Chronique de la quinzaine - 14 août 1913

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Chronique n° 1952
14 août 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La quinzaine qui s’achève a été marquée par deux dénouemens, dont l’un a une grande importance pour nous, et l’autre pour l’Europe entière : le vote de la loi militaire et la signature, à Bucarest, de la paix balkanique. Le premier a permis aux Chambres de partir pour des vacances qu’elles auraient certainement bien gagnées si on en jugeait seulement par la longueur de leur session : il faut espérer que le second assurera, au moins pendant quelques années, un peu de repos aux Balkans. Tout le monde en a besoin, après les agitations et les émotions de ces dix derniers mois. On y a vu finir, dans un écroulement tragique, l’empire turc en Europe et commencer à se former des combinaisons nouvelles dont l’avenir échappe aux prévisions. Plusieurs Puissances y ont aperçu pour elles des dangers inopinés et se sont mises et se sont efforcées de se mettre en mesure d’y faire face. Il est trop tôt pour porter sur ces grands évènemens un jugement définitif, et sans doute même on ne pourra pas le faire avant longtemps : nous voyons les faits, les conséquences lointaines nous échappent.

Lorsque l’Allemagne a pris et aussitôt exécuté la résolution d’augmenter sa force offensive dans une proportion formidable, il semble bien que sa principale préoccupation lui était surtout inspirée par la nouvelle situation de l’Orient et le déséquilibre qui en résultait dans les forces respectives des Puissances. Évidemment, elle pouvait moins compter, dans certaines éventualités, sur le concours Utile de ses alliés. Mais, quel qu’en ait été le motif initial, ses armemens constituaient pour nous un danger, et notre gouvernement aurait manqué à tous ses devoirs si, après avoir éclairé le pays sur des réalités aussi inquiétantes, il ne lui avait pas demandé de faire un grand effort pour en conjurer la menace. C’est le service que M. Barthou lui a rendu. Qu’il y ait eu des défauts, des faiblesses, des défaillances mêmes dans l’exécution, nous n’avons pas été les derniers à le dire ; mais enfin la loi de trois ans est votée, et nos alliés, nos amis, aussi bien que nos adversaires éventuels, ont pu voir que la France, qu’on avait présentée comme amollie par le pacifisme, savait se redresser, quand il le fallait, dans un mouvement énergique : on pouvait compter sur elle et il faudrait, à l’occasion, compter avec elle. Nous l’avouons maintenant que le vote est acquis, nous n’avons pas été, à plusieurs reprises, sans quelque appréhension sur ce qu’il serait. L’opposition socialiste et radicale-socialiste a été si forte, si obstinée, si tenace et elle a pris, au cours du débat, tant de formes diverses, que le résultat final a pu, par moment, paraître incertain. Sans doute les Chambres voteraient quelque chose, mais quoi ? Les contre-projets, les amendemens se multipliaient ; ils avaient tous pour objet, ou du moins ils auraient eu tous pour effet de diminuer la loi et de l’énerver. Ils y ont d’ailleurs partiellement réussi. La loi qui vient d’être promulguée ne vaut pas celle que le gouvernement avait présentée à l’origine ; mais il en a sauvé les parties essentielles, et au printemps prochain, nous aurons un outil militaire d’un rendement très supérieur à celui que nous avait donné la loi de 1905. Et enfin, dans deux ans, le service de trois ans sera pleinement réalisé. L’Allemagne, à laquelle nous rendons la justice qu’elle ne s’est jamais endormie dans la confiance que pouvait lui inspirer sa force militaire, pourtant si grande, et qui l’a augmentée sans cesse, nous a enfin rendu le service de secouer notre torpeur. Nous aurions été inexcusables de ne pas profiter de la leçon qu’elle nous donnait.

La discussion de la loi militaire au Sénat a été ce qu’elle pouvait être ; il était bien difficile, soit d’un côté, soit de l’autre, d’inventer des argumens nouveaux. Mais on connaît le mot de Pascal : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle ; quand on joue à la paume, c’est une même balle dont jouent l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. » Rarement cette vérité a paru plus évidente que lorsque le Sénat a entendu le discours prononcé par le général Pau comme commissaire du gouvernement. Lorsqu’un homme du métier joint à une compétence hors de pair quelque talent de parole, les mêmes choses prennent en sortant de ses lèvres une valeur qui n’avait pas encore frappé. C’est ce qui est arrivé avec le général Pau. Il a montré une fois de plus à quel point le nombre et la permanence dans les effectifs étaient nécessaires pour assurer l’instruction et la cohésion où une armée prend sa force. Quoi que nous fassions, la nôtre sera toujours numériquement inférieure à celle de l’Allemagne : c’est une conséquence inévitable de la différence numérique des deux populations. Le général Pau a dissipé une erreur dans laquelle nous nous sommes trop complu, à savoir que cette infériorité de notre armée active était compensée par la supériorité de nos réserves ; il a prouvé, chiffres en main, que l’infériorité n’était pas moindre dans les réserves que dans l’armée active. Faut-il donc se décourager et se reconnaître vaincu sans combat ? Non, certes ; si le nombre est un élément de succès, il n’est pas le seul ; l’histoire est remplie d’exemples mémorables qui montrent le contraire ; que de fois le grand nombre a été battu par un plus petit, pourvu, bien entendu, que la disproportion n’ait pas été trop considérable ! A côté de la quantité, il y a la qualité, et c’est à développer celle-ci que nous devons surtout consacrer nos soins. Les Allemands le font sans doute tout comme nous, et non sans obtenir de très sérieux résultats : mais enfin, dans ce domaine particulier, nous ne sommes pas condamnés par avance à rester au-dessous d’eux, et les vertus natives de notre race nous permettent d’espérer le contraire. Le général Pau a expliqué, autant que la discrétion indispensable en pareille matière le permettait, comment, avec des effectifs plus forts, notre mobilisation se ferait d’une manière plus rapide, en un seul échelon au lieu de deux : ici encore nous avons un effort à faire pour nous mettre au niveau de l’Allemagne et la loi nouvelle a pour but de le rendre possible et efficace. Mais nous ne voulons pas analyser ce discours : comme il ne contient pas un mot de trop, il faudrait le reproduire tout entier. Cette éloquence sobre, simple, sévère a produit sur le Sénat une impression profonde. Quand le général Pau est revenu s’asseoir au banc du gouvernement, où toutes les mains ont serré la sienne, la cause était entendue, il n’y avait plus qu’à voter. Mais on sait que, dans les assemblées, c’est là une simple manière de dire ; même lorsque la cause est entendue, il y a encore des discours à entendre ; il est permis seulement de ne pas les écouter.

Nous avons eu le discours du pacifisme ; M. d’Estournelles de Constant a promis que nous ne donnerions jamais à l’Allemagne motif à nous attaquer et que, si elle le faisait sans raison, elle perdrait les sympathies du monde civilisé. C’est fort bien ; mais si nous étions battus, nous pourrions perdre quelques provinces et nos colonies ; les enjeux ne sont pas égaux. Si la Bulgarie avait battu les Serbes et les Grecs, le monde civilisé n’en aurait pas moins désapprouvé le cynisme de son agression ; mais elle aurait eu l’hégémonie des Balkans et personne n’aurait songé à la lui arracher. Pour un peu, M. d’Estournelles nous aurait proposé de désarmer, afin de mieux mettre l’Allemagne dans son tort. Laissons ces rêveries. Les radicaux ne vont pas aussi loin ; ils ne contestent même pas l’obligation où nous sommes de faire quelque chose ; ils proposent seulement de faire moins que le gouvernement n’en demande et ils ont affirmé au Sénat, comme ils l’avaient déjà fait à la Chambre, que 30 mois de service suffiraient. C’est la loi au rabais. M. Herriot, sénateur du Rhône, a fait ses débuts à la tribune en soutenant cette thèse : il aurait pu en choisir une meilleure. Du reste, ni lui, ni M. d’Estournelles, ni les autres qui ont parlé dans le même sens ne pouvaient se faire la moindre illusion sur l’inutilité de leurs discours. Sunt verba et voces... Avant même que la discussion commençât, le vote qui devait la clore ne faisait pas de doute. Le Sénat avait suivi la discussion de la Chambre ; il avait lu les documens ; il avait comparé les chiffres ; il connaissait enfin la situation extérieure et il savait que, du jour au lendemain, elle pouvait prendre un caractère alarmant. Son parti était pris.

S’il en avait été autrement, le discours de M. Clemenceau d’une part et ceux de MM. Millès-Lacroix et Bienvenu-Martin de l’autre, auraient pu modifier ses dispositions. M. Clemenceau est partisan déterminé du service de trois ans ; il l’était même, comme il a eu soin de le faire remarquer, avant certains ministres ; mais il ne renonce pas pour cela au rôle de critique à outrance qui a rempli la plus grande partie de sa longue carrière et où on comprend qu’il se complaise, car il y excelle. Sa critique a été acerbe, il s’en faut de beaucoup qu’elle ait été toujours injuste. Les défauts de la loi ne sont que trop certains. Le plus grave est de n’avoir pas retenu la classe de 1910 sous les drapeaux et d’y avoir introduit en même temps les classes de 1912 et de 1913. Les conséquences en seront très fâcheuses ; heureusement, elles seront provisoires, et il faut espérer que nous traverserons sans à-coup la période dangereuse ; s’il en était autrement, la responsabilité du gouvernement serait grave. Sur ce point, M. Clemenceau a eu facilement raison. M. Barthou a mis beaucoup de talent et d’adresse à répondre tout ce qu’on pouvait répondre, mais nous ne pensons pas qu’il ait convaincu le Sénat. Il a dit qu’en cas de péril le gouvernement conservait le droit de rappeler nominalement par un simple décret, le nombre d’hommes dont il aurait besoin. Soit, mais là n’est pas la question : elle est dans la difficulté qu’il y aura, étant donné l’état de nos cadres, à instruire deux classes à la fois ; elle est dans la faiblesse que présentera notre effectif avant que cette instruction soit terminée ; elle est dans l’insuffisance même de nos casernes qui ne nous permettrait pas de rappeler, si l’obligation s’en présentait, tout ou partie de la classe congédiée. Ce rappel prendrait d’ailleurs, s’il se produisait, une signification qui ne pourrait qu’aggraver le danger auquel il aurait pour objet de pourvoir. Mais à quoi bon insister sur tout cela ? La loi militaire se présentait au Sénat dans de telles conditions qu’il fallait la voter telle quelle, ou s’exposer, par un renvoi à la Chambre, à rouvrir une discussion qui n’avait déjà que trop duré. Ce dernier danger est celui qui a frappé le Sénat davantage : entre deux maux, il a choisi le moindre. Les circonstances qui pesaient sur lui étaient impérieuses. Si elles l’avaient été moins, il aurait certainement tenu plus de compte des observations que lui ont présentées MM. Milliès-Lacroix et Bienvenu-Martin au nom de la Commission des finances. Dans les derniers jours de la discussion, la Chambre a jeté les millions par les fenêtres, avec une prodigalité où l’on sentait venir les élections prochaines. Malgré le gouvernement, malgré la commission du budget, elle a voté des indemnités déraisonnables aux soutiens de famille, sans même en limiter le nombre, comme l’avaient fait les lois précédentes. Il n’est pas douteux que le Sénat pensait comme MM. Milliès-Lacroix et Bienvenu-Martin ; mais il est probable que MM. Bienvenu-Martin et Milliès-Lacroix combattaient pour l’honneur, pour le devoir, sans d’ailleurs rien espérer. Finalement, la loi militaire a été votée par 244 voix contre 36 et, en dépit de toutes les réserves que nous avons faites, qu’ont faites MM. Milliès-Lacroix et Bienvenu-Martin, qu’avaient faites, à un autre point de vue, et avec beaucoup d’éloquence, MM. de Las Cases et de Tréveneuc, nous ne pouvons pas nous empêcher de dire que tout est Bien qui finit bien.

Quant à la situation financière, elle est très sérieuse ; il faudrait même peu de chose pour la rendre très inquiétante, et cela moins encore par l’importance du déficit prévu pour l’année prochaine que par la nature des remèdes qu’on propose pour y parer. Les socialistes et les radicaux-socialistes savaient bien ce qu’ils faisaient quand ils poussaient à la dépense à l’occasion de la loi militaire : ils voulaient d’abord présenter cette loi au pays comme seule responsable de l’aggravation de charges qui devaient peser sur lui, et ils voulaient rendre ces charges très lourdes, afin d’acculer le gouvernement et le parlement à l’obligation de voter les impôts dont ils rêvent depuis si longtemps de frapper, non pas le pays tout entier, mais, comme ils disent, les riches. Cette intention, cette volonté de leur part se sont manifestées d’une manière particulièrement dure et arrogante après le vote de la loi militaire. Ils ont voulu proposer d’introduire dans la loi de finance une injonction adressée au gouvernement d’avoir à présenter un projet d’impôt sur le revenu conforme à leurs vues. M. Barthou s’en est défendu avec tant de vigueur qu’on a pu croire, tout d’abord, qu’il était hostile à un pareil projet, et on était d’autant plus fondé à le croire qu’il en avait préparé un autre. Mais point : ce n’est pas la fortune publique et privée que défendait M. Barthou, c’est la dignité du gouvernement ; il ne voulait pas accepter pour lui d’injonction ; que deviendrait, demandait-il, sa liberté ? Au surplus, il n’a fait aucune difficulté à dire quel usage il se proposait de faire de cette liberté qu’il revendiquait si fièrement : c’était de déposer un projet de loi qui donnerait toute satisfaction aux radicaux-socialistes. Naturellement, ces derniers n’ont plus insisté et tout le monde s’est embrassé : M. Caillaux a présidé à l’opération. Mais il y a le Sénat : que fera-t-il ? Les radicaux-socialistes n’ont pas confiance en lui ; ils lui reprochent de faire traîner, depuis plusieurs années déjà, l’impôt sur le revenu voté par la Chambre ; il faut trouver un moyen de vaincre ses hésitations et de lui forcer la main. Le moyen est simple : c’est, dans le cas où l’impôt sur le revenu ne serait pas voté à une certaine date, de l’incorporer dans la loi de finance. Le gouvernement s’est montré ici moins soucieux de la dignité du Sénat qu’il ne l’avait été de la sienne : il a adhéré à la proposition. Cela demandait une explication, et M. Ribot a prié le gouvernement de la donner : il a d’ailleurs ajouté que la Commission de l’impôt sur le revenu, qui avait beaucoup travaillé, était sur le point d’aboutir et de déposer son rapport. M. Barthou a protesté de son profond respect pour les droits du Sénat ; jamais il ne permettrait qu’on y portât atteinte ; mais la question n’avait pas d’importance, puisque la Commission compétente était prête et que l’impôt sur le revenu serait voté au Sénat avant qu’on eût à incorporer la réforme dans le budget. Et le Sénat s’est contenté de cette réponse. S’il est rassuré, nous ne le sommes pas.

Le discours de M. Ribot a été à lui seul toute la discussion générale du budget au Sénat : il est vrai qu’il n’a laissé rien à dire d’essentiel. M. Ribot a signalé, dénoncé, condamné les détestables pratiques qui, depuis ces dernières années, ont fait du budget un simple simulacre sans rapport avec la réalité. Le budget est, ou du moins il doit être, une prévision de toutes nos dépenses pour une année avec l’établissement de recettes correspondantes et adéquates. C’est le vieux jeu. Le budget ne se fait plus ainsi ; il est toujours dans le devenir ; il évolue en cours d’exercice, au hasard des circonstances. Les crédits extraordinaires pourvoient à cette improvisation. Il est possible, comme M. Ribot le croit, que les méthodes anciennes ne correspondent plus aux nécessités présentes et qu’il y ait des réformes à apporter à la manière dont nos budgets sont établis ; qu’on les fasse donc mais qu’on ne reste pas dans l’état indéterminé où nous sommes. Les critiques de M. Ribot ont porté encore sur d’autres points dont l’importance n’est pas moindre. Nous avons déjà fait allusion aux nouvelles conceptions fiscales qui se font jour à la Chambre des Députés. La loi militaire, a-t-on dit, doit être l’objet d’un impôt spécial qui y restera affecté, et cet impôt sera payé exclusivement par les riches. C’est contre quoi M. Ribot a protesté avec autant d’énergie que d’éloquence. L’affectation de certaines recettes à certaines dépenses est une hérésie financière qui détruirait l’unité du budget. Sans doute les dépenses sont distinctes les unes les autres et les recettes proviennent aussi de sources distinctes, mais la totalité des recettes doit faire face à la totalité des dépenses, sous peine de voir le budget se fractionner dans un désordre absolu. Et que dire de l’idée de faire payer un impôt spécial par une seule classe de citoyens ? Dangereuse et fausse toujours, elle l’est encore davantage, s’il est possible, lorsqu’il s’agit d’assurer la défense nationale. A entendre les socialistes, les riches ont un intérêt plus grand que les autres à cette défense et les prolétaires n’en ont aucun. Ce sont là de détestables sophismes contre lesquels on ne saurait trop s’élever. M. Ribot l’a fait. Partisan qu’il est de l’impôt progressif, — et c’est jusqu’où nous ne pouvons le suivre, — s’il admet que les riches doivent payer plus que proportionnellement à leurs ressources, il affirme que tous doivent leur tribut. Quand la patrie est en cause, l’intérêt du plus pauvre est égal à celui du plus riche. Mais qu’il s’agisse de la patrie, ou de l’ordre social, ou des services publics quels qu’ils soient, aucune distinction n’est à faire entre les citoyens en tant que contribuables : ils doivent tous contribuer suivant leurs facultés, et rien ne serait plus dangereux, plus impolitique, tranchons le mot : plus démagogique que d’établir entre eux des catégories artificielles d’après l’intérêt plus ou moins grand qu’ils prendraient à ceci ou à cela. La solidarité sociale disparaîtrait dans cet émiettement général. Puisqu’aucune protestation ne s’était produite à la Chambre, il fallait au moins qu’il y en eût une au Sénat : M. Ribot l’a faite.


La seconde guerre d’Orient est finie. Nous n’avions pas trop présumé, à la fin de notre dernière chronique, de la sagesse et de l’autorité que devait montrer la Roumanie dans cette crise : si elle s’est terminée vite et bien, c’est surtout au roi Charles et à son gouvernement qu’est due cette solution.

Lorsque, après l’ouverture des hostilités entre la Bulgarie et ses alliés de la veille, la Roumanie a armé à son tour, on s’est demandé quelles étaient ses intentions et il en est résulté quelque inquiétude ; mais cette inquiétude n’a pas duré ; elle a été bientôt dissipée lorsqu’on s’est rendu compte de la modération de la Roumanie et qu’on a vu avec quelle maîtrise d’elle-même se développait sa politique. Il était très naturel, et très légitime que la Roumanie, voyant grandir les royaumes balkaniques et notamment la Bulgarie, cherchât à rétablir l’équilibre entre elle et eux. Le danger aurait été qu’elle ne voulût trop prendre, mais elle a su se borner. Après avoir obtenu Silistrie, elle s’est contentée de s’assurer une bonne frontière et, pour que cette frontière ne fût pas menacée, elle a demandé et obtenu le désarmement de Roustchouk et de Schumla. L’ancien quadrilatère n’est plus. En tout cela, la Roumanie n’a montré aucune ambition conquérante, et c’est ce qui, en la distinguant des États balkaniques, lui a permis d’exercer sur eux l’arbitrage moral dont on vient de voir les effets. La Bulgarie a fait de grands efforts pour séparer la Roumanie de ses alliés, et. Il n’est pas improbable que, dans cette politique, elle a été conseillée et soutenue par l’Autriche. Ici encore on a pu avoir un moment d’inquiétude parce que la Roumanie, si on nous permet l’expression, s’est servie ou s’est fait servir la première. On pouvait craindre qu’une fois satisfaite, elle ne se relâchât dans l’aide et l’appui qu’elle devait donner à la Serbie et à la Grèce ; mais il n’en a rien été ; la Roumanie est restée fidèle à ses engagemens, et M. Majoreseo, qui présidait la conférence, a fait tout de suite des déclarations propres à dissiper sur ce point les dernières illusions bulgares. Sans doute, il a conseillé à ses alliés la modération et il avait le droit de le faire au nom d’un gouvernement qui avait pratiqué lui-même cette vertu politique, mais il a ajouté qu’il soutiendrait jusqu’au bout les demandes de la Grèce et de la Serbie. On a compris ce que cela voulait dire et d’ailleurs il l’a. expliqué. La suspension des hostilités, qui avait été consentie d’abord pour cinq jours, a été prolongée pour deux autres : si, à cette seconde échéance, la paix n’était pas faite, la guerre recommencerait et l’armée roumaine, qui était à la porte de Sofia, y entrerait. Que pouvait faire la Bulgarie ? Elle n’avait à compter sur l’intervention effective d’aucune grande Puissance en sa faveur. Les ressources de la diplomatie étaient épuisées. Il ne restait qu’à céder. La Bulgarie l’a donc fait et, quoi qu’on en puisse dire, elle s’en est tirée mieux qu’elle ne l’espérait peut-être, car la Serbie et la Grèce se sont contentées d’exiger ce qu’elles demandaient déjà avant l’agression des 29 et 30 juin ; elles n’ont pas haussé sensiblement leurs prétentions ; elles en ont même abandonné quelques-unes ; par exemple, la Grèce, a renoncé à Porto-Lago et borné sa revendication à Cavalla. Sur ce dernier point la discussion a été difficile, et délicate, et il y aurait eu un sérieux danger de rupture si la Bulgarie avait été en état de rompre. Dès l’ouverture des négociations, il s’est formé en Europe une opinion moyenne qui a regardé, énoncé comme vraisemblable la solution qui s’est effectivement produite, ce qui prouve que cette solution n’a paru excessive à personne. Aussi regardons-nous le traité de Bucarest comme définitif : l’opinion, en France, est sur ce point unanime.

Il n’en est pas de même partout. Le traité n’était pas encore signé, que le gouvernement autrichien émettait l’avis qu’il devrait être soumis à l’homologation des Puissances. Pourquoi ? Est-ce parce qu’il modifiait les stipulations du traité de Berlin, œuvre collective de l’Europe ? Ce scrupule pourrait paraître singulier de la part de l’Autriche qui, au moment de l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie, a opposé un refus si catégorique et si tranchant à toute intervention des autres Puissances, ne fût-ce que pour ratifier un acte qui, lui aussi, portait incontestablement atteinte au traité de Berlin. L’Europe s’est inclinée alors, on ne voit pas pourquoi elle ne ferait pas de même aujourd’hui. Nous ne sommes pas de ceux, on le sait, qui croient que l’Europe n’a rien à voir dans les affaires balkaniques. Le droit des pays balkaniques ne supprime pas le sien, qui est de plus vieille date et non pas moins respectable. Si le règlement fait entre les pays balkaniques lésait sur un point important les intérêts généraux de l’Europe, ou seulement ceux d’une grande Puissance, ce n’est pas nous qui contesterions à l’Europe, ou à la Puissance lésée, le droit de prendre les mesures ou de s’assurer les garanties dont elle estimerait avoir besoin. Mais ce droit, l’Europe n’en a-t-elle pas déjà usé ? A quoi donc a servi la conférence des Ambassadeurs à Londres, sinon à cela ? Dès le premier moment, les Puissances, et entre toutes l’Autriche-Hongrie, ont indiqué, précisé et, en même temps, limité les points où leur action devait s’exercer. Elles se sont réservé la solution d’un certain nombre de questions et, du même coup, ont exclu les autres. Nous sommes très loin de méconnaître les intérêts spéciaux de l’Autriche dans les affaires balkaniques ; nous les avons même énoncés très nettement alors que la presse française paraissait les négliger ouïes ignorer ; mais de ces intérêts, la Conférence des Ambassadeurs a tenu un si grand compte qu’on se demande ce que l’Autriche peut encore revendiquer. Dès le début, l’Europe, pour lui donner satisfaction, a admis que la Serbie ne s’étendrait pas jusqu’à l’Adriatique ; puis elle a décidé que Scutari resterait à l’Albanie : enfin, elle s’est réservée de régler la question des frontières albanaises à laquelle il a fallu joindre celle des îles de la Méditerranée. C’est beaucoup et, à notre sentiment, c’est assez. Pour le reste, l’Europe a laissé entendre aux pays balkaniques qu’ils pouvaient s’arranger comme ils voudraient. Ils viennent de le faire et, maintenant que l’accord s’est établi entre eux, l’Europe, leur retirant rétrospectivement la liberté partielle qu’elle leur avait reconnue, interviendrait pour corriger leur œuvre ? Encore une fois, où en serait la raison ?

La France, dès le premier moment, a proclamé dans cette affaire le principe de non-intervention et s’y est tenue exactement. Attitude prudente, car, de quelque manière qu’on s’y prenne, il est impossible de contenter les uns sans mécontenter les autres, et si on se crée des amis dont la constance reste incertaine, on risque de se donner des ennemis plus tenaces. Il faut donc laisser faire quand il n’y a pas un intérêt de premier ordre à empêcher, et où est ici cet intérêt pour nous ? La Russie a cru en apercevoir un pour elle à marcher d’accord avec l’Autriche : puisse-t-elle ne pas se tromper ! L’Autriche et la Russie n’ont pas, d’ordinaire, une grande inclination politique l’une pour l’autre, mais, dans le cas actuel, l’amour de la Bulgarie les rapproche et la Russie ne peut pas supporter l’idée que l’Autriche la dépasse dans l’expression de ce sentiment. Cela peut la conduire loin, car l’Autriche aimant la Bulgarie contre la Serbie, n’a d’autre but que de diviser les Slaves des Balkans, politique qui ne peut pas être celle de la Russie. La Russie a des ménagemens à garder dont on ne s’embarrasse pas à Vienne. Il serait habile aussi de sa part d’en témoigner, et même beaucoup, à la Roumanie qui, justement fière de son œuvre, éprouverait sans nul doute une impression pénible à la voir compromise. Le roi Charles et l’empereur Guillaume viennent d’échanger des télégrammes retentissans, dans lesquels ils se congratulent de la paix qui vient d’être conclue et la présentent comme définitive : de plus, l’empereur Guillaume a nommé son beau-frère, le Roi de Grèce, feld-maréchal de l’armée allemande. Ce sont là des faits dont l’intention et la signification ne sont pas douteuses. Enfin la politique de la Roumanie à l’égard de l’Autriche a pris dans ces derniers temps un caractère plus libre dont on aurait tout intérêt à Saint-Pétersbourg à favoriser la tendance nouvelle. Tout cela mérite réflexion. Au surplus, l’Europe a encore assez de questions à résoudre pour ne pas en soulever de nouvelles, et, dans le règlement de celles qu’elle s’est réservée, elle rencontrera assez de difficultés, elle causera assez de froissemens, de déceptions et d’amertumes dont quelques-unes au moins seront durables, pour qu’elle s’en tienne là, c’est-à-dire au strict nécessaire, sans aller plus loin, c’est-à-dire à ce qui est à la fois inutile et dangereux.

En veut-on un exemple ? L’Europe s’est donné pour tâche de régler la question des îles ; puisque l’engagement est pris, il faut bien le tenir ; mais que d’orages en perspective ! Cette question des îles met déjà en conflit l’Italie et la Grèce. Nous les aimons l’une et l’autre et nous voudrions bien les concilier : malheureusement, la tâche est difficile, pour ne pas dire plus. L’Italie, dans le traité de Lausanne qu’elle a conclu après la guerre de Tripolitaine, s’est bien engagée à évacuer les îles qu’elle a occupées au cours des hostilités ; mais, au moment d’exécuter sa promesse, elle en éprouve tant de peine qu’on se demande ce qu’elle en fera. Il y a quelque temps, elle s’y était montrée mieux disposée, à la condition que la Conférence des ambassadeurs lui donnât certaines satisfactions dans le tracé méridional de la frontière albanaise ; on les lui a données et, délivrée de ce souci, elle voudrait bien maintenant garder les îles toutes, s’il se peut, et au moins les principales. La France s’est souvenue des anciens engagemens de l’Italie ; la presse les a rappelés ; aussitôt les journaux italiens sont partis en guerre contre nous avec une acrimonie qui rappelle parfois la rudesse tudesque. Les Italiens ont plus que les Allemands le sentiment des nuances, mais ils le perdent dans certains accès de méchante humeur. Nous voudrions bien pouvoir dire à eux et aux Grecs, comme nous l’avons dit aux Balkaniques : Réglez la question entre vous. Nous ne le pouvons pas, puisque la Conférence de Londres est saisie, mais c’est une raison de plus pour que l’Europe ne se saisisse pas par surcroît du traité de Bucarest qui est fait et bien fait. La révision, si elle avait lieu, porterait sur Cavalla, dit la Russie, — principalement sur Cavalla, dit plus largement l’Autriche. — Cavalla est attribué à la Grèce ; on voudrait l’attribuer à la Bulgarie. Mais les Grecs l’occupent, et il ne serait certainement pas facile de les déterminer à en sortir. Comment s’y prendrait-on ? L’Autriche et la Russie recourraient-elles à la force ? L’Europe a déjà sur les bras une question de ce genre, celle d’Andrinople : n’est-ce pas assez ? La question d’Andrinople est embarrassante. A priori il semble impossible que la Porte conserve la ville contre la volonté expresse et unanime des Puissances qui s’est exprimée très nettement. Les Puissances offrent à la Porte une rectification de frontière, mais elles exigent la restitution d’Andrinople. Jusqu’ici la Porte s’en tient au vieux mot : J’y suis, j’y reste. Que faire ? Le problème est ardu, la solution en est incertaine : n’est-ce pas une raison pour ne pas y en ajouter un autre, celui de Cavalla ? D’autant plus qu’il y a entre eux une différence : la question d’Andrinople a été résolue par le traité de Londres qui, ayant été fait un peu sous ses auspices, engage l’Europe ; le traité de Bucarest, au contraire, a été fait entre les Balkaniques seuls et n’engage qu’eux. C’est le fruit de la sagesse roumaine : n’y touchons pas.

Cette impression, qui a été celle de la France, a été aussi celle de l’Allemagne. En dépit de son intimité politique avec l’Autriche, l’Allemagne ne s’est pas crue obligée de demander comme elle la révision du traité, et l’opinion autrichienne ne s’en est pas offensée. Il n’en a malheureusement pas été de même de l’opinion russe en ce qui nous concerne : pendant vingt-quatre heures les journaux de Saint-Pétersbourg ne nous ont pas mieux traités que les journaux italiens. N’avions-nous pas raison de dire, dès le début de la guerre turco-balkanique, que ses conséquences mettraient les alliances à l’épreuve et en détermineraient la crise ? Mais nous ajoutions que la nôtre devait en sortir indemne et nous le répétons avec plus d’énergie que jamais. Entre la Russie et nous les malentendus, lorsqu’il s’en produit, doivent se dissiper vite et nous sommes convaincu que, si la révision du traité en a suscité un, la haute raison du gouvernement russe et la bonne volonté, le bon sens, l’esprit de conciliation du gouvernement français en auront bientôt fait justice. Il y a, pour la Russie comme pour nous, des questions encore plus graves que celle de Cavalla.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.