Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1845

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Chronique n° 319
31 juillet 1845


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 juillet 1845.


La session est close, et le monde politique est dispersé. Nos ministres se reposent de leurs fatigues parlementaires. Une certaine lassitude a gagné tous les esprits. La presse elle-même n’a plus l’ardeur et la vivacité qui la caractérisent. Telle est ordinairement la physionomie des premiers jours qui suivent une session : physionomie souvent trompeuse, car le sommeil de la politique est léger ; le moindre choc suffit pour la réveiller et pour ranimer la lutte des partis.

La chambre des pairs a discuté rapidement le budget des dépenses et celui des recettes. Comme toujours, elle s’est résignée à voter des dispositions qu’elle n’approuvait pas. Chaque année, en effet, la discussion tardive des lois de finances et le départ des députés avant la clôture légale de la session mettent la pairie dans la triste nécessité de voter le budget sans examen, car elle craindrait, en le modifiant, d’amener un conflit entre les pouvoirs et une interruption dans les services publics. Tous les ans, la noble chambre réclame contre la situation qui lui est faite ; mais ses plaintes ne sont pas écoutées. Il importe cependant que l’on fasse cesser un abus si préjudiciable à sa dignité et à ses droits. Le gouvernement, d’accord avec les chambres, devrait chercher le moyen de rétablir sur ce point l’équilibre constitutionnel, évidemment rompu. C’est l’intérêt du pays que les droits de la chambre des pairs soient respectés. Si la pairie de la révolution de juillet renferme des esprits timides, qui n’ont pas une grande valeur politique, en revanche on y trouve des noms illustres, des capacités éprouvées, de hautes renommées parlementaires, qui agissent puissamment sur l’opinion. C’est du sein de la chambre des pairs qu’est parti, cette année, le signal de cette opposition libérale et conservatrice qui a mis le cabinet du 29 octobre en si grand danger, et a fait naître en lui la résolution salutaire de réparer ses fautes. L’an dernier, c’est dans la chambre des pairs qu’a commencé, avec tant d’éclat et de vigueur, la lutte des défenseurs de la loi contre les envahissemens du clergé et des jésuites. Enfin, si les jésuites sont dissous, si le droit de visite est aboli, la chambre des pairs, on peut le dire, a le droit de réclamer sa part dans ce double succès, pour avoir fourni au ministère les deux négociateurs habiles qui l’ont si bien servi. De pareils titres, joints à beaucoup d’autres, doivent protéger les prérogatives de la chambre des pairs. Il faut espérer que le pays ne les oubliera pas.

Il était difficile que la négociation de M. Rossi ne devînt pas l’objet d’un débat au Luxembourg ; M. le comte de Montalembert, en gardant le silence, eût craint de s’avouer vaincu. Le langage de l’orateur catholique a été violent et amer ; il nous a menacés de la colère des évêques ; il nous a dit que l’avant-garde catholique était tombée sous le feu de l’ennemi, mais que le corps d’armée restait, décidé à continuer la guerre et à la pousser vigoureusement. Il nous a confessé cependant que les jésuites avaient été un embarras pour la cause de l’opposition catholique : ils avaient le tort d’être impopulaires. On n’est pas fâché maintenant d’en être délivré ; on se battra sans eux, et on n’en sera que plus fort. Que diront les jésuites de se voir ainsi congédiés par leurs plus chauds amis, et que diront les vénérables membres du clergé français de se voir ainsi transformés en une faction guerroyante, prête à descendre dans l’arène pour y combattre le gouvernement et les lois ? Est-ce là le langage qui convient aux défenseurs de l’église ? Ces quatre-vingts évêques que M. de Montalembert nous représente armés de pied en cap pour soutenir un siège contre les pouvoirs de l’état, ont-ils donc voulu que leur cause fût ainsi défendue ? M. Guizot a fait une réponse digne et ferme à ces provocations insensées. Nous ne pouvons croire, du reste, que la majorité du clergé français les approuve. Après le discours de M. de Montalembert, nous avons eu la lettre de M. l’évêque de Langres, qui prétend que tout est vénal en France, hormis le catholicisme ; puis nous avons eu la lettre de M. l’évêque de Chartres, document curieux, où il est dit, entre autres choses, que M. Rossi a suivi le mois de Marie dans les églises de Rome, que l’astucieux diplomate a trompé la bonne foi et la candeur du général des jésuites, que le révérend père général de la société ne connaît rien des choses de ce monde, et que M. Cousin est un ennemi de Dieu et de l’humanité. Voilà jusqu’ici à quoi se sont bornées les protestations épiscopales contre la dissolution des jésuites. Elles n’ont rien, comme on voit, de très alarmant.

M. le comte de Montalembert, dont les exagérations pieuses ont excité plus d’un murmure sur les bancs du Luxembourg, a été mieux inspiré en retraçant le tableau des calamités qui affligent les chrétiens d’Orient. Ses paroles ont vivement ému la chambre et ont provoqué de la part de M. le ministre des affaires étrangères des explications dignes d’une attention sérieuse. M. Guizot reconnaît que la situation du Liban est déplorable. La paix récemment conclue ne peut durer. D’un moment à l’autre, la guerre se rallumera et enfantera de nouvelles horreurs. Quelle est la mission de notre gouvernement dans ces douloureuses circonstances ? Quelle est la cause du mal, quel est le remède ? M. Guizot, comme tout le monde en France, est persuadé que la chute de l’ancienne administration est la principale cause de l’anarchie qui dévore en ce moment les provinces de la Syrie. Depuis l’expulsion de l’émir Béchir et la substitution d’un système mixte à une administration unique, nationale et chrétienne, aucune force n’a été capable de maintenir l’ordre dans la montagne, et d’apaiser les haines qui divisent les deux races. Il avait été stipulé dans l’origine, et par les soins de la France, qu’au moins le nouveau système garantirait l’indépendance réciproque des Maronites et des Druses, que chacune des deux races serait administrée par ses chefs particuliers, que toutes les mesures seraient prises pour que l’une ne fût pas opprimée par l’autre. Ces conditions n’ont pas été remplies. Le gouvernement turc a de bonnes intentions : l’esprit qui anime le divan est un esprit de civilisation et d’équité ; mais il n’en lest pas de même dans les provinces de l’empire. Là, et en Syrie plus qu’ailleurs, domine le fanatisme musulman, toujours porté aux excès d’une politique violente et sanguinaire. Au lieu de maintenir la paix entre les Maronites et les Druses, les fonctionnaires turcs ont fomenté la discorde entre les deux races pour les affaiblir l’une par l’autre ; au lieu de garantir leur indépendance réciproque, ils ont soutenu les Druses contre les Maronites ; ils ont trempé leurs mains dans le sang chrétien. D’un autre côté, le bruit court que les agens de l’Angleterre ne sont pas restés dans les limites d’une intervention impartiale. M. Guizot ne les accuse pas : il est persuadé au contraire que le gouvernement anglais travaille, comme la France, à assurer l’indépendance respective des deux races ; mais le témoignage unanime des Français et des étrangers qui habitent la Syrie a signalé le consul anglais de Beyrouth comme le protecteur des Druses et comme le principal instigateur de l’insurrection du Liban.

Le remède, selon M. Guizot, c’est le retour à l’ancien mode d’administration, au système d’une autorité prépondérante et chrétienne. Le gouvernement français parle et agit dans ce sens ; mais il rencontre de graves difficultés. Il lui faut ménager l’indépendance de la Porte, dont l’affermissement est nécessaire à l’intérêt de la France ; il lui faut lutter contre le cabinet anglais, dont l’opinion, conforme à celle de notre gouvernement sur la nécessité de mettre un terme à l’anarchie sanglante de la Syrie, diffère sur les mesures à prendre pour obtenir ce résultat. Du reste, M. Guizot déclare que sa politique, en Orient, ne sera pas entravée par l’obligation de concerter ses mouvemens avec ceux des autres puissances protectrices de l’empire ottoman. La France, a dit M. le ministre des affaires étrangères, n’est pas enchaînée par la quintuple alliance. Le gouvernement français ne s’est pas lié les mains. Il n’a pas abandonné le droit de protéger à lui seul les chrétiens d’Orient, toutes les fois qu’il le jugerait nécessaire. La France a conservé tous ses anciens privilèges. Quand le gouvernement français se concerte avec les autres puissances, c’est qu’il pense que cela vaut mieux dans l’intérêt des populations qu’il veut secourir. Dès qu’il voudra exercer son protectorat sans consulter personne, il sera libre de le faire. On ne pouvait demander à M. Guizot une déclaration plus explicite : aussi, son langage a-t-il été remarqué en Angleterre ; une interpellation a eu lieu dans la chambre des lords, et le ministère anglais a soutenu, par l’organe de lord Aberdeen, des principes diamétralement contraires à ceux du gouvernement français. Lord Aberdeen n’admet pas que la France puisse agir isolément en Orient, et exercer son protectorat sur les chrétiens de la Syrie. — Je ne veux pas, dit le ministre anglais, examiner la question de savoir si la France a le droit d’exercer un protectorat général sur les chrétiens du Levant ; dans tous les cas, sur la question de Syrie, elle doit se soumettre à partager ce protectorat avec nous, attendu qu’elle est liée par des engagemens formels. — Ainsi, lord Aberdeen proteste contre la déclaration de M. Guizot, et refuse à la France le droit d’exercer une action distincte et personnelle dans les affaires d’Orient. On peut s’étonner de voir une contradiction aussi manifeste entre les deux cabinets, et sur un point si grave, dans le moment même où leur accord est proclamé plus hautement que jamais. Le même discours de lord Aberdeen pourrait nous fournir d’autres rapprochemens qui prouveraient combien les deux gouvernemens sont loin de s’entendre sur cette question de la Syrie, combien leurs appréciations et leurs vues sont différentes ; mais nous ne voulons pas aujourd’hui pénétrer plus avant dans les mystères de l’entente cordiale. Il nous suffit d’avoir montré que les dernières paroles de M. Guizot sur la question de Syrie ont une signification importante. M. le ministre des affaires étrangères, en déclarant que le rétablissement de l’ancienne administration du Liban est devenu nécessaire, et que la France peut protéger les chrétiens de Syrie sans le concours des puissances, a exprimé une opinion conforme au vœu des chambres. Il a exposé la politique qui convient à la France. En traçant cette politique, il a pris sans doute l’engagement de la suivre ; il s’est imposé des devoirs : nous verrons s’il les remplira.

Pour exercer une influence sérieuse en Orient, il faut que la France soit puissante sur mer, et pour que notre marine soit puissante, il nous faut une administration active, éclairée, qui sache utiliser les ressources consacrées par les chambres aux besoins toujours croissans de la flotte. Cette administration vigilante et habile, que réclame l’intérêt de notre puissance navale, l’avons-nous aujourd’hui ? Consultez là-dessus l’opinion publique, elle vous répondra qu’elle hésite. Interrogez la chambre des députés, la chambre des pairs, elles vous diront qu’elles éprouvent, malgré elles, un sentiment d’inquiétude et de défiance. Au Luxembourg, le rapporteur de la commission du budget, M. le marquis d’Audiffret, a réclamé de promptes réformes dans l’administration de la marine. M. Charles Dupin et l’amiral Grivel sont venus au secours de M. de Mackau ; mais les honorables pairs, habiles à justifier la marine contre des accusations imaginaires, n’ont pas réfuté les reproches sérieux qui lui sont adressés. Personne ne met en doute la probité, l’honneur, le patriotisme de notre administration navale ; ce que l’on conteste, c’est son habileté et sa vigilance. On craint l’empire que peuvent exercer sur elle les préventions bureaucratiques, l’influence de la routine, les préjugés de corps. On signale le dépérissement de la flotte. On critique l’organisation des arsenaux et des ports, la direction des travaux, le système des constructions, l’emploi et la comptabilité du matériel naval, l’absence d’une pensée supérieure capable de gouverner ce vaste ensemble d’après des règles précises et un plan nettement défini. On s’étonne de voir qu’une question si grave, traitée par un prince de France dans un écrit devenu populaire, semble reléguée par le cabinet au rang des questions de second ordre, étrangères à la politique, et abandonnées aux hommes spéciaux. Ce n’est pas ainsi que les grandes questions administratives sont discutées dans le parlement anglais. À Londres, un débat sur l’organisation de la marine et sur le meilleur système à suivre pour favoriser l’accroissement de la flotte serait soutenu par les principaux orateurs du ministère. Au lieu d’y voir une question technique, on y verrait une question générale, dont la solution engagerait l’existence politique du cabinet. Sir Robert Peel prendrait la parole, et réclamerait l’honneur de défendre lui-même l’administration attaquée. Chez nous, au contraire, depuis le temps où ce débat sur la marine a pris une certaine gravité, M. Guizot a toujours gardé le silence sur cet objet, et M. de Mackau a porté tout le poids de la discussion. On dirait que le ministère a voulu dissimuler l’importance de la question en témoignant pour elle une indifférence factice. On sait que ce moyen ne lui a pas réussi. La chambre des députés, poussée à bout, a fini par perdre patience. Pour stimuler le pouvoir, elle a ordonné une enquête administrative sur l’état de la flotte. Cette enquête, dont les résultats seront publiés l’année prochaine, viendra sans doute démontrer à tous les yeux une vérité bien douloureuse pour la France. Ce sera un remède héroïque qui pourra produire plus de mal que de bien ; mais ceux qui l’ont rendu nécessaire en supporteront la responsabilité.

Des explications sont venues de l’Algérie sur l’affreux épisode qui a signalé l’expédition du Dahra. Nous ne dirons pas que ces explications ont diminué l’horreur que doit inspirer cette catastrophe. L’exécution des gorges du Dahra sera toujours une page funeste dans nos annales d’Afrique. Cependant il ne faut pas juger de pareils actes avec un emportement aveugle ; il faut tenir compte à nos soldats des difficultés inouïes qui les entourent, et de la fatalité qui pèse sur les évènemens de la guerre. Partout la guerre est une chose atroce ; en Afrique plus qu’ailleurs, la cruauté et la perfidie des indigènes entraînent des représailles terribles. Nous ignorons, dans tous les cas, s’il existe un peuple dont l’histoire, plus pure que la nôtre, soit exempte de ces souvenirs sanglans qui font gémir l’humanité, et devant lesquels la civilisation se voile. Si ce peuple existe, assurément ce n’est pas l’Angleterre. Ce ne sont pas les conquérans de l’Inde et les compatriotes d’Hastings qui pourraient nous opposer la douceur de leurs mœurs, et nous faire rougir par leur exemple. Aussi nous ne pouvons comprendre les accès de fureur philanthropique qui possèdent depuis quinze jours les feuilles anglaises. Avant de donner des leçons d’humanité à nos soldats, les journalistes de Londres auraient dû relire l’histoire des établissemens anglais dans l’Inde. Quant aux écrivains français qui reviennent sans cesse sur l’évènement du Dahra, et qui en font l’objet des récriminations les plus violentes contre l’armée d’Afrique, nous admirons le courage et la persévérance qu’ils déploient dans ce triste rôle d’accusateurs publics instruisant le procès de leur patrie. Puisque ce rôle est déjà rempli par les feuilles anglaises, qui s’en acquittent si bien, ne vaudrait-il pas mieux le leur laisser ? Qu’on songe au déplorable effet que ces accusations peuvent produire sur le moral d’une armée dont le courage a besoin des excitations de la métropole pour se soutenir. Ayons de l’indulgence ou plutôt de la justice pour cette brave armée qui soutient l’honneur de notre drapeau, qui fait respecter notre gouvernement malgré ses faiblesses, et qui entoure d’un rayon de gloire les fleurons de notre couronne pacifique. Lorsque les dernières nouvelles d’Algérie nous apprennent la rentrée d’Abd-el-Kader dans le Maroc et les préparatifs d’une expédition contre les Kabyles, le moment serait mal choisi pour continuer l’enquête sur la déplorable affaire du Dahra ; il serait plus généreux et plus utile de réveiller le souvenir de la bataille d’Isly.

On parle encore des élections. Les bruits les plus contradictoires circulent toujours sur ce sujet. Bien des gens supposent que le ministère, enhardi par deux succès diplomatiques, voudra tenter la fortune électorale, dans l’espoir de trouver au scrutin une majorité forte et dévouée. Cependant, l’opinion générale est que les élections n’auront pas lieu, soit qu’une volonté auguste ait jugé plus convenable de les ajourner à l’année prochaine ou à deux ans, soit qu’en réalité le ministère n’ait pas cette confiance qu’on lui suppose, et que le jugement électoral lui inspire encore quelque crainte. En effet, si nous sommes bien informés, les rapports que le ministère reçoit en ce moment sur les dispositions des collèges n’ont pas répondu à ses espérances. — Sur beaucoup de points, la situation morale du pays ne s’est pas modifiée. Les négociations de M. Rossi et de M. de Broglie, considérées comme une victoire due à la fermeté persévérante de l’opposition modérée, et comme un démenti donné par le succès à la politique antérieure du ministère, n’ont pas créé à ce dernier de nouveaux partisans ; ses adversaires ne sont pas désarmés ; ils conservent leurs préventions et leurs défiances. — Quoi qu’il en soit, les partis se préparent, comme si la lutte devait avoir lieu. Deux comités de l’opposition ont publié leurs circulaires aux électeurs. Celle du centre gauche est remarquable par la modération du langage et des principes. D’un autre côté, les journaux du cabinet lui prodiguent des éloges qu’il faut avoir la patience de lire, si l’on veut savoir jusqu’où peuvent aller les excès de l’enthousiasme ministériel. — On parle des humiliations et des défaites du ministère ! mais il n’a jamais été battu ; il a marché de triomphes en triomphes ; sa politique a toujours réussi ; au dehors, toutes ses entreprises, toutes ses négociations ont été couronnées de succès ; au dedans, tous ses projets de loi ont passé ; la majorité, confiante et soumise, a toujours reconnu son ascendant ; elle a toujours suivi, sans hésiter, la voie qu’il lui traçait. Le ministère du 29 octobre a terrassé l’opposition ; il a triomphé par la force du caractère ; il a fondé en France la monarchie constitutionnelle ! — Telles sont les apologies que des gens qui se disent sérieux ne craignent pas de publier le lendemain de la clôture d’une session pendant laquelle le ministère a failli plus d’une fois tomber devant la chambre ! C’est le cas de dire comme M. Guizot : On croit rêver.

Entre les exagérations naïves de l’optimisme ministériel et la rigueur d’une opposition qui condamnerait aujourd’hui le ministère sur tous les points de sa politique, il y a, nous le croyons, un sage milieu à tenir. Les derniers actes diplomatiques du cabinet méritent l’approbation de tous les gens sensés. Il est d’autant plus facile à l’opposition modérée de les sanctionner par, son suffrage, qu’elle-même les a conseillés, et qu’ils sont comme un hommage rendu à la sagesse de ses principes. Du reste, bien des griefs subsistent contre le cabinet du 29 octobre, et il aura beaucoup à faire avant de pouvoir rallier autour de lui toutes les nuances du parti conservateur. L’opposition modérée a donc toujours la même tâche à remplir. Elle n’a rien à rétracter, rien à désavouer. La ligne qu’elle s’est tracée, le langage qu’elle a tenu, les alliances qu’elle a contractées sans aliéner son indépendance, tout cela n’a pas été inutile. Sans cette pression salutaire exercée sur le cabinet, la politique instinctive du 29 octobre aurait peut-être triomphé. Elle n’aurait pas senti la nécessité de se modifier, de se corriger et de se contredire elle-même. Elle aurait suivi librement ses inspirations. Puisque la lutte contre certaines tendances du cabinet a déjà produit de bons résultats, il faut la continuer. Puisque le ministère du 29 octobre a eu le bon esprit de ne pas s’opiniâtrer dans ses idées, puisqu’il avoue ses erreurs, puisqu’il transige facilement avec les opinions de ses adversaires, puisqu’il accepte volontiers leur politique, quand c’est le seul moyen pour lui de conserver la majorité, il faut profiter de ces dispositions heureuses, que n’ont pas montrées, malheureusement pour eux, tous les cabinets. Nous faisons chaque jour quelque nouveau progrès dans la manière de comprendre le gouvernement représentatif. Jusqu’ici, depuis quinze ans, un faux point d’honneur, que l’on appelait de la dignité et de la franchise, avait poussé tous les ministères à résigner le pouvoir dès que leur politique était vaincue ; les ministres du 29 octobre ont supprimé cette folle coutume. Leurs dissentimens avec la majorité sur le droit de visite, sur la dotation, sur le banc des évêques, sur les ministres d’état, et sur vingt autres objets, ne les ont pas empêchés de conserver leur poste ; seulement, pour y rester, ils se sont empressés, dès qu’il l’a fallu, de sacrifier leurs convictions à celles de la majorité : heureux expédient, qui a supprimé les questions de cabinet. Puisque telle est la nature du ministère, il ne faut pas négliger ce qu’elle a de bon et de profitable. Il faut le surveiller et le contenir, surtout dans sa politique extérieure, car c’est là qu’il est le plus prompt à suivre ses instincts, et c’est aussi de ce côté qu’on a le moins de peine à modifier ses vues, à le ramener, et à obtenir le sacrifice de ses opinions les plus chères. L’affaire du droit de visite en est la preuve.

La question du Texas continue d’attirer les regards de la diplomatie. On connaîtra bientôt la décision du congrès texien sur l’annexion. Tous les journaux des États-Unis sont unanimes pour déclarer que le parti de l’annexion aura la majorité. Cependant les agens de la France et de l’Angleterre ont offert leurs bons offices pour amener un arrangement entre le Mexique et le Texas, sous la condition que cette république garderait son indépendance. Il est donc avéré aujourd’hui que la France, sur cette question, s’est mise à la suite de l’Angleterre. Qu’arrivera-t-il si l’annexion, comme tout l’indique, est prononcée ? La France aura blessé son ancienne alliée maritime, et d’un autre côté, elle ne pourra guère compter sur la reconnaissance de l’Angleterre, que le mécontentement rendra peut-être injuste, et qui élèvera des doutes sur la sincérité d’une coopération si contraire à nos intérêts. Nous croyons que M. Guizot, dans cette grave affaire, n’a pas consulté les vrais intérêts de la France. Le langage indécis de la presse ministérielle sur cette question indiquerait-il que M. le ministre des affaires étrangères éprouve aujourd’hui des regrets tardifs, et qu’il commence à reconnaître qu’il a fait fausse route ?

La Suisse semble destinée à devenir, d’un moment à l’autre, le théâtre de complications graves, capables d’embarrasser long-temps la diplomatie et d’agiter l’Europe. L’assassinat de M. Leu, frappé dans son lit, près de sa femme et de ses enfans, est un crime qui remplit d’indignation les honnêtes gens de tous les partis. Les radicaux prétendent que la mort de M. Leu est le résultat d’un suicide ou d’une vengeance privée ; malheureusement, tout indique que le chef du parti catholique de Lucerne a été la victime d’un attentat politique, d’une odieuse vengeance, provoquée par l’esprit de parti. Tous les gouvernemens seront unanimes pour flétrir cet abominable crime, inspiré par les passions radicales et par le fanatisme révolutionnaire de la Suisse ; mais aussi, d’un autre côté, qui pourrait approuver le langage que tiennent en ce moment les organes du parti catholique ? Qui n’est pas saisi d’horreur en entendant les cris de vengeance poussés par le fanatisme religieux ? Qu’est-ce donc aujourd’hui que le gouvernement de la Suisse ? Quelle est cette société barbare où les partis emploient pour se combattre l’assassinat et la proscription ? Où sont donc les hommes modérés, les partisans de l’ordre et des lois, qui seuls, par leur intervention courageuse et éclairée, pourraient mettre fin à cette terrible lutte, et empêcher des représailles sanglantes ? Cette situation de la Suisse provoquera en France une triste réflexion. Pendant les premières années de la révolution de juillet, la France exerçait en Suisse une influence sérieuse ; elle avait un parti. Aujourd’hui, son influence est à peu près nulle. Notre diplomatie en Suisse est isolée ; le nom de la France ne réveille dans la plupart des cantons aucun intérêt, n’excite aucune sympathie, aucune affection particulière. Combien ne doit-on pas regretter cet isolement qui nous condamne à l’impuissance devant les graves désordres dont la Suisse est le théâtre, qui rend nos conseils inutiles, et qui livre à l’intervention étrangère un pays que la France, dans l’intérêt de son influence politique, ne doit jamais laisser échapper à la sphère de son action !

La situation de la Péninsule est pour le moment fort calme. L’énergique et habile général Coucha vient d’en finir avec les pronunciamientos et les émeutes de Catalogne. Le projet de voyage de la reine dans les pays vascongades a seul réveillé quelques inquiétudes. On a tant parlé déjà de ce voyage, il a soulevé au sein même du parti modéré de si vives répugnances, et, pour tout dire, de si violens transports de colère, qu’il convient d’insister un instant sur les seules conséquences qu’à notre avis il puisse entraîner. S’il en faut croire les uns, les carlistes n’attendent que l’arrivée de la reine à Saint-Sébastien et à Pampelune pour relever l’étendart de l’insurrection ; mais ces craintes chimériques ne seraient-elles pas affectées ? On sait bien qu’en Navarre et dans les pays basques, pas plus que dans le reste de l’Espagne, rien n’est prêt, rien ne peut l’être pour un pronunciamiento ; on sait d’ailleurs que les principaux carlistes ne sont disposés d’aucune façon à compromettre par un vrai coup de tête les négociations qu’ils ont entamées récemment, au sujet du mariage de la reine, avec la fraction absolutiste du parti dominant. Suivant d’autres informations, il faudrait redouter surtout le mécontentement des fueristes, l’irritation des Basques, dévoués quand même à l’ancienne organisation politique et civile de leurs provinces. En effet, il y aurait là un grave danger, si les fueristes étaient fermement résolus à réclamer par la force ouverte l’accomplissement des promesses qu’on leur a faites après la convention de Bergara. Heureusement on est certain aujourd’hui que jamais leurs dispositions n’ont été plus pacifiques, nous ajouterons même plus favorables à l’unité constitutionnelle du royaume. Les Basques sont loin de renoncer tout-à-fait à leurs privilèges ; mais ils sont loin également d’exiger qu’on les rétablisse tels qu’ils subsistaient avant la révolution, il y a un an déjà, une commission a été chargée de débattre la question au nom du gouvernement central et au nom des provinces vascongades. Parmi les membres dont cette commission se compose, il n’en est pas un qui, à un égal degré, ne mérite et ne possède la confiance du gouvernement et celle des provinces, pas un qui ne soit animé des meilleurs sentimens de conciliation, pas un enfin qui n’ait fait ses preuves de dévouement à la reine. Quelle autre garantie peut-on souhaiter de la modération et du bon vouloir des fueristes eux-mêmes ? Nous croyons, pour nous, que la monarchie constitutionnelle ne peut que gagner à ce voyage de la reine dans des provinces où, depuis la guerre civile, elle ne s’est point montrée une seule fois. Au fond, comme tous les autres Espagnols, les habitans des pays vascongades connaissent les conditions essentielles du gouvernement représentatif ; à quel titre réclameraient-ils de la reine Isabelle le redressement immédiat des torts dont ils croient avoir à se plaindre ? à quel titre la reine Isabelle admettrait-elle leurs griefs, et s’engagerait-elle à y faire droit ? C’est à Madrid, et non à Saint-Sébastien, que la question doit se débattre ; c’est à Madrid qu’elle doit se trancher. Que la reine isabelle poursuive donc sa route vers ces provinces, ou que, de Sarragosse, elle retourne directement à Madrid, nous ne voyons point qu’il y ait là, un si grand sujet d’alarme.

Nous n’insisterons pas sur le décret par lequel les conseillers de la jeune reine viennent d’abolir la liberté de la presse en Espagne en lui enlevant la garantie du jury. Il est juste de dire que sur un point si délicat le gouvernement de Madrid n’a pas eu la prétention d’établir une situation définitive ; la mesure qu’il vient de prendre sera soumise aux cortès, qui se refuseront, sans aucun doute, à la ratifier. Le gouvernement de Madrid s’est donc préparé là un échec inévitable, mais un échec qui ne peut compromettre son existence, car si grande qu’elle soit, la faute qu’il vient de commettre est compensée par la pacification de la Catalogne, par l’institution récente de ce conseil d’état depuis si long-temps promis, enfin par les efforts tentés à cette heure même pour doter la Péninsule de lois civiles et administratives, et d’un nouveau système d’impôts. Il s’en faut de beaucoup, assurément, que l’œuvre de réorganisation entreprise par le cabinet de Madrid soit de tout point irréprochable, et plus d’une fois déjà nous en avons signalé ici même les incontestables défauts. Telle qu’elle a été conçue, pourtant, elle doit, à la longue, concilier en Espagne au ministère Narvaez les sympathies des vrais amis de la paix et de la monarchie constitutionnelle ; il n’est pas d’obstacle dont ne puissent triompher les gouvernemens qui persévèrent dans la voie des réformes indispensables.


— L’association douanière allemande est l’un des évènemens les plus considérables de notre temps. M. H. Richelot, qui avait écrit sur cette question deux mémoires récompensés par des sociétés savantes, vient de remanier, de refondre ces mémoires, en les enrichissant d’un grand nombre d’observations nouvelles et de plusieurs chapitres entièrement inédits. Le volume qu’il publie[1] n’est donc point un travail fait à la légère ; la variété des aperçus qu’on y rencontre, la richesse des observations et l’abondance des faits ne permettent d’ailleurs aucun doute à cet égard.

M. Richelot remarque avec raison que l’association douanière allemande est un fait nouveau dans le monde. On avait vu la liberté des transactions commerciales étendue à d’immenses territoires, quand ces territoires étaient gouvernés par les mêmes mains ; on n’avait pas vu encore ce fait remarquable « d’un certain nombre d’états n’en formant plus qu’un seul par la législation douanière, tout en conservant leur indépendance, ou, en d’autres termes, de l’unité de douanes sans l’unité politique. » C’est ce fait nouveau que l’auteur examine sous toutes ses faces, dans son origine et ses progrès, dans sa constitution actuelle et ses résultats, dans ses relations avec les faits extérieurs et dans ses conséquences futures. Selon M. Richelot, l’idée d’une association douanière était naturellement suggérée à l’Allemagne, tant par la situation particulière de ses petits états, souvent enclavés les uns dans les autres, que par la nature de leurs relations politiques. Il y avait cependant de grandes difficultés à vaincre dans l’exécution : la politique habile de la Prusse a triomphé de ces difficultés, et depuis qu’un premier succès a couronné ses efforts, l’association n’a fait que s’étendre par de nouvelles accessions. Malgré quelques inconvéniens partiels et peu sensibles, cette association n’a produit en général que de bons effets. Le lien qu’elle a créé entre des états divers, bien qu’il ne soit pas sanctionné par une autorité politique supérieure, paraît à l’auteur si bien cimenté par l’intérêt de tous, qu’il n’hésite pas à le déclarer désormais indestructible.

Comme tous les évènemens qui ont quelque grandeur, et qui exercent une influence sensible sur l’existence des peuples, l’association douanière allemande a fait surgir de l’autre côté du Rhin une théorie nouvelle, théorie d’économie politique, qui semble faite tout exprès pour seconder l’association, et qui en résume l’esprit. Peut-être M. Richelot a-t-il attaché aux principes de cette nouvelle école allemande, dont M. List est le principal représentant, une importance trop grande. Nous lui reprocherions surtout d’avoir immolé aux pieds de M. List, dont les doctrines n’ont pas encore reçu, tant s’en faut, la consécration du temps, les économistes français et anglais, Adam Smith, J.-B. Say, ainsi que tous les écrivains de leur école, jusques et y compris M. Rossi. L’exposé et la défense de la doctrine de M. List ne forment, du reste, dans l’ouvrage de M. Richelot, qu’une digression. C’est pourtant au nom de cette doctrine que l’auteur voudrait voir l’exemple de l’association douanière allemande suivi par d’autres états de l’Europe, bien que dans certaines limites et avec quelques différences dans l’application. À cet égard, nous serions de son avis ; seulement, au lieu de voir dans l’établissement d’associations de ce genre le résultat final d’une théorie vraie, nous n’y verrions qu’une amélioration relative de l’état présent.

Bien que nos opinions s’écartent sur bien des points de celles de M. Richelot, nous n’hésitons pas à reconnaître le mérite de son ouvrage. Ce n’est pas seulement le fruit d’une étude consciencieuse, c’est encore l’œuvre d’un esprit sain. Le style en est simple, clair, rapide, et parfaitement approprié au sujet. Les idées, quoique nombreuses et très variées, s’y déroulent toujours sans embarras. Aussi, malgré l’aridité apparente de la matière, on peut lire cet ouvrage sans fatigue et même avec plaisir.

— M. Charles Magnin vient de publier une traduction des drames naïfs et bizarres de l’abbesse Hroswitha, que la vocation dramatique est venue chercher au Ve siècle dans le silence du cloître. Cette traduction est accompagnée d’une préface et de notes où la critique relève et complète heureusement l’érudition. Nous reviendrons sur cet important travail qui fait passer dans notre langue un des plus curieux monumens de la poésie du moyen-âge.


V. DE MARS.

  1. L’Association douanière allemande, 1 vol. in-8 », chez Capelle.