qu’on peut le désirer ; mais malgré l’emploi judicieux que le ministre a fait de son crédit des beaux-arts, en le consacrant, au lieu de l’éparpiller, à de grands et beaux ouvrages, pour les monumens qui s’achèvent, et particulièrement pour l’église de la Madeleine, l’intérieur de cette église, à moins d’un nouveau crédit spécial, restera toujours incomplet et mesquin. Les six archivoltes, en effet, doivent être peintes à fresques, et les autels doivent être ornés de marbres de couleur ; mais sans dorure, la peinture est toujours froide, et les marbres de couleur ont besoin d’un riche accompagnement. Il faudrait donc que les coupoles fussent dorées, ce qui coûterait 330,000 francs. »

M. Jaubert répond (en 1836) : « Nous sommes fondés à rappeler que la peinture, la dorure, et les incrustations étaient formellement exclues des prévisions de la chambre de 1833, et que dès-lors on ne devait pas engager la chambre dans cette dépense, sans avoir une autorisation. » — La commission de 1835 pensait cependant qu’il faudrait dorer les coupoles, et elle disait même le prix de cette décoration, et ainsi des fresques et des marbres.

En parlant du Muséum, M. Duvergier disait : « Quelle que soit la décision de la chambre, les fonds votés en 1833 n’auront pas été employés plus utilement, et dans aucun pays la science n’aura obtenu de la générosité nationale un si bel établissement. » Et partout les encouragemens et les éloges ressortent de l’examen du rapporteur de l’année dernière, et répondent aux critiques du rapporteur de cette année.

Il faut cependant le reconnaître, il y a plus d’art dans le rapport de M. Jaubert que dans le rapport de M. Duvergier de Hauranne ; nous parlons de l’art qui consiste à masquer l’aigreur et la passion sous la forme des vues d’économie et d’ordre, et sous l’amour de la régularité dans les affaires. Qu’on nous passe cette réflexion, qui se trouve amenée naturellement par l’assentiment donné l’an passé à tout ce que blâment M. Jaubert et ses amis dans cette session.

Une des considérations les plus plausibles du rapport de M. Jaubert est celle-ci : « La prérogative la plus importante de la chambre, le vote de l’impôt, deviendrait illusoire, s’il suffisait, pour qu’une dépense s’effectuât, qu’elle fût regardée comme avantageuse par les ministres. Sans doute les arts et les sciences ont droit à la faveur de la chambre, mais les routes et les canaux, les arsenaux et les fortifications, ne sont pas moins dignes de notre intérêt. Ce qu’on a fait pour les arts et les sciences, on pourrait le faire aussi pour les routes et les canaux ; dès-lors le budget n’existerait plus que de nom. » Mais, en vérité, l’objection n’est pas sérieuse. La construction d’un édifice peut être calculée d’avance, tant bien que mal, mais sa décoration est l’ouvrage des siècles. Eh quoi ! M. Ingres ou quelque autre grand artiste demanderait une somme exorbitante pour animer la coupole de notre plus beau monument, et l’on repousserait M. Ingres, ou l’on adjugerait la décoration de la coupole au rabais ! Il se peut que ce soit là le sentiment de M. Jaubert, mais assurément ce n’est pas celui de M. Duvergier de Hauranne, ni celui de MM. Piscatory, Aug. Giraud, Bussières et Jacques Lefebvre, qui ont travaillé au rapport de 1835.

Il ne manque pas d’exemples qui prouvent qu’on ne fait pas un tableau ou un bas-relief à point, comme on élève une forteresse ou comme on creuse un canal, et démontrent qu’en fait d’arts, un ministre ne peut pas toujours se renfermer religieusement dans son budget. Nous ne parlerons pas de l’exemple de Napoléon qui fit dresser les devis de l’arc de l’Étoile, des travaux de la place Louis XV et du Panthéon, et qui vit se doubler et se tripler ces devis, sans pouvoir achever ces travaux. Mais à la Madeleine, quand les échafaudages intérieurs eurent été enlevés, on reconnut que ce vide immense devait être interrompu par des groupes de marbre, dont les premiers modèles coûtèrent seuls 175,000 francs. Cet édifice colossal manquait de portes, les portes n’avaient pas été prévues ; on se souvint des merveilleuses portes de bronze de Ghiberti, qu’on admire au Baptistère de Florence, et un de nos artistes les plus habiles, M. Triquetti, fut chargé de faire des portes, non pas semblables, mais d’un effet pareil, immense composition chargée de milliers de figures, qui terminera dignement l’église de la Madeleine. Ce travail a coûté 178,000 francs sans le bronze. Fallait-il donc ajourner et chasser de la Madeleine les sculpteurs et les modeleurs, comme M. Jaubert voudrait qu’on chassât les peintres et les doreurs de l’hôtel du quai d’Orsay ?

Le Musée de l’école des Beaux-Arts est une idée ingénieuse, utile, et cet établissement sera unique en Europe. Il est à peu près terminé. L’ancienne église des Petits-Augustins, qui tombait en ruine, a été relevée par M. Duban. La façade est un des plus beaux monumens de la renaissance ; c’est l’antique façade du château d’Anet ; la restauration de ses dorures et de ses sculptures de marbre est achevée, et les salles du rez-de-chaussée sont préparées pour recevoir les plâtres moulés de tous les chefs-d’œuvre de sculpture du monde entier, entre autres la collection complète des métopes du Parthénon, qu’on moule en ce moment à Londres dans le musée Elgin. Au moment où M. Thiers quitta le ministère de l’intérieur, il négociait auprès de M. de Metternich pour obtenir des copies en plâtre des fameux bas-reliefs du tombeau de Maximilien à Inspruck, qui n’ont jamais été moulés, et qui sont le chef-d’œuvre du moyen-âge, comme les figures de Phidias, près desquelles ils doivent prendre place, sont les chefs-d’œuvre de l’antiquité. À Florence, on moule, pour le Musée, la Pietà, le Moïse et le Bacchus de Michel-Ange. M. Sigalon, envoyé depuis trois ans à Rome, rapportera une admirable copie des fresques de la chapelle Sixtine. Est-il bien possible de fixer arithmétiquement le chiffre de tous ces ouvrages ?

En fait de travaux publics et de beaux-arts, M. Thiers, il faut le dire, a tenu plus qu’il n’avait promis ; et c’est un bien mauvais terrain que celui-ci pour lui faire la guerre. Quant à nous, sur celui-là, nous le soutiendrons volontiers, et nous l’engageons à mener ceux de ses adversaires qui sont de bonne foi, et qui ne cachent pas au fond de toutes ces questions de peinture et de dorure d’autres pensées, à la Madeleine, au Panthéon, au quai d’Orsay, à la barrière de l’Étoile, au Jardin-des-Plantes, au Collége de France, et à leur montrer ici un temple d’une beauté inouie, qui sera unique dans le monde, même après Saint-Pierre ; là d’admirables fresques ; plus loin des galeries de marbre, des salles immenses, des constructions dignes d’une capitale telle que Paris ; ailleurs des serres et des établissemens scientifiques qui surpassent tout ce que la magnificence anglaise a produit récemment ; puis enfin, à faire tomber devant eux les toiles qui couvrent l’arc des Champs-Elysées, et à leur montrer achevé, élevé sur de meilleurs plans, enrichi de cent chefs-d’œuvre, le grand monument de gloire qu’avait rêvé Napoléon. C’est la meilleure réponse à faire à M. Jaubert. La chambre le sait comme nous.


— Les rapports de Paris et de Prague ont été passablement actifs pendant cette quinzaine. Après de longs pourparlers, une nouvelle expédition de légitimistes s’est dirigée vers la Bohême ; on remarque parmi ces voyageurs M. le marquis Jacques de F., M. de Jum…, M. de Cossé, M. de Montb…, tous partis joyeusement et résolument pour essayer de terminer les divisions du parti, flottant entre Charles X et le dauphin, entre le dauphin et le duc de Bordeaux, qui sont tous plus ou moins rois de France. Il s’agit tout simplement d’obtenir du vieux roi Charles X et du vieux roi Louis-Antoine, leur abdication définitive en faveur du roi Henri V.

Mais le parti légitimiste compte encore de vieilles têtes qui ne traitent pas aussi légèrement les principes, et qui n’entendent pas qu’il y ait d’autre roi que Charles X, dût la royauté de Henri V en souffrir. En conséquence, tandis que les voyageurs que nous citons passaient les barrières de Paris, une autre voiture roulait déjà sur leurs traces, portant à Prague M. Hyde de Neuville, qui les a suivis de près. Instruit de longue main de ce qui se projetait, M. Hyde de Neuville en avait averti Charles X, qu’on trouvera peu disposé à ce qu’on exige de lui, et que M. Hyde de Neuville va soutenir dans ses refus. Mais ces refus ont été prévus, et les partisans de Henri V sont décidés, dit-on, à enlever le duc de Bordeaux malgré Charles X, le dauphin, M. de Neuville, et M. de Blacas, qui est à la tête du parti de la résistance. Le projet des jeunes légitimistes serait de remettre le prétendant à Mme la duchesse de Berri, qui l’emmènerait en Suisse, afin d’être plus près du théâtre des événemens. Il y a lieu, toutefois, de douter que ce projet réussisse. La petite cour de Prague est prévenue, et elle se défendra par tous les moyens, car la cour de Charles X ne change pas, et le vieux roi est tout résigné au sort que lui a fait la révolution de juillet, ainsi qu’à sa famille. — « Ça été un duel, dit-il quelquefois, et le duc d’Orléans a eu la main heureuse. »

La santé du duc de Bordeaux serait aussi un obstacle à cette escapade qu’on veut faire à son grand-père. Le duc de Bordeaux n’est pas malade, comme on l’a dit, mais il souffre de la langueur d’une première jeunesse ; l’exercice du cheval l’incommode, et il peut rarement le supporter ; la promenade le fatigue, et l’excès de faiblesse de ses muscles l’oblige à la fois au repos physique et au repos moral. Eût-il d’ailleurs toutes les forces qui lui manquent, il lui serait difficile d’échapper à la surveillance de Charles X, qui s’entendrait avec la police française, plutôt que de laisser sa couronne, si couronne il y a, à son petit-fils.


— Une expédition qui intéresse l’humanité non moins que la science, celle que le bâtiment de l’état la Recherche entreprend pour retrouver les traces de M. de Blosseville et de ses compagnons, et pour explorer au passage l’Islande et les côtes du Groënland, mérite d’être signalée à l’attention et aux vœux publics. M. Gaimard, si connu déjà par la science et le courage dont il a fait preuve dans ses voyages autour du monde, s’est mis tout entier à l’expédition nouvelle, et par son zèle à faire appel aux dispositions du gouvernement et à s’adjoindre de dignes compagnons, il a été comme l’ame formatrice de l’entreprise. Il s’est associé pour la partie littéraire, jusqu’ici trop négligée en ces sortes de voyages, un de nos amis et collaborateurs, M. Marmier, qui recherchera ce qui peut rester en Islande d’anciennes habitudes poétiques, ce pays comme on sait, ayant été le dernier asile de la poésie scandinave. M. Marmier ne se bornera pas à noter, suivant le mot spirituel de M. Villemain, s’il y a des gondoliers de l’Islande comme des gondoliers de Venise ; il aura à décrire les mœurs, l’état du pays, etc. L’Académie française, à défaut du ministère de l’instruction publique, a chargé M. Marmier de ce travail, et c’est à elle qu’il devra adresser sa relation, qui paraîtra successivement dans la Revue des Deux Mondes. L’Académie française a pensé qu’il convenait qu’elle fût représentée aussi dans ces voyages où jusqu’ici l’Académie des Sciences l’avait été seule. C’est un heureux précédent. M. Marmier a donc commission officielle de l’Académie, qui a appliqué à cet effet une portion de la somme affectée exclusivement jusqu’ici aux prix Monthyon : autre innovation d’un heureux exemple et qui n’en restera pas là, nous l’espérons. Les académiciens qui se sont le plus montrés favorables à cette généreuse et libre interprétation, méritent remerciement. L’Académie française, d’après l’état financier où a contribué à la placer la gestion si entendue (même au temporel) de son spirituel secrétaire, a, je crois, aujourd’hui un revenu net de 52 ou 53 mille francs : qu’on juge combien des emplois bien ménagés de cette somme pourraient provoquer et encourager d’utiles travaux ! L’application faite à M. Marmier est un premier pas hors de la lettre et de la routine.


Théâtres. — On a beaucoup parlé des tendances religieuses de notre époque : on a cherché à voir dans ce mouvement des esprits, plutôt poétique et sentimental que religieux, à proprement parler, une réaction contre les idées et les conquêtes du xviiie siècle. C’est peu exact et peu généreux ; si l’on comprend aujourd’hui le moyen-âge sous ses divers aspects, dans ses cathédrales, dans ses liturgies, dans ses romans, c’est qu’on le connaît mieux, c’est qu’on l’a plus longuement étudié. Or, à qui devons-nous de pouvoir étudier, comprendre, admirer tout à notre aise le moyen-âge, si ce n’est aux labeurs, aux combats, à la persévérance des encyclopédistes ? C’est pourquoi la réaction religieuse de la restauration, qui niait le xviiie siècle, et voulait brûler une seconde fois Voltaire et Rousseau, excita une répugnance universelle, tandis que les idées religieuses reprenaient faveur, grace aux travaux des historiens et des artistes.

Le théâtre ne précède jamais le mouvement de la société, il le suit : le théâtre n’a pas salué, dès leur aurore, les idées religieuses, il a fallu qu’elles se fussent infiltrées, peu à peu, dans un certain nombre de bons esprits pour qu’il songeât à s’en servir. En effet, le théâtre ne s’adresse point à des lecteurs privilégiés, mais à une masse dont il est chargé de faire l’éducation. Il est facile de suivre les idées religieuses dans les divers organes qui leur ont prêté leur concours : ce sont d’abord les poètes, classe exceptionnelle et restreinte, qui n’a guère pour écho que les ames les plus élevées et les plus méditatives ; avec les romanciers le cercle s’agrandit ; enfin le théâtre, arrivant après les poètes et les romanciers, les inaugure dans la foule, leur donne la vie d’action, la popularité.

Ce n’est pas que la tragédie de M. Delavigne et le drame de M. Dumas, soient des ouvrages religieux, mais ils ont été certainement inspirés par un sentiment qui est dans l’air, que l’on respire, dont on subit l’influence sans s’en rendre compte. M. Casimir Delavigne conservateur de la tradition du xviiie siècle, mitigée par le bon sens de l’époque actuelle, a refait le Mahomet de Voltaire. M. Dumas a rétrogradé jusqu’au xiiie siècle, il a pris le bon et le mauvais ange, et leur a livré un homme qui n’est autre que le petit-fils de don Juan de Tenorio, le célèbre don Juan de Marana. Bien loin de reprocher aux deux auteurs de s’être jetés avidement sur des idées qui leur étaient étrangères, pour en faire pâture et litière, nous croyons qu’il faut reconnaître dans ces deux ouvrages une tendance louable, quelque chose qui répond à un sentiment réel.

La tragédie de M. Delavigne est en un acte et en vers ; cet acte est fort long, et nous nous étonnons qu’il ne le soit pas encore davantage ! En effet pourquoi plutôt une scène que dix ? Pourquoi plutôt dix que vingt ? Pourquoi une fin quand il n’y a pas eu de commencement ? Un frère arrive de Rome pour tuer son frère ; ce sont là deux personnages dramatiques, j’en conviens, mais où est la tragédie ? Il faudrait que l’action s’engageât entre les deux frères ; c’est ce que l’on attend vainement. Les pièces de M. Delavigne ne sont trop souvent que des narrations rimées, et cela est surtout vrai d’Une Famille au temps de Luther. Un seul acteur, doué d’un organe flexible, pourrait remplir tous les rôles. Voilà ce qui rend la pièce froide et le dénouement odieux ; il y a, dans le meurtre de Luigi, quelque chose de la fatalité antique, qui afflige et blesse ; Paolo n’est point libre, et son crime n’a même plus la grandeur du fanatisme. L’auteur n’a point su tirer parti non plus d’un rôle de jeune fille, qui, avec quelques développemens, eût tempéré la teinte sombre et sentencieuse de cette dissertation théologique.

Les défauts de M. Delavigne sont la monotonie et la longueur dans les développemens. Le talent plus jeune de M. Alexandre Dumas brille, au contraire, par la chaleur, l’énergie, la multiplicité des incidens dramatiques, je ne sais quoi enfin de hardi, de heurté, d’original. Eh bien ! par la force des choses, il est arrivé ceci, que le monologue, le long et ennuyeux monologue que l’on avait tant reproché aux tragédies classiques, a repris le haut du pavé dans le drame de M. Alexandre Dumas ; n’est-ce pas en effet un monologue que ces deux voix, l’une venant du ciel, l’autre de l’enfer, et qui retentissent perpétuellement aux oreilles de don Juan ? De là, quelque froideur dans un sujet qui, par lui-même, déborde en jeunesse et en énergie. M. Dumas a usé une habileté vraiment merveilleuse à mettre en œuvre des moyens dramatiques rebelles et inférieurs. Si un auteur de mystères ou de moralités revenait assister à Don Juan de Marana, il ne pourrait concevoir pourquoi M. Dumas, ayant à sa disposition toute la science et les ressources modernes, a été lui emprunter ses allégories et sa mythologie catholique. Cela ressemble à un homme qui échangerait les armes à feu de nos soldats contre les armes blanches des Grecs du siége de Troie. De même qu’un amateur de curiosités dépense une immense fortune pour meubler à l’antique un appartement dans quelque maison bâtie en moellons, il y a huit jours, M. Dumas a voulu faire jouer un mystère par les acteurs de la Porte-Saint-Martin. L’art a peu à gagner à ces fantaisies purement personnelles ; mais la curiosité du public est excitée à juste titre : aussi la foule se presse-t-elle aux représentations de Don Juan de Marana, dont la vogue est assurée pour long-temps. Nous reviendrons d’ailleurs sur cette nouvelle tentative de M. Alexandre Dumas, et nous essaierons d’apprécier l’état actuel du théâtre en France.


Les Pensées de Jean-Paul, traduites de l’allemand par M. Edouard de Lagrange, sont arrivées à leur seconde édition. Ce beau et difficultueux travail fait honneur, non pas seulement à la science philologique de M. de Lagrange, il témoigne d’une étude approfondie de la littérature et de la langue allemandes, car on ne peut comprendre Jean-Paul, ni se mettre à sa hauteur, si l’on n’a étudié tous les philosophes et tous les poètes du pays où il a écrit. Le travail de M. le marquis de Lagrange est un travail précieux. Nous espérons qu’un succès mérité l’encouragera à de nouvelles études sur les écrivains de l’Allemagne.


— Nous devons citer parmi les publications nouvelles, Rome, Naples et Venise, charmant livre orné de vues de M. Alfred Johannot et de M. Gudin. Ce livre est l’ouvrage d’une femme, comme il est facile de s’en apercevoir à chaque page, quoiqu’il ne soit pas signé ; et le nom de cette femme pourrait encore se deviner, grâce au sentiment artiste et au goût parfait qui règnent dans cet ouvrage.