Chronique de la quinzaine - 31 mars 1845

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Chronique no 311
31 mars 1845


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mars 1845.


Ce n’est pas un plaisir pour nous de raconter les défaites du pouvoir. Nous voudrions que le pouvoir fût fort et respecté. Aussi, nous éprouvons toujours un sentiment pénible en reprenant le chapitre des faiblesses ministérielles. Ce chapitre, d’ailleurs, commence à devenir bien monotone ; mais qu’y faire ? Est-ce notre faute si le ministère du 29 octobre se rapetisse tous les jours ? Sommes-nous les seuls à répéter sans cesse que le pouvoir s’amoindrit, que l’autorité diminue, que le gouvernement s’en va ? Le mal que tout le monde voit, pouvons-nous le cacher ? Les inquiétudes, les craintes que tant de gens éprouvent, faut-il les dissimuler ? Et si nous avons le malheur de redire souvent les mêmes choses, est-ce à nous qu’il faut s’en prendre ?

La quinzaine qui vient de s’écouler n’a pas été brillante pour le cabinet. L’opposition, il est vrai, a été battue dans une rencontre où elle s’était avancée un peu témérairement ; mais cet échec isolé disparaît au milieu des revers ministériels. Dans une discussion importante, celle des douanes, on a vu le cabinet, tremblant devant la majorité, abandonner l’une après l’autre ses convictions pour adopter celles de ses adversaires, refuser le combat de peur d’être vaincu, livrer à des passions rivales les intérêts industriels et commerciaux placés sous sa protection, déserter la cause de notre marine, et substituer, dans les traités de commerce, la volonté ou les caprices du parlement à la prérogative royale. Ainsi se pratique aujourd’hui et s’exécute à la lettre ce principe, que le gouvernement représentatif est le gouvernement de la majorité. En effet, la majorité ordonne ; le pouvoir s’incline et obéit : voilà comment le ministère du 29 octobre entend la vérité du gouvernement représentatif.

Voyons ce qui s’est passé à la chambre des députés. La proposition de M. Duvergier de Hauranne a été l’objet d’une discussion sérieuse. L’honorable député proposait, comme on sait, l’abolition du scrutin secret. Toutes les objections que l’on peut faire contre le scrutin secret sont bien connues. Premièrement il expose la législature à se contredire, à se déjuger elle-même. On a vu plus d’une fois le scrutin secret annuler les décisions que la chambre avait rendues par assis et levé ; or de semblables contradictions sont un danger pour les mœurs publiques et pour la dignité du parlement. Pourquoi d’ailleurs le secret des votes ? N’est-ce pas le droit du pays de surveiller ses mandataires ? Après tout, quand le député voudrait cacher ses votes, il ne le pourrait pas. La plupart du temps, il serait trahi par les indiscrétions de la presse. Pourquoi dès-lors conserver une arme inutile ? Est-ce le pouvoir qui est intéressé à s’en servir ? Oui, si le pouvoir est faible, si la majorité le soutient par des raisons que le secret doit couvrir ; mais un ministère qui mérite la confiance du parlement doit désirer la publicité des votes. Cette publicité est dans son intérêt. Une adhésion secrète diminue son influence en la rendant suspecte ; une adhésion publique augmente sa force dans le pays.

Ainsi parlent les adversaires du scrutin secret. Ce sont là sans doute des considérations puissantes, et M. Duvergier de Hauranne les a fait valoir avec cette précision et cette netteté de langage qui le distinguent ; cependant il serait dangereux de les admettre d’une manière absolue. Oui, le vote public doit s’introduire dans nos murs, mais le scrutin secret ne doit pas être aboli. Les lois doivent faire la part de la faiblesse humaine. Il ne faut pas céder à un entraînement irréfléchi. Si le scrutin secret est nuisible dans un temps calme, il peut être une ressource précieuse dans des temps de crise. C’est un refuge contre les passions de la foule. D’ailleurs, quand on abolirait le scrutin secret dans le règlement, il revivrait par l’article 38 de la Charte, d’après lequel la chambre, sur la demande de cinq membres, peut se former en comité secret.

La chambre, à notre avis, a pris une résolution très sage. Elle a fait du vote public la règle, et du scrutin secret l’exception. Il y aura désormais trois manières de voter : le vote par assis et levé, le vote par division, et le scrutin secret. Le vote par division, qui fait connaître les suffrages par la couleur des urnes, est le vote public. Il sera de droit pour tous les cas où le règlement avait admis jusqu’à présent le scrutin secret ; et ce dernier ne pourra plus avoir lieu que sur la demande de vingt membres. On comprend qu’ainsi relégué en troisième ordre, le scrutin secret, qui cesse d’être nécessaire pour constater la quotité des suffrages, ne sera plus réclamé que dans des circonstances extraordinaires. Le vote public sera donc le vote d’usage, et avec lui pénétreront dans les habitudes et dans le caractère de la société politique toutes les conséquences que la publicité entraîne. Si ce n’est point là un changement radical, c’est une réforme importante, qui aura des résultats sérieux. Aussi, M. Duvergier de Hauranne a eu le bon esprit de déclarer qu’il l’acceptait, et de prouver par-là au parti conservateur que l’opposition renferme des esprits modérés, qui savent céder à propos, et ne pas s’opiniâtrer dans leurs systèmes.

Mais le ministère, qu’a-t-il fait ? Dire qu’il a combattu vivement la proposition, ce serait aller trop loin. L’a-t-il appuyée ? Encore moins. S’est-il prononcé pour l’opinion de la chambre ? Rien ne le prouve. Quel rôle a-t-il donc joué ? Hélas ! il a tenu la conduite qu’il tient toujours lorsqu’il craint les dispositions de la majorité ; il a suivi une marche oblique, tortueuse, et n’a pu parvenir au but qu’il désirait. Quand la proposition a paru, il ne l’a pas repoussée ; il a même exprimé des sympathies pour le vote public. Quelques fidèles de l’extrême droite ont reçu la mission de récriminer contre le scrutin secret, et de lui imputer les échecs du pouvoir. A les entendre, le vote public était le salut du ministère ; le scrutin secret était le foyer des intrigues et des lâchetés de l’opposition. D’un autre côté pourtant, la masse du parti ministériel avait reçu le mot d’ordre pour protéger le scrutin secret. M. de Salvandy montait à la tribune pour le défendre avec une chaleureuse conviction. Enfin, quand la décision de la chambre a été votée par assis et levé, qu’a-t-on vu ? Une liste a couru aussitôt sur les bancs ministériels pour réclamer le scrutin secret, liste malheureuse qui, n’ayant pu trouver vingt membres pour la remplir, s’est arrêtée en chemin au milieu des huées de la chambre. Ainsi le ministère avait formé le projet de tuer clandestinement le vote public au moyen du scrutin secret, et de sauver ce dernier en l’appelant à se défendre lui-même. Ce plan, s’il eût réussi, eût donné lieu à un nouveau scandale parlementaire que le hasard ou la volonté bien arrêtée de la chambre a heureusement empêché. Le vote public a triomphé malgré l’opposition cachée du cabinet.

N’oublions pas l’attitude de l’honorable M. Dupin dans cette discussion. Ses paroles, pleines de sens, ont entraîné la majorité. M. Dupin ne veut pas qu’on oublie son rôle de conservateur dissident. Il a lancé contre le cabinet et contre ses imprudens amis plusieurs saillies que la presse ministérielle a trouvées d’un goût détestable. Cette critique est un éloge pour M. Dupin. Elle prouve que ses sarcasmes vont droit à leur adresse. Que M. Dupin soit tranquille : le jour où il aura fait un compliment à M. Guizot, les feuilles ministérielles diront de lui qu’il a retrouvé toute la vivacité et toute la verve de son esprit. Elles applaudiront alors à ses bons mots. Chacun remarque, du reste, que l’honorable député de la Nièvre se multiplie en ce moment. A la chambre, il défend les intérêts conservateurs, que compromet la situation du pouvoir. Magistrat, il défend les intérêts de la société contre mm préjugé barbare, auquel il oppose le frein de la loi. Écrivain plein de vigueur, jurisconsulte éminent, il défend les libertés de l’église gallicane contre les prétentions d’un clergé ambitieux et rebelle ; il dévoile les intrigues ultramontaines ; il réfute, avec un respect sincère pour la religion et ses ministres, les censures infligées à ses écrits par un zèle aveugle ou hypocrite. Aux mandemens que les évêques rédigent contre les lois de l’état, il répond par l’éloge de Portalis. Sa plume est infatigable, comme sa parole. C’est un beau moment de la vie publique de M. Dupin. On ne peut mettre au service de son pays plus d’énergie, de savoir et de dévouement.

Revenons au ministère. Après la discussion sur le vote public et le scrutin secret est arrivée la loi des douanes. On n’attend pas de nous que nous examinions ici toutes les questions soulevées par le projet du gouvernement, le sujet est trop vaste. Nous devons nous borner aux faits principaux. Trois points ont attiré particulièrement l’attention de la chambre : le traité belge, les graines oléagineuses et le traité sarde. Quel a été le rôle du ministère et celui de la chambre dans ces trois questions ?

On connaît les circonstances qui ont donné lieu à la convention du 16 juillet 1842 passée avec la Belgique. Notre industrie linière, accablée par la concurrence anglaise, réclamait une protection puissante. Le 2 juin 1842, une ordonnance du gouvernement repoussa les fils anglais en leur imposant un droit de 20 pour 100. Dans cette ordonnance étaient compris tous les fils étrangers. La Belgique réclama, et aussitôt, c’est-à-dire le 16 juillet, notre gouvernement, au nom de l’intérêt politique et de l’affection mutuelle qui lient les deux pays, passa avec la Belgique une convention. Il rétablit pour elle l’ancien tarif sur les fils et lins de provenance belge. En retour, la Belgique accorda des avantages à nos vins, à nos soieries, à nos sels. Il fut en outre convenu que le traité durerait quatre ans à partir de l’échange des ratifications, et qu’il pourrait se prolonger d’année en année jusqu’à ce qu’il fût dénoncé. Telles sont les principales clauses de l’acte diplomatique dont le ministère a demandé la sanction aux chambres.

On peut s’étonner d’abord que la discussion d’un pareil acte ait été si long-temps différée : retarder la discussion des ordonnances de douanes, c’est annuler le contrôle des chambres ; mais passons là-dessus. Considérons le traité en lui-même. Qu’a dû vouloir le gouvernement ? Deux choses : d’un côté, rendre à la Belgique, sur le marché français, la part que lui avaient enlevée la concurrence de l’Angleterre et l’ordonnance du 26 juin ; de l’autre côté, ouvrir pour la France, sur le marché belge, des débouchés d’une importance à peu près égale à ceux de la Belgique sur le marché français. Or, qu’est-il arrivé ? D’une part, les importations des fils belges ont triplé depuis trois ans, et leur concurrence aujourd’hui a remplacé chez nous la concurrence anglaise ; d’autre part, nos exportations de soieries, de vins, de fils, sont restées stationnaires. Tous les avantages commerciaux, dans le traité du 16 juillet, appartiennent donc à la Belgique. Ce n’est pas tout. À peine le traité de 1842 ratifié, que fait la Belgique ? Elle admet aux mêmes droits que les nôtres les vins et les soieries de l’Allemagne ; plus tard, en 1843, lorsqu’elle augmente ses tarifs sur les tissus de laine, elle n’excepte pas la France ; enfin elle conclut son traité de septembre 1844 avec le Zollverein. Tels sont les procédés de la Belgique envers nous, et telle est la latitude que lui a laissée l’imprévoyante diplomatie de notre gouvernement. Sans doute, la Belgique a droit à tous les ménagemens de la France : son existence est une conquête de notre révolution de 1830, et nous devons faire tous nos efforts pour conserver cette belle conquête, au prix même de quelques sacrifices ; mais pouvons-nous donner à la Belgique des avantages sans mesure, lui livrer une des principales branches de notre industrie, et n’attendre d’elle, en retour, que les témoignages de son ingratitude ? Est-ce un bon moyen de cimenter l’union des deux peuples que de créer entre leurs intérêts commerciaux des inégalités choquantes, source de jalousie et de discorde ? Dans la louable intention de resserrer les liens qui unissent les deux gouvernemens, fallait-il imaginer une situation dont les conséquences naturelles devaient être que tôt ou tard la Belgique nuirait à la France, et la France aurait à se plaindre de son alliée ?

Un traité si imprudent, si impolitique, devait nécessairement rencontrer une vive opposition dans la chambre. La commission s’était déjà prononcée ; elle avait exprimé l’espoir que la convention du 16 juillet ne serait pas renouvelée. La chambre est allée plus loin. Un amendement de M. Lestiboudois. a proposé d’enjoindre au ministère de dénoncer le traité dans les délais voulus, afin qu’il fût supprimé le 16 juillet 1846. Qu’a fait le ministère devant cet amendement ?

Le ministère, ou pour mieux dire M. Guizot, trouve le traité du 16 juillet irréprochable. Aux yeux de M. le ministre des affaires étrangères, les concessions faites au gouvernement belge sont l’œuvre d’une politique habile et prévoyante. C’est le devoir, c’est l’intérêt de la France, de protéger la Belgique ; M. Guizot a agi dans ce but : sa conscience est donc en sûreté. Aussi, quand l’opposition de la chambre s’est déclarée, M. Guizot a promis de lui tenir tête. C’était une belle occasion pour lui d’engager, au nom des principes conservateurs, une question de cabinet. En effet, beaucoup d’esprits sages, dans la chambre, pensaient que l’amendement de M. Lestiboudois était une atteinte à la prérogative royale. Dire au gouvernement : Vous ne renouvellerez pas tel traité, c’est usurper le domaine de la puissance exécutive. De pareils actes, de la part des chambres, sont dangereux ; ils affaiblissent au dehors notre diplomatie ; ils diminuent la confiance des gouvernemens étrangers dans les engagemens souscrits par notre royauté constitutionnelle. Pour tous ces motifs, M. Guizot paraissait résolu à livrer une grande bataille contre l’amendement de M. Lestiboudois. A cet effet, il avait rassemblé autour de lui, le jour du vote, tous les appuis de sa fortune chancelante. Le parti ministériel avait été convoqué à domicile. Les malades avaient été arrachés de leur lit. Un honorable député, qui chassait avec les princes à Fontainebleau, avait été supplié d’accourir à Paris pour voter. Tous étaient à leur poste. Enfin M. Guizot est monté à la tribune. Qui n’eût dit, à voir son attitude imposante et son geste superbe, que le ministre allait défendre le traité belge et la prérogative royale ? Étrange déception ! Le traité belge a été défendu, cela est vrai ; mais la prérogative royale a été abandonnée. Le ministère, par l’organe de M. Guizot, a accepté l’injonction de la chambre. L’amendement de M. Lestiboudois a été accueilli comme une force dont le pouvoir se servirait dans des négociations nouvelles. Peu s’en est fallu que M. Guizot n’ait représenté M. Lestiboudois comme un ami complaisant du cabinet. La comédie a été bien jouée, comme on voit, et les intérêts de la couronne ont été sacrifiés avec une grace parfaite. Nous n’essaierons pas de décrire l’étonnement qu’a produit cette conclusion sur tous les bancs de la chambre, le désappointement du parti ministériel, l’ironie triomphante de la gauche, la douloureuse surprise des conservateurs, justement effrayés de cette disposition croissante du ministère à tout céder pour ne pas mourir, et à livrer l’une après l’autre les forces essentielles du gouvernement pour éviter les questions de cabinet.

Après le traité belge est venue la question des graines oléagineuses. Dans ces dernières années, la graine de sésame, venue de l’Orient, a ranimé la guerre entre nos industries du nord et du midi. Le sésame a vu se liguer contre lui l’olivier du midi et les huiles du nord, extraites des graines indigènes et des graines de la Baltique. L’équité veut que l’on élève le droit sur le sésame, qui est aujourd’hui de 2 fr. 50 par 100 kil., mais en même temps de graves motifs veulent aussi que l’on conserve cet élément de notre richesse méridionale, et qu’on ne le sacrifie pas à des exigences aveugles. Quinze à vingt mille kilogrammes de sésame arrivent annuellement dans le port de Marseille. C’est un mouvement de 20,000 tonneaux pour la navigation française du Levant. C’est un puissant moyen de concurrence dans une mer où nous avons de grands intérêts à soutenir ; le sésame, comme élément de puissance maritime, a donc une importance qui domine la question. Sa valeur industrielle n’est pas d’ailleurs à dédaigner. Si les producteurs du nord invoquent la protection de la loi, les savonneries et les huileries de Marseille méritent bien aussi qu’on les défende. Une autre considération se présente en faveur du sésame, c’est que rien ne peut s’opposer à ses progrès. En supposant qu’on le chasse de Marseille, il ira ailleurs, et fera concurrence à nos produits sur les marchés étrangers.

Des réflexions qui précèdent, on doit conclure que le parti à prendre, dans la question des graines oléagineuses, est de consulter l’intérêt général du pays, et non les turbulentes clameurs de l’intérêt privé. La loi admet la concurrence ; elle n’est pas tenue de guérir les maux que la concurrence entraîne nécessairement à sa suite. Tout ce qu’elle peut faire, c’est d’empêcher les révolutions brusques, les secousses trop fortes, et d’imposer aux excès de la liberté industrielle certaines limites. Tel est le principe qui a dicté le projet du gouvernement. En élevant de 3 francs le droit sur le sésame importé par nos navires, le ministère a pensé que ce produit serait suffisamment contenu pour ne pas jeter de graves perturbations sur le marché, et que, d’un autre côté, le chiffre de l’importation se maintiendrait au taux réclamé par l’intérêt de notre marine. La commission a été du même avis.

Cette fois, le ministère se trouvait donc dans une excellente situation. Il soutenait une thèse juste ; il avait pour lui l’intérêt politique du pays, il était d’accord avec une commission qui a refusé de le suivre sur tant d’autres points. Contre lui s’élevait la ligue des intérêts froissés, ligue puissante, mais que l’on pouvait vaincre à l’aide du bon droit et de la raison, soutenus par un peu de courage. Et cependant, de tous les membres du cabinet, M. le ministre du commerce est le seul qui ait accepté la lutte. Tous ses collègues ont fui le combat, ou plutôt, n’osant ni fuir ni combattre, toujours incertains, craignant de trouver la majorité contre eux, quelle que fût leur opinion, ils ont montré une attitude indécise qui a redoublé l’énergie des adversaires du projet de loi, et la bonne cause a succombé parce que ses partisans n’ont pas osé prendre sa défense. Faut-il rappeler ici des faits que tout le monde sait ? l’amendement de M. Darblay discuté en conseil des ministres et adopté par la majorité ; le gouvernement passant d’un principe à un autre ; la démission de M. Cunin-Gridaine remise entre les mains du roi ; la transaction intervenue sur l’amendement de M. Garnier-Pagès ; M. le ministre du commerce abandonné par ses collègues, et se levant seul contre l’amendement de M. Darblay, tandis que M. le garde-des-sceaux, préférant les intérêts de son clocher à la dignité du ministère et à l’intérêt général, se levait pour l’amendement !

Nous voudrions ne pas entrer dans de semblables détails ; mais il le faut bien. Ce sont là les évènemens du jour. Voilà ce qui fait dire à tous les gens sensés que le pouvoir s’en va. M. Cunin-Gridaine paraît de cet avis, s’il est vrai, comme on le dit, que sa démission n’ait pas encore été retirée. M. le ministre du commerce ne comprend pas que l’on puisse garder le pouvoir pour défendre les opinions que l’on ne partage pas, pour accepter les idées de ses adversaires, pour leur abandonner des convictions formées par l’examen des faits, dans un travail de plusieurs années avec des hommes spéciaux dont on estime la capacité et les lumières. Par les scrupules de l’honorable ministre, jugez de l’effet que doivent produire dans les bureaux de l’administration ces continuels démentis que le pouvoir se donne à lui-même depuis quelque temps. Les hommes capables qui préparent dans l’intérieur des ministères les projets de loi, et qui rassemblent les élémens d’après lesquels se forme la conviction des ministres, doivent trouver leur zèle singulièrement refroidi depuis qu’ils voient tomber l’un après l’autre, et sous le coup des ministres eux-mêmes, des projets qu’ils ont laborieusement enfantés. Voilà une belle récompense pour leurs efforts et un puissant encouragement à persévérer !

L’affaire du traité sarde est un nouvel exemple de la facilité avec laquelle le ministère abandonne ses opinions et la prérogative royale dès qu’il trouve quelque danger à les défendre. Le ministère a passé avec la Sardaigne un traité de commerce qui devait durer six ans. Les clauses imprudentes de ce traité, telles que l’entrée des bestiaux sardes à notre frontière et les concessions faites aux produits de la Sardaigne en Algérie, ont éveillé les craintes de la commission. Elle a voulu que la durée du traité fût limitée, et M, Guizot, d’accord avec le gouvernement sarde, a consenti à une réduction de deux ans, qui a été prononcée par la chambre. En vain M. le ministre des affaires étrangères, en s’assurant un succès facile contre un amendement de M. Maurat-Ballange, qui n’a été soutenu par personne, s’est efforcé de dissimuler ce nouvel échec de la prérogative royale ; l’échec a été évident pour tout le monde, et M. Barrot a déclaré qu’il voyait avec plaisir que le gouvernement reconnaissait à la chambre le droit de modifier les traités. Qui ne voit les dangers d’une pareille situation ? Si le parlement, encouragé par les concessions du pouvoir, use fréquemment du droit de modifier les transactions diplomatiques, que deviendront nos alliances ? Quel peuple, pour traiter avec nous, s’exposera aux chances d’un refus de sanction ? La faiblesse d’un ministère a-t-elle eu jamais de plus graves conséquences ?

Soyons justes néanmoins, le ministère a trouvé un jour heureux dans cette quinzaine : la série de ses revers a été interrompue par un succès. Il y aurait mauvaise grace de notre part à lui contester cette légère faveur du sort, dont il n’est pas disposé sans doute à abuser. La proposition de M. Vivien sur les annonces judiciaires a été repoussée par une majorité de 37 voix. De graves motifs étaient invoqués cependant à l’appui de cette proposition. Il est certain que la loi du 2 juin 1841 a été faussée dans son esprit. L’attribution donnée aux cours royales, en ce qui regarde le choix des journaux désignés pour l’insertion des annonces judiciaires, a pris un caractère politique. L’abus n’est point général, mais il est constaté par de fâcheux exemples. Or, l’invasion de la politique dans le sanctuaire de la justice est toujours un grand mal ; la magistrature ne doit pas être suspectée. Que deviendrait l’autorité des tribunaux, si on pouvait les croire dominés par l’esprit de parti ? La proposition de l’honorable M. Vivien avait donc un fondement sérieux. Le moment était-il venu de la discuter ? C’est autre chose ; nous concevons que beaucoup de consciences aient hésité. Les dangers de la loi du 2 juin 1841 sont évidens ; le mal existe, mais il n’a pas encore une notoriété assez répandue. Nous comprenons donc l’ajournement prononcé par un certain nombre de députés de l’opposition nouvelle, qui attendent sans doute, pour examiner plus mûrement la question, que les dangers de la loi de 1841 soient démontrés par une épreuve plus complète. Quoi qu’il en soit, l’honorable auteur de la proposition l’a défendue dans des termes que tout le monde a approuvés. Il n’est personne, dans la chambre ou ailleurs, qui n’ait rendu justice à la modération de ses sentimens et à la parfaite mesure de son langage. M. de Maleville a obtenu aussi un succès de tribune. En résumé, la proposition de M. Vivien n’a pas porté malheur à l’esprit du 1er mars, mais elle a procuré au ministère la douce surprise d’une majorité de 37 voix. Le ministère a dû trouver la compensation suffisante.

Cette majorité inattendue, constatée au moyen du vote public, a valu à l’opposition les railleries de quelques amis du ministère. On a dit que l’opposition avait été prise à son propre piège, qu’en substituant le vote public au vote, secret elle avait détruit ses chances, et que M. Duvergier de Hauranne avait rendu la majorité au cabinet. La plaisanterie serait piquante, si elle était juste. Heureusement le vote public n’est pas si coupable qu’on nous le dit. Si les amis du ministère sont persuadés que, la publicité du vote est favorable à la politique du 29 octobre, qu’ils tentent une épreuve décisive ; qu’ils proposent de voter publiquement l’indemnité Pritchard, et nous verrons. On se trompe du reste sur les motifs qui ont prévalu dans l’adoption du vote public. Sans doute il n’a pas été proposé dans un sentiment d’affection pour le ministère ; mais l’opposition ne l’a pas adopté comme un moyen de renversement. Tout calculé, le vote public doit être utile à la cause du pouvoir. Dans les questions politiques, il détruira les moyens factices du gouvernement, et par là, s’il nuit aux mauvais ministères, son appui n’en sera que plus précieux pour les cabinets bien inspirés, qui suivront une politique conforme au vœu du pays. Dans les questions d’affaires, où la politique tient le second rang, le vote public, loin d’être un moyen de renversement, sera presque toujours un moyen de fortifier l’autorité. En affaiblissant l’opposition systématique, en renouvelant fréquemment le concours des majorités nombreuses, il servira le pouvoir. Par là aussi, à la vérité, il servira momentanément la cause des mauvais ministères. Le vote sur les annonces judiciaires en est peut-être la preuve ; mais c’est un tort qui lui sera toujours facile à réparer.

Nous ne dirons qu’un mot de la proposition de M. Chapuys de Montlaville sur le timbre des journaux ; après une discussion confuse, son auteur l’a retirée. Des esprits sages ont exposé à la tribune le système qui consisterait à dégrever la partie intellectuelle de la presse, pour faire retomber sur la partie industrielle le poids de l’impôt. Nous croyons que ce système fera des progrès dans l’esprit de la chambre, dès que la question sera dégagée des nuages qui la recouvrent encore, et que la main du pouvoir n’ose déchirer. Depuis cette discussion, plusieurs propositions nouvelles ont vu le jour au Palais-Bourbon. Deux honorables députés proposent d’exclure de la chambre tous les membres intéressés dans des marchés conclus avec l’état. Un autre propose l’adjonction des capacités ; un autre, la translation de l’élection au chef-lieu. Cette fièvre de propositions est un symptôme malheureusement trop évident de la faiblesse du pouvoir. Quand le pouvoir s’efface, la chambre, comme on dit, se passe ses fantaisies. Du reste, il est temps que la chambre s’arrête dans ce débordement de l’initiative parlementaire. Le ministère ne redoute pas en ce moment le nombre des propositions. C’est son intérêt qu’il y en ait beaucoup, et surtout de mauvaises. Nous serions surpris qu’on allât ainsi au-devant de ses désirs, sans y être forcé.

La chambre des pairs discute depuis plusieurs jours la proposition de M. le comte Daru, tendant à réprimer l’agiotage des chemins de fer. Cette matière difficile, hérissée d’obstacles, a été profondément étudiée par la noble chambre. Cependant, il est facile déjà de le prévoir, l’œuvre qui sortira de ses mains n’aura pas un caractère définitif. Dans quelles limites peut-on renfermer les spéculations de la Bourse ? M. le comte d’Argout répond que les seules limites à leur opposer sont celles que le code de commerce et le code pénal ont fixées. Nous vivons sous la liberté du commerce et de l’industrie ; nous voulons favoriser l’esprit d’association ; nous voulons des chemins de fer exécutés par des compagnies, et l’on viendrait, par une foule d’entraves, arrêter l’essor de l’industrie, immobiliser ses capitaux, fermer la source qui la vivifie et la féconde ! M. le comte d’Argout n’admet pas ce système. Il le repousse comme un anachronisme. Il veut une liberté illimitée, absolue. La Bourse est un jeu, mais ce jeu remue le monde ; il faut, laisser à l’esprit de spéculation toute son indépendance, sauf l’action réservée par la loi à nos tribunaux. M. le comte d Argout a soutenu cette doctrine avec la vivacité spirituelle qu’on lui connaît. Il a captivé la noble chambre, mais il n’a pu entraîner ses convictions. La chambre des pairs a pensé qu’elle devait au pays autre chose qu’une démonstration contre les manœuvres coupables dont la Bourse est le théâtre ; elle a voulu faire une loi. Deux systèmes étaient en présence, celui de M. Daru et celui de la commission. Le système de M. Daru consistait, comme on sait, à interdire les listes de souscriptions avant la formation légale des compagnies : c’était le système préventif ; il a été écarté, comme une atteinte mortelle à la concurrence. Le système de la commission était le système répressif : il consistait à interdire, sous des peines sévères, la négociation des récépissés délivrés aux souscripteurs. Après nue discussion fort longue, la chambre s’est rangée à ce système, qui soulève, dans plusieurs de ses dispositions, des difficultés dont la solution embarrasse encore les meilleurs esprits.

Sous un aspect généralement tranquille, l’état de l’Europe et du monde appelle néanmoins l’attention des hommes politiques. Les nouvelles de Suisse sont affligeantes ; on parle de la réorganisation des corps francs. Les esprits sont très excités, dit-on, par les notes étrangères, surtout par celle de M. Guizot. Il faut convenir, en effet, qu’un ministre de France aurait pu prendre à l’égard de la Suisse un langage plus conciliant ; mais si le style de M. Guizot a blessé les radicaux de la Suisse, ce n’est pas une raison qui puisse légitimer un appel aux armes contre Lucerne. Que les radicaux y prennent garde ; en attaquant violemment les jésuites, ils risquent de leur donner le beau côté. Qu’ils prennent garde surtout, dans l’intérêt de la Suisse et de la paix européenne, de provoquer l’intervention des puissances. En Angleterre, la mission de M. le duc de Broglie occupe les esprits. Le noble duc, à ce qu’il paraît, n’est point parvenu à inspirer au monde politique de Londres une grande confiance dans la durée de notre cabinet, car, depuis son arrivée à Londres, les journaux anglais critiquent plus vivement que jamais la situation du ministère du 29 octobre devant les chambres. Aux États-Unis, l’annexion du Texas, prononcée par le sénat, laisse les esprits en suspens sur l’attitude que prendra l’Angleterre. Le Mexique et la Plata fixent les regards de notre diplomatie.

Au milieu de ces complications, comment ne pas regretter de voir la France livrée à une politique indécise, l’opinion du pays sans direction, les chambres abandonnées à elles-mêmes, le ministère flottant au hasard, ou selon les caprices de la volonté parlementaire. Il fut un temps où l’honorable M. Guizot se plaignait aussi de la décadence et de l’épuisement du pouvoir. C’était l’époque de l’amnistie, du mariage du duc d’Orléans, de la prise de Constantine et de Saint-Jean d’Ulloa. C’était l’époque où le gouvernement, jaloux de son initiative, réclamait l’exécution des chemins de fer par l’état, et présentait aux chambres un vaste projet que tant de gens, parmi ceux même qui l’ont repoussé, voteraient aujourd’hui par acclamation. Mais cette politique n’était pas assez grande pour M. Guizot ; elle n’était pas à la hauteur de son patriotisme ; elle ne pouvait remplir le vide de son ame. Aussi, à chaque instant, la tribune, la presse, retentissaient de ses gémissemens. Que ferait-il aujourd’hui, s’il assistait comme témoin à ce triste spectacle qu’il nous donne ; s’il voyait la politique de la France s’abaisser au-dehors, s’annuler au-dedans ; s’il voyait nos officiers désavoués lorsqu’ils font respecter le nom de la France, et les agens de l’Angleterre indemnisés lorsqu’ils font verser le sang de nos soldats ? Que dirait-il, s’il voyait un ministère abandonner devant les chambres des traités signés et ratifiés ? Dirait-il, comme les journaux qui le défendent, que nous devons monter au Capitole et rendre graces aux dieux parce que la proposition sur les annonces judiciaires a été repoussée, et parce que la France a obtenu le droit de montrer le pavillon français sur la côte de Zanzibar ?