Chronique de la quinzaine - 14 mars 1847

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Chronique n° 358
14 mars 1847


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mars 1847.


Les petites querelles de forme et d’étiquette ont été mises de côté ; au moins désormais on pourra de part et d’autre examiner avec plus de calme les questions en elles-mêmes. En ce moment, nous sommes, dans nos rapports avec l’Angleterre, à une égale distance de l’intimité et d’une rupture ouverte ; les deux gouvernemens sont en observation vis-à-vis l’un de l’autre à raison des difficultés qui les divisent, et en même temps de remarquables indices viennent nous montrer combien toute collision serait contraire aux intérêts et aux sentimens des deux pays. On peut à coup sûr compter parmi ces indices le récent meeting tenu à Londres. C’était une assemblée d’élite où l’on remarquait un grand nombre de membres du parlement, et qui s’était réunie pour s’occuper de l’affaire de Cracovie. Il s’agissait de convenir des termes d’une pétition à adresser à la couronne contre la violation des traités de Vienne. Après diverses motions qui condamnaient avec énergie le coup d’état frappé par les trois cabinets d’Autriche, de Prusse et de Russie, le lord-maire de Londres, sir G. Carroll, a proposé au meeting d’exprimer combien il admirait l’indignation généreuse avec laquelle la France avait accueilli la suppression de l’indépendance de Cracovie, et combien il croyait à la nécessité d’une alliance sincère entre les deux peuples. Un autre orateur, M. E. Beales, en appuyant la proposition du premier magistrat de Londres, n’a pas craint de déclarer qu’à ses yeux une guerre avec la France serait aujourd’hui presque une guerre civile, au moment où les découvertes de la science et surtout les résultats obtenus par la vapeur identifient de plus en plus les intérêts des deux nations. Ce langage a soulevé les applaudissemens de l’assemblée, qui a voté à l’unanimité la motion du lord-maire. C’est sans doute afin de contrebalancer l’effet de cette démonstration que le Times, quelques jours après, niait l’importance de l’alliance française pour l’Angleterre, et célébrait dans l’avenir l’union intime de la Grande-Bretagne et de la Prusse, en insistant sur le lien du protestantisme. Si la France n’a pas, aux yeux de l’Angleterre, le mérite d’être protestante, elle a l’avantage d’être sa plus proche voisine. Un des orateurs du meeting dont nous venons de parler a remarqué que les chemins de fer mettaient Paris aussi près de Londres que la ville d’York. C’est cette étroite connexité entre les deux pays qui fait que les hommes pratiques et positifs ne peuvent plus voir dans l’éventualité d’une guerre entre la France et l’Angleterre qu’une pensée folle et un attentat à la cause de la civilisation.

Aussi le bon sens anglais condamne-t-il au fond l’exagération que lord Palmerston a portée dans les affaires d’Espagne. Sans doute on ne s’est pas écrié en plein parlement, comme on vient de le faire dans le meeting de Londres, qu’il est monstrueux de voir tous les grands résultats de l’alliance anglo-française mis en danger par la question de savoir qui épousera la sœur de la reine Isabelle ; mais les esprits les plus éclairés n’ont pu méconnaître qu’en poussant à l’extrême l’expression de son mécontentement et de sa résistance, lord Palmerston avait créé lui-même pour l’avenir des embarras à la politique de son pays. A-t-il grandi l’Angleterre aux yeux de l’Europe, parce qu’il l’a séparée violemment de la France et de l’Espagne ? En brisant la quadruple alliance, n’a-t-il pas agi comme s’il eût été en quelque sorte le mandataire des cabinets du Nord ?

Au reste, il a produit un effet que sans doute il ne cherchait pas. Il a blessé profondément la juste susceptibilité du caractère espagnol. Quand, obéissant aux inspirations de lord Palmerston, M. Bulwer a rappelé, dans sa noté du 5 septembre dernier, au gouvernement de la reine Isabelle que l’Espagne avait eu, au commencement du siècle, les armées et les trésors de la Grande-Bretagne pour défendre son indépendance, M. Isturitz lui a répondu qu’en effet les pertes qu’avait faites l’Espagne de ses immenses possessions extérieures, celle de Gibraltar sur son propre territoire, la destruction récente de ses flottes pendant la guerre, lui avaient laissé des souvenirs qui ne sont ni oubliés, ni inutiles, et qui lui apprenaient à ne compter que sur sa propre force et sur sa propre équité. À la déclaration que le gouvernement britannique regardera la descendance du mariage de M. le duc de Montpensier comme inhabile à succéder en aucun cas au trône d’Espagne, la réponse du gouvernement espagnol n’a pas été équivoque. « Le duc de Montpensier, fait remarquer M. Isturitz dans sa réplique du 14 novembre dernier, est actuellement séparé de la succession éventuelle au trône de France par neuf princes, et ses enfans pourraient donc monter sur le trône d’Espagne par le droit de leur mère sans compromettre l’union des deux couronnes. » Tout en affectant une sollicitude protectrice pour l’indépendance de l’Espagne, la diplomatie de lord Palmerston oublie toujours que les questions qu’elle tranche si lestement sont entièrement espagnoles. C’est l’Espagne seule qui doit décider souverainement les difficultés dont la solution appartient à l’avenir. Dans sa note du 14 novembre, M. Isturitz rappelle avec beaucoup d’à-propos l’art. 53 de la constitution espagnole, qui porte en termes exprès : « Tout doute qui, de fait ou de droit, s’élèvera relativement à la succession au trône sera résolu par une loi. » Dans la discussion de l’adresse au sein des cortès, la même pensée a dominé : M. Martinez de la Rosa a soutenu, aux applaudissemens du congrès, que la politique qui avait présidé aux deux mariages de la reine et de sa sœur avait été éminemment espagnole, et qu’on avait tenu compte de la volonté de la nation, qui n’était nullement disposée, pour l’avenir, à se courber sous une influence étrangère. Cet orateur a aussi démontré que l’équilibre de l’Europe ne courrait aucun danger quand même on verrait dans l’avenir deux cousins germains assis sur les deux trônes d’Espagne et de France. Dans le dernier siècle, en effet, une pareille combinaison a été considérée comme favorable à la paix européenne, et l’expérience a prouvé qu’elle n’avait jamais été contraire à l’indépendance de la monarchie espagnole. En général, la discussion de l’adresse au sein des cortès a été remarquable tant par le talent de quelques orateurs que par la liberté sans licence qui a présidé aux débats. L’Espagne commence à comprendre l’esprit du gouvernement représentatif, à ne plus confondre le droit de contradiction avec la révolte, ou l’amour de l’ordre avec le despotisme. Le parti progressiste a pu parler sans contrainte ; on a rendu justice au talent de M. Cortina. En attaquant les principaux actes de l’ancien ministère, les orateurs progressistes ont provoqué deux excellens discours de MM. Mon et Pidal. Avec un esprit moins positif, avec une imagination que l’étude des affaires n’a pas encore assez calmée, M. Donoso-Cortès a captivé le congrès par sa brillante parole. Les idées qu’il a développées ne sont pas toutes d’une exacte justesse. Il se trompe à coup sûr, et on le lui a dit même au sein du congrès, quand il voit l’Espagne menacée par l’établissement des Français en Afrique, qu’il compare, sous ce rapport, à la domination de l’Angleterre en Portugal ; mais nous sommes moins sensibles à ces erreurs de détails qu’à la noble énergie avec laquelle M. Donoso-Cortès a protesté contre la singulière prétention de lord Palmerston, qui voudrait arracher à l’infante, à Mme la duchesse de Montpensier, une renonciation au trône d’Espagne, comme si cette princesse pouvait renoncer aux droits de ses enfans, de ses successeurs. Un parlement espagnol aurait seul le pouvoir de prononcer une semblable renonciation. Outre les orateurs déjà connus, quelques hommes dont l’avenir doit agrandir la situation, comme M. Benavides, ont pris part au débat. Quant au ministère, il a plutôt fait preuve de bonnes intentions que de force suffisante, et sa chute est attendue d’un instant à l’autre. M. le duc de Sotomayor, qui préside le cabinet, a insisté sur l’efficacité que doivent avoir les mesures prises par le gouvernement, qui demande aux cortès la double autorisation de lever cinquante mille hommes et de contracter un emprunt. Toutefois, ni lui ni ses collègues n’ont, aux yeux de la représentation nationale et du pays, l’autorité morale que réclament de plus en plus les circonstances. C’est moins que jamais le moment de rejeter sur le second plan les principaux chefs du parti modéré, pour laisser agir les hommes secondaires. Nous n’exagérons pas les dangers que peuvent créer à l’Espagne les entreprises du parti carliste : Tristany, avec sa bande, a été sur plusieurs points repoussé par les populations ; pas un des généraux un peu connus qui ont guerroyé pour la cause de don Carlos n’a voulu se compromettre. Le prétendant est loin de songer à une descente en Espagne, car on annonce qu’il a l’intention de se produire de plus en plus dans les salons de l’aristocratie anglaise ; néanmoins l’attitude du parti carliste est pour le gouvernement espagnol une cause d’embarras qui appelle une vigilance active. Il y a en outre les difficultés intérieures. La reine Isabelle est jeune, elle a de l’inexpérience ; elle a besoin d’être entourée de conseillers d’un mérite éprouvé, capables d’exercer sur ses déterminations une influence qui sache se faire accepter. Si en ce moment la reine Marie-Christine revient à Paris, c’est que ses avis n’étaient plus accueillis avec la même déférence qu’autrefois, et elle a préféré à une présence devenue inutile une absence de quelques mois, qui pourra plus tard éveiller des regrets et provoquer un retour de confiance.

Athènes est devenue, comme Madrid, une sorte de champ clos pour les deux diplomaties de la France et de l’Angleterre, et cette lutte s’est compliquée d’un incident qui a produit une sensation fort vive tant dans la capitale de la Grèce qu’à Constantinople. Le sultan était représenté à Athènes par M. Mussurus, qui, dans ses rapports avec le gouvernement grec, mettait beaucoup de raideur et presque de la malveillance. M. Mussurus ne voulut pas délivrer un passeport pour Constantinople à M. Tzami Caratassos, aide-de-camp du roi de Grèce ; il se fondait, pour ce refus, sur des instructions générales dont, disait-il, il ne pouvait pas se départir. Le roi Othon ressentit profondément un pareil procédé, et, à un bal de la cour, il apostropha directement M. Mussurus en lui reprochant sa conduite. L’envoyé de la Porte se retira sur-le-champ, il rendit compte à son gouvernement de ce qui s’était passé, et en reçut l’ordre de quitter Athènes dans trois jours, si M. Coletti, président du conseil, ne se rendait pas lui-même chez l’envoyé du sultan, pour lui exprimer ses regrets. Cette réparation réclamée par la Porte parut excessive à M. Coletti, qui, tout en revendiquant la responsabilité constitutionnelle des paroles du roi, ne voulait pas humilier en sa propre personne le gouvernement de son pays. Cependant il fallait faire quelque chose, car on ne pouvait laisser un pareil incident s’envenimer et devenir une cause de rupture ouverte entre Athènes et Constantinople. C’est alors que le roi Othon eut l’idée d’écrire lui-même au sultan. Il fut confirmé dans cette pensée par M. Piscatory et par le ministre plénipotentiaire de Prusse, M. le baron de Werther. Dans cette circonstance, le corps diplomatique se montra plein d’intérêt et de sollicitude pour le roi Othon, placé dans une situation délicate. Le ministre de Russie lui-même, M. Persiani, dit tout haut que ce vieil empire ottoman ne pouvait pourtant pas exiger qu’on lui sacrifiât tout. Le seul représentant de l’Angleterre, sir Edmond Lyons, a persisté à donner complètement raison à M. Mussurus ; à l’entendre, c’est le gouvernement grec qui a tous les torts. Cet incident, qui a contristé tous les amis de la paix, est aux yeux de sir E. Lyons une bonne fortune ; il peut compliquer les embarras de la Grèce, ébranler le ministère de M. Coletti : c’est tout profit. Le renversement de M. Coletti n’a jamais été poursuivi avec plus de passion par lord Palmerston et son représentant. Dans le parlement anglais, on s’attend à des débats sur l’état de la Grèce ; la jeune monarchie du roi Othon ne peut pas plus compter que la monarchie de la reine Isabelle sur la bienveillance du gouvernement britannique. Cependant le gouvernement grec s’occupe de justifier de tout ce qu’il a fait pour remplir ses engagemens envers les trois puissances qui ont protégé son établissement, envers la Russie, l’Angleterre et la France ; ainsi il va communiquer aux trois cabinets les projets de loi relatifs à l’aliénation du domaine national. Lord Palmerston ne s’opiniâtrera pas moins à incriminer en plein parlement le ministère de M. Coletti, pendant que sir E. Lyons travaille à sa chute par ses intrigues. Déjà quelques organes de la presse anglaise annoncent qu’un mouvement décisif se prépare en Grèce. Qui peut le savoir mieux que l’Angleterre ?

La lettre que le roi de Grèce a adressée au sultan est pleine d’une dignité conciliante : le roi Othon n’hésite pas à déclarer qu’à ses yeux l’attitude et la conduite de M. Mussurus étaient contraires à la bonne intelligence des deux pays ; aussi ses reproches s’adressaient uniquement à celui qui oubliait le but élevé de son mandat, ’et le plus ardent désir du roi est de maintenir la bonne harmonie entre les deux couronnes, entre les deux peuples. Cette démarche pleine de franchise du roi Othon a été généralement approuvée par les représentans des puissances européennes auprès du sultan. Il n’y a pas eu de leur part de démonstration collective, mais le gouvernement turc n’a pu ignorer leurs sentimens à ce sujet. L’ambassadeur de France, M. de Bourqueney, a écrit à Réchid-Pacha qu’à ses yeux la lettre du roi Othon au sultan était la meilleure solution d’une affaire aussi délicate. M. de Metternich a mandé au comte de Sturmer qu’après cette initiative prise par le roi de la Grèce, la Porte devait se tenir pour satisfaite. Il est probable que ces indications ne seront pas sans influence sur le gouvernement du sultan, et qu’il montrera dans cette circonstance de la modération et de la courtoisie. Quant aux relations générales de la France avec la Porte, il y a eu dans ces derniers temps deux faits, dont l’un n jeté quelque froid entre elle et nous, et dont l’autre lui a, au contraire, inspiré à notre égard une sympathique estime. Ce qui l’a mécontentée, c’est la réception que notre politique et nos intérêts en Afrique nous commandaient de faire au bey de Tunis. Nous ne pouvons nous dissimuler que la reconnaissance du bey comme prince souverain a été pour le sultan une assez vive blessure. Toutefois, après l’échange de quelques notes à ce sujet, on est convenu de part et d’autre de laisser tomber la question ; on s’en réfère au statu quo, et la Porte accepte l’état présent de la province de Tunis. Heureusement l’attitude et le langage de la France dans l’affaire de Cracovie sont venues dissiper ces impressions fâcheuses. La protestation du gouvernement français, le discours de la couronne, les démonstrations des deux chambres, ont produit le plus favorable effet. Sur ce terrain, les puissances du Nord ont eu le dessous ; elles n’ont pu réussir à justifier le coup d’état de Cracovie aux yeux de la Porte. Le gouvernement du sultan a senti que la France, en défendant le droit européen, prenait indirectement sa défense : la Porte a pu voir dans l’avenir sa propre indépendance servant d’enjeu aux combinaisons de la politique. La Russie a été assez inquiète de ce que la Porte pensait à ce sujet pour que son représentant, M. d’Oustinoff, qui a succédé à M. de Titoff, ait demandé au gouvernement du sultan ce qu’il ferait en cas de guerre européenne. M. d’Oustinoff voulait aussi savoir si certaines puissances avaient déjà adressé quelques questions à la Porte sur une semblable éventualité. La Turquie paraît avoir répondu qu’elle garderait la neutralité, mais que, si son indépendance était menacée, elle combattrait avec les alliés que lui donnerait la fortune. Pour des insinuations venues du dehors, aucun cabinet ne lui en avait fait. Il est remarquable que la question de Cracovie ait partagé à Constantinople les gouvernemens européens en deux catégories : d’une part les puissances du Nord qui ont violé les traités, de l’autre les puissances maritimes qui ont protesté contre cette violation. Avec des dispositions pareilles, quel ascendant n’exercerait pas l’action commune de la France et de l’Angleterre ! N’est-ce pas là un de ces cas importans où il est de la plus stricte exactitude d’affirmer que leur désaccord compromet la cause de la civilisation, du droit et de la liberté ?

Cette cause, qui est au fond la grande affaire du siècle, nous la retrouvons partout sous des aspects différeras. Serait-ce véritablement elle que nous verrions en Bavière mêlée au plus imprévu des incidens, qui a tous les caractères d’une folle aventure ? Voltaire s’était fait le courtisan de Mme  de Pompadour dans l’intérêt de la philosophie : faut-il aujourd’hui que le libéralisme allemand se mette à Munich aux pieds d’une danseuse ? Quant aux jésuites, ils tonnent contre la nouvelle maîtresse du roi Louis ; ils n’ont pas toujours été si rigoristes. Le parti ultramontain a été pris au dépourvu ; il s’est trouvé sans force contre la pétulante favorite, qui, certaine de son empire sur le monarque, a accepté avec audace une lutte ouverte contre les influences réputées jusqu’alors les plus redoutables. La témérité de la favorite a gagné ses adversaires, qui n’ont pas voulu laisser à Mlle  Lolla Montès le monopole du scandale. Un beau matin, l’Europe a pu lire dans ses journaux la dénonciation en règle d’un roi rédigée par quatre de ses ministres. La pièce en elle-même était déjà un fait énorme ; la publicité qu’elle a reçue est quelque chose de monstrueux. On assure que le roi Louis, après avoir pris communication de la lettre qu’avaient signée ses ministres, la mit sous clé, sans la montrer à personne ; il voulait voir si les signataires oseraient la publier. Quelques jours après, des copies en circulaient à Munich. On expliquait ce nouveau scandale : on disait que, la signera Lolla Montès ne sachant pas l’allemand, il avait bien fallu confier la lettre à un traducteur, qui seul était coupable de cette indiscrétion. Cette publicité a mis le comble à l’exaspération du roi, qui a dit hautement qu’il reconnaissait là un complot des prêtres dirigé contre lui, et qu’il était décidé à rompre avec le parti ultramontain. D’ailleurs, depuis assez long-temps, ce joug pesait au roi, qui se serait écrié aussi, au sujet de son ancien ministre de l’intérieur, M. d’Abel, que c’était un ingrat, un jésuite, et qu’il était fort aise d’être débarrassé de lui. Toutefois, par un reste de bonté, le roi n’a pas voulu laisser sans position aucune M. d’Abel, qui n’a pas de fortune, et il l’a nommé ministre plénipotentiaire à la cour de La Haye. Les trois collègues de M. d’Abel ont échangé contre leurs portefeuilles de hautes fonctions dans l’ordre administratif. Si le roi ne se montre pas vindicatif, il s’entête dans ce qu’il a voulu faire. Le crédit de la favorite augmente tous les jours, et personne n’ignore à Munich quelle est son imperturbable confiance dans la séduction qu’elle exerce sur le roi. Mlle  Lolla Montès dit tout haut qu’elle est sûre de son fait, qu’elle aura l’indigénat et le titre de comtesse de Sternfeld, nom d’une terre qui vient d’être achetée pour elle. Elle a reçu 40 mille florins pour la consoler du retard occasionné par le refus des ministres récalcitrans. Aussi son outrecuidance croît encore avec sa faveur, et elle aurait fait dire à deux dames de la cour, qui l’avaient regardée avec dédain, qu’elle les soufflèterait à la première occasion. Tout cela parait fou ; tout cela, néanmoins, a un côté sérieux. Le roi de Bavière semble métamorphosé ; il déclare qu’il change de système ; il se montre ouvertement favorable à la liberté de la presse et à l’extension des institutions libérales ; il applaudit à ce qui se passe au sein de la monarchie prussienne. Maintenant ces dispositions dureront-elles ? Quel est l’avenir de cette réaction libérale si singulièrement associée aux galanteries d’un roi de soixante ans ? Ne damnons pas le roi Louis, comme font les jésuites ; mais attendons-le à l’œuvre.

À Berlin, la physionomie de la scène politique est plus grave. Pour la première fois, la royauté et la nation vont se trouver officiellement en présence l’une de l’autre. Dans ces derniers jours, on avait cru un instant que l’ouverture des états-généraux, qui avait été fixée au 11 avril, serait ajournée. Le cabinet prussien compte peu d’orateurs : il n’y a guère qu’un de ses membres, le ministre de l’intérieur, M. de Bodelschwingh, auquel on reconnaisse quelque talent pour la parole. Or en ce moment la santé de M. de Bodelschwingh est assez gravement altérée, et l’on avait d’abord songé à reculer l’ouverture de la diète générale. Cette idée a été abandonnée. Dans trois semaines, la réunion de six cent dix-sept députés ouvrira pour la Prusse une ère nouvelle. On a beau se défendre d’imiter le constitutionalisme français, on est dès le début en face des conditions et des nécessités du gouvernement représentatif. La couronne va demander de l’argent aux députés : c’est une excellente occasion pour eux de revendiquer l’extension de leurs droits, notamment la périodicité de la diète générale. Il sera difficile au roi de Prusse de refuser cette concession, surtout s’il veut mériter de plus en plus des complimens auxquels il parait avoir été très sensible, nous voulons parler des félicitations qui lui ont été adressées de la part du cabinet whig par le comte de Westmoreland, ministre plénipotentiaire de la Grande-Bretagne auprès de la cour de Berlin. Si ces éloges pouvaient déterminer le roi Frédéric-Guillaume à faire de nouveaux pas dans les voies du gouvernement représentatif, nous serions loin de nous en plaindre, dût la presse prussienne déclamer encore contre le constitutionalisme français.

Il est remarquable qu’au milieu de la paix générale dont jouit l’Europe depuis longues années, les finances des grands états soient aussi sérieusement en souffrance. Le docteur Bowring disait dernièrement dans la chambre des communes que, lorsqu’on examinait les finances de la France, on y trouvait tous les ans un déficit, que le gouvernement était endetté, et que le ministère n’avait pas osé exposer aux chambres l’état réel des finances. Peut-être, en songeant aux embarras de son propre pays, M. Bowring eût-il pu mettre plus de ménagement dans son langage. Toutefois il ne faut pas méconnaître la vérité, même quand elle est durement dite. Il n’est que trop certain que nos deux budgets, tant le budget ordinaire que celui des travaux extraordinaires, présentent des découverts considérables. Peut-être en 1848 la dette s’élèvera-t-elle jusqu’à 300 millions ; peut-être d’ici à deux ans un nouvel emprunt sera-t-il indispensable. Or dans quelles conditions le trésor serait-il réduit à le faire, si d’ici là des nécessités imprévues contraignaient le gouvernement d’affecter la réserve de l’amortissement à un autre emploi que l’extinction du déficit ? Les difficultés du présent, les préoccupations de l’avenir provoqueront nécessairement dans le sein de la chambre des députés les plus sérieux débats sur le fond de la situation financière. En attendant, la chambre se montre peu disposée à accueillir les projets qui entraînent avec eux de nouvelles dépenses. C’est ainsi que la demande d’un crédit extraordinaire de 3 millions pour l’établissement de camps agricoles en Algérie semble destinée à rencontrer une vive opposition ; elle sera combattue, tant par ceux qui ne veulent, plus augmenter le chiffre des crédits que par ceux qui apportent dans la question de l’Algérie des répulsions, des idées systématiques. Ces derniers ont la majorité dans la commission chargée d’examiner la proposition des camps agricoles. M. le général de Lamoricière n’a pas consenti à faire partie de cette commission ; il a mis un scrupule de courtoisie à exposer ses idées sur cette matière en l’absence du maréchal Bugeaud, qui d’ailleurs sera à Paris dans quelques jours. Le maréchal n’aura pas seulement à défendre son système, à s’expliquer sur ce que les vues de M. le général de Lamoricière ont de contraire aux siennes ; il sera assailli par des théories, par des motions de tout genre sur la manière dont il faut s’y prendre pour coloniser l’Algérie. Beaucoup de députés se préparent à dérouler à ce sujet leurs plans à la tribune : si les colons n’affluent pas encore, nous aurons au moins une foule de colonisateurs théoriciens.

Le cabinet n’a pu se faire illusion sur la vivacité des débats que soulèverait sa demande d’un crédit de 3 millions pour l’établissement des camps agricoles ; mais il n’a pas voulu refuser à M. le maréchal Bugeaud d’appeler par un projet spécial l’attention de la chambre sur un système qui est l’objet des prédilections particulières du duc d’Isly. Ce projet sera un terrain de discussion, un champ de bataille sur lequel vont se produire et se heurter les idées les plus diverses. Puisse la lumière jaillir du choc ! En attendant, nous constaterons que, si aucun grand système n’a su encore rallier les convictions du gouvernement et des chambres, nous avons déjà en Afrique obtenu des résultats positifs qu’il y aurait injustice et ignorance à contester. L’accroissement de la population civile et européenne en Algérie suit une progression qui peut paraître lente, mais qui ne s’interrompt pas. On comptait, au premier trimestre de 1845, 75,122 individus ; au second trimestre, 80,070 ; au troisième, 85,297 ; au quatrième, 90,391. En 1846, on comptait, au premier trimestre, 95,321 ; au second, 99,806 ; au troisième, 102,680 ; au quatrième, 105,542. La population augmente, les consommations de cette population augmentent également, et cependant l’importation de plusieurs produits alimentaires diminue. L’explication de ce contraste est principalement dans les progrès de la culture des terres. Les terres actuellement mises en culture par une population agricole d’environ 20,000 individus occupent une superficie de 13,227 hectares dans la province d’Alger, de 2,277 dans la province d’Oran, de 2,840 dans celle de Constantine. Le total des terres cultivées s’élève à 18,344 hectares. Dans le cours de l’année 1846 seulement, il a été approuvé 6 concessions provisoires au-dessus de 100 hectares, 199 au-dessous de 100, 249 concessions définitives au-dessous de 100 hectares. 27 nouveaux centres de population ont été créés dans la province d’Alger depuis la conquête ; 6 villes anciennes ont été reconstruites ; une population européenne de 73,000 ames s’est constituée dans cette province. Dans la province d’Oran, 8 centres nouveaux ont été créés ; 3 villes ont été relevées ; une population européenne de plus de 22,000 ames s’est établie. Dans la province de Constantine enfin, une ville toute nouvelle a été fondée ; 5 villages agricoles ont été créés. Ces premiers jalons de notre domination se rattachent à un plan d’ensemble. D’importantes mesures ont été prises pour donner la salubrité, la sécurité à ces diverses localités ; elles ont été la cause et le principe de la prospérité des centres de population fondés en Algérie.

Cette prospérité a eu sans doute à subir et peut subir encore des épreuves diverses ; mais n’est-il pas juste de remarquer que, si elle a été entravée, c’est surtout par les excès ou l’aveuglement des spéculations privées, dont le gouvernement ne peut prévenir ou réparer les désastres qu’à la faveur d’une législation exceptionnelle, dont beaucoup de personnes voudraient cependant contester la nécessité ? Les progrès de l’industrie et l’ensemble du mouvement commercial prouvent, au reste, que ces causes de malaise n’ont qu’une influence passagère. L’ensemble du mouvement commercial a atteint, en 1845, le chiffre de 109, 851, 000 francs, supérieur de 18, 937, 000 francs au chiffre de 1844. Les importations de France se sont accrues de 16 millions et demi à la faveur de la législation spéciale de 1843. Les importations des pays étrangers ont diminué à la faveur de cette même législation, qui a aussi augmenté considérablement au profit de l’Algérie et de la France le mouvement général de la navigation.

Il est une erreur contre laquelle on ne saurait trop s’élever dans l’intérêt de notre établissement en Algérie, c’est l’erreur de ceux qui demandent l’introduction immédiate en Afrique du droit commun et de l’ordre social de la France. À les entendre, la colonisation ne peut commencer en Afrique que du moment où l’on y aura transplanté toutes les institutions et toutes les lois de la France. Mais la France elle-même a-t-elle reçu en un jour sa législation et son organisation actuelles ? En admettant même qu’il y ait quelque analogie possible entre les deux pays, entre les deux populations de France et d’Algérie, demander que sur-le-champ on improvise en Afrique une imitation de notre ordre social, c’est vouloir substituer aux améliorations progressives données à la France des réformes instantanées et radicales ; c’est vouloir faire marcher du même pas deux civilisations qui n’ont ni le même âge ni les mêmes besoins ; c’est faire trop pour les temps ordinaires, c’est ne pas faire assez pour les nécessités imprévues d’un état naissant ; c’est précipiter le progrès et le retarder ; c’est enfin, par une singulière contradiction, demander qu’on agisse pour l’Algérie autrement qu’on n’a fait pour la France. C’est, de plus, méconnaître le principe et la cause de l’utilité, de l’efficacité de la législation qu’on invoque. En effet, cette législation, cette organisation, perfectionnées au fur et à mesure des besoins des diverses époques de notre civilisation, n’ont acquis le degré de perfection et d’utilité que l’on admire, que parce qu’elles ont toujours eu pour base ces mêmes besoins, que parce qu’elles ont été dans l’origine des lois spéciales pour des situations déterminées, étudiées et connues. Il faut donc bien se garder de proscrire systématiquement en Algérie les mesures spéciales : ce serait gravement compromettre l’avenir de la colonisation.

Comment parler de l’Algérie sans songer à notre marine, qui, dernièrement, a été l’objet de l’attention toute particulière du parlement anglais ? Nous n’aurons pas l’ingénuité de prendre à la lettre les assertions que M. Ward a portées à la tribune, et dont il connaît certainement aussi bien que nous l’exagération. Pour être plus certain d’obtenir le surcroît de subsides dont il juge que la marine anglaise a besoin, il a grossi démesurément les proportions de la nôtre. Ce qui frappe surtout M. Ward dans notre marine, c’est l’augmentation incessante du budget qui y est consacré ; mais, si M. Ward avait analysé ces surcroîts de dépenses, dont il se fait une arme pour en demander d’analogues aux communes d’Angleterre, il aurait reconnu que presque toutes ces augmentations sont consacrées à combler les déperditions causées à la marine par les administrations passées. Ces administrations, placées entre des chambres qui montraient trop peu de bonne volonté pour qu’on pût leur demander les fonds nécessaires et les exigences sans cesse croissantes d’événemens où il fallait que la marine agît, ces administrations ont vécu au jour le jour, laissant appauvrir nos arsenaux en approvisionnemens et en constructions neuves. C’est là le secret de notre budget actuel et du subside extraordinaire de 93 millions voté unanimement il y a quelques mois. C’est en quelque sorte un déficit que nous comblons. Ce mouvement extraordinaire imprimé aujourd’hui à la marine nécessite un développement de moyens administratifs qui est peut-être sans proportion avec le mouvement régulier et normal : de sorte que des économies faites à contre-temps entraînent à des dépenses plus considérables. Quoi qu’il en soit, ce budget français de la marine dont M. Ward fait un épouvantail aux communes a pour objet de rétablir la marine française sur un pied suffisant et régulier, et tel que l’état de paix même l’exige, mais non pas, ainsi qu’il l’insinue, de lui donner un développement extraordinaire qui soit de nature à porter ombrage à l’Angleterre. Ce serait se faire illusion que de croire que nous en sommes arrivés là. Il y a d’ailleurs dans la comparaison des budgets de la marine en Angleterre et en France, telle que l’a présentée M. Ward, de graves erreurs qu’il faut rectifier pour faire comprendre quelle différence il y a encore entre les sacrifices que l’Angleterre fait pour sa marine et la portion de fortune publique que nous y consacrons. Un travail très remarquable a été publié sur ce sujet dans les Annales maritimes de 1846. Or, il résulte, de l’examen des deux budgets, qu’après avoir déduit pour chacun d’eux les dépenses qui ne sont qu’accessoires à la marine, et qui ne sont pas communes à l’une et à l’autre, c’est-à-dire, dans le budget anglais, les correspondances, les pensions et divers services relatifs à d’autres ministères ; dans le budget français, le service colonial, l’artillerie et l’infanterie de marine, la gendarmerie et les chiourmes ; ces déductions faites, il reste pour le chiffre du budget anglais, en 1846, environ 150 millions, et, pour le budget français, 78 millions. Voilà les termes véritables de la comparaison, ceux sur lesquels il faut apprécier les efforts faits de part et d’autre. Si l’on considère, en outre, que nos arsenaux, par une conséquence même de l’étendue des côtes et de la position de la France sur deux mers, sont plus nombreux que ceux de l’Angleterre ; si l’on se rappelle que la marine anglaise est l’héritière d’une époque toute de gloire et de richesses, tandis que la nôtre succède à des désastres et à la ruine ; — si l’on fait attention que les soins que nous donnons à notre marine sont nouveaux, et que, pendant près de vingt ans, nous avons laissé cette marine effacée, amoindrie, au point d’en discuter l’existence, tandis que l’Angleterre n’a jamais cessé d’entretenir la sienne, on appréciera mieux l’état réel de nos forces navales et tout ce que le pays doit encore faire pour mériter les éloges que nous prodigue M. Ward. La constitution du budget de notre marine est désavantageuse à cette arme. Ce budget, chargé de dépenses accessoires pour près de 40 millions, parait plus considérable qu’il ne l’est réellement, et l’opinion, sans aller plus au fond, s’effraie des lourdes charges que lui montre le chapitre de la marine dans nos dépenses annuelles. C’est là un sentiment qu’il faut combattre. On ne saurait trop répéter que la dotation de notre marine est à peine la moitié de celle de la marine anglaise, et qu’avec cette dotation on doit satisfaire à un service actuel très actif, réparer la lésinerie du passé et préparer un avenir rassurant pour nos intérêts maritimes.

Dans la même séance, où M. Ward a proposé le budget de la marine, le commodore Napier a prononcé un discours où il n’a pas, suivant son habitude, ménagé les attaques contre l’amirauté. Ses critiques montrent que tout n’est pas non plus pour le mieux dans cette marine que l’on propose avec raison pour modèle, mais dont on s’exagère aussi trop souvent la perfection. La marine à vapeur, à laquelle les Anglais donnent un développement que nous devons imiter, est aussi pour eux un champ d’essais coûteux et quelquefois malheureux. Sir C. Napier nous apprend que plusieurs de leurs vapeurs, dont ils ont voulu augmenter la puissance en forçant le pouvoir des machines, sont devenus trop faibles pour les porter, et ne peuvent plus avoir un approvisionnement de charbon suffisant ; il nous dit que, sans avoir convenablement éprouvé l’effet du boulet sur les coques en fer qui n’y résistent pas, on a mis en construction, depuis 1840, trente-trois navires de cette espèce, et fait ainsi une fausse dépense de 50 millions ; il nous fait connaître enfin que la question de l’hélice, dont on attend avec impatience la solution en France, n’est encore qu’à l’état d’étude en Angleterre, ou un seul navire de cette espèce, le Rattler, a été expérimenté. Si nous signalons ces critiques de sir C. Napier en ce qui concerne la marine à vapeur, c’est que cette marine est particulièrement celle sur laquelle se portent l’attention et le vif intérêt du pays. Tout le monde, en France, comprend cette marine-là et y met un secret espoir. C’est à ces sentimens qu’il faut attribuer l’émotion qu’ont causée plusieurs sinistres arrivés à des bâtimens à vapeur français dans un assez court espace de temps. Ces événemens sont regrettables, et ceux qui arrivent aux Anglais n’en consolent point. La fréquence de ces sinistres doit certainement avoir des causes dans la nature même de cette navigation. Il serait peu raisonnable de s’en prendre seulement à la capacité des officiers, puisque ces mêmes officiers n’ont pas aussi souvent la chance contraire sur les navires à voiles, qui, en apparence du moins, sont plus difficiles à diriger. Les hommes spéciaux s’accordent à dire que, si, dans certaines circonstances, la navigation à la vapeur offre de grandes facilités, dans d’autres elle est si délicate, qu’elle demande toute la vigilance, toute la capacité d’un homme de mer consommé. Du reste, le département de la marine procède aujourd’hui à une enquête sérieuse. Une commission, présidée par un vice-amiral et composée de six capitaines de vaisseaux, examine en ce moment la question.

Il est évident, pour qui considère aujourd’hui dans son ensemble la politique extérieure de l’Angleterre, que le plus grand désir du cabinet britannique est d’user partout de tempéramens et de ne s’engager nulle part d’une façon trop compromettante. Quelle que soit l’arrière-pensée qu’on puisse chercher sous cette prudence, quels que soient même les écarts qui viennent parfois la déranger, il n’en est pas moins vrai qu’elle est à l’ordre du jour. Le dernier débat introduit à la chambre des communes par M. Hume, au sujet de Cracovie, a bien prouvé qu’on était décidé à n’avoir point d’affaires.

En 1815, par un traité conclu entre l’Angleterre, la Hollande et la Russie, les deux premières puissances s’obligèrent vis-à-vis de la troisième à payer annuellement une somme qui, pour la part de l’Angleterre, s’élevait à 120,000 livres ; l’Angleterre avait pris cette charge en considération des accroissemens territoriaux qu’elle avait acquis aux dépens de la Hollande. La régularité du paiement était subordonnée au maintien de l’intégrité du royaume-uni des Pays-Bas ; c’était en quelque sorte le prix de la garantie spéciale que la Russie donnait à l’état de choses fondé par les traités de Vienne dans cette partie de l’Europe. Lorsque la révolution de 1830 eut enlevé la Belgique à la Hollande, le gouvernement anglais ne voulut point se prévaloir, pour rompre le contrat, d’un événement qui s’était accompli sans la Russie et contre la Russie ; il renouvela le traité et consentit, suivant les termes primitifs, à supporter jusqu’en 1915 cette charge annuelle de 120,000 livres, mais à la condition inverse de celle qu’il avait exigée en 1815 ; la Russie promettait sa garantie non plus à l’union, mais à la séparation des deux royaumes. « Dans toutes les questions relatives à la Belgique, elle devait identifier sa, politique à celle que l’Angleterre avait jugée la plus sûre pour la conservation de l’équilibre européen. » De son côté, la Russie avait sollicité dans ces nouvelles conventions une stipulation moins étroite qui lui assurât sa créance hollandaise, quels que fussent les nouveaux accidens qui pourraient intervenir sur l’Escaut ; il était dit que l’Angleterre regardait ce paiement comme obligatoire « à raison des arrangemens généraux du congrès de Vienne, auxquels la Russie avait donné son adhésion, ces arrangemens gardant encore toute leur force. » Cette stipulation, écrite en 1831 dans l’intérêt de la créance, est justement celle qu’on invoquerait aujourd’hui pour se libérer. L’incorporation de Cracovie a bien et dûment déchiré les traités de Vienne ; ces traités n’existant plus, l’obligation pécuniaire contractée par le gouvernement anglais envers le gouvernement russe a du même moment cessé d’exister. Telles sont littéralement les résolutions soumises par M. Hume à l’approbation du parlement, et l’on a beaucoup remarqué que lord Sandon, un des amis de sir Robert Peel, avait expressément appuyé la motion. L’ancien ministre, néanmoins, ne s’est pas laissé engager ; il vient de prendre parti pour la politique du cabinet whig de la manière la plus nette. Le débat ne paraît, donc pas devoir tourner en faveur des propositions de M. Hume. Celles-ci sont pourtant basées sur la lettre aussi bien que sur l’esprit du traité de 1831 ; elles sont dans le droit strict de l’Angleterre, et la question de légalité n’a pas même été abordée par les adversaires qu’elles ont trouvés soit aux communes, soit dans la presse. Lord John Russell, dans un très beau et très habile discours, a caractérisé fort énergiquement la conduite des puissances du Nord à l’égard de la Pologne ; mais il a passé très vite sur la clause générale introduite par le cabinet de Saint-Pétersbourg dans le texte des conventions de 1831, et, tout en avouant qu’à la rigueur elle pouvait compter comme obligatoire, il a déclaré qu’il ne croyait point équitable de tourner ainsi contre la Russie une stipulation que l’Angleterre elle-même n’avait point exigée. L’argument d’équité était au moins médiocre ; lord John Russell en a trouvé d’autres plus spécieux, dont il a tiré meilleur parti. La chambre pouvait bien donner son opinion sur la situation extérieure, et il ne craignait pas de déclarer solennellement qu’il avait les mêmes sentimens qu’elle ; mais la chambre pouvait-elle immédiatement transformer cette opinion en un fait diplomatique, et, empiétant sur la prérogative de la couronne, décider ainsi du sort des traités ? D’un autre côté, fallait-il laisser croire que l’indignation causée en Angleterre par la ruine de la Pologne se traduisait ainsi en question d’argent, et aboutissait, par une mesquine chicane, à un bénéfice net de quelques milliers de livres ? Les scrupules de droit constitutionnel sont toujours très puissans sur l’esprit anglais, et rien ne le flatte comme de donner beaucoup à penser de sa loyauté. Lord John Russell a touché cette double corde en homme qui connaît à la fois le parlement et le pays. Au fond, il ne veut pas, jusqu’à nouvel ordre, d’embarras extérieurs, et il fera beaucoup pour ne point en provoquer. L’appui que lui a prêté sir Robert Peel ne peut que l’encourager à garder vis-à-vis des puissances du Nord une attitude malheureusement trop équivoque dans l’intérêt général de l’Europe constitutionnelle.

La situation intérieure a donc particulièrement préoccupé le gouvernement et les chambres britanniques durant ces dernières semaines ; l’effroyable détresse de l’Irlande a, plus que jamais, absorbé l’attention publique. Nous avons expliqué longuement le sens et l’effet des mesures provisoires ou permanentes proposées par le cabinet pour le salut de ces malheureuses populations. La discussion, qui continue toujours au parlement et dans les journaux, amène insensiblement une révolution morale dans la pensée publique. Les souffrances de l’Irlande sont devenues si cruelles, qu’elles triomphent des préjugés ou des antipathies de l’Angleterre, comme en Irlande même elles ont triomphé de la fureur des factions. La rente hebdomadaire du rappel est tombée à 6 livres, 2 livres de moins que le traitement, hebdomadaire alloué au secrétaire de Conciliation-Hall, et il n’y a guère plus d’orangistes qu’il n’y a de repealers. Le parti irlandais qui s’est formé au sein des chambres, en dehors de tous les antécédens, travaille uniquement à rétablir les ressources matérielles du pays. C’est là, de même, l’unique souci de tous ceux qui sont, en Angleterre, des hommes vraiment politiques. Le temps des récriminations est passé ; il importe moins de savoir sur qui l’on doit maintenant rejeter la responsabilité des désastres que de les réparer.

Nous croyons avec lord Brougham, avec M. Roëbuck, avec le Times, que les landlords irlandais ne font pas et n’ont jamais fait tout leur devoir vis-à-vis de leurs compatriotes indigens, mais nous savons aussi que l’Angleterre n’a pas toujours fait le sien vis-à-vis de l’Irlande entière, et nous pensons avec lord John Russell, avec sir Robert Peel, avec le Morning Chronicle, que le moment est mal choisi pour exaspérer l’opinion. L’opinion s’est du reste nettement prononcée sur un point d’une incontestable gravité ; elle a reconnu comme maxime d’ordre public que, si la propriété avait ses droits, elle avait aussi ses devoirs. C’est au nom de cette maxime qu’on a rendu obligatoire la mise en valeur des terres incultes ; c’est encore sous son influence qu’on remanie aujourd’hui la loi des pauvres. On sait qu’en Angleterre, jusqu’à la loi de 1834, le pauvre avait le droit de se faire apporter dans son domicile les secours qui lui étaient accordés par la paroisse : tout ce qu’a fait la loi de 1834, ç’a été de remettre les secours à domicile au jugement des dispensateurs de la charité ; le pauvre ne peut plus les exiger, il peut toujours les obtenir. La loi de 1838, qui a fondé le système en Irlande, l’a fondé sur un principe tout contraire ; elle a renfermé sans exception dans l’enceinte du work-house quiconque invoque l’assistance publique, elle a exclu complètement l’assistance donnée en dehors de cette prison, souvent plus redoutable pour l’affamé que la faim elle-même ; elle a interdit l’out-door relief. Ce principe est renversé par les dispositions nouvelles de la loi de lord John Russell ; l’out-door relief, ou secours à l’extérieur, est autorisé, mais en droit plutôt il est vrai qu’en fait, et l’on exige qu’il y ait famine générale pour que la charité légale aille chercher sous leur toit les personnes valides.

L’assimilation entre le pauvre irlandais et le pauvre anglais deviendrait encore plus complète, si l’amendement de lord Stanley n’arrête pas un article du bill qui accorde les secours à ceux mêmes que l’on saurait occuper le sol et posséder une tenure. La petite culture est si peu répandue en Angleterre, la grande absorbe si complètement tous les bras, que le pauvre cottager n’a jamais imaginé qu’il puisse réussir à vivre en exploitant le coin de terre où est bâtie sa maison. Les charités de la paroisse complètent les ressources qu’il trouve dans la location de son travail. En Irlande, où l’industrie agricole est trop restreinte pour employer beaucoup d’ouvriers à gages, où le sol est morcelé à l’infini, où « le paysan passe une moitié de l’année à planter ses pommes de terre et l’autre à les voir pousser ; » en Irlande, il est fort à craindre que des charités ainsi réparties viennent seulement favoriser une existence oisive et stérile dont le tenancier, se contente déjà, dont il se contenterait bien mieux encore, pour peu qu’il fût plus assuré d’avoir toujours sa maigre pitance. La majorité des misérables étant cependant assise sur le sol par la possession précaire d’un acre ou d’un demi-acre, les priver rigoureusement, en temps de famine, de l’out-door relief, ce serait les condamner à périr ; malgré la justesse des observations de lord Stanley, tant que les grands propriétaires n’auront pas créé d’occupations suffisantes pour produire dans les campagnes une population ouvrière, il faudra toujours secourir la population actuelle des petits cultivateurs, au risque d’encourager cette division de la culture d’où sort le paupérisme irlandais. Il y a donc là une raison de plus pour justifier ces prêts d’argent que l’état offre aux landlords, à la condition de les utiliser sur leurs domaines. De quelque côté que l’on étudie ces dernières mesures du gouvernement anglais, on doit reconnaître que tout le système repose sur le bon emploi de ces avances pécuniaires : il est donc tout-à-fait déraisonnable de les reprocher avec la passion du Times au ministre qui les fait et aux intéressés qui les acceptent ; il serait encore moins sensé de ne pas donner une valeur efficace aux sanctions pénales qui garantissent l’état contre le mauvais usage de ses deniers. Il est bon qu’on apprenne qu’il peut y avoir au besoin pour l’Irlande un nouveau moyen de la régénérer dans cette menace d’expropriation suspendue sur la tête des propriétaires incapables ou paresseux.

La question du temps de travail dans les fabriques s’est de nouveau présentée dans la chambre des communes, où de nombreuses pétitions sont venues la réveiller. Il y a bien là sous jeu quelque représaille du parti agricole contre le parti manufacturier ; lord Morpeth et lord Bentinck ont même assez maladroitement trahi ces ressentimens ; lord John Manners les servirait peut-être sans le vouloir, avec les intentions les plus philanthropiques du monde. Puisque le gouvernement s’est mêlé des affaires agricoles et qu’il a touché si rudement aux droits des propriétaires, pourquoi respecterait-il davantage ceux des industriels ? Puisque l’on a mis le pain à bon marché, pourquoi l’ouvrier travaillerait-il encore tout le temps qu’il travaillait pendant que le pain était cher ? Sir Robert Peel a répondu avec cette raison si pratique et si ferme qui le distingue ; diminuer le revenu qui naît de la production, c’est frapper la production d’une charge toute pareille à l’income-tax, sauf cette différence, que le profit de la taxe passera tout entier dans les mains étrangères. Les intérêts d’humanité sont d’ailleurs mieux sauvegardés qu’ils n’étaient autrefois dans le travail actuel des fabriques ; les ateliers sont mieux bâtis, les règlemens plus convenables, le personnel mieux surveillé. C’est une amélioration dont le législateur doit tenir grand compte avant d’intervenir dans ces relations si délicates du maître et de l’ouvrier, et il faudrait de bien autres griefs pour que la législature osât porter atteinte à cette libre disposition de soi-même qui est le grand trait du caractère anglais.

Pour terminer cette revue des dernières discussions parlementaires, nous dirons encore quelques mots du bill de M. Watson destiné à compléter les mesures d’émancipation qui, depuis 1829, ont affranchi les catholiques d’Angleterre des conséquences légales du principe absolu de la religion d’état. Les peines déterminées par l’acte d’Élisabeth contre ceux qui ne reconnaîtraient pas la suprématie religieuse du souverain avaient été abolies par la législature en 1844 et 1846, après l’avoir été déjà par une longue désuétude ; mais la négation de cette suprématie est encore qualifiée de délit comme au temps d’Élisabeth, et des lois particulières qui n’ont pas été formellement abolies en 1829 menacent toujours de peines rigoureuses l’introduction des bulles pontificales sur le sol britannique, condamnent à la déportation les personnes engagées dans les ordres religieux, défendent aux prêtres catholiques d’exercer leur ministère hors de leur paroisse. C’étaient ces dernières barrières du vieil anglicanisme que M. Watson voulait faire disparaître ; son dessein a manqué, et le bill qu’il proposait, arrivé à la seconde lecture avec une majorité de 3 voix, s’est trouvé rejeté à six mois, c’est-à-dire indéfiniment ajourné, sur la motion de sir Robert Inglis ; trois voix seulement ont fait la majorité dans le sens protestant, comme elles l’avaient fait quelques jours avant dans le sens catholique. Les esprits semblent donc à peu près partagés. L’activité avec laquelle le parti catholique se remue dans Oxford est probablement la seule raison qui ramène ainsi les suffrages parlementaires dans le camp des saints du protestantisme. Les saints eux-mêmes sont loin d’être populaires, et ils n’auraient pas repris ce peu de crédit après leur échec de 1844, sans l’inquiétude avec laquelle l’Angleterre observe l’agitation puséyste.

L’approbation générale qu’ont reçue les plans d’éducation proposés par lord Lansdowne montre bien d’ailleurs que ni le gouvernement ni le pays ne sont disposés à reculer dans les voies libérales où ils sont l’un et l’autre engagés. Ce ministère de l’instruction publique, que lord Wharncliff avait le premier appelé par son nom sous l’administration du dernier cabinet, le comité du conseil privé chargé de l’éducation nationale (committee of council on education) se développe chaque jour davantage. Lord Lansdowne est digne à tous les titres de diriger cette grande œuvre ; les plans qu’il est venu apporter aux chambres font décidément de l’instruction publique une affaire de gouvernement, et l’affranchissent sans violence de toute intervention obligatoire des différens clergés. Il est enfin reconnu que les associations volontaires sont impuissantes pour généraliser les connaissances, indispensables à tous les citoyens, pour porter également la culture intellectuelle sur tous les points du territoire national. L’église anglicane semble cette fois abdiquer avec assez de résignation les prétentions qu’elle a toujours affectées jusqu’ici ; mais les dissenters encore mal rassurés, et d’ailleurs beaucoup plus exaltés que les membres de l’établissement, repoussent dans de nombreux meetings les avances du ministère : ils les déclarent incompatibles avec la religion et la liberté ; ils professent qu’ils s’en tiendront à leurs associations volontaires, dont ils se figurent malheureusement les résultats bien supérieurs à ce qu’ils sont. Ils disent hautement qu’avec les écoles du dimanche, près de deux millions d’enfans recevant à la fois l’instruction spirituelle et profane, il n’est pas besoin que l’état dépense un million sterling pour couvrir le pays de maîtres salariés. Cette protestation, impuissante contre les nécessités bien constatées de l’ordre social, montre seulement tout ce que l’opinion a dû gagner pour vaincre définitivement ces résistances particulières qu’elle rencontre encore, mais qui ne l’arrêtent plus.

Les nouvelles apportées du Mexique par le dernier paquebot nous peignent une situation plus triste, s’il est possible,.que celle dont nous avons récemment donné l’idée. La république est plus menacée que jamais par l’invasion au dehors, au dedans par les discordes intestines. D’après des correspondances dignes de foi, Santa-Anna serait presque à la veille d’en venir aux mains avec son lieutenant, le général Valencia, qu’il aurait empêché de combattre dans les circonstances les plus favorables aux armes mexicaines. Santa-Anna est, dit-on, désormais, tout-à-fait suspect, et l’on ne doute presque plus de ses accointances avec les États-Unis. On sait maintenant qu’en évacuant Tampico, il a fait jeter à l’eau les armes et les munitions qui s’y trouvaient, sans vouloir les confier aux habitans de la ville et des villages voisins, malgré les plus vives sollicitations. Pendant que les Américains débarquent à Tampico en nombre toujours croissant, le général en chef de la république reste enfermé dans son camp de San-Luis, et passe le temps à donner des fêtes, à jouer au monte ou à faire battre des coqs. A Mexico, le vice-président Gomez Farias procède rigoureusement à l’application de ses théories radicales, et s’est enfin résolûment attaqué au clergé. Le 11 janvier dernier, il a été promulgué une loi qui confisque au profit de l’état une grande portion des biens ecclésiastiques et en autorise la vente jusqu’à concurrence de 15 millions de piastres. La guerre religieuse pourrait bien éclater en même temps que la guerre civile : la protestation énergique du clergé, l’interdit dont il a frappé la capitale, l’influence absolue qu’il exerce sur certaines provinces, sont autant de motifs qui doivent amener l’explosion d’un nouvel élément de discorde. Un mot seulement encore, pour qu’on saisisse toute cette anarchie matérielle et morale dans laquelle se débat le Mexique : il y a eu quatorze ministres des finances en moins de douze mois. Il est impossible de se figurer le sort que l’avenir réserve maintenant à ce malheureux pays, si quelque autorité honnête et vigoureuse ne sort enfin, comme par désespoir, du milieu de ces désastres. L’Europe, qui s’estimerait heureuse de pouvoir traiter à Mexico avec un gouvernement régulier, s’empresserait assurément de lui donner tout son appui.

Les commissions de la chambre achèvent d’élaborer les projets qui leur ont été soumis. Au milieu des discussions sur les affaires viendra un débat tout politique provoqué par la proposition de M. Duvergier de Hauranne sur la réforme électorale. La chambre a eu raison d’autoriser la lecture de cette proposition, et de permettre qu’elle fût l’objet d’un premier débat. Ceux des conservateurs qui ont voté cette autorisation n’ont pas voulu que l’opposition pût leur reprocher de se servir de la supériorité du nombre pour étouffer les discussions. Ce sentiment n’est pas moins politique qu’honorable. Sans croire qu’il y ait urgence à changer la loi électorale, on peut penser qu’il n’est pas sans utilité pour la chambre et pour le pays de connaître les griefs que des esprits sérieux croient devoir articuler contre la législation en vigueur, ainsi que les changemens qu’ils proposent en s’efforçant de les rendre pratiques et modérés. La proposition de M. Duvergier ne nous transporte pas dans la région des utopies ; elle ne bouleverse rien de fond en comble : aussi les partis extrêmes ne lui ont pas fait un très bienveillant accueil. C’est ce qui, aux yeux de plusieurs conservateurs, a donné à cette proposition le caractère d’une question mise consciencieusement à l’étude. Si, à la chambre, quelques esprits ardens veulent en faire une arme d’opposition, ils nuiront à la cause qu’ils prétendent servir. Il faut étudier le problème de bonne foi, sans tomber dans des récriminations amères et injustes, car ici personne n’est en possession de la vérité, et, dans la pratique de nos mœurs électorales, quel parti oserait se dire irréprochable ?

La chambre a accueilli la nouvelle de la mort de M. Martin du Nord avec des démonstrations tout-à-fait honorables pour sa mémoire. M. Martin du Nord est un des hommes qui, depuis 1830, ont été le plus mêlés au mouvement des affaires ; tour à tour rapporteur de commissions importantes, vice-président de la chambre, procureur-général près la cour royale de Paris, deux fois ministre du commerce et des travaux publics, garde-des-sceaux, il s’était fait au sein du parlement beaucoup d’amis par son aménité et son obligeance.


ÉLÉMENS CARLOVINGIENS LINGUISTIQUES ET LITTÉRAIRES, par M. J. Barrois[1]. — Pour les esprits curieux du mystère et de l’inconnu, la linguistique, comme la philosophie, est une science attrayante, attendu qu’en ce qui touche la formation du langage et la filiation des idiomes la certitude absolue échappera toujours. Qu’on étudie, en effet, la question au simple point de vue philosophique, on se trouve, dès les premiers pas, en présence des systèmes les plus contradictoires : les uns veulent que l’homme ait créé et graduellement perfectionné le langage, comme la musique ou la géométrie ; les autres, qu’il ait reçu la parole par une révélation divine, avec une grammaire et un vocabulaire tout faits, et qu’il ait parlé comme les oiseaux chantent. Cette dernière opinion, outre l’autorité de de Maistre et de Bonald, a pour elle la tradition orthodoxe ; mais, soit qu’on l’adopte, soit qu’on la repousse, quand il faut en venir aux preuves historiques, les sceptiques et les croyans finissent toujours par se rencontrer au pied d’une tour de Babel. La difficulté qui surgit à l’origine des temps pour la création du langage dans la grande famille humaine se représente dans l’histoire particulière de chaque peuple : on étudie les dialectes, les patois, les noms propres d’hommes et de lieux ; on dépense beaucoup de temps, beaucoup de science, souvent même beaucoup de pédantisme, pour faire un système ; l’énigme paraît résolue, et, à quelques années de là, surgit un système nouveau, qui disparaît bientôt pour faire place à d’autres. Ainsi en est-il advenu pour l’histoire de la langue française. Au moyen-âge, on use et on abuse des mots, sans s’inquiéter d’où ils viennent. Le XVIe siècle, plus curieux, commence, avec Henri Estienne, les investigations étymologiques, et, tout imbu d’études classiques, ce grand siècle rattache, au moyen des Massaliotes, la langue française à la langue d’Homère. En fait de généalogie, les peuples, comme les individus, ont une vanité chatouilleuse ; la théorie de Henri Estienne fut accueillie favorablement, et l’on rappela avec orgueil ces mots de Caton l’Ancien : Gallica gens duas res industriosissime prosequitur, rem militarem et argute loqui. Les hébraïsans eurent bientôt leur tour : Guichard, Thomassin, Bochart, réclamèrent pour l’hébreu la paternité du langage français ; puis on abandonna la. Terre Sainte pour l’Italie, et Caseneuve, Leduchat, Ménage, adoptèrent presque exclusivement les étymologies latines. Pezron chercha d’autres voies, et, le premier, il s’inquiéta des origines de la langue celtique, qu’il croyait avoir retrouvée dans la Bretagne et le pays de Galles. Bullet reprit en sous-œuvre les travaux de Pezron, et s’appliqua à reconstituer le celtique, d’après ce qui en reste dans l’irlandais, le bas-breton, et même, s’il fallait l’en croire, dans le basque. Le celtique une fois retrouvé, Le Brigant et son disciple Latour d’Auvergne marchèrent, ainsi que l’a dit Nodier, à la conquête de la langue universelle par le bas-breton. Jusque-là, on n’avait bâti que des hypothèses, et le mérite de replacer la question sur le terrain de l’érudition sérieuse appartenait à M. Amédée Thierry, qui établit, d’après des textes fort plausibles, qu’au lieu d’une langue celtique il en existait au moins deux : l’une, le kymrique, parlée par les Belges et subsistant encore dans le pays de Galles et la Bretagne ; l’autre, la langue des Celtes ou Gaëls, habitant le centre des Gaules, laquelle est encore en usage en Écosse et en Irlande.

Ces données linguistiques étant admises, il reste à éclaircir une foule de questions accessoires, et même de celles qui ont le plus embarrassé les savans, ou d’expliquer pour l’idiome gaulois et la langue vulgaire des premiers siècles de la monarchie l’absence complète de monumens écrits. C’est à la solution de ce problème que sont consacrées les recherches de M. Barrois. Dans la première partie, il s’attache à démontrer que les lettres des plus anciens alphabets, telles que celles de l’alphabet de Tyr, de l’alphabet punique, syriaque, etc., doivent être considérées comme des imitations de signes digitaux, et que les premières expressions graphiques de la parole ne sont rien autre chose que de la dactylologie.

Après avoir recherché les traces de la dactylologie dans les alphabets les plus anciens, M. Barrois arrive à l’idiome de la Gaule ; il s’attache à prouver que la langue gauloise n’a jamais été écrite, et que, jusqu’au IXe siècle, il en a été de même de la langue vulgaire qui s’est substituée au gaulois. Charlemagne le premier aurait tenté d’appliquer la graphie à la langue vulgaire et de familiariser le peuple avec l’écriture, mais sans études préalables et par le seul emploi des signes digités, précurseurs de la représentation graphique, à laquelle les plus ignorans eux-mêmes se seraient initiés sans efforts. L’empereur aurait, dans ce dessein, fait composer, pour l’appliquer à la langue théotisque, un alphabet, qui formait la base et le point de départ de la Grammaire impériale, élaborée par les hommes les plus savans du siècle. Cet alphabet nous a été transmis par Trithème, qui, tout occupé de théurgie, l’avait assimilé aux écritures cabalistiques. M. Barrois en donne une reproduction exacte, et en le comparant au démotique égyptien, en traduisant la figure des lettres en signes digités, il y retrouve, ainsi qu’il le dit, les antiques traditions de la dactylologie primitive.

La seconde moitié du livre de M. Barrois, entièrement distincte de la première, est consacrée à 1-’étude des origines de notre littérature. Dans la partie intitulée Romane étrangère, l’auteur s’applique à montrer qu’il ne suffit pas de rejeter l’opinion de M. Raynouard, qui établit une langue romane universelle, mais qu’il faut isoler complètement les troubadours provençaux, que jusqu’à la fin du XVe siècle, ils ont eu une langue particulière, et que non-seulement ils sont restés étrangers à la France, mais qu’ils lui ont toujours été très vivement hostiles. — Dans la quatrième et dernière partie de son livre, M. Barrois trace l’histoire de la langue d’oil, qu’il appelle romane septentrionale française, et il s’attache à combattre et à réfuter l’opinion de M. Fauriel, qui, entraîné, malgré son vaste savoir et la haute portée de son esprit, par des préoccupations exclusives, faisait remonter jusqu’à la Provence l’origine de nos chansons de gestes.

Le livre de M. Barrois n’est pas un livre d’érudition banale ; tout ce qui touche à l’alphabet carlovingien, à l’application de la graphie au langage théotisque, peut être considéré comme une véritable découverte ; la critique philologique des deux dernières parties est ferme et savante. Les textes nombreux cités dans loua gage, peu connus pour la plupart, présentent un intérêt véritable ; mais il est un reproche que nous adresserons à l’auteur : son livre manque de clarté, ce qui provient, non pas du sujet même, mais de l’agencement et de la disposition générale, et, s’il rappelle le savoir et la patience des érudits du XVIe siècle, il rappelle, un peu trop aussi leurs procédés de mise en œuvre.


  1. Un vol. in-4o. Paris, 1846, chez J. Renouard, rue de Tournon.