Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1845

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Chronique n° 318
14 juillet 1845


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juillet 1845.


Le ministère a réussi dans ses négociations avec la cour de Rome. Sur un ordre du général de la société, les jésuites de France seront dispersés, leurs maisons seront fermées, leurs établissemens seront dissous. Ceux d’entre eux qui voudront résider sur le territoire français rentreront dans la catégorie du clergé ordinaire ; ils seront soumis à l’autorité des évêques et des curés. Telles sont les concessions obtenues par M. Rossi. Nous ne chercherons pas à diminuer l’importance de ce résultat ; c’est un évènement heureux pour le pays et un succès pour le ministère. Si le cabinet du 29 octobre avait eu souvent de pareilles fortunes, son existence n’aurait pas été si vivement débattue.

Le gouvernement pouvait s’armer de la loi et frapper directement les jésuites ; il a mieux aimé prendre la voie pacifique et conciliante des négociations. Ce parti, plus sage en apparence, n’était pas cependant sans danger : un échec diplomatique eût pu compromettre la situation du gouvernement ; mais la négociation a réussi. Dès-lors, il n’y a que des éloges à adresser au cabinet. Dira-t-on qu’il a humilié la France devant la cour de Rome ? Nous ne pouvons supposer que le ministère, en négociant avec le saint-siège, n’ait pas réservé les droits de la France. Si la négociation eût échoué, les lois eussent été exécutées. Le ministère a négocié pour prévenir une conclusion irritante, pour calmer des scrupules religieux, pour ménager des susceptibilités ; il a voulu que Rome fût avertie, et qu’elle vînt mettre le poids de son opinion dans la balance. Cette conduite n’est point de la faiblesse ; c’est de la modération et de l’habileté. Les jésuites diront qu’ils ont cédé devant Rome et non devant notre gouvernement : qu’importe, pourvu qu’ils cèdent, pourvu qu’ils se dispersent, et que leurs associations soient dissoutes ? Nos lois, pour exister, n’ont pas besoin du témoignage des jésuites, et notre gouvernement peut se passer de leur estime comme de leur affection.

On a dit que la négociation avait échoué, en ce sens que ce sera le général de l’ordre et non le pape qui prononcera la dispersion des jésuites de France. Ce raisonnement n’est pas digne d’une opposition sérieuse. Personne ne croira que le saint-père soit demeuré étranger aux concessions obtenues par notre gouvernement ; personne ne supposera que le général des jésuites se soit engagé à dissoudre les établissemens de France sans l’aveu du pape et sans son adhésion formelle. La cour de Rome, soit pour ne pas froisser ceux des membres du clergé français qui ont appuyé ouvertement les prétentions des jésuites, soit par ménagement pour les jésuites eux-mêmes, a pu vouloir que son intervention fût laissée dans l’ombre, et que l’initiative parût appartenir au général de la société. On ne peut qu’approuver cette réserve, qui n’ôte rien à l’efficacité des mesures concertées avec le saint-siège, et qui a dû rendre l’issue de la négociation plus facile.

On connaît peu jusqu’à présent les circonstances qui ont précédé ou accompagné la négociation de M. Rossi. Voici sur ce sujet quelques détails dont nous pouvons garantir l’exactitude.

Jusqu’au rapport de l’honorable M. Thiers sur le projet de loi de l’enseignement secondaire, la gravité de la question des jésuites avait peu frappé l’esprit des ministres du 29 octobre. M. Martin du Nord tranquillisait ses collègues en leur répondant des intentions du clergé ; M. Villemain exprimait des inquiétudes que l’on écoutait peu ; l’entente cordiale occupait toutes les pensées de M. Guizot. Enfin, quand la chambre eut choisi M. Thiers pour être l’interprète de ses sentimens sur cette question, le ministère ouvrit les yeux. Ce choix significatif de l’illustre chef du centre gauche nommé par la majorité malgré les efforts du parti ministériel, l’effet de cet évènement dans le pays, la joie qu’en ressentirent les vrais amis des libertés constitutionnelles, tout cela fit comprendre au gouvernement qu’il fallait agir.

Divers moyens furent proposés et repoussés. M. Guizot fut le premier, dans le conseil, qui parla d’envoyer un négociateur à Rome, chargé de réclamer l’intervention du saint-siège. Cette proposition fut d’abord trouvée assez étrange par les collègues de M. le ministre des affaires étrangères. Les uns pensèrent que la négociation ne pourrait réussir, les autres que le gouvernement, en cas d’échec, se trouverait placé dans une situation plus difficile qu’auparavant, puisqu’après avoir forcé la cour de Rome à entrer dans la lutte, il aurait sur les bras deux ennemis au lieu d’un. On se demandait en outre quel serait le négociateur qui consentirait à jouer sa fortune diplomatique dans une mission pareille. Cependant le conseil finit par adopter le projet de M. Guizot, et M. Rossi, que ses talens, sa renommée, les qualités particulières de son esprit, et une certaine finesse italienne, rendaient merveilleusement propre à cette négociation, partit pour Rome avec des instructions précises, qui réclamaient la dispersion des jésuites de France et la fermeture de leurs établissemens.

Tous ceux qui étaient à Rome lors de l’arrivée de M. Rossi s’accordent à dire que l’entrée du négociateur français dans la ville éternelle n’a pas été triomphale. L’accueil du pape Grégoire XVI fut courtois et affable ; mais la haute société romaine, complice des intentions du sacré collége, reçut M. Rossi avec une froideur marquée. En homme habile, M. Rossi parut ne pas s’apercevoir de ces dispositions malveillantes. Il vit les cardinaux, les personnages influens ; il les reçut chez lui ; on ne parla plus bientôt que de son esprit et de ses dîners ; on se rapprocha de lui, on l’entoura. Néanmoins la négociation n’avançait pas. M. Rossi prenait faveur, mais les jésuites n’avaient pas perdu un pouce de terrain, et les dépêches que M. Guizot recevait de Rome étaient loin d’être rassurantes. Le ministère commençait à s’inquiéter.

Sur ces entrefaites eurent lieu en France les interpellations de M. Thiers, suivies de l’ordre du jour motivé qui mettait le ministère dans la nécessité d’exécuter les lois du royaume contre les jésuites. Aussitôt M. Rossi s’empara de cette manifestation pour frapper l’esprit de la cour de Rome. Armé d’une dépêche énergique de M. Guizot, il démontra l’urgence d’une concession ; il tint un langage plus pressant ; il fit des représentations plus vives. Dès-lors on l’écouta ; des conférences eurent lieu, et la négociation marcha rapidement. Le cardinal Lambruschini, connu autrefois pour ses opinions exaltées, et peu favorable jusqu’ici à la cause du gouvernement de juillet, fut l’ame d’un projet de conciliation qui triompha enfin des résistances entretenues autour du saint-siège. Toutes les concessions demandées par M. Rossi furent accordées. Seulement, pour ménager l’amour-propre des jésuites et les susceptibilités du clergé français, on convint que le général de l’ordre interviendrait dans l’application des mesures consenties par la papauté. Des gens qui se prétendent bien informés, et qui aiment à sonder les replis du cœur humain, disent que le général des jésuites accomplira sans regret la mission dont il s’est chargé. Une chose le console, c’est que les jésuites de France possèdent aujourd’hui quinze ou seize millions, que le bon père, sans doute dans l’unique intérêt de la société, trouverait mieux placés à Rome qu’à Paris. Cette considération, dit-on, n’aurait pas été sans influence sur les engagemens qu’il a pris, et qu’il a déjà exécutés, car, au moment où nous écrivons, l’ordre de la dispersion des jésuites est venu en France. La dissolution de leurs établissemens est prononcée.

Néanmoins, M. Rossi restera encore quelque temps à Rome pour assurer les résultats de la négociation. Le ministère compte sur l’utilité de ses démarches dans le cas où des résistances inattendues feraient naître des difficultés nouvelles. D’ailleurs, les instructions dont il est chargé comprennent un point qui n’a pas encore été résolu. Il s’agirait des lazaristes, en faveur desquels le gouvernement voudrait obtenir du saint-siège des garanties. Il est probable que M. Rossi fera de nouveaux efforts pour réussir sur cet objet important.

Somme toute, nous l’avons déjà dit, cette conclusion des affaires de Rome nous paraît mériter l’approbation de tous les gens sensés ; elle est d’accord avec les vœux que nous avons toujours formés, avec les opinions que nous avons constamment défendues. C’est avec un vif regret que nous avons vu naître, sous le ministère actuel, la question des jésuites. Nous avons toujours souhaité que le débat eût une issue pacifique. Les querelles religieuses ne sont pas de notre temps. Ce nom de jésuites jeté au milieu de nos discussions politiques, ces protestations hostiles de plusieurs membres de l’épiscopat, ces violences de quelques écrivains fanatiques auxquelles répondaient malheureusement d’autres violences échappées dans l’emportement de la lutte, tout cela nous semblait un anachronisme qu’il était urgent de faire cesser. Le mal que l’on aurait pu prévenir dès l’origine par une conduite plus ferme s’était aggravé en se prolongeant ; la conclusion présentait des difficultés : le ministère a su les résoudre par des moyens qu’approuveront tous les esprits modérés. Il n’y aura point de persécution, point de martyrs : nous nous en réjouissons. Nous rendons hommage à la sagesse du saint-siège ; son rôle dans cette affaire prouve qu’il sait comprendre l’esprit de l’époque, et qu’il connaît les véritables intérêts de l’église. Espérons que chacun aussi comprendra ses devoirs. Délivré d’un auxiliaire dangereux, le clergé français suivra l’exemple de modération que lui donne la papauté ; il cessera de soutenir des principes subversifs de l’autorité de l’état. D’un autre côté, l’état ne sera plus défendu avec ces armes railleuses et sceptiques qui effraient la religion. Plus de réaction dans un sens ni dans l’autre, plus de doctrines ultramontaines, mais aussi plus de Luthers. Ce ne sont point les Luthers de nos journaux ou de nos écoles qui ont fait triompher la bonne cause ; ce ne sont point leurs prédications qui ont garanti les droits de l’Université et qui ont raffermi la marche du gouvernement au milieu de la tempête soulevée contre lui. Tandis que le débat sur les jésuites provoquait au dehors des exagérations regrettables, la vraie philosophie, amie de la foi et de la raison, parlait à la tribune le langage mesuré qui convient à notre pays, à la tolérance de notre siècle et au caractère modéré de nos institutions.

Justes envers le ministère, que nous félicitons sincèrement d’avoir terminé une affaire épineuse, envers l’habile négociateur qui a si bien rempli la mission confiée à sa dextérité et à sa prudence, nous avons bien le droit de demander que l’on soit juste aussi envers les hommes dont les conseils et l’influence ont prêté un si grand secours au gouvernement. Aujourd’hui, cependant, on se plaît à rabaisser ces hommes. Ils n’ont rien dit, ils n’ont rien fait d’utile. Ils n’ont parlé, ils n’ont agi que pour entraver la marche du cabinet. Heureusement, le pays ne partagera pas cette ingratitude des feuilles ministérielles envers M. Thiers, M. Cousin, M. Dupin, M. Barrot. Tout le monde sait d’où l’impulsion est venue. On se rappelle l’attitude embarrassée du pouvoir dans la discussion de la loi sur l’enseignement à la chambre des pairs. On se rappelle ses hésitations et son silence à la chambre des députés. Pendant que son inaction aggravait le péril, qui a pris en main la question, qui a imprimé au gouvernement une direction salutaire, qui a réclamé une solution prompte, soit par les voies légales, soit par des formes conciliantes, qui a professé les principes d’après lesquels la négociation a été suivie, qui a parlé, qui a conseillé d’agir, si ce n’est l’opposition, représentée dans cette circonstance par M. Thiers, et par les honorables membres que nous venons de nommer ? L’opposition n’a pas négocié, cela est vrai ; mais tout porte à croire que l’on n’eût pas négocié, si elle avait gardé le silence, et, dans tous les cas, la modération et la fermeté qu’elle a montrées ont rendu la négociation plus facile. Voilà ce que des écrivains ministériels devraient avoir la bonne foi et le courage de reconnaître, au lieu de plaisanter ingénieusement tous les matins sur le prétendu dépit de l’opposition. À les entendre, on dirait que le ministère a vaincu l’opposition en triomphant des jésuites. Est-ce donc ainsi qu’il faut écrire l’histoire pour être agréable au ministère ?

Un jour viendra sans doute où le pouvoir et ceux qui le défendent comprendront mieux les véritables conditions du gouvernement représentatif. Pourquoi cet acharnement des feuilles ministérielles à déprécier sans cesse l’opposition, à nier sa part d’influence, à lui contester ses mérites, à méconnaître les services qu’elle peut rendre et ceux qu’elle a rendus ? N’est-il par avéré que l’opposition, depuis bientôt cinq ans, a pris une part décisive dans les grandes affaires qui ont occupé le pays, telles que la loi de régence, les fortifications, le droit de visite, l’accroissement de la marine, et, en dernier lieu, la question des jésuites ? Pourquoi nier l’évidence ? Pourquoi vouloir tromper si grossièrement l’opinion ? N’est-ce pas l’honneur de notre pays, et un témoignage de sa maturité politique, que le pouvoir ait aujourd’hui en face de lui une opposition éclairée, influente, qui lui donne souvent d’utiles conseils, et dont l’impulsion est bonne à suivre ? N’est-ce pas là un symptôme heureux, un gage de confiance dans l’avenir, un progrès de nos institutions ; les organes du gouvernement ne devraient-ils pas signaler ce progrès et en féliciter le pays, au lieu de sacrifier la vérité à des passions égoïstes ?

Les nouvelles du Maroc nous apprennent qu’Abderrhaman a enfin ratifié le traité du 18 mars. Toutefois, les anciens traités de commerce entre la France et le Maroc seront prochainement révisés ; cela veut-il dire que les clauses stipulées à Lalla-Maghrnia sur les relations commerciales ne seront pas maintenues ? C’est un fait qui n’est pas encore éclairci. On annonce qu’un envoyé extraordinaire de l’empereur viendra à Paris pour suivre les négociations.

Le traité du 29 mai relatif à l’abolition du droit de visite a donné lieu à de nouveaux débats de chaque côté du détroit. En France, tout le monde est d’accord pour approuver les clauses générales du traité. Si l’indécision règne encore sur plusieurs points, l’expérience les éclaircira. Toute discussion sérieuse doit donc être ajournée à la session prochaine. L’opinion de la chambre des pairs est la même à cet égard que celle de la chambre des députés. Aussi, le crédit demandé pour la station navale d’Afrique eût été voté au Luxembourg sans discussion, si M. de Boissy n’eût soulevé quelques critiques de détail, qui ont été pleinement réfutées par M. le duc de Broglie. L’illustre pair a expliqué le silence du traité en ce qui concerne la répression de la traite sur la côte orientale d’Afrique. Les traités de 1831 et 1833 n’avaient rien stipulé pour la côte orientale ; il n’y avait pas lieu dès-lors à s’en occuper dans la convention du 29 mai, dont le principal but a été de substituer un nouveau mode au droit de visite réciproque. Sur la côte occidentale, la France est engagée ; sur la côte orientale, elle n’a contracté aucune obligation. Elle est libre d’y envoyer tel nombre de vaisseaux qu’elle voudra. D’ailleurs, jusqu’ici, la traite n’a jamais eu lieu sur la côte orientale que sous le pavillon portugais, lequel, d’après les conventions existantes, est soumis à une surveillance rigoureuse de la part de l’Angleterre. Voilà pourquoi le gouvernement anglais entretient une croisière sur cette côte, tandis que la France peut se dispenser d’en avoir une. Les charges de notre marine seront-elles augmentées par suite de la convention du 29 mai ? M. le duc de Broglie démontre qu’elles seront, au contraire, diminuées. Sous l’empire des anciens traités, la France entretenait quatre croisières, formant quarante-trois vaisseaux ; elle n’aura plus désormais que vingt-six bâtimens à fournir pour la répression de la traite.

A mesure que la convention du 29 mai sera plus connue, nous espérons qu’elle sera de plus en plus approuvée par l’opinion. Nous souhaitons vivement que l’expérience en démontre les bienfaits. Nous sommes disposés à y voir, dès à présent, une satisfaction réelle accordée par le ministère au sentiment national, et, de la part du gouvernement anglais, une juste déférence aux susceptibilités légitimes de notre pays. Puisse cette conclusion, long-temps réclamée par la tribune française et déclarée impossible par ceux même qui l’ont obtenue, opérer un rapprochement durable entre les deux peuples ! Cet espoir, nous le croyons, est partagé par la majorité des esprits en Angleterre, car nous ne voulons pas prendre pour l’expression d’un parti le dernier discours prononcé dans le parlement anglais par lord Palmerston. Que le noble lord, qui a voulu l’extension illimitée du droit de visite, regrette les traités de 1831 et 1833, on le conçoit sans peine ; qu’il trouve la convention du 29 mai inefficace, l’avenir se chargera de lui répondre ; mais un ancien ministre de l’Angleterre, un des hommes les plus considérables du parlement britannique, ne devrait pas se tromper sur les sentimens de la France au point de déclarer qu’elle veut l’impunité de la traite, et que son véritable grief contre le droit de visite est de le trouver trop efficace contre le trafic des esclaves. Si de semblables paroles étaient souvent prononcées à la tribune anglaise, ce ne serait pas un bon moyen de resserrer l’union entre les deux peuples. Heureusement sir Robert Peel, dans sa réponse à lord Palmerston, a été mieux inspiré que son imprudent adversaire. Il a su respecter l’esprit public de notre pays ; il a justifié ses intentions. Tout son discours, quoique réservé, porte l’empreinte d’une disposition amicale à l’égard de la France. Nous voudrions que sir Robert Peel eût toujours tenu le même langage. Peut-être, il y a un an, avait-il les mêmes sentimens ; mais, à coup sûr, il ne savait pas les exprimer de la même manière.

On le voit, nous ne cherchons en aucune façon à dissimuler les succès récens du cabinet. On ne nous accusera pas de les amoindrir. Nous reconnaissons volontiers que la situation du ministère est modifiée depuis un mois. Jusque-là, ses fautes pesaient sur lui, Toléré plutôt que soutenu par une majorité douteuse et mécontente, quelquefois même désavoué par elle, objet de défiances qu’il ne pouvait calmer, d’inquiétudes qu’il ne pouvait dissiper, il avait marché d’échecs en échecs durant tout le cours de la session. Le pouvoir était devenu entre ses mains un fardeau trop lourd qui semblait toujours au moment de lui échapper. Deux négociations heureuses viennent de le raffermir, au moins temporairement. Il ne faut pas croire cependant que sa tâche soit finie, et qu’il n’ait plus qu’à se reposer dans la contemplation de sa gloire. Nous sommes forcés de le dire, au risque de troubler la joie de son triomphe, il lui reste encore bien des choses à faire pour mériter l’entière confiance des chambres et du pays.

En terminant l’affaire du droit de visite et la question des jésuites, le ministère du 29 octobre a réparé des fautes qu’il avait commises. Si M. Guizot n’avait pas signé la convention de 1841, condamnée par les chambres, la question du droit de visite n’aurait pas excité en France l’irritation que l’on a vue, peut-être même n’aurait-elle pas été soulevée. De même, si une sécurité aveugle et de funestes complaisances n’avaient pas encouragé dans l’origine les empiètemens du clergé, la question religieuse n’eût pas pris les proportions qui l’ont rendue si grave. Toutefois, nous le reconnaissons, c’est un mérite de savoir réparer ses fautes. Oublions donc le droit de visite et les jésuites ; mais que le ministère n’en reste point là, qu’il sorte du cercle étroit où il a renfermé jusqu’ici sa politique, qu’il trouve à la France une noble carrière digne de sa destinée et de ses souvenirs. Deux reproches ont toujours été adressés au cabinet : on a dit de lui qu’il n’avait pas le sentiment national et que sa politique était stérile. Ces reproches lui sont venus souvent de ses meilleurs amis ; qu’il cesse de les mériter. On a dit aussi que le ministère avait abaissé le pouvoir ; qu’il cherche maintenant à le relever, à lui rendre son ascendant nécessaire ; qu’il donne l’impulsion au lieu de la recevoir, qu’il dirige la majorité. Que, dans toute circonstance difficile, ce ne soient pas les chambres qui ordonnent et le gouvernement qui exécute. À ce prix, le ministère du 29 octobre regagnera dans le pays tout le terrain qu’il a perdu, et que ses derniers succès ne lui ont pas encore fait retrouver.

Assurément, jamais un ministère n’a rencontré des circonstances plus favorables pour diriger la France dans les voies d’une politique glorieuse et féconde. L’intérieur est calme ; au dehors, les intentions sont bienveillantes. Le bon accord se rétablit entre l’Angleterre et la France, l’union des deux gouvernemens semble se resserrer plus étroitement. À quoi peut donc servir cette union, si ce n’est à faire réussir de grandes entreprises, dignes de l’esprit généreux des deux nations et du rang qu’elles tiennent dans le monde ? La difficulté du droit de visite résolue, combien n’y a-t-il pas d’autres questions où il serait utile de faire marcher de front la politique des deux pays pour garantir l’équilibre des grandes puissances, favoriser le développement des libertés constitutionnelles et assurer les progrès de l’humanité ! Serait-ce une chimère que de vouloir des garanties plus sûres contre l’ambition de la Russie en orient, une protection plus efficace pour les libertés de la Grèce, une intervention plus active et plus loyale pour réprimer l’anarchie sanglante du Liban, où de malheureux chrétiens, les amis de la France, les protégés de notre gouvernement, sont livrés sans défense à des ennemis fanatiques ; impitoyables, que la connivence des autorités turques encourage, et que l’administration insouciante du divan abandonne tranquillement à leurs fureurs ? Les dernières correspondances du Levant donnent sur cette déplorable guerre des détails qui font frémir. Les Druses exercent dans la montagne des barbaries atroces. Les chrétiens expirent dans les tortures. Les femmes, les enfans, sont massacrés. Les temples sont pillés et incendiés. Des villages entiers ont disparu. Un armistice a été conclu entre les parties belligérantes, mais il est violé par les Druses, qui ne reconnaissent que l’autorité de leurs chefs, plus puissans que les gouverneurs turcs chargés de les contenir. De leur côté, les chrétiens sont divisés, et cette désunion, que la Porte et la Russie n’ont jamais cessé de fomenter dans des intérêts divers, les rend inférieurs à leurs ennemis. Devant cette oppression barbare du faible par le fort, devant ces cruautés inouies, devant cette anarchie qui menace de se propager sur tous les points de la Syrie, la diplomatie européenne demeure impuissante. Ses représentations ne sont pas écoutées. Il est temps qu’elle agisse plus énergiquement. Si la France et l’Angleterre veulent vaincre les obstacles qui s’opposent, dans ces malheureuses contrées, au rétablissement de la justice et du droit, rien ne les empêchera de réussir.

De graves insultes ont été commises à Mexico contre plusieurs membres de la légation française. Le ministre de France, M. de Cyprey, a exigé satisfaction du gouvernement mexicain, et si ce dernier refuse les réparations demandées, toute relation diplomatique sera provisoirement suspendue entre les deux états. Nous concevons, du reste, que la France ne juge pas nécessaire de se montrer très exigeante envers un gouvernement incapable de maintenir l’ordre chez lui, de comprimer l’anarchie, de se défendre lui-même, à plus forte raison de faire comprendre à des populations sauvages le respect qui est dû à la personne d’un ambassadeur. Tous les jours, les attentats commis contre la légation française se renouvellent à l’égard des envoyés des autres puissances. Voilà le gouvernement, voilà le pays dont les intérêts, soutenus par l’Angleterre, implorent notre protection dans la question du Texas. Peut-être M. le ministre des affaires étrangères regrettera-t-il un jour les paroles qu’il a prononcées à la chambre des députés sur cette question. Est-ce le Mexique, dans l’état de barbarie où l’ont replongé ses discordes civiles, dans son ignorance brutale, dans sa dépravation et sa faiblesse, qui pourra jamais devenir un élément sérieux de ce système que M. Guizot appelle l’équilibre du Nouveau-Monde ? C’est en vain que la diplomatie européenne voudrait enlacer aujourd’hui cette force exubérante, cette action conquérante et colonisatrice qui entraîne les États-Unis. La seule chose à faire est de régler ce mouvement au lieu de chercher à le comprimer. Qu’on l’arrête sur certains points, la justice le veut. Que l’on empêche des spoliations iniques, des envahissemens manifestes ; que l’on signale, par exemple, les prétentions sur la Nouvelle-Écosse et sur le Canada comme des témérités ridicules qui exposent les États-Unis au jugement sévère des nations civilisées, rien de mieux ; tout cela est parfaitement juste et mérité. Mais il y a pour les États-Unis des conquêtes en quelque sorte légitimes, qu’une politique prudente peut tolérer, car il serait tout-à-fait inutile de s’y opposer, attendu qu’on serait vaincu par une fatalité irrésistible. L’intérêt de la civilisation dans le Nouveau-Monde n’est-il pas d’abandonner les immenses plaines du Texas à la race aventureuse, intrépide, qui seule est en état de les cultiver, de les peupler, et d’y faire triompher l’homme contre la nature ? Le Mexique, dit-on, sera envahi à son tour. Nous n’y voyons pas grand mal, si le Mexique reste plongé dans cette barbarie qui fait de la plus belle contrée du monde un désert abandonné à des brigands. On craint le développement excessif de la puissance américaine. Nous ne partageons pas cette terreur. Quand le colosse touchera aux deux rives de l’Océan, nous avons peine à croire qu’il puisse long-temps s’appuyer sur une base assez solide pour se tenir debout. Son poids entraînera sa chute ; mais ses œuvres resteront.

La situation politique s’est de nouveau compliquée en Espagne. Des troubles sérieux ont éclaté en Catalogne au sujet de la quinta, sorte de conscription dont la principauté avait été jusqu’ici exempte, les ayuntamientos fournissant eux-mêmes directement le contingent d’hommes réclamé par le gouvernement de Madrid. À Esparraguera et en quelques autres villes si célèbres par leur exaltation dans ces dernières années, la population en est venue aux hostilités les plus violentes contre les autorités municipales. Un alcade et plusieurs agens de la force publique ont été mis à mort dans le premier moment de colère. On a songé ensuite à constituer une junte centrale au nom de l’ancien régent ; mais les troupes ont comprimé, ou, pour mieux dire, prévenu une telle manifestation, et les plus compromis d’entre les mécontens sont maintenant en fuite dans les montagnes de Girone et de Lérida. Le capitaine-général, don Manuel de la Coucha, s’est mis lui-même en campagne à la tête de cinq bataillons pour en finir avec ces soulèvemens isolés, qui, d’une heure à l’autre, peuvent prendre le caractère d’une insurrection générale, et on annonce qu’il a dû s’enfermer dans Tarasa et attendre pour agir de nouveaux renforts. Ces nouvelles, qu’on ne peut accueillir qu’avec réserve, indiqueraient une situation fort grave. Pendant la guerre de sept ans, jamais un chef pouvant disposer de cinq bataillons n’eût été contraint de se retrancher dans un village ; il aurait librement tenu la campagne, quel que fût d’ailleurs le nombre et l’audace des ennemis. En quelle situation se trouverait donc le général Concha, si les populations l’avaient réduit à une défensive qu’à une si courte distance de Barcelone on ne gardait pas même vis-à-vis des plus hardis partisans de l’infant don Carlos !

Après cette espèce de pronunciamiento que vient de faire Esparraguera, on comprend sans peine que la reine n’aille point, cette année, prendre les bains de la Puda, aux environs de cette ville. Le 18, la cour doit se rendre en droite ligne à Sarragosse, et l’on espère encore que le cabinet abandonnera ce malheureux projet de voyage dans les provinces vascongades, contre lequel tout le monde s’est élevé en Espagne, même au sein du parti modéré. Les réelles inquiétudes suscitées dans le pays par les rumeurs et les polémiques de toute sorte dont le mariage de la jeune reine a déjà été l’objet exigent impérieusement le prompt retour des princesses à Madrid. C’est là une nécessité politique d’autant plus urgente que le gouvernement est hors d’état de donner sur ce point satisfaction à l’impatience publique. Vingt fois tranchée par les partis au gré de leurs espérances et de leurs ambitions, cette délicate question demeure encore, à vrai dire, insoluble ; pas de projet qui, l’instant d’après, ne paraisse impraticable ; pas de combinaison que ne viennent, comme à plaisir, déconcerter les évènemens. Il est aujourd’hui impossible de se livrer à la moindre conjecture dont on ne puisse démontrer demain la parfaite inopportunité nulle autre part, l’irrésolution n’est aussi grande ni aussi pénible qu’à Barcelone, au conseil des ministres, auprès de la reine. Le gouvernement de Madrid hésite entre les deux candidatures qui maintenant paraissent avoir le plus de chances, la candidature d’un prince de Cobourg et celle de don Enrique, duc de Séville, fils puîné de l’infant don Francisco de Paula. Le problème serait bientôt tranché sans doute, n’était l’intervention de la diplomatie européenne ; mais cette intervention est aujourd’hui si impérieuse et si inquiète, elle suscite des difficultés si graves et de si nombreux embarras, elle s’exerce enfin de telle manière, que la question, pour le moment, est devenue, nous le répétons insoluble, et que le cabinet de Madrid a dû, cette fois encore, prendre le parti de l’ajourner.

La session, terminée depuis quelques jours à la chambre des députés, va finir à la chambre des pairs. Nous n’avons pas besoin de dire que la tribune, dans ces derniers temps, a été d’un laconisme et d’une sobriété vraiment remarquables. Que de projets de lois votés sans discussion ! Que de millions généreusement accordés ! Que de chemins de fer précipités dans le gouffre de la Bourse ! L’heureux temps que les derniers jours d’une session pour faire passer cette loi si nécessaire, que l’on appelle le budget ! Nous ferons comme les chambres ; nous glisserons sur toutes ces questions importantes, qu’un examen superficiel a tranchées ou écartées, sauf à les étudier de nouveau et à les discuter plus mûrement dans des temps plus propices, questions de finances et de politique, comme le dégrèvement de l’impôt du sel, la réduction du timbre des journaux, la réforme postale, l’établissement des impôts de luxe ; questions administratives, comme la création d’une demi-douzaine de chemins de fer, la restauration de Notre-Dame de Paris, si vivement réclamée par M. Léon de Maleville, la seconde loi des colonies, relative aux essais d’émancipation, enfin les crédits d’Afrique et l’établissement d’un comptoir à Alger, question très controversée, et dont la solution a peut-être été trop rapide. Nous ne parlerons pas de l’horrible épisode qui jette un voile si sombre sur l’expédition de Dahra ; espérons que cet affreux récit sera démenti. Des bruits ont transpiré sur les mécontentemens fort justes exprimés par le maréchal-gouverneur au sujet de la nouvelle organisation civile de l’Algérie. C’est un sujet qui doit être traité avec étendue, et sur lequel nous reviendrons. L’intérêt de la France est de ne pas affaiblir en ce moment les moyens militaires du gouvernement de l’Afrique. Toute mesure qui tendrait à ralentir l’action de l’armée, à gêner ses mouvemens, à entraver sa marche, serait condamnée hautement par l’opinion. Que serait-ce si les motifs les plus frivoles, si des raisons qu’on ne peut avouer étaient la principale cause des modifications récentes apportées dans le régime civil de la colonie ? Du reste, si le maréchal-gouverneur s’exprime avec sa franchise accoutumée sur les mesures dangereuses qu’on lui impose, il paraît qu’ici on ne l’épargne guère. Nous espérons que cette lutte s’apaisera d’elle-même, et que le ministère du 29 octobre n’oubliera pas la reconnaissance qu’il doit au duc d’Isly.

Et les élections, et les nouveaux pairs ! Les élections se feront-elles au mois de novembre, ou dans un an, ou dans deux ? Nous pourrions faire là-dessus des raisonnemens à perte de vue ; nous en dispenserons nos lecteurs. Il est évident pour tout homme sensé que le ministère lui-même ne sait pas encore ce qu’il fera. Quant aux nouveaux pairs, c’est un sujet sur lequel nous aurions bien quelque chose à dire ; mais pourquoi parler des douleurs de M. le chancelier ? Le ministère ne les connaît-il pas aussi bien que nous ? D’ailleurs, quand on vient de terminer l’affaire du droit de visite et la question des jésuites, peut-on s’inquiéter des désagrémens que l’on cause à la pairie ? Nous conseillons à la pairie d’être modeste, puisqu’on veut qu’elle le soit ; nous lui conseillons de conformer ses sentimens à sa fortune. Cela est triste, mais c’est le meilleur parti qu’elle ait à prendre.