Chronique de la quinzaine - 31 mars 1903

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Chronique n° 1703
31 mars 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars.


Le programme que M. Rabier, M. F. Buisson, et, à leur suite, M. Combes avaient soumis à la Chambre a été suivi par elle de point en point. Toutes les congrégations religieuses, sans aucune exception, se sont vu refuser l’autorisation qu’elles lui avaient demandée. On a commencé par les congrégations enseignantes ; on est passé ensuite aux congrégations prédicantes ; on en est venu enfin aux congrégations « commerçantes. » La même lame de fond les a emportées ; et, si on s’y est pris en trois temps et trois mouvemens, il n’y a eu là qu’un artifice de procédure qui ne saurait tromper personne. Dans la pensée de la majorité, toutes les congrégations étaient condamnées d’avance ; il ne s’agissait que de les exécuter.

On était très pressé de le faire, et c’est pour cela qu’on a réduit toute l’opération à trois votes, alors que, si on s’était conformé à l’esprit et même au texte de la loi du 1er juillet 1901, il en aurait fallu cinquante-quatre, autant qu’il y avait de congrégations en cause. On s’est compté là-dessus, les uns voulant qu’on passât à la discussion des articles, les autres s’y opposant. Parmi les premiers, il convient de signaler spécialement M. Georges Leygues, membre de l’ancien ministère, dont l’intervention a été d’autant plus significative que tout le monde, à travers sa voix, a cru entendre comme un écho affaibli de celle de M. Waldeck-Rousseau. Déjà ce dernier avait fait connaître son opinion sur la manière dont il fallait appliquer une loi qu’il connaît mieux que personne puisqu’il en a été le principal auteur ; mais il avait parlé discrètement dans un bureau du Sénat ; c’est à la tribune de la Chambre que sa thèse devait être défendue. Il n’est pas téméraire de croire que M. Georges Leygues a été son porte-paroles. Il a été fort mal accueilli par la majorité, fort maltraité même. On lui a fait sentir qu’il avait commis un acte d’indiscipline très grave. S’il ne s’agissait que de sa personne, nous ne relèverions pas l’incident ; mais c’est toute une politique qui était en cause, celle de M. Waldeck-Rousseau, si populaire il y a un an à peine et aujourd’hui conspuée. Nous sommes déjà loin du jour où, après les élections dernières, M. Combes succédait à M. Waldeck-Rousseau en disciple modeste en apparence et docile. Il s’est rapidement émancipé ; il a donné au mouvement déjà imprimé à nos affaires par son prédécesseur une accélération inattendue de ce dernier ; il a dénaturé la loi de 1901 au point de la rendre méconnaissable ; enfin, il a excité à un tel point sa majorité qu’elle a failli faire un mauvais parti à M. Leygues. Un pareil fait se passe de commentaires : il permet de mesurer le chemin parcouru depuis une dizaine de mois. Nous allons d’ailleurs en indiquer quelques étapes.

Si nous le disons, ce n’est pas pour diminuer sa responsabilité, mais nous sommes convaincus que M. Waldeck-Rousseau n’entendait pas tirer de la loi de 1901 toutes les conséquences qu’on en fait sortir aujourd’hui. Il croyait, à tort ou à raison, que les congrégations religieuses avaient pris depuis quelques années un développement excessif ; qu’elles tenaient trop de place à côté du clergé séculier et à ses dépens ; et que, dès lors, sans couper l’arbre à son tronc ou en arracher toutes les racines, il convenait de l’émonder. Des imprudences ayant été commises sur le terrain politique et électoral, M. Waldeck-Rousseau croyait avoir des représailles à exercer. Ce n’était pas la meilleure de ses inspirations, ni la plus noble, mais on comprend qu’il y ait cédé dans une certaine mesure. Il se proposait donc de supprimer un certain nombre d’établissemens congréganistes et même de congrégations. Que devait-il faire pour atteindre le but ? Nous avons avec le Pape un Concordat qui nous permet de régler avec lui nos affaires ecclésiastiques ; il fallait par conséquent s’adresser au Pape. Léon XIII est un politique habile et sage ; il nous a donné à diverses reprises des preuves manifestes de son bon vouloir ; il ne se serait pas refusé, si le gouvernement de la République avait voulu mettre à son œuvre des limites raisonnables, à y collaborer avec lui, ce qui aurait enlevé à cette œuvre son côté brutal et odieux, et aurait permis de l’accomplir sans que personne, même parmi les catholiques, eût pu faire entendre une protestation autorisée.

Pourquoi n’a-t-on pas procédé ainsi ? Pour deux motifs, dont l’un est certain et l’autre probable. Le premier est que les radicaux socialistes, qui étaient un des élémens indispensables de la majorité de M. Waldeck-Rousseau, ne l’ont pas permis ; le second est que M. Waldeck-Rousseau lui-même, légiste de la vieille école, catholique émancipé mais ayant conservé des tendances nettement gallicanes, répugnait à faire entrer le Pape dans une affaire extra-concordataire, qui lui paraissait ne relever que du pouvoir civil. En se plaçant à ce point de vue, M. Waldeck-Rousseau s’est privé d’un instrument d’action qui lui aurait permis de réaliser son dessein avec le moindre effort. Mais enfin, soit ! Il a évoqué toute l’affaire par devers lui : que fallait-il lui demander ? De l’y garder. La seconde faute qu’il a commise, et elle a engendré toutes les autres, a été de confier aux Chambres le droit d’accorder ou de refuser les autorisations, au lieu de le réserver au gouvernement. A partir de ce moment, tout a été compromis. Il était, en effet, facile de prévoir que les Chambres n’accorderaient pas les autorisations qu’on leur demanderait, et peut-être même ne pouvaient-elles pas le faire sans donner aux congrégations une sécurité et une force qu’elles n’avaient encore jamais eues. On n’a pas manqué, à la Chambre et au Sénat, de le faire sentir à M. Waldeck-Rousseau ; peine bien inutile, car il le sentait fort bien lui-même. Dans les propositions de loi qu’il avait présentées jadis sur la matière comme simple député et dans la première rédaction du projet qu’il avait déposé depuis comme ministre, les autorisations étaient accordées, refusées ou retirées par simple décret. Pourquoi M. Waldeck-Rousseau ne s’est-il pas tenu au principe qu’il avait posé ? Il ne saurait cette fois y avoir d’autre explication que sa faiblesse. Il a cédé aux injonctions des radicaux et des socialistes ; il s’est désarmé. Quelles qu’aient été ses intentions secrètes, — et nous ne les connaîtrons jamais exactement, — il s’est mis dans l’impossibilité de les exécuter. Le gouvernement, s’il était resté maître de son action, aurait pu la limiter au point où il aurait voulu, sauf à en répondre devant les Chambres, cela va sans dire ; mais il y avait des chances sérieuses pour que les Chambres acceptassent les faits accomplis. Au bleu de cela, on leur a confié à elles-mêmes, dans cette grave et délicate affaire, le rôle exécutif pour lequel elles ne sont point faites. La Chambre des députés, quand bien même elle n’aurait pas été animée de passions antireligieuses, aurait éprouvé un grand embarras, nous l’avouons, à autoriser telles ou telles congrégations. On l’avait mise dans une situation fausse. Elle en est sortie fort mal et par un acte de jacobinisme sectaire : mais pouvait-on s’attendre à ce qu’elle en sortît autrement ?

Enfin une dernière faute de M. Waldeck-Rousseau, qui a rendu encore plus inévitables et plus faciles les conséquences des autres, a été l’inopportunité avec laquelle il a donné sa démission. Assurément les républicains libéraux ne pouvaient pas regretter son départ en lui-même : ils ont pourtant senti dès le premier jour que la situation empirait vite entre les mains de M. Combes. Nous ne savons pas si M. Waldeck-Rousseau aurait pu ralentir et modérer longtemps le mouvement qu’il avait déchaîné, mais c’était son devoir de l’essayer. Quand on a fait une loi aussi complexe et aussi délicate que celle du 1er juillet 1901, on n’a pas le droit d’en abandonner l’exécution à un autre. Si M. Waldeck-Rousseau n’a pas prévu les conséquences de sa démission, cela ne fait pas honneur à son esprit politique. S’il les a prévues, que faut-il penser de sa désertion ?

Le débat a commencé devant la Chambre dans les pires conditions : il a fallu le courage et le talent de M. Denys Cochin, de M. Ribot, de M. Aynard, de M. Renault-Morlière et de quelques autres pour lutter comme ils l’ont fait contre un torrent qu’il n’était plus possible d’arrêter. Les griefs les plus divers ont été énoncés contre les congrégations, sans qu’on ait pris la peine d’en prouver aucun. A quoi bon ? La majorité sûre d’elle-même, elle n’avait pas besoin de vains argumens. A certaines congrégations on a reproché de se mêler à la vie courante et de participer aux affaires du siècle. Lorsqu’on en est venu à la dernière, celle des Chartreux, M. l’abbé Lemire l’a défendue avec une éloquence qui partait du cœur. Il a demandé qu’on épargnât une congrégation purement contemplative, qui servait de refuge à ces âmes douloureuses et blessées auxquelles M. le président du Conseil avait autrefois témoigné de l’intérêt. — Ce sont des égoïstes ! s’est écriée une voix. — Ainsi, lorsqu’une congrégation fait œuvre de propagande ou de dévouement, on l’accuse de troubler le monde en se mêlant à lui, et quand une autre se recueille dans la solitude et dans la prière, on l’accuse de pratiquer l’égoïsme. Comment faire pour échapper à la critique ? Les orateurs les plus brutaux ont été les plus loyaux, et nous préférons leur franc-parler à l’hypocrisie des autres : ils ont déclaré tout crûment qu’à leur avis les congrégations n’avaient pas de place dans la société moderne. Avec eux, on sait tout de suite à quoi s’en tenir. Déjà les plus hardis commencent à insinuer que le clergé séculier n’a pas de place non plus dans la société moderne. Ce qui se passe aujourd’hui n’est que le premier acte d’un drame qui doit se poursuivre, et nous allons voir que M. le président du Conseil en prépare déjà l’évolution et le dénouement.

Mais, auparavant, il faut dire un mot de certaines réticences d’un caractère mystérieux et sibyllin qui se sont produites dans les discours du gouvernement et de la commission. M. Combes a donné à entendre à plusieurs reprises que, lorsque la loi serait votée, elle ne serait pas intégralement appliquée. Il a dit à la Chambre quelque chose qui ressemblait à ceci : « Commencez par supprimer en principe toutes les congrégations ; puis, si quelques-unes d’entre elles ont de nouvelles demandes à faire au sujet de leurs établissemens les plus dignes d’intérêt, de ceux par exemple qui sont à l’étranger, nous aviserons. En tout cas, je demande à la Chambre de ne pas juger mon œuvre trop vite, et de me laisser le temps de la terminer avec les ménagemens qu’elle comporte. Ce ne sera pas avant six mois. »

Nous avouons ne pas bien comprendre ce langage. La loi est la loi ; il aurait mieux valu ne pas la faire, si on ne doit pas l’exécuter. Mais, après l’avoir faite, si on ne l’exécute pas, ce sera une façon de reconnaître qu’elle est mauvaise. Il y aura, sans doute, quelque chose de piquant avoir M. Combes prendre le premier des libertés avec elle et donner ainsi un exemple qui pourra plus tard être suivi par d’autres. Mais il est regrettable que la Chambre se soit contentée de paroles aussi vagues, et n’ait pas demandé à M. le président du Conseil de préciser un peu plus sa pensée. On aurait aimé à savoir ce qu’il a l’intention de faire, et on nous renvoie à six mois pour savoir ce qu’il aura fait. Qui sait ? Peut-être n’y a-t-il là pour lui qu’un moyen de prolonger d’autant son existence ministérielle, car c’est à quoi il s’entend fort bien. Nous avons dit bien souvent déjà que le sort de son ministère était lié à celui de la loi sur les congrégations, personne n’ayant envie de prendre sa succession avant qu’il l’ait purgée de cette question encombrante. Mais voilà qui est fini ; la loi est votée définitivement ; on pourrait croire que M. Combes a perdu sa raison d’être et que la solidité de son ministère va s’en ressentir. Point du tout ! Il choisit ce moment pour expliquer que la loi est peu de chose, que son exécution est tout, et qu’il lui faut un semestre pour y procéder. Du coup, il est consolidé. Et nous allons voir qu’il trouvera, ou plutôt qu’il a déjà trouvé un autre moyen de se perpétuer plus longtemps encore. Il s’apprête à contracter un second bail avec la majorité en donnant un abîment nouveau à ses passions. Il avait commencé par dire qu’il n’en voulait qu’aux congrégations religieuses, et qu’il respecterait la situation du clergé séculier telle qu’elle résultait du Concordat, dont il était partisan : or son dernier discours au Sénat a mis en cause, et presque en échec, le Concordat lui-même. C’est là, si on nous permet le mot, une bien plus grosse affaire que celle des congrégations. Ah ! nous marchons vite, avec M. Combes, et il ne nous laisse guère le temps de respirer !

Le discours dont nous parlons ne doit rien à la chaleur communicative de l’improvisation : . c’est un acte réfléchi, mûri, préparé, et qui avait été d’ailleurs annoncé assez longtemps à l’avance. On savait qu’il existait certaines difficultés entre Rome et le ministère au sujet de la nomination des évêques, et des notes officieuses publiées par les journaux avaient fait pressentir que M. le président du Conseil s’en expliquerait au Sénat à propos du budget des Cultes. C’est ce qui est arrivé. M. Combes a pris la parole, et, dans un discours dont tous les termes étaient évidemment pesés, qu’il a prononcé d’une voix lente et sûre, sans aucune passion apparente, mais avec un air de résolution calme et froide, il a dressé contre l’Église catholique en France et contre son gouvernement à Rome le réquisitoire le plus agressif. Le Sénat s’est associé à la manifestation de M. le président du Conseil. Non seulement il a donné à celui-ci un vote d’approbation et de confiance, mais, à une très forte majorité, il a ordonné l’affichage de sa harangue : on peut la lire en ce moment sur les murs des 36 000 communes de France.

Deux choses doivent y être distinguées : d’abord un exposé du conflit pendant entre la Curie romaine et le gouvernement actuel de la République ; ensuite une longue énonciation et énumération des griefs que ce gouvernement a contre le clergé séculier aussi bien que régulier. Le conflit porte, lui aussi, sur deux objets divers : le texte de la formule que la Curie romaine emploie dans la bulle d’institution canonique des évêques ; et ensuite l’entente officieuse et préalable qui se fait depuis un nombre d’années assez considérable, — et qui, croyons-nous, s’est faite de tout temps, sous des formes parfois plus enveloppées, — entre les deux parties qui concourent nécessairement à la nomination et à la consécration des membres de l’épiscopat.

La formule employée dans les bulles dit que le Pape donne l’institution canonique aux évêques que le gouvernement de la République lui a nommés, nobis nominavit. Ce n’est pas la première fois qu’elle a provoqué de notre part quelques susceptibilités. D’après le Concordat, le Premier Consul nomme aux évêchés qui deviennent vacans, et l’institution canonique est donnée par le Saint-Siège « suivant les formes établies par rapport à la France avant le changement de gouvernement. » Il y a donc là une question de fond et une question de forme : la première seule a une véritable importance. Indubitablement, la nomination des évêques appartient au gouvernement, et son droit ne saurait être contesté. Aussi ne l’a-t-il jamais été. Cela étant, on peut soutenir que le mot nobis est inutile et peut prêter à l’équivoque ; mais il y a lieu de faire remarquer qu’il n’est pas nouveau et qu’il est employé dans les bulles d’institution canonique, non seulement depuis le Concordat de Bonaparte, mais depuis celui de François Ier. En conséquence, lorsque le Concordat de 1802 dit qu’on procédera suivant les formes établies avant la Révolution, il consacre le mot nobis. Depuis 1802, il a été presque constamment employé, mais non pas toujours, et il semble même qu’on y avait renoncé à Rome vers la fin du second Empire. Après les événemens de 1870-1871, une bulle d’investiture porta, au lieu de nobis nominavit, nobis presentavit, c’est-à-dire : nous a présenté, au lieu de : nous a nommé. On a pu croire, cette fois, qu’il y avait eu à Rome une intention de contester au gouvernement de la République le droit de nommer les évêques, et de ne lui reconnaître que celui de les présenter comme de simples candidats. Le cardinal Antonelli s’empressa d’expliquer qu’il y avait eu simple distraction, et qu’un pareil fait ne se renouvellerait pas. Le gouvernement de M. Thiers se contenta sagement de ces explications, dont il fut pris acte dans un décret rendu en Conseil d’État. Il résulte de tout cela que le mot nobis n’a rien de sacramentel, qu’il pourrait disparaître sans inconvénient et peut-être même avec avantage, qu’il serait possible d’en trouver un autre plus exact ; mais aussi que le mot est parfaitement concordataire, qu’il n’a jamais été employé à mauvaise intention, et que c’est faire une querelle mal fondée au Saint-Siège de lui reprocher de s’être conformé à un usage de près de cinq cents ans d’existence. Si M. Combes n’a pas contre le Pape de grief plus sérieux que celui-là, nous doutons qu’il émeuve beaucoup l’opinion avec un mot latin qu’il détourne d’ailleurs de son véritable sens.

Quant à l’entente entre les deux pouvoirs, avant que celui des deux qui a la nomination aux sièges vacans y procède, ce n’est pas une question de principe, mais seulement de conduite. Le gouvernement de la République a le droit de nommer aux évêchés vacans sans entente préalable, directe ou indirecte, officielle ou officieuse, et il aurait raison de revendiquer l’intégralité de ce droit si elle était disputée. Mais il ne s’agit pas de cela. Si le droit de l’État est incontestable, celui de l’Église ne l’est pas moins, et puisque, pour faire un évêque, le concours de deux volontés est indispensable, il est naturel qu’on prenne quelques précautions pour s’assurer que ces deux volontés se mettront d’accord sur le nom d’un évêque, au lieu d’entrer en conflit. Le Pape pouvant toujours refuser l’institution canonique, il paraît prudent de faire de son côté quelque reconnaissance pour savoir s’il l’accordera ou non. À s’en abstenir totalement, on s’expose à quelques embarras ultérieurs.

Lors même qu’on a un droit absolu, il est dangereux d’en user dans un esprit absolu : on ne le fait que lorsqu’on veut aboutir à un choc et à une rupture. Nous comprendrions qu’on provoquât un conflit, s’il y avait de la part du Vatican une mauvaise volonté évidente, constante, depuis longtemps soutenue ; mais en est-il ainsi ? En le laissant entendre, M. Combes s’est moqué du monde. Il a commis l’inconvenance d’apporter et de lire à la tribune la liste des candidats au sujet desquels le Saint-Siège avait été pressenti et qu’il avait rejetés, et il a fait un grand éloge de ces ecclésiastiques. Nous sommes convaincus qu’ils sont, en effet, dignes de respect ; mais M. Combes, en publiant leurs noms, leur a infligé une pénible épreuve. Cependant qu’a-t-il voulu démontrer ? Que les candidatures qu’il a mises en cause ne devaient soulever aucune objection de la part du Saint-Siège ? Qu’en sait-il, et qu’en pouvait savoir le Sénat ? Est-ce que le gouvernement, est-ce qu’une assemblée parlementaire sont juges de la solidité de doctrine d’un prêtre, de son aptitude à gouverner les âmes, et même, dans une assez large mesure, de sa capacité à administrer un diocèse ? M. Combes a certainement contristé ceux dont il a livré les noms à la curiosité, peut-être à la malignité publique, sans fournir contre Rome une objection sérieuse. En tous cas, il aurait fallu connaître la contre-partie de ses indiscrétions ; mais nous ne la connaîtrons jamais, car il faudrait pour cela une autre indiscrétion, venant de Rome cette fois, et on ne l’y commettra pas. Combien de candidats ont-ils été acceptés par le Pape un peu à son corps défendant et sur les insistances du gouvernement français ! Si le Vatican n’a pas toujours cédé, il l’a fait souvent. Combien de fois, par esprit de transaction et de conciliation, a-t-il finalement agréé des candidats qui ne lui plaisaient guère et qu’assurément il n’aurait pas choisis spontanément. Nous ne pouvons juger que ce que nous voyons. Est-ce que le gouvernement de la République a le droit de se plaindre du corps épiscopal actuel ? M. Combes peut le soutenir tant qu’il voudra, il ne parviendra pas à nous le faire croire. Jamais les évêques, pris dans leur ensemble, n’ont été plus respectueux du gouvernement, ni plus soumis aux lois de l’État : on leur reproche même quelquefois de l’être avec excès. A aucun autre moment de notre histoire et dans aucun autre pays du monde, on n’aurait pu faire tout ce qu’on fait aujourd’hui chez nous, non seulement contre les congrégations, mais contre l’Église et la religion elles-mêmes, sans provoquer de la part de l’épiscopat une protestation que nous n’avons pas encore entendue. Ce n’est pas que nous désirions l’entendre. Nous comprenons le silence des évêques dans un moment où leur intervention, quelque discrète qu’elle fût, ne pourrait qu’exciter encore les passions et les colères. Le moindre cri de douleur qui leur échappe quelquefois, rarement, est exploité avec une rare perfidie contre eux et contre la cause qu’ils défendent. M. Combes s’en empare pour crier à la violation du Concordat. Il n’y a donc pas lieu de blâmer la prudence de l’épiscopat, mais du moins il est permis de la constater, et de dire que le gouvernement n’a pas le droit d’incriminer un procédé de nomination des évêques qui a produit ces résultats. On comprendrait que les catholiques le fissent ; mais M. Combes, non.

Il l’a fait pourtant, et même avec une singulière acrimonie. Parce qu’il a pu recueillir, ici ou là, quelques soupirs mal étouffés, il a soutenu que le Concordat était tous les jours violé par l’Eglise, tandis qu’il ne l’avait jamais été par l’État. Situation intolérable, a-t-il dit, qui ne saurait se prolonger longtemps, sans que les partisans de la séparation de l’Église et de l’Etat obtinssent satisfaction. Cette satisfaction, a-t-il même ajouté, est peut-être très prochaine. C’est la première fois qu’un chef de gouvernement dénonce un pareil péril : en le dénonçant, il le crée. Dans tout son discours, M. Combes a paru désirer la rupture, mais avec la préoccupation visible d’en rejeter sur l’Église toute la responsabilité. Étrange négociateur que lui, à supposer qu’il veuille aboutir à la conciliation ! Il négocie du haut de la tribune à coups d’ultimatum. Il intéresse l’amour-propre des deux parties à repousser toute transaction. Il coupe hardiment les ponts derrière l’une et derrière l’autre, mettant au défi le ministre qui lui succédera de ne pas suivre la politique qu’il a inaugurée, et s’efforçant de placer le Pape dans une situation telle qu’il ne puisse pas céder sans sacrifier quelque chose de sa dignité. Si M. Combes veut rompre le Concordat, tout s’explique ; mais, s’il ne le veut pas et s’il est resté fidèle à son programme de la première heure, qui excluait la séparation de l’Église et de l’État, nous cessons de comprendre. L’autre jour encore, dans son discours au Sénat, il a repoussé cette solution, qui n’est pas mûre, a-t-il dit, et à laquelle l’opinion n’est pas suffisamment préparée ; mais en même temps il avait l’air de l’appeler de tous ses vœux, et allait même jusqu’à provoquer le clergé français à en prendre l’initiative. Il a parlé de quelques-uns de ses membres qui se seraient, soit dans des conversations, soit dans leurs écrits, montrés favorables à la reprise par l’Église et par l’État de leur liberté mutuelle. Il voudrait voir ce mouvement s’étendre et se généraliser. Quant à nous, qui continuons de nous placer au point de vue politique, il ne nous suffirait pas que la majorité du clergé français se montrât encline à cette solution pour qu’elle nous parût bonne et sans danger. A coup sûr, on peut imaginer un état de choses où le gouvernement et l’Église vivraient indépendamment l’un de l’autre, se tolérant, se ménageant, se respectant. Cela se voit ailleurs et pourra peut-être se voir an jour en France ; mais ce jour est fort lointain, et, dans les circonstances actuelles, telles qu’elles résultent de notre longue histoire et de nos mœurs restées religieuses, la dénonciation du Concordat serait la pire des aventures.

M. Combes la repousse et y pousse à la fois avec un mélange de prudence cauteleuse et d’audace révolutionnaire qui sont un des périls de l’heure présente. Son discours est une menace très inquiétante. On peut se demander si le Sénat s’en est bien rendu compte lorsqu’il en a ordonné l’affichage, et ce qui augmente les doutes à cet égard est le vote qu’il a émis à la séance suivante. Grâces en soient rendues à M. Clemenceau, qui, pour donner, a-t-il dit, une consécration à la politique exposée la veille par M. le président du Conseil, a demandé qu’on diminuât d’un franc le crédit affecté à notre ambassade au Vatican ! Cette manifestation lui semblait devoir être très significative. Nous ne savons pas s’il aura trouvé aussi significative celle qui s’est produite en sens inverse. Sa demande a été repoussée à une grande majorité. Elle n’en était pas moins très logique ; c’est la majorité qui ne l’a pas été. Les votes du Sénat se sont contredits et heureusement affaiblis ; mais c’est un triste remède que l’inconséquence. La situation reste grave, agitée, tournée vers les solutions extrêmes, avec un gouvernement qui subit de plus en plus les influences des partis violens auprès desquels il cherche sa force. Dans six mois, la question des congrégations sera épuisée. M. Combes le dit. C’est pourquoi il s’apprête à en amorcer une autre, la plus redoutable de toutes, celle qui peut le plus sûrement troubler la paix du pays et exposer la République à la plus grave des épreuves. Qu’importe, si c’est aussi la plus propre à assurer au ministère quelques mois de plus ?

Pour compléter le tableau de notre situation, M. Jaurès annonce qu’il se propose de reprendre à la Chambre l’affaire Dreyfus : il estime qu’il y a trop longtemps qu’on n’en a parlé. N’est-ce pas dans cette affaire que le parti radical-socialiste a trouvé les forces qu’il a habilement tournées contre la politique libérale et modérée ? Quand ces forces s’épuisent, n’est-il pas naturel de leur part de remonter à la source et de s’y retremper ?

On ne comprendrait rien à la politique actuelle si on ne la rattachait pas à la cause originelle qui en a déterminé tous les développemens. En l’affirmant toutefois, nous indiquons du même coup qu’il ne s’agit pas dans notre pensée de Dreyfus lui-même, mais de son affaire, ce qui n’est pas du tout la même chose : il n’a pas fallu longtemps, en effet, pour que celle-ci se séparât de celui-là et en devînt indépendante. S’agit-il seulement de savoir si Dreyfus est coupable ou innocent ? Les tribunaux compétens se sont prononcés, nous n’avons pas à le faire nous-mêmes ; mais, certes, chacun est libre de conserver son opinion, ou son impression à ce sujet, sans que nous ayons la moindre idée d’en faire un grief à qui que ce soit. Rien n’est plus respectable qu’une conviction sincère, lorsqu’elle est en même temps désintéressée. Dans les deux camps entre lesquels la France s’est si douloureusement divisée, nous connaissons des hommes qui ont eu une conviction de ce genre et en ont beaucoup souffert : nous ne voudrions pour rien au monde raviver leurs angoisses, laissant au temps qui a commencé de les calmer le soin de terminer son œuvre. Mais il y a un parti qui ne veut pas de cet apaisement : c’est celui dont nous venons de parler, celui qui s’est servi de l’affaire pour désorganiser toutes les forces politiques et sociales du pays, jeter partout la division, attaquer et déshonorer l’armée, accuser le clergé et les congrégations religieuses d’avoir voulu faire, en sens inverse, l’œuvre de haine qui lui a réussi si bien à lui-même, enfin pousser ses champions dans les ministères et se saisir du gouvernement. Ce parti se propose aujourd’hui de recommencer la campagne en se servant des mêmes armes, et déjà, il y a quelques jours, il s’est livré en pleine Chambre à une première escarmouche qui, fort heureusement, n’a pas très bien tourné pour lui. M. Ribot, mis en cause par les socialistes, les a accusés à son tour de s’être, après beaucoup d’hésitations, de tâtonnemens et de défaillances auxquelles ils n’ont pas échappé plus que d’autres, emparés enfin de l’affaire pour en faire un usage tout politique. Et c’est ce qu’il faut répéter une fois de plus, puisque les socialistes veulent recommencer. Ils n’y réussiront d’ailleurs pas. Le pays n’écoute plus lorsqu’on lui parle de l’affaire Dreyfus ; il en est excédé, il ne la laissera pas rouvrir. Mais que penser des socialistes qui, au nom de la Vérité et de la Justice, annoncent de nouveaux projets d’agitation ? Nous pensons d’eux, exactement ce qu’ils disent des nationalistes, à savoir qu’ils exploitent une grande et noble idée dans un intérêt de parti ou de secte, et quelquefois même dans de simples intérêts personnels. Si cette exploitation leur paraît cynique et odieuse chez les autres, pourquoi ne produirait-elle le même effet chez eux ? Le patriotisme, disent-ils, n’est pas un monopole ! Sans doute, mais le culte de la Vérité et de la Justice n’en est pas un non plus. Il y a même cette différence que tout le monde sait où est la patrie, tandis qu’on ne sait pas aussi sûrement où sont la Justice et la Vérité. L’expérience n’a que trop montré qu’on pouvait s’y tromper.

Qu’on cesse donc d’agiter ces fantômes du passé : ils nous ont ffait assez de mal. Grâce à l’affaire Dreyfus, les socialistes sont les vainqueurs de l’heure présente : qu’ils se contentent de leur victoire, sans mêler une fois de plus la politique à la justice, ou la justice à la politique, et sans rallumer les passions qui tendent enfin à s’éteindre. On dira peut-être que nous nous exposons nous aussi au même danger en parlant de l’affaire ; mais, si nous en parlons dans une chronique de la quinzaine, c’est parce qu’on en a parlé depuis quinze jours à la Chambre, trop bruyamment pour que nous ayons l’air de n’avoir pas entendu. Et cela est encore un signe de la confusion actuelle et de l’anarchie qui règne partout.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.