Chronique de la quinzaine - 15 août 1878

La bibliothèque libre.

Chronique n° 1112
15 août 1878


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




15 août 1878.

S’il y a des momens où la politique est en pleine action, où elle se concentre dans quelque grande et pressante question intérieure ou extérieure, dans quelque crise de parlement ou de diplomatie, il y a aussi des momens où elle semble se détendre, où elle est un peu errante et dispersée.

La politique en est là aujourd’hui. Après les préoccupations de ces derniers temps, après les conflits et les congrès, on prend des vacances. M. de Bismarck, heureux d’avoir expédié en quelques semaines la paix de Berlin, n’a point attendu la fin de ses élections pour aller à Kissingen, où probablement il médite sur ce qu’il fera bientôt. Le prince Gortchakof n’est rentré à Saint-Pétersbourg que pour revenir sans plus tarder aux eaux d’Allemagne, et pour aller peut-être ensuite, selon sa coutume, jusqu’en Suisse. Lord Beaconsfield savoure ses triomphes et se hâte de se mettre en règle avec son parlement avant d’avoir devant lui quelques mois d’un règne ministériel incontesté. En France aussi nous en sommes au repos, aux excursions que la tranquillité du moment et la saison favorisent. M. le président de la république campe à Trouville, d’où il ne revient que pour assister à quelque conseil ou pour voir quelque illustre visiteur de l’exposition. M. le garde des sceaux, le plus vert de nos ministres, est à peine rentré d’hier, et après avoir signé ses dernières promotions ou mutations de magistrature, il voudra sans doute retourner pour quelques jours dans la Charente. M. le ministre de l’intérieur est pour un mois dans sa campagne de l’Orne. M. Waddington est aux bords de la mer, et le ministère des affaires étrangères est la maison de Paris où l’on fait le moins de bruit. M. le ministre des travaux publics enfin parcourt la Normandie, visitant Rouen, Honfleur, le Havre, Dieppe. La politique est en voyage ou au repos. Autrefois le roi Louis XVIII, homme d’expérience, et d’esprit, avait coutume d’interroger son cabinet sur la situation de chaque jour. Quand on lui disait que tout allait bien, qu’il n’y avait rien de grave, il répondait que dans ce cas il pouvait aller se promener ; si on lui disait qu’il y avait des difficultés, que les affaires se gâtaient, il reprenait lestement que c’était alors à ses ministres d’aller se promener. Aujourd’hui tout est concilié, puisque le chef de l’état et la plupart des membres du gouvernement peuvent les uns et les autres aller se promener de bon accord, sans difficulté, sans dommage pour la chose publique.

Il est vrai, à l’heure qu’il est, la paix règne partout. Elle a pour ainsi dire la double garantie de l’été et de l’exposition dont le succès doit être sauvegardé jusqu’au bout ; elle n’est même pas sérieusement troublée par ces grèves qui viennent de se produire dans les plus grandes industries à Anzin, comme à Paris, comme dans la Loire. Peut-être cependant est-elle plus apparente que réelle. Si la politique, cette éternelle et terrible agitatrice, semble assoupie pour un moment, elle ne sommeille visiblement qu’à demi ; elle se réveillera sans doute dans cette session des conseils généraux qui va commencer demain, et jusque dans cette trêve dont nous jouissons, dont les membres du gouvernement peuvent profiter sans péril pour s’absenter, la guerre des partis est loin d’être suspendue. Plus que jamais au contraire, tout se prépare pour une crise marquée d’avance, où les partis se donnent rendez-vous, — pour cette prochaine campagne du renouvellement partiel du sénat. Elles ne se feront sans doute qu’au commencement de l’année 1879, ces élections qui seront la première expérience du système décrété par la constitution nouvelle pour le recrutement de l’assemblée sénatoriale. On n’est pas encore à la veille du scrutin ; mais il y a des opérations préliminaires qui exigent plusieurs semaines, dont le gouvernement va être bientôt obligé de fixer la date et de régler l’ordre. Il y a une réunion des conseils municipaux appelés à choisir leurs délégués. Les conseils généraux, les conseils d’arrondissement qui vont se réunir ont eux-mêmes un rôle dans les élections, et naturellement les partis ne veulent pas attendre la dernière heure pour organiser la campagne, et prendre position. Déjà les groupes républicains des deux chambres ont reconstitué leurs comités et publié leurs manifestes. La droite ou la coalition des droites du sénat est de son côté depuis quelques jours en travail d’un comité et d’un manifeste, de sorte que dès ce moment la lutte peut être considérée comme engagée. Elle s’ouvre dans des conditions d’autant plus graves que par le fait il n’y a point à s’y tromper, le scrutin qui se prépare peut décider de tout, de la direction des affaires de la France, de l’avenir de demain, de l’avenir de 1880. Il s’agit de savoir si la constitution qui existe restera la loi politique incontestée ou si elle sombrera dans de nouveaux et inévitables conflits. Il s’agit de savoir si le pays renverra au sénat une majorité de résistance et de réaction pu une majorité d’un libéralisme sensé et éclairé, aidant sans arrière-pensée comme sans faiblesse à la fondation et à la marche d’un régime régulier. C’est là en réalité la question que le scrutin du mois de janvier tranchera et qui se débat dès aujourd’hui dans ces premières controverses électorales.

Eh ! sans doute, le meilleur sénat qu’on puisse élire est un sénat acceptant, prenant au sérieux son rôle de pouvoir modérateur et pondérateur dans le jeu d’institutions nouvelles librement, légalement votées. C’est son rôle, c’est sa fonction et sa destination parlementaire. Le jour où le sénat ne serait plus qu’un camp d’agitation, il aurait perdu sa raison d’être ; le jour où il ne serait qu’un satellite de l’autre chambre, il aurait cessé d’exister, il n’y aurait plus qu’une convention. Tout cela, on le sait bien. Si la question se posait ainsi, elle serait trop simple, S’il n’y avait qu’à choisir entre des hommes représentant une politique de conservation, de modération, d’indépendance pour le sénat, et des hommes de radicalisme, d’idées à outrance, de révolution, la raison du pays aurait vraisemblablement bientôt prononcé ; mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit dans ce mouvement électoral qui commence, la question a changé de face, et ceux qui se présentent encore aujourd’hui comme des conservateurs, qui vont demander à ce titre le renouvellement de leur mandat sénatorial, savent-ils ce qui rend témoignage contre eux devait le pays, ce qui fait leur faiblesse ? C’est qu’avec tous leurs talens et leurs combinaisons ils n’ont réussi qu’à compromettre les idées conservatrices dont ils prétendent être les représentant privilégiés, et le sénat dont ils croient être les seuls défenseurs. Ils ont été impuissans ou dangereux ; ils n’ont su rien faire en vérité et ils ont souvent empêché ce qui aurait été possible.

Assurément, dans ces huit années laborieuses qui viennent de s’écouler, pendant l’existence de la dernière assemblée de 1871, il y a eu des heures, où un grand et sérieux parti conservateur aurait pu se former, C’eût été une entreprise généreuse, patriotique et prévoyante. Qu’on ont essayé à un certain moment, comme on l’a voulu, de rétablir la monarchie, on le pouvait sans doute, c’était le droit d’une assemblée souveraine à qui la France avait donné tous les pouvoirs dans un jour de détresse nationale et dont elle n’avait pas limité le mandat. Dès que la tentative avait échoué par tant de raisons que M. Thiers a si souvent décrites avec sa vive et pénétrante sagacité, il ne restait plus évidemment qu’à s’inspirer courageusement de la situation de la France, à reconnaître la puissance des choses, à s’établir sans arrière-pensée, sans subterfuge sur le seul terrain où une action sérieuse et efficace devenait désormais possible. Ce qui n’était plus une politique, ce qui ne ressemblait à rien, s’était de flotter sans cesse entre la monarchie et la république, de voter une constitution en ayant toujours l’air d’épier l’occasion de la détruire, d’entrer dans la république pour gouverner contre la république elle-même, avec des majorités incohérentes exclusivement composées d’ennemis de la république. Ce qui devenait plus dangereux encore, c’était de perpétuer ces choquantes contradictions, ce malheureux esprit de la dernière assemblée dans le sénat transformé en une sorte de place de sûreté contre le régime nouveau. Avec tout cela, on a bien pu soumettre les institutions nouvelles à de laborieuses et rudes épreuves dont d’autres gouvernemens n’auraient peut-être pas triomphé ; on n’est certainement pas arrivé jusqu’ici à rendre le retour d’une monarchie plus facile, ni à relever aux yeux du monde une politique prétendue conservatrice qui ne s’est manifestée que par un système de regrets stériles, de velléités agitatrices et de médiocres intempérances de réaction. On est arrivé tout juste à cette crise du 16 mai, qui n’a été que le suprême assaut livré à la république par la coalition de toutes les hostilités impatientes et qui, en restant une périlleuse aventure, est peut-être encore plus une humiliante démonstration d’impuissance.

Non, le parti conservateur qui aurait pu se former utilement sous d’autres inspirations et dans d’autres conditions, qui aurait pu avoir une action bienfaisante, ce parti n’existe pas. Il n’a pas réussi à se dégager, il aurait existé peut-être si les constitutionnels avaient mis plus de résolution et de suite dans les interventions heureuses par lesquelles ils se sont signalés quelquefois. Au fond, pour le moment, ceux qui s’appellent des conservateurs ne sont qu’une coalition persistante et confuse de vieux partis asservis à leurs passions, à leurs haines ou à leurs rancunes ; ce ne sont pas des conservateurs, ce sont des légitimistes, des bonapartistes, les uns sacrifiant avec une candeur stérile le présent au passé, et attendant, selon le mot employé un jour par M. de Falloux, que le fleuve remonte vers sa source, — les autres s’épuisant à tout décrier, exploitant toutes les inquiétudes sans scrupule, poussant à tous les désordres et à toutes les crises dans l’espoir de relever le trône tombé à Sedan. On a beau réunir ces frères ennemis dans un comité et leur donner pour programme commun un manifeste décoré des couleurs conservatrices, adressé une fois de plus aux « modérés de tous les partis, » — légitimistes et bonapartistes restent ce qu’ils sont. Ils ont dévoilé depuis longtemps leurs passions, leurs espérances, leurs tactiques ; ils ont été dans ces dernières années les auxiliaires ou les complices de toutes les tentatives qui n’ont pas laissé quelquefois de mettre en péril la paix publique, et ils n’ont qu’un regret, ils l’avouent naïvement, c’est que ces tentatives aient été mal conduites, ou qu’elles n’aient pas été poussées jusqu’au bout ; ils n’ont qu’un désir, c’est qu’on recommence. Ils ne cachent pas que le plus clair de leurs opinions conservatrices et dans tous les cas le seul lien qui les unit, c’est la haine de la république, des institutions qui, après tout, représentent aujourd’hui la légalité en France.

Eh bien ! comment le pays, témoin et victime de tant d’expériences, n’hésiterait-iî pas avant de se livrer à une coalition ainsi entendue, avant de rendre aux hommes de ces partis prétendus conservateurs un mandat sénatorial dont ils ont si étrangement usé, dont ils sont prêts à user encore de la même, manière ? Sur quoi peut-il compter ? Que peut-il attendre des promesses qu’on lui fait ? Les royalistes pourraient-ils du moins lui rendre la monarchie ? Les bonapartistes seraient-ils en mesure de rétablir l’empire ? Si la coalition des droites triomphait, ce serait une menace perpétuelle de guerre civile ; si, même en échouant, elle avait encore assez de succès relatifs pour n’être pas découragée, elle recommencerait ou elle continuerait ce qu’elle a déjà fait. On s’étudierait à tout envenimer, à discréditer les institutions, à troubler les esprits, à représenter les actes les plus simples de libéralisme comme des mesures révolutionnaires, à épier les occasions de rallumer des conflits et de susciter des crises nouvelles. On préparerait des 16 mai en se réservant d’y mettre plus d’habilité, — en se promettant de jouer le même air, mais de le jouer mieux ! C’est l’œuvre éternelle des irréconciliables de tous les camps. Franchement, après tant d’épreuves de toute sorte le pays aurait besoin de retrouver de vrais conservateurs comprenant autrement leur rôle, assez dégagés de l’esprit de parti pour s’inspirer uniquement de ses intérêts, pour le respecter dans ses malheurs, dans sa vie laborieuse et dans sa sécurité. Il aurait surtout besoin d’en finir avec une situation où il ne sait jamais s’il est sorti du provisoire, si les institutions qui lui ont été données sont sérieuses et définitives, si un vote ne va pas de nouveau le livrer à l’imprévu. La république existe, elle est constituée et organisée ; la meilleure manière d’être conservateur est après tout de ne pas la mettre perpétuellement en doute ; — mais si la gauche triomphe aux élections prochaines, dira-t-on, est-ce que le péril ne devient pas bien autrement grave ? Est-ce que la victoire républicaine ne va pas être le signal d’un déchaînement révolutionnaire ? On n’attend que les élections sénatoriales ; à peine la majorité nouvelle sera-t-elle assurée, on va renverser le ministère, bouleverser la magistrature et l’armée, organiser les persécutions contre l’église ! On va droit à la révision de la constitution, à la suppression du sénat, à une convention révolutionnaire, au règne du radicalisme ! On va vraiment un peu vite.

Que les élections sénatoriales puissent être en réalité une épreuve des plus sérieuses, nous n’en doutons pas. Ce serait une naïveté assez étrange de ne voir qu’un des dangers de la situation laborieuse que les événemens ont créée à la France. Les républiques, pas plus que les monarchies constitutionnelles dont parlait Royer-Collard, ne sont des tentes dressées pour le sommeil. Il y a des périls dans la lutte et des tentations dans la victoire ; mais d’abord il n’est nullement prouvé que le pays, pour échapper aux candidats bonapartistes, soit obligé d’aller chercher des radicaux ou des révolutionnaires. Il n’a qu’à écouter sa raison pour nommer de préférence des hommes modérés qui, en acceptant loyalement les institutions actuelles, n’aient aucune envie de courir les aventures. La composition même du corps électoral exclut dans la plupart des départemens certains choix excentriques. De plus, les républicains, s’ils ont la victoire, vont avoir, une occasion de donner la mesure de leur esprit politique ; ils peuvent dès ce moment méditer avec fruit sur un point de notre histoire récente. Nous avons assisté en effet depuis quelques années à un phénomène invariable. Ce sont les fautes ou les impatiences des républicains, ce sont les déclamations ou les jactances révolutionnaires, les propositions agitatrices, les menaces du radicalisme qui ont été la raison ou le prétexte de certains mouvemens de réaction. En revanche, ce sont toujours les fautes des conservateurs qui ont refait, pour ainsi dire, les affaires des républicains. La république est sortie de ces alternatives, de toute cette situation, elle s’est établie sous l’influence de la nécessité, par une série de transactions de chaque jour, par un consentement de raison à un régime devenu le seul possible à travers toutes les oscillations contemporaines. Toute la question est de savoir si les républicains auront un assez vif sentiment de la moralité de cette histoire et s’ils sont décidés à profiter sérieusement de l’expérience.

Ils ne peuvent se méprendre sur un fait qui est d’une invincible évidence pour tous les esprits réfléchis. Le jour où ils sembleraient abuser d’une victoire de scrutin, où ils se laisseraient aller à une politique de nature à inquiéter le pays dans ses intérêts ou dans ses instincts, à violenter les mœurs ou les consciences, à affaiblir les ressorts de l’existence nationale, ce jour-là ils auraient préparé une revanche à leurs adversaires, ils auraient ; gravement, peut-être irréparablement compromis la république ; ils ne peuvent la faire vivre qu’en la maintenant dans des conditions libérales et fortes où elle laisse à la France la sécurité, la confiance, la paix intérieure avec la possibilité de retrouver son influence extérieure, toutes les garanties d’un régime régulier. On aura beau se créer des chimères de parti ou se livrer à un optimisme de victorieux, le mot de M. Thiers restera invariablement vrai : « La république sera conservatrice, ou elle ne sera pas ! » Le sénat, même avec la majorité qu’il retrouvera ou qui lui arrivera, est certainement destiné à prendre une importance nouvelle dans cette république conservatrice et libérale, à rester un frein utile et respecté, précisément parce, qu’il ne pourra plus être accusé de nourrir, une hostilité systématique, de vouloir susciter des conflits de parti. Les élections pourront modifier la composition du sénat, elles ne changeront ni son rôle ni son caractère dans un régime où il est appelé à représenter cette prudence, qui peut devenir plus que jamais nécessaire dans une crise de transition.

S’il y a des périls, des tentations toujours possibles, il y a donc aussi des raisons d’attendre les événemens sans trop s’émouvoir, sans se livrer à de vaines alarmes. Ces raisons, elles sont dans le sénat lui-même, qui sera toujours nécessairement un pouvoir modérateur, dans la force des choses, qui domine et contient tout le monde, dans cet immense développement du travail dont l’exposition universelle est l’expression, dans un certain esprit général qui répugne aux excès, aux violences, aux représailles, aux politiques exclusives, aux conflits inutiles. S’il est un fait avéré, criant d’évidence, c’est que la France, lasse d’essais de tout genre, aspire à se fixer dans un cadre d’institutions libérales et protectrices, c’est qu’elle a besoin d’affermissement, non d’agitations. La meilleure manière de mettre en bonne voie les affaires de la république, c’est de répondre à ces besoins et à ces instincts, c’est de rester dans cette mesure où peuvent se rencontrer sans efforts tous peux que la passion de parti n’aveugle pas, c’est de savoir se conduire après les élections sénatoriales comme aujourd’hui. Ce n’est point là tout à fait sans doute ce que veulent les excentriques et les violens, qui voient déjà dans le renouvellement du sénat la victoire de leurs fantaisies, un signal de révolution, l’avènement de la vraie république ; c’est évidemment la pensée des esprits sérieux et éclairés qui sont dans les chambres ou dans le gouvernement. C’est le programme que tous les membres du cabinet reproduisent dans leurs discours et que le ministre des travaux publics à son tour vient de retracer avec succès dans cette promenade en Normandie où il s’est complu pendant quelques jours. En fait d’excursions ministérielles, il n’y a guère de variété et de nouveauté. Rien ne ressemble à un voyage d’un ministre de la monarchie comme un voyage d’un ministre de la république. On est toujours à peu près sûr d’avoir le contingent inévitable d’ovations, de banquets, de discours, de drapeaux et quelquefois d’illuminations. M. le ministre des travaux publics a une bonne grâce particulière en voyage. Il répond avec à-propos ; il parle avec l’aisance et la netteté d’un homme qui a passé par les affaires, qui sait ce qu’il veut et qui ne dit que ce qu’il veut. Il a mérité que M. Pouyer-Quertier lui dît dans un banquet à Rouen qu’il ne promettait que ce qu’il pouvait tenir.

Ce qu’il y a de frappant et de séduisant dans le langage de M. le ministre des travaux publics, dans cette série de discours qu’il vient de prononcer sur son passage, c’est la mesure. M. de Freycinet n’est pas pour les déclamations. Lorsqu’on lui a parlé d’un top un peu lyrique de sa délégation en 1870, de la défense nationale, de cette époque où l’on n’a pas toujours évité les fautes, il a répondu avec simplicité, avec un juste sentiment des choses ; il s’est exprimé avec tact, et de ces souvenirs douloureux il n’a voulu retenir qu’une moralité, « c’est qu’un pays qui a montré tant d’énergie, qui a déployé tant de ressources dans l’abattement profond où il était tombé, est toujours capable de grandes choses. » En s’occupant avec soin des intérêts maritimes et commerciaux de la Normandie, des œuvres à réaliser, en parlant de l’ensemble de travaux publics qu’il a proposé et fait accepté et il n’a pas déguisé l’esprit de modération politique qu’il porte aux affaires, il ne s’est nullement dissimulé qu’il y a « un grand nombre de Français de très bonne foi, sans parti pris et sans mauvaise passion, aimant le pays, mais comprenant à leur façon ses intérêts, qui voient la république avec inquiétude… » La tâche du gouvernement et du parlement, à ses yeux, c’est de dissiper ces ombrages par la bonne conduite, c’est de convaincre par des actes, sans paroles amères, sans récriminations inutiles, des adversaires d’aujourd’hui qui peuvent être des alliés et des amis de demain, c’est de montrer à tous enfin que la république peut être un bon et équitable gouvernement. « Nous avons à faire, a-t-il ajouté, non de la politique académique, mais de la politique pratique, c’est-à-dire travailler, marcher, produire, laisser derrière nous des résultats, des témoignages irrécusables d’un bon gouvernement et des aptitudes de la république à servir les intérêts du pays. » M. de Freycinet parle ainsi au Havre, M. de Marcère parlait l’autre jour dans le Nord de l’esprit de tolérance qu’on devait porter dans la politique. Voilà le meilleur programme qui puisse se produire à la veille des élections sénatoriales. Tout le reste nous ramènerait aux carrières — et n’assurerait à la France ni la paix intérieure, ni ce crédit extérieur, qui ne se reconquiert pas en un jour, qui est le prix du temps, de patiens efforts, et quelquefois, les circonstances aidant, de l’habileté heureuse.

Pour le moment, ce n’est pas la France qui est la nation la plus occupée au lendemain de ce traité de Berlin dont on en est encore à calculer les conséquences, et dont l’exécution a déjà commencé. A vrai dire, cette exécution ne semble pas également facile sur tous les points : elle pourrait être traînée en longueur par la Russie, qui ne sait pas encore comment elle entrera à Batoum, et elle ne laisse pas d’être laborieuse pour l’Autriche.

L’Angleterre, quant à elle, recueille décidément avec bonne humeur les fruits de la politique aussi habile que hardie de son gouvernement. S’il y a des embarras, ils sont pour l’avenir ; c’est l’avenir seul qui dira quelles seront au juste les conséquences des engagemens que le cabinet de Londres a contractés, de la position qu’il a prise en Orient, au cœur de l’empire ottoman. A l’heure qu’il est, les Anglais sont à Chypre ; ils ont les fruits de la guerre sans avoir fait la guerre, ils ont conquis une paix glorieuse sans avoir tiré un coup de canon, et lord Beaconsfield, en revenant de Berlin, a pu jouir de son triomphe ; il a sur ses vieux jours la fortune de réaliser le rêve le plus éclatant de son imagination, d’être le ministre le plus populaire qu’il y ait eu depuis longtemps dans l’empire britannique. Le nouveau chevalier de la Jarretière ne triomphe pas à la vérité sans contestation ; il n’a pas pu contenter la reine et tout le monde, ses amis prompts à l’enthousiasme et ses adversaires. Sous les couronnes il y a des aiguillons. Lord Beaconsfield est certainement homme à recevoir sans trop se troubler les assauts de M. Gladstone et à se défendre contre les attaques acérées et hardies de M. Lowe ; il est de force au besoin à rendre sarcasme pour sarcasme, injure pour injure : témoin cette correspondance galante qu’il a échangée l’autre jour avec M. Gladstone et où les deux puissans adversaires ont fait un moment la figure de héros d’Homère s’apostrophant avant le combat. Somme toute cependant, ce n’est là qu’un épisode qui a la saveur de l’humour britannique sans tirer à conséquence. Le vrai chef de l’opposition dans la chambre des communes, le marquis Hartington, s’est bien gardé de suivre M. Gladstone dans sa campagne. Il a combattu pour l’honneur plus que pour la victoire, il a présenté une motion assez bénigne, pour la forme plutôt que dans l’espoir de la faire passer. Lord Hartington est resté circonspect et mesuré, en homme qui sentait qu’à pousser trop loin l’opposition on risquait de heurter un sentiment populaire. Une majorité de près de 150 voix a donné raison au gouvernement, et lord Beaconsfield est resté maître d’un terrain que ses adversaires ne pouvaient lui disputer sérieusement.

La dernière et la plus brillante ovation qu’ait reçue le premier ministre de la reine, l’heureux plénipotentiaire de Berlin, a été à Mansion-House, dans la Cité, où il a été investi solennellement, avec toutes les pompes requises, du droit de bourgeoisie. La scène n’a pas laissé d’être un instant bizarre, presque comique. Le lord-maire s’est fait un devoir de rappeler au chef du cabinet que les citoyens de Londres le considéraient comme leur appartenant par son origine, que le grand-père de sa seigneurie avait été commerçant dans la Cité, et que, si le ministre était resté commerçant au lieu de chercher ailleurs la fortune et la renommée, il aurait pu devenir, — qui sait ? — peut-être lord-maire ! — A quoi le premier ministre a répondu dans un toast de son accent le plus spirituel que personne n’oserait nier un instant cette vérité que le lord-maire forme une partie de la constitution anglaise ! La boutade a été accueillie par les rires de l’assemblée. La partie sérieuse de la cérémonie de la Cité reste toujours évidemment le discours que le chef du ministère a prononcé, où il a déroulé et exposé une fois de plus, avec une orgueilleuse éloquence, sa politique, ses négociations à Berlin, la situation créée par la paix, les avantages conquis par l’Angleterre. Lord Beaconsfield ne se fait-il aucune illusion sur les résultats de sa brillante campagne, sur la mesure des sentimens ou des dispositions des autres gouvernemens ? C’est une question qui ne peut être du ressort d’un banquet de la Cité de Londres. Puisque le premier ministre de l’empire britannique est satisfait, il est peut-être porté à voir la satisfaction partout. Ce qui est à remarquer dans tous les cas, c’est la cordialité empressée et chaleureuse avec laquelle il s’est plu à parler de la France. « Je regarderais, a-t-il dit, comme un des plus grands malheurs qui pourraient nous arriver qu’il vînt à surgir entre l’Angleterre et la France quelque éloignement, quelque diminution des sentimens d’amitié sincère et complète qui ont existé dans ces dernières années entre les deux pays. » Les sentimens que lord Beaconsfield nous témoigne au nom de l’Angleterre, la France de son côté les éprouve certainement pour la nation britannique. L’alliance des deux pays, utile à l’un et à l’autre, peut être une des plus précieuses garanties dans ces affaires d’Orient, qui sont loin d’être terminées.

Les embarras qui peuvent résulter des derniers arrangemens ne se dégageront que par degrés ; ils ne se révéleront pour l’Angleterre qu’avec le temps et les événemens. Pour l’Autriche les difficultés de l’exécution du traité de Berlin ont déjà commencé. Ce sont pour le moment des difficultés toutes militaires que l’armée autrichienne a rencontrées dès les premiers pas à son entrée dans les provinces de l’empire ottoman que la paix de Berlin l’autorise à occuper. Si le cabinet de Vienne a cru que ses soldats seraient reçus en libérateurs et en pacificateurs, qu’ils n’auraient à faire qu’une promenade militaire, il s’est manifestement fait illusion. Il y a quelques jours déjà que les troupes de l’empereur François-Joseph ont commencé leurs mouvemens. Une division est entrée par la Dalmatie, par la vallée de la Narenta, dans l’Herzégovine, pour gagner d’abord Mostar. Le gros de l’armée d’occupation, sous le général Philippovitch, a fait son entrée en Bosnie par le nord, par Brod et Gradiska. Ces forces diverses, dans leurs mouvemens combinés, doivent se rencontrer à Serajewo. La marche cependant paraît jusqu’ici lente et pénible. La division dirigée sur Mostar n’a eu à soutenir que quelques escarmouches peu sérieuses. Le corps du général Philippovitch, au contraire, a été à peine engagé sur le territoire de la Bosnie, dans la vallée de la Bosna, qu’il a eu affaire à des corps d’insurgés mêlés de soldats réguliers turcs. Il a dû livrer de véritables combats à Maglay, à Zépce, il a fait des pertes, et il marche lentement. Il n’y a pas là de quoi arrêter une vaillante et solide année qui restera bientôt sans doute maitresse du terrain ; mais l’Autriche peut s’apercevoir qu’il n’était pas si facile d’avoir raison de ces Bosniaques et quelle s’est engagée dans un fourré épineux, qu’elle est exposée à être assez longtemps campée en pays ennemi. Peut-être aurait-elle mieux fait de s’entendre avant tout avec la Porte sur les conditions d’une occupation qui, après tout, jusqu’ici n’abroge pas diplomatiquement la domination au moins nominale et théorique de l’empire ottoman.

Comment M. de Bismarck envisage-t-il ces premiers embarras de l’Autriche, embarras qui ne sont pas bien sérieux, sans doute, mais qui pourraient s’aggraver et devenir une charge ? Il est probable qu’il ne s’en émeut guère, qu’il ne s’inquiète pas de ce qui peut occuper les autres. M. de Bismarck, dans les loisirs de sa curé à Kissingen, a le temps de méditer sur les élections qui viennent de se faire et sur les conséquences qu’elles peuvent avoir pour la direction de la politique de l’Allemagne, En réalité ces élections n’ont pas changé d’une manière bien sensible et bien décisive la distribution des partis dans le Reichstag. Les nationaux-libéraux ont perdu quelques sièges, les progressistes ont été plus atteints, les conservateurs ont eu quelques avantages, et le centre catholique garde à peu près sa force parlementaire. Les socialistes perdent des sièges dans la chambre, mais ils ont gagné au scrutin un nombre considérable de voix. Nous ne parlons pas pour le moment de l’Alsace-Lorraine, où, malgré une pression officielle poussée à outrance, les candidats dits de la protestation ont été presque tous nommés. Les élections de l’Alsace-Lorraine pourraient avoir une histoire à part : ce serait l’histoire des candidatures patronnées, se produisant avec tout le luxe des influences administratives et finissant par échouer presque partout devant le sentiment public. Au totale à quelques voix près, sauf les quelques avantages obtenus par les conservateurs, le Reichstag reste ce qu’il était, et M. de Bismarck se trouve conduit à se demander si, pour avoir la majorité, il s’appuiera sur les nationaux-libéraux, comme il l’a déjà fait jusqu’ici, ou s’il se tournera vers le centre catholique qui peut lui offrir un contingent de 100 voix. Tout dépend de la politique qu’il veut suivre. Si le chancelier n’a d’autre pensée que d’obtenir du parlement des lois répressives contre le socialisme, contre les propagandes démagogiques, il n’a aucune évolution à faire, il est bien sûr de trouver un concours suffisant parmi les nationaux-libéraux ; mais c’est là justement la question. Évidemment il y a autre chose aujourd’hui. Les négociations engagées avec le Vatican révèlent la pensée d’une certaine modification ou tout au moins d’une certaine atténuation dans la politique religieuse. D’un autre côté, il y a des questions financières, économiques, sur lesquelles le chancelier n’est pas toujours d’accord avec les nationaux-libéraux. Comment M. de Bismarck se propose-t-il de débrouiller ces difficultés ? C’est son secret, il le dira sans doute dans quelques semaines, où le Reichstag se rouvrira à Berlin.


CH. DE MAZADE.

Le directeur-gérant, C. BULOZ.