Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1873

La bibliothèque libre.
Chronique no 1001
31 décembre 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre 1873.

Il y a pour les peuples des périodes privilégiées où tout est bonheur, où le succès fait oublier la fuite des choses, où cette dernière heure d’une année qui finit est sans amertume, parce qu’elle n’éveille ni un remords ni un mauvais souvenir, ni le regret du temps qu’on a perdu et qu’on aurait pu mieux employer. Il y a des périodes ingrates, laborieuses, où cette heure suprême qui sépare deux années devient presque poignante, parce qu’elle ne rappelle que des efforts souvent contrariés, des luttes plus bruyantes que profitables, parce qu’enfin, après avoir franchi une étape de plus, on en vient à se demander si on est beaucoup plus avancé que lorsqu’on est parti. Certes ceux qui, en regardant derrière eux, n’ont à compter que des succès dans une vie régulière et facile, ceux-là sont heureux ; ils peuvent se réjouir, ils ont la certitude du présent, l’illusion de l’avenir ; les prospérités de la veille sont pour eux le gage et la promesse des prospérités du lendemain. Notre pays n’est pas de ceux à qui la fortune est si clémente, tout est sérieux pour lui.

La France est occupée depuis trois ans, non à faire le compte de ses succès, mais à relever des ruines, à renouveler ses forces épuisées par les plus terribles épreuves, à se mesurer incessamment avec toutes les difficultés d’une tâche qu’on ne lui adoucit pas toujours. La France, sans désespérer jamais, sans envier personne, reste courageusement à l’œuvre, et à cette heure, où d’autres se réjouissent, elle peut une fois de plus se demander où elle en est de ce travail réparateur si souvent troublé et toujours nécessaire, quels gages de sécurité on lui a donnés, comment elle aborde cette année nouvelle qui va être la quatrième depuis la paix qui a été l’inexorable dénoûment de ses désastres. Assurément ceux qui la représentent et qui la gouvernent ont une manière à eux de lui souhaiter la « bonne année. » Ils votent en courant des impôts nouveaux, ils promettent des fêtes à Paris. Des législateurs qui ont probablement des loisirs ouvrent à Versailles une académie où, sous prétexte de lois organiques, ils se livrent à l’étude de toutes les théories connues et inconnues du droit constitutionnel. Le ministère nomme des préfets et des ambassadeurs ; puis c’est toujours la grosse question : il s’agit de savoir de quel côté on penchera sans tomber, sur quelle fraction de la chambre on pourra s’appuyer, si M. le duc Decazes dispute l’influence à M. le duc de Broglie dans le cabinet, et si M. le duc d’Audiffret-Pasquier, sentant s’agiter en lui l’âme d’un Louvois, se dispose à escalader le ministère de la guerre ! Impôts, coups de tactique, conflits de vanités, rêveries sur les lois constitutionnelles, ce sont là sans nul doute des étrennes de nature à flatter le pays ; mais, si le pays à son tour pouvait parler, il aurait peut-être, lui aussi, ses souhaits de bonne année pour ceux qui le représentent et pour ceux qui le gouvernent. Il leur souhaiterait, dans son propre intérêt, une activité un peu moins tournée aux petites combinaisons et un peu plus occupée des affaires sérieuses, un peu moins de satisfaction d’eux-mêmes et un peu plus de netteté de direction. Il souhaiterait au gouvernement une vraie politique et à l’assemblée une vraie majorité, aux royalistes la résignation à ce qu’ils ne peuvent pas empêcher, et aux républicains un peu de sagesse. À tous, il souhaiterait un sentiment à la fois plus précis, plus énergique et plus désintéressé de l’œuvre qu’ils se sont donné la mission d’accomplir, et qui depuis quelque temps ne fait pas de sensibles progrès, — car enfin, il faut bien l’avouer, cette année qui expire aujourd’hui, elle laisse tout inachevé : elle laisse des pouvoirs mal définis, une politique intérieure sans précision et réagissant jusque sur nos relations extérieures elles-mêmes, une réorganisation militaire toujours incomplète, des commissions parlementaires toujours en travail de lois qui n’arrivent pas, d’un régime d’institutions fixes qui pourrait donner une certaine sécurité au pays et qu’on ajourne sans cesse.

Ce n’est point assurément que cette année 1873 qui finit ait passé sans aucun profit pour la France. De toute façon, elle restera d’abord l’année de la libération du territoire par l’acquittement définitif de la colossale indemnité de guerre dont nos désastres nous avaient légué le fardeau. Un peu plus de deux ans après que les armes étaient tombées des mains des combattans, la France a pu racheter de l’occupation étrangère la dernière de nos villes laissée en gage à l’Allemagne. En ce court espace, elle a trouvé dans son travail, dans son épargne, dans son crédit, de quoi payer 5 milliards ; elle a même devancé les termes des paiemens pour délivrer plutôt nos provinces, et cette opération si compliquée, si difficile, conduite avec autant de prévoyance que d’habileté, avec autant de prudence que de résolution au milieu des circonstances les plus douloureuses, reste l’ineffaçable honneur de M. Thiers, qui a pu laisser ce patriotique héritage entre les mains de ses successeurs au pouvoir. La libération n’est devenue définitive qu’aux premiers jours de septembre, mais elle était préparée et assurée avant le 24 mai. Oui, c’est l’année de la libération du territoire, et sous ce rapport l’œuvre de dévoûment qui s’imposait au patriotisme de tous a été complète. Ce succès a été le prix des efforts collectifs de M. Thiers, de l’assemblée et du pays lui-même. La France retrouvait ce jour-là son indépendance, la liberté de son action extérieure. Au premier abord, il semblerait qu’un événement de ce genre dût exercer une influence calmante, salutaire sur tout le monde, et que les partis, également frappés, également éclairés aussi, dussent se piquer d’honneur, montrer une modération plus attentive à mesure qu’on approchait du dénoûment, d’autant plus que, si le deuil finissait pour les provinces occupées, il ne finissait pas pour les provinces que nous ne retrouvions plus. Malheureusement il n’en a rien été, et si c’est l’année de la libération du territoire, c’est aussi l’année des élections de Paris aux derniers jours d’avril, de la chute de M. Thiers au 24 mai, des tentatives de restauration monarchique, de toutes ces violentes oscillations de partis qui, à travers une série de fautes des uns et des autres, ont fini par conduire à une sorte d’équilibre dans l’impuissance. Voilà le résultat. Tout découle en réalité de cet enchevêtrement de complications qui pendant quelques mois ont fait passer le pays par toutes les émotions, par toutes les crises intimes, sans le conduire, jusqu’ici du moins, à une situation fixe et définitive.

Ce sont les élections de Paris et de Lyon, au printemps de 1873, qui ont fait le 24 mai ; c’est le 24 mai qui a fait la situation actuelle avec ses caractères essentiels, avec ses incertitudes et ses faiblesses à peine voilées par la récente garantie de la septennalité. Cette révolution parlementaire du 24 mai, accomplie d’un tour de main dans une nuit, facilement acceptée à la faveur d’un nom honoré du pays, cette révolution avait pour objet, disait-on, d’enrayer le mouvement qu’on accusait M. Thiers de laisser se précipiter vers le radicalisme, de redresser la direction des affaires, d’assurer la prépondérance aux idées et aux intérêts conservateurs représentés par la majorité. C’était le programme ostensible. Soit, cela devait être habile, et c’était dans tous les cas possible, puisqu’on a réussi. La vérité est que ce qu’on appelait une politique n’était peut-être que l’absence de toute politique, qu’en s’enfermant dans les conditions où l’on se plaçait on se réduisait à vivre d’expédiens, de combinaisons, d’industrie parlementaire, pour maintenir une majorité en apparence compacte, en réalité profondément incohérente. Ce qui a manqué justement, c’est cette politique simplement conservatrice, ajournant les questions de république et de monarchie, maintenant ce qui existait, assurant au pays l’ordre, la paix, sous un régime impartial et protecteur. Cette netteté de politique, elle a manqué surtout en présence de ces tentatives de restauration monarchique qui ne tardaient pas à se produire, qui étaient sans doute dans la logique du 24 mai, et qui n’ont été en définitive qu’un humiliant mécompte pour ceux qui se sont jetés tête baissée dans cette aventure sans être sûrs de rien, sans savoir où ils allaient. Si le gouvernement était favorable à ces tentatives, c’était à lui de s’en emparer pour les diriger, pour les dominer, au lieu d’affecter une neutralité mystérieuse qui ne pouvait tromper personne ; s’il les croyait irréalisables, dangereuses, il devait intervenir franchement, résolument pour les arrêter, au lieu de s’effacer et de se retrancher dans une inaction calculée qui ne pouvait que favoriser toutes les incertitudes, toutes les agitations. Le seul résultat de ce long et pénible imbroglio a été de montrer la vanité des combinaisons monarchiques et l’indécision d’un gouvernement qui laissait tout faire, qui au fond n’évitait de prendre un parti que pour ne pas s’exposer à blesser des fractions de la majorité dont il avait eu besoin pour naître, dont il allait encore avoir besoin pour vivre. On sacrifiait tout, et on risquait de tout compromettre, même quelquefois le nom de M. le président de la république, pour une nécessité parlementaire.

Ces faits sont d’hier, ils résument une des plus singulières péripéties de cette année 1873, ils montrent à l’œuvre une politique qui a certainement l’intention d’être conservatrice, quoiqu’elle ait quelquefois une étrange manière d’interpréter et de servir les intérêts conservateurs. Eh bien ! qu’on y prenne garde, on semble maintenant recommencer cette campagne de l’équivoque au milieu de la confusion des partis, plus divisés que jamais, surtout peu éclairés par l’inexpérience. Ce qu’on a fait une première fois, au lendemain du 24 mai, avant les tentatives monarchiques, on a tout l’air de vouloir le refaire après le vote de la septennalité. Assurément cette présidence septennale, à laquelle on a été trop heureux de se rallier dans la déroute des espérances royalistes, cette présidence consolidée créait au premier abord des conditions nouvelles, précieuses, où le gouvernement pouvait prendre une direction plus décidée, où le pays pouvait trouver la garantie d’une sécurité plus durable ; mais, pour que cette combinaison devînt cette « réalité vivante » dont parlait M. le duc de Broglie, il fallait au moins savoir prendre son parti. Il y avait une politique qui se présentait d’elle-même, qui consistait tout simplement à déterminer sans plus de retard le rôle de cette présidence de sept ans au milieu d’un ensemble d’institutions qui ne peuvent pas s’appeler autrement que la république, puisque M. le maréchal de Mac-Mahon reste toujours président de la république. C’était tout bonnement se rendre à la nécessité des choses, et on n’avait même pas le choix. Peut-on en effet songer sérieusement à reprendre les projets de restauration monarchique après la désastreuse campagne qui a laissé de si cuisans souvenirs ? On ne se fait pas probablement de telles illusions. Dès lors il n’y avait plus à disputer avec la nécessité, il n’y avait qu’à prendre les choses comme elles étaient, à s’établir dans la situation où l’on se trouvait et à organiser la république. Dans ces conditions, la politique conservatrice pouvait reprendre toute son efficacité, parce qu’elle s’appuyait sur un terrain désiré et assuré.

Une des choses les plus curieuses au contraire, c’est que depuis le premier moment ceux qui ont créé la présidence septennale sont justement ceux qui ont l’air de la prendre le moins au sérieux ou de l’interpréter de façon qu’elle ne soit qu’une fiction, un expédient de circonstance, dont on reste libre de se débarrasser quand on voudra ou quand on pourra. Au lieu d’entrer franchement dans la voie nouvelle qu’on a ouverte, on tergiverse, on équivoque, on est plein de réticences. Au lieu de tenir pour résolues les questions de forme politique qui divisent le plus les esprits et de s’occuper des affaires sérieuses du pays, on délaisse les affaires, on les traite avec distraction ou avec une impatience hâtive, et on se jette sur tout ce qui peut entretenir l’incertitude et l’agitation. Quelle est la politique du ministère au milieu de cette confusion ? Le ministère a probablement une politique qu’il fera connaître un de ces jours un peu mieux qu’il ne l’a fait jusqu’ici avec la loi des maires et avec la menace d’une loi sur la presse. En attendant, il déploie ses talens de tacticien. Il met tout son zèle à calmer la mauvaise humeur des uns, à donner aux autres des espérances, à rallier les indisciplinés. Il ménage les légitimistes, il s’efforce de retenir les bonapartistes. Au fond, il voudrait bien aller jusqu’à un bout de centre gauche, mais il faut du temps, on ne voudrait pas trop se brouiller avec la droite. Bref, le ministère est trop habile, il se perd trop en combinaisons, c’est là sa faiblesse ; il multiplie autour de lui les petites complications, lorsqu’il ne pourrait prendre un ascendant réel sur les partis que par la fermeté de ses résolutions. Le tort du ministère est de peu diriger, et s’il croit faire ainsi de la politique, il se trompe ; il n’arrive qu’à compromettre une situation qui aurait pu être aisément très forte, à épuiser le prestige de cette présidence septennale dont il est le représentant, en l’exposant à perdre devant l’opinion le caractère d’un pouvoir impartial et supérieur. C’est là en effet une question que M. le duc de Broglie, devenu ministre de l’intérieur, peut s’adresser à lui-même. Quels sont jusqu’ici les résultats de la présidence septennale ? Les inquiétudes sont-elles sensiblement diminuées ? la confiance renaît-elle dans les affaires, dans le mouvement des transactions et des intérêts ? Qu’on y songe bien, M. le maréchal de Mac-Mahon a pu donner un nom respecté à la présidence ; c’est à ceux qui sont chargés de la direction politique de ne point dissiper en vaines combinaisons une autorité dans laquelle le pays a pu voir une rassurante promesse.

Que fait de son côté l’assemblée ? C’est elle qui a créé cette situation, cette septennalité, et il semblerait naturel qu’elle fût vivement préoccupée d’organiser, de constituer ce régime qu’elle a donné au pays. Malheureusement l’assemblée épuise de temps à autre tout son feu dans une discussion passionnée, puis elle revient à ses divisions, à ses confusions, ajournant souvent les questions les plus sérieuses, ou bien finissant comme aujourd’hui par subir l’obligation de voter en toute hâte un budget et des impôts nécessaires. On semble oublier à Versailles que l’assemblée actuelle n’est point une chambre ordinaire ayant son rôle limité et partiel dans un ensemble d’institutions. C’est au contraire une assemblée souveraine, omnipotente, résumant tous les pouvoirs ; elle représente une époque de crise, une situation certainement irrégulière et exceptionnelle. Lorsqu’elle prolonge cette crise, lorsqu’elle perd son temps en vaines et irritantes récriminations de partis, lorsque, par impuissance ou calcul, elle semble ajourner l’organisation d’un régime régulier, tout reste pour ainsi dire en suspens, c’est le pays qui paie ses divisions, ses querelles, ses lenteurs, les fantaisies de son omnipotence.

Un des spectacles les plus curieux à coup sûr est celui qu’offre en ce moment à Versailles la commission des trente, digne héritière de feue la commission des trente de l’année dernière. S’il ne s’agissait pas des intérêts les plus graves du pays, ce serait presque comique, La commission de cette année semble vouloir perfectionner l’art de perdre son temps. Il y a un mois déjà qu’elle a été nommée pour préparer les lois constitutionnelles, elle a tenu bon nombre de séances, où en est-elle ? Ce qu’il y a de plus clair d’abord, c’est qu’on a voulu retarder le plus possible les lois essentiellement organiques sur le pouvoir exécutif, sur la seconde chambre, celles dont M. le président de la république attendait la stabilité, la sécurité, pour le gouvernement. On a commencé par la loi électorale, et avant tout on s’est dit qu’il fallait nommer des sous-commissions chargées de se livrer à l’étude consciencieuse et attentive de toutes les élucubrations possibles, de toutes les théories imaginables, des œuvres des publicistes, des législations étrangères. Bref, on a ouvert à Versailles une succursale de l’Académie des sciences morales et politiques, sans se douter qu’on suivait l’exemple assez ridicule du conventionnel fameux qui, avant de faire une constitution, envoyait chercher les lois de Minos à la Bibliothèque nationale. Si on n’arrive pas à faire une loi électorale parfaite et à organiser le suffrage universel, ce n’est pas qu’on n’ait à choisir entre les systèmes. Ils se sont tous produits, et tous partent de ce point que la première nécessité est de changer la direction du suffrage universel en l’organisant, en le moralisant ou en le disciplinant. Seulement organisera-t-on le suffrage universel par en haut ou par en bas ? Aura-t-on une représentation des intérêts pour faire contre-poids à la représentation du nombre ? Donnera-t-on un supplément de vote proportionnel au chiffre des contributions ou inhérent à la qualité de chef de famille ? Substituera-t-on à la candidature officielle de l’empire une sorte de tutelle légalement représentée par des comités de département, d’arrondissement, de commune ?

En un mot, on a fait, on continue même encore le cours le plus complet et le plus varié sur l’électorat, puis après le défilé de tous les systèmes, après bien des dissertations, des exposés qui nécessairement ne conduisaient à rien, le président de la commission, M. Batbie, a fait observer d’un ton flegmatique qu’il serait peut-être utile de connaître l’opinion du gouvernement. Il y avait pourtant une manière de procéder bien plus simple. Il y a un projet présenté l’an dernier par M. Dufaure ; on n’avait qu’à prendre ce projet, à l’examiner, à le corriger, à le compléter, pour faire une loi où il n’y aura jamais tout ce qu’on imagine, mais qui suffira pour régulariser le suffrage universel, pour le prémunir contre ses entraînemens. On n’est pas sans doute à l’assemblée pour faire des études, on y est pour faire des lois pratiques, applicables. C’est le rôle d’hommes politiques de connaître ces questions et de savoir les résoudre sans s’égarer dans toutes les subtilités, fût-ce dans les recherches les plus ingénieuses. On ne voit pas que c’est là le plus étrange abus du régime parlementaire, que c’est une manière de le compromettre en le montrant dans ce qu’il a de périlleux ou de stérile. Malheureusement, pendant qu’on est dans les nuages ou qu’on se livre aux luttes passionnées des partis, les affaires sérieuses pressent, frappent à la porte, et on n’a plus le temps de les traiter sérieusement. La situation financière, le budget, les impôts nouveaux, tout cela, il faut le discuter, le voter au pas de course, et hier encore M. le ministre des finances, M. Magne, était réduit à demander qu’on se hâtât, qu’on ne perdît pas une heure, parce qu’il fallait que le budget fût voté assez tôt pour être promulgué avant le 1er janvier. Puisqu’on songe à organiser tant de choses à Versailles, on devrait bien organiser le travail parlementaire de façon à le rendre sérieux et fructueux.

C’est bien assez des difficultés intérieures de toute sorte qui font à la France une vie laborieuse et que l’année expirante lègue à l’année qui commence ; c’est bien assez de tout ce qu’on ne peut pas éviter, sans y ajouter les malaises, les équivoques de politique extérieure. Il y a cependant des esprits étranges qui trouvent que la France a trop d’amis, trop d’alliés, qu’elle a des relations trop étendues, trop faciles, et qui éprouvent périodiquement le besoin d’agiter des fantômes, de relever des questions irritantes ou inutiles. Des mandemens épiscopaux tirant le canon contre l’Allemagne ou contre l’Italie, une interpellation de M. le général Du Temple au sujet de l’envoi d’un nouveau ministre auprès du roi Victor-Emmanuel, voilà qui est de l’à-propos et qui est de nature à servir les intérêts publics ! On ne peut pas se résigner à voir la France et l’Italie vivre tout simplement, amicalement, comme elles doivent vivre ; c’est bien le moins qu’on cherche de toute façon à embarrasser ces relations naturelles. Il est vrai que M. Du Temple, avec son zèle bruyant de cléricalisme, n’a pas de succès jusqu’ici ; il est réduit à se plaindre amèrement de ses amis, qui ne le soutiennent pas, de l’assemblée, qui ajourne son interpellation d’abord après le budget, puis après la discussion des impôts nouveaux, puis après la loi des maires, et qui sait même si après tout cela on n’oubliera pas le fougueux interpellateur pour s’en aller en congé ? N’importe, M. Du Temple, en homme que rien ne trouble, monte périodiquement sur la brèche, c’est-à-dire à la tribune, pour rappeler qu’il a un discours à faire. Le malheur est qu’à côté de cet intrépide champion de l’église et du roi il y a les habiles qui chuchotent dans les couloirs avec des airs de mystère, qui vous confient tout bas que décidément les relations avec l’Italie sont mauvaises, que les troupes italiennes se massent sur la frontière. Ceux-là, et les importans s’en mêlent quelquefois, font moins de bruit que M. Du Temple, et ils font plus de mal par cette politique de faux bruits. Tout cela n’arriverait pas, si le gouvernement, qui est le premier à en souffrir, qui est le premier à sentir le prix, la nécessité de relations cordiales avec l’Italie, ne prêtait pas aux fausses interprétations par des ambiguïtés de conduite qui ressemblent fort à des ménagemens mal entendus pour des amis plus dangereux que des ennemis.

On parle toujours de l’ordre, et voilà des évêques qui, dépassant les limites de leur pouvoir sacerdotal, sans s’inquiéter du retentissement que peut avoir leur parole, sans mesurer leurs expressions, soulèvent les questions les plus périlleuses, font des mandemens tout politiques de nature à troubler l’action extérieure de la France ! De temps à autre, ces manifestations trouvent un écho plus ou moins autorisé dans l’assemblée, on tient une interpellation suspendue sur nos relations, et l’on veut qu’il n’y ait pas des difficultés, des embarras intimes, des malaises, qui ne semblent s’apaiser un instant que pour renaître bientôt !

Non, tout cela n’arriverait pas, si le gouvernement coupait court aux manifestations, aux chuchotemens, à la propagande des mauvais bruits par la netteté de son attitude. On n’en serait pas sans cesse à chercher où l’on va, ce qu’on veut, si le ministre rappelait aux prélats trop passionnés qu’ils n’ont aucune mission pour déclarer la guerre aux puissances étrangères, qu’ils doivent respecter les malheurs du pays, — si, après avoir nommé le marquis de Noailles ministre auprès du roi Victor-Emmanuel, il n’avait l’air de retarder son voyage à Rome, si, au lieu d’accepter des interpellations comme celles de M. Du Temple, il faisait sentir le danger de discussions sans issue et sans aucune espèce d’opportunité. On ne s’aperçoit pas qu’on aboutit ainsi à la confusion, qu’on finit même par faire souffrir notre dignité nationale de toutes ces apparences de tergiversations ou de velléités impuissantes. M. le duc Decazes, reprenant un mot prononcé autrefois par la Russie après la guerre de Crimée, disait récemment dans une circulaire diplomatique que la politique de la France était de se recueillir. C’est au gouvernement de prendre ses mesures pour protéger ce recueillement contre toute atteinte en maintenant intactes nos relations les plus naturelles et les plus précieuses, en écartant sans hésiter les vaines complications que désavouerait la plus vulgaire prévoyance. Ici c’est d’autant plus facile que l’Italie ne cache pas le prix qu’elle attache à ses relations avec nous. M. Nigra, qui s’était absenté cet automne, vient de reprendre son poste en France ; il est revenu pour être, ce qu’il a toujours été, le représentant le mieux accrédité, le plus sympathique des désirs de bonne intelligence, des sentimens d’amitié de l’Italie. Si M. Nigra est ici, c’est qu’il n’y a rien de changé dans cette politique, et c’est le roi Victor-Emmanuel lui-même, dit-on, qui a voulu que son ministre fût à Paris pour le 1er janvier. Si M. Du Temple tient absolument à savoir pourquoi on envoie un ministre français auprès du roi Victor-Emmanuel, et même pourquoi c’eût été un acte d’habile courtoisie de s’arranger de façon que le marquis de Noailles fût, lui aussi, à Rome pour le 1er janvier, qu’on le dise nettement, franchement à M. Du Temple et à ceux qui pensent comme lui, qu’on ne les fasse pas attendre : c’est pour dissiper toutes ces équivoques avec lesquelles il faut en finir, parce qu’on en viendrait à prouver qu’on ne sait plus ni ce qu’on veut ni ce qu’on peut. Il en est des affaires étrangères comme des affaires intérieures. Ici on n’a pas pu édifier une monarchie, et on fait des façons pour organiser la république ; là on ne peut pas même admettre la pensée d’une rupture avec l’Italie, mais on semble toujours craindre d’avouer trop haut cette politique de franche cordialité et de paix qui est la seule possible, qui seule est dans le sentiment et dans les intérêts des deux pays.

Les traditions de l’alliance de l’Italie et de la France, elles sont écrites dans un livre attachant et substantiel publié pas plus tard que ces jours derniers par un Italien d’autant de probité que de talent, M. Massari, sur l’homme qui a créé cette alliance par son génie, Cavour. Sous ce simple titre, le Comte de Cavour, souvenirs biographiques, l’écrivain, le député italien a tracé plus qu’une biographie, il a fait revivre une époque et un caractère. Nul ne pouvait raconter cette histoire mieux que M. Massari, qui a été l’ami, le coopérateur actif et toujours modeste de Cavour, qui était auprès de lui aux heures les plus critiques et aux jours du succès, qui après tant d’épreuves enfin, fidèle en cela à la pensée de son guide, est resté hautement, sincèrement attaché à la France, comme tout ce parti libéral et modéré qui a fait la fortune de l’Italie nouvelle. M. Massari a montré à l’œuvre, dans l’action publique comme dans la vie la plus intime, le politique, le patriote, le libéral sachant égaler la vigueur de la volonté à la supériorité des conceptions, prévoyant de loin, ne s’étonnant de rien, familier dans la puissance, et disant avec bonne humeur, au moment où il vient d’accepter le grand duel de 1859 avec l’Autriche : « Nous venons de faire de l’histoire, maintenant allons dîner. » Si l’on veut voir ce qu’un esprit éminent peut faire du régime parlementaire, le voilà. C’est par le régime parlementaire que Cavour a relevé le Piémont des ruines de Novare et a créé l’Italie nouvelle ; c’est avec des chambres qu’il a tout fait sans leur marchander leurs droits, mais en sachant les conduire. Et la diplomatie, il la pratiquait comme le régime parlementaire, résolument, mais libéralement, sans craindre de dire sa pensée, en sachant même se faire une arme de la franchise. « Je sais maintenant l’art de tromper les diplomates, disait-il gaîment, je leur dis la vérité, et ils ne me croient pas. » Il ne la disait peut-être pas toujours tout entière, ou bien il ne la disait qu’au moment où elle pouvait le servir. Quant au secret de sa politique, il ne le cachait guère. Qu’il nouât des alliances de commerce dès 1853, qu’il décidât la coopération du Piémont à la campagne de Crimée en 1855, qu’il allât à Plombières ou qu’il fît un emprunt en 1858, le but était toujours le même : il y marchait avec autant de prudence que de fixité, en s’efforçant de ramener à des conditions pratiques une des plus prodigieuses révolutions.

Certes peu d’hommes auront accompli d’aussi grandes choses dans un si petit nombre d’années ; le mérite de Cavour était de les prévoir, de les préparer lorsque personne n’y songeait, et, particularité étrange, c’est Cavour qui dès 1858, d’accord avec l’empereur Napoléon III, faisait les premières démarches auprès de la Prusse, qui avait alors pour premier ministre un prince de Hohenzollern, pour chef du gouvernement le prince régent, depuis l’empereur Guillaume. C’est Cavour qui, après s’être entendu avec Napoléon III, envoyait un personnage italien chargé de sonder le prince de Hohenzollern, de l’attirer à la cause qu’on se préparait à défendre, en ouvrant à la Prusse des perspectives nouvelles en Allemagne ; mais à cette époque le prince de Hohenzollern déclinait poliment ces ouvertures, se bornant à parler du Piémont avec courtoisie et protestant de son respect pour les traités. C’était le prélude inconnu d’événemens encore lointains, à peine croyables. À tous les faits publics, le livre de M. Massari ajoute cette partie intime qui éclaire et vivifie l’histoire. Ce qui reste évident par toutes ses actions, par toutes ses pensées, c’est que Cavour, même en prévoyant une alliance possible avec la Prusse, ne séparait pas les intérêts de l’Italie des intérêts de la France, créant ainsi une politique d’intimité permanente qu’on ne peut pas plus abandonner à Rome qu’à Paris sans péril pour les deux nations.

L’année nouvelle sera-t-elle plus favorable à l’Espagne que l’année qui finit ? L’abdication du roi Amédée, l’avénement de la république à Madrid, l’insurrection socialiste désolant les villes du midi et allant se concentrer à Carthagène, où elle résiste encore, la guerre carliste se perpétuant dans le nord, des crises de gouvernement, des impossibilités financières croissantes, un commencement de querelle avec les États-Unis, c’est là le résumé certes peu rassurant de ces dix derniers mois pour l’Espagne. Où en sont aujourd’hui tous ces incidens d’une histoire si agitée ? Heureusement voici une de ces complications espagnoles qui semble prendre une tournure nouvelle et même inattendue, c’est la complication extérieure, celle qui s’était élevée avec les États-Unis au sujet de la capture du Virginius par les autorités maritimes de Cuba. L’Espagne, il est vrai, s’était déjà exécutée : ne pouvant songer à résister, elle avait rendu le navire que les Américains réclamaient durement, elle était prête à donner jusqu’au bout toutes les satisfactions ; mais c’est ici justement que la question a changé tout à coup de face, au profit de l’Espagne. Les autorités judiciaires des États-Unis ont reconnu en effet que le Virginius n’avait pas le droit de se couvrir du pavillon américain, que par conséquent cette capture avait été légitime. Certes cette décision prise même en présence de la résolution du gouvernement et de la restitution du navire déjà réalisée, cette attestation du droit est des plus honorables pour les autorités judiciaires des États-Unis, qui n’ont pas voulu sanctionner le fait accompli ; le gouvernement de Washington se trouve néanmoins par cela même dans une situation singulièrement équivoque. Le mieux est maintenant pour le cabinet de Madrid de profiter de la circonstance pour en venir à une solution complète, définitive, plus équitable ou moins défavorable.

Malheureusement l’Espagne n’a que le choix des embarras, et les difficultés les plus graves pour elle sont à l’intérieur, d’abord dans les insurrections qu’on ne peut pas vaincre, qui à chaque instant menacent de s’étendre ou de se rallumer. Il y a plus de quatre mois déjà que Carthagène est au pouvoir des communistes ou fédéralistes, on ne sait de quel nom les nommer ; il y a plus de trois mois qu’on est en opérations devant cette ville, qu’on l’assiége, dit-on, qu’on va la cerner et la prendre. Le fait est qu’après avoir envoyé successivement trois généraux en chef, on n’a nullement pris Carthagène, qu’on l’assiége toujours, et que pour tout bulletin de victoire on annonce qu’on a ouvert une tranchée, qu’on a placé une batterie, qu’on a repoussé une sortie des insurgés. La ville tombera d’ici à peu sans doute ; mais enfin ce siége de Carthagène a déjà duré autant que le siége de Paris ! On commence à craindre maintenant que l’incendie révolutionnaire ne se rallume dans d’autres villes. Au nord, l’armée du gouvernement a tout autant de succès avec les carlistes, on va de victoire en victoire, assurent les bulletins ; on a ravitaillé Tolosa, car on en est là, il faut ravitailler les villes de l’intérieur des provinces basques. Le général Moriones, le brigadier Lona, menacent de toutes parts les carlistes. Oui, seulement ce qu’est devenu Lona, on ne le sait pas, et Moriones vient d’être obligé de s’embarquer avec ses troupes du côté de Saint-Sébastien, sur la mer de Biscaye, pour aller débarquer du côté de Santander. Était-il hors d’état de se dégager, de se frayer un chemin à travers les défilés du nord ? C’est fort probable. Où est-il aujourd’hui ? Il est dans tous les cas hors du théâtre de la guerre, et ce n’est pas lui qui menace les carlistes dans les provinces basques, où presque toutes les villes sont bloquées par les forces du prétendant.

Ce ne serait point là encore peut-être un mal irrémédiable, ou du moins ce ne serait qu’une de ces crises de guerre civile auxquelles l’Espagne est un peu accoutumée, s’il y avait un gouvernement assuré à Madrid. C’est là plus que jamais la question aujourd’hui. M. Castelar, depuis qu’il est au pouvoir, a certainement fait de sérieux et honorables efforts pour pacifier l’Espagne, pour réorganiser quelques forces militaires régulières, pour remettre un peu d’ordre là où il n’y avait que confusion. Il a eu même le courage, toujours assez rare, de comprendre et d’avouer que tout ce qu’on soutenait dans l’opposition n’est pas praticable dans le gouvernement, qu’il y avait des nécessités qu’il fallait savoir subir. Si, malgré les théories de philosophie humanitaire, il a maintenu dans toute son efficacité la peine de mort, c’est qu’il a vu que dans la profonde anarchie où était l’Espagne, en présence de la dissolution de l’armée, on ne pouvait arriver à rétablir la discipline militaire qu’en se servant de cette arme d’une répression inflexible. Il s’est rendu aux pressantes sollicitations des généraux, qui sans cela restaient exposés à être massacrés par leurs soldats, et finissaient par ne plus vouloir accepter de commandement.

Si dernièrement M. Castelar, exerçant les prérogatives des anciens gouvernemens, a nommé des évêques, c’est qu’il a compris que, dans un pays comme l’Espagne, on ne pouvait sans danger pratiquer le système de la séparation de l’église et de l’état. M. Castelar a pu gouverner à peu près depuis quelques mois parce qu’il avait reçu une sorte de dictature, parce que les cortès n’étaient point réunies. Or les cortès vont maintenant se retrouver à Madrid dans deux jours, et, par une coïncidence de mauvais augure, cette réunion a pour prologue aujourd’hui un conflit entre le président de l’assemblée, M. Salmeron, et le chef du pouvoir exécutif. M. Salmeron n’approuve pas la politique de M. Castelar, qu’il trouve trop conservatrice. Des négociations sont engagées pour amener une conciliation. Si elles ne réussissent pas et si le conflit est porté devant les cortès, qui l’emportera, de M. Castelar ou de M. Salmeron ? Ce dernier a bien des chances dans une chambre où dominent les opinions les plus extrêmes, où l’insurrection de Carthagène a de nombreux partisans ; mais, si M. Castelar est obligé de se retirer, l’insurrection peut se sentir encouragée, elle peut s’étendre de nouveau, et si le parti du prince Alphonse, du fils de la reine Isabelle, qui commence à s’agiter, prenait à son tour les armes, l’Espagne se trouverait plus que jamais prise dans un inextricable réseau d’anarchie. Étrange et sombre perspective pour l’année qui va commencer !

ch. de mazade.
COMÉDIE-FRANÇAISE.

JEAN DE THOMMERAY, par MM. Émile Augier et Jules Sandeau.


L’estime et la sympathie dont MM. Émile Augier et Jules Sandeau sont entourés, et le silence qu’ils gardent depuis trop longtemps, suffiraient à expliquer l’impatience avec laquelle leur nouvelle pièce était attendue ; mais de plus on avait lu le Jean de Thommeray, publié dans la Revue des Deux Mondes[1], on en avait apprécié le bien-dire et la délicatesse, qui sont les signes distinctifs du talent de M. Sandeau ; on avait été ému par le parfum d’honnête franchise, par le patriotisme sincère, qui animent ce roman, et l’on était d’autant plus désireux de retrouver au théâtre ces rares qualités, rendues plus saisissantes encore par le relief de la mise en scène. Le public n’a point été trompé. Il serait difficile de fixer la part qui revient à chacun des deux auteurs dans le succès de cette pièce. Et, quoiqu’en beaucoup d’endroits la griffe de chacun d’eux apparaisse, nous préférons ne pas diviser la responsabilité de l’œuvre, et laisser à leur communauté le poids tout entier du succès.

Le comte de Thommeray, comme on sait, vit en Bretagne, dans le château de ses pères, entouré de sa famille et de ses paysans. Des trois fils que le ciel lui a donnés, l’aîné seul, le vicomte Jean de Thommeray, est à la maison, où il mène comme son père la vie de gentilhomme campagnard, l’aidant à la gestion des biens, chassant, chevauchant dans les bois et respirant à pleins poumons l’air parfumé des grandes landes. Ce genre de vie n’a pas peu contribué à lui donner un caractère tout particulier. Aux délicatesses d’une nature aristocratique, aux nobles enthousiasmes d’un brave cœur, viennent se joindre les ardeurs contenues et les âpres énergies du Breton ; on devine en lui des rudesses, — et je ne sais quoi d’un peu sauvage qui inquiète sans déplaire. Il a déjà payé son tribut à la patrie par un séjour de quelques années dans l’armée, suivant en cela les traditions de la famille, qui veulent qu’un de Thommeray ait commencé la vie par être soldat. Il a fait comme son père, ses frères font comme lui, et au moment où la toile se lève on s’apprête au château à fêter le retour des deux jeunes soldats.

C’est au milieu de ces joyeux préparatifs que survient la baronne de Montlouis. Est-ce la curiosité qui l’amène chez le comte de Thommeray, qu’elle ne connaît pas, ou sa visite a-t-elle en effet pour but le règlement de certaines affaires de voisinage ? Ce qu’il y a de certain, c’est que Jean de Thommeray se trouve précisément là pour la recevoir et bien vite est sous le charme de cette séduisante créature. Elle est fort belle dans son élégante amazone et de plus possède cette liberté d’allure agressive, cette grâce provocante, qui font voir en elle une de ces charmantes désœuvrées du monde parisien. Elle lorgne de tous côtés, examine la vieille tourelle et trouve que « le château a beaucoup de cachet, » que le jeune vicomte avec ses façons étranges ne manque pas d’intérêt. La scène est finement écrite et parfaitement nuancée, Jean ne saurait être insensible en face de cette noble évaporée ; elle est pour lui comme la révélation subite d’un monde inconnu, d’autant plus séduisant à ses yeux que sa vie est plus calme et plus grave, La baronne est le démon tentateur auquel Jean doit céder, on le sent, on le devine. Cependant on entend bientôt la rumeur lointaine des paysans en même temps que la douce musique de la flûte et du biniou : la famille se groupe sur le perron devant la porte du vieux manoir, la foule envahit la scène, les deux frères de Jean apparaissent enfin avec leurs bottes poudreuses et leur costume de cavalier. Ils s’élancent dans les bras s’ouvrant pour les recevoir, et tous ces braves gens qui ont fait leur devoir s’embrassent en pleurant.

Ce n’est pas seulement sur la scène qu’on a pleuré ; l’émotion était grande dans la salle. C’est qu’en effet tout ce premier acte a une saveur délicieuse de vie pure et calme ; c’est comme un hommage rendu à la famille, au devoir et à la patrie. Tout cela ne peut se raconter, il faut entendre causer ces vieux époux si noblement respectueux l’un pour l’autre ; il faut voir la fiancée de Jean avec sa petite robe modeste et son sourire angélique ; il faut baigner ses yeux dans ce joyeux et touchant tableau. Nous sommes loin, il faut l’avouer, des tentatives qui se font d’ordinaire au théâtre. Il ne s’agit plus ici de morale transcendante et paradoxale, enguirlandée de détails aussi merveilleux qu’on voudra, mais laissant après soi je ne sais quelle odeur malsaine ; il ne s’agit pas d’entreprise dramatique spéculant sur le mauvais goût de la masse ou sur ses vicieux instincts. C’est une œuvre saine et mâle, vraiment française, dont les nobles tendances, franchement accusées, doivent éloigner toute critique de détail et suffiraient à ce succès de bon aloi, lors même qu’elles ne seraient pas soutenues par le talent des auteurs.

Au second acte, nous sommes chez la baronne de Montlouis, en plein monde parisien, mélange comique de spéculateurs et d’hommes bien nés où l’on s’amuse tout en faisant des affaires, où l’on marivaude entre deux baccarats. C’est là que nous retrouvons Jean de Thommeray, fort épris de la baronne, dont il est l’amant. Il n’est déjà plus le gentilhomme du premier acte, tout imbu des principes austères de sa famille : poussé par cette femme qu’il aime d’une passion étrange, parfaitement indiquée et rendue, il accepte les goûts et les vices de ceux qui l’entourent ; sous prétexte de payer un billet dont l’échéance menace sa maîtresse, il court à la table de jeu et s’abandonne au tourbillon. L’explosion de tendresse passionnée dont la baronne salue cette chute du gentilhomme est, dans sa vérité terrible, d’un effet saisissant : elle l’aime davantage depuis qu’il s’est abaissé jusqu’à sa hauteur ; l’espèce d’admiration qu’elle avait pour son caractère était entre elle et lui comme un obstacle qui vient de se briser. « Que tu es belle ! lui dit-il en plongeant ses regards dans ses yeux. — Tu es à moi, je t’aime, murmure-t-elle à son tour en s’abandonnant dans ses bras. — Dieu veuille que tu ne t’en repentes pas ! » À cette réponse de Jean de Thommeray, tout ce premier acte si pur et si touchant vous revient à l’esprit, et l’on frissonne malgré soi. Mme Favart, dans ce rôle de la baronne de Montlouis, est excellente d’un bout à l’autre, et tout particulièrement dans la scène dont nous venons de parler. Qu’il nous soit permis seulement de remarquer que, dans les momens passionnés, elle pousse le goût du réel jusqu’à bredouiller un peu, en sorte qu’un grand nombre de mots ne portent pas. Quant à M. Mounet-Sully, dont nous redoutions les ardeurs bizarres, il est loin de nous déplaire : sa personnalité légèrement étrange a de la saveur et du mordant dans ce rôle de gentilhomme breton perdu dans le monde parisien, et, à l’exception de deux ou trois endroits où ses coups de force sont d’une excentricité vraiment intolérable, il mérite les approbations qu’on lui donne. Autour des deux personnages principaux se groupent, dans ce second acte, plusieurs types curieusement tracés : c’est d’abord le jeune Roblot, spéculateur sans argent, mais doué de génie, que M. Coquelin met en relief avec expérience et sûreté ; puis un certain Jonquière, homme de bourse aux favoris trop noirs, à l’accent méridional, possédant une fortune aussi grosse que douteuse. M. Got excelle dans ces rôles comiques et marqués, où son jeu large et sa verve sont à l’aise. Enfin imaginez M. Thiron avec sa bonhomie fine, son sang-froid irrésistible, transformé en baron de Montlouis, par conséquent mari d’une coquette couverte de dettes, et en même temps protecteur heureux et confiant d’une déesse aux cheveux d’or du nom de Blanche. La conversation entre le baron et la baronne, la façon charmante dont celle-ci prouve à son mari son infidélité et met son pardon au prix du paiement de ses dettes, sont de la plus gaie, de la plus fine comédie.

Le troisième et le quatrième acte, qui se passent l’un dans le riche appartement de Jean de Thommeray, l’autre à Trouville, sont pleins de détails charmans, de scènes épisodiques où les auteurs semblent prendre plaisir à prouver que l’on peut avoir une idée généreuse, un but avouable et moralisateur, et en même temps posséder son métier d’une merveilleuse façon. Tout cela est groupé ou combiné avec une adresse que les spécialistes du genre pourraient difficilement dépasser. Parmi ces arabesques qui accompagnent et soutiennent le sujet principal, Jean de Thommeray poursuit sa route. Devenu homme de bourse associé à Roblot, gagnant beaucoup d’argent et menant grand train, il a bientôt cessé d’aimer la baronne, dont la passion est devenue d’autant plus vive qu’elle était moins payée de retour. Comme on le pense bien, Jean ne peut plus être, dans le milieu où il vit, l’homme d’un amour unique. Par hasard, il rencontre cette belle aux cheveux d’or que patronne le baron de Montlouis, et le voilà entre deux femmes, poursuivi par son ancienne maîtresse, ensorcelé par l’irrésistible beauté de cette fille au long chignon, tenté par les conseils de l’habile et peu scrupuleux Roblot. C’est à cette heure critique que la comtesse de Thommeray vient chercher son fils au milieu même du torrent qui l’emporte. Dans une scène pleine de cœur et d’éloquence, elle le conjure de renoncer à la vie qu’il mène, elle le touche, l’émeut ; en dépit de ses résistances, elle arrive à le persuader. On oubliera le passé, sa place est restée vide au foyer de famille ; c’est là qu’est le bonheur, le calme, la vie honorable, c’est là que sa fiancée l’attend… Il va céder, il cède ; ce soir même, il partira. Alors la chère vieille femme enlace son enfant de ses deux bras, le couvre de larmes et de baisers, de ces bonnes larmes maternelles, de ces chauds et larges baisers auxquels on ne résiste pas,… sur le moment du moins, car il suffit du retour inattendu de la belle pécheresse pour lui faire oublier son émotion et ses promesses. Qu’a fait pour cela cette fille irrésistible ? Elle a dénoué ses cheveux, lui a dit : « Recoiffez-moi, » et lorsque ensuite elle lui a tendu le bras en lui disant : « Où allons-nous dîner ? » il a répondu joyeusement : « Où tu voudras. »

C’est à Trouville, comme je le disais, que se dénoue cette situation où Jean se débat depuis son départ de la Bretagne. Tandis qu’on boit du champagne au casino, que l’on songe à spéculer sur les effets probables de la guerre avec la Prusse, que l’astucieux Roblot prépare pour son noble ami un mariage de vilaine apparence, quoique fort doré, tandis que la belle aux cheveux d’or réduit le baron de Montlouis à un désespoir qui fait rire aux larmes, la nouvelle de nos désastres arrive tout à coup : la bourse a baissé de 5 francs, Jean de Thommeray et son ami Roblot sont ruinés. C’est sur cette catastrophe que la toile tombe.

Vient alors un tableau final dont le succès a été immense, et qui est la moralité de l’œuvre : c’est la mise en action à peu près exacte de ce dénoûment qui a si fort touché dans le roman de M. Sandeau. Un décor exécuté de main de maître représente le quai Malaquais par une nuit d’automne. Presque au premier plan, à droite, débouche la rue Bonaparte, Au fond, l’aile droite du palais Mazarin, celle qui fut habitée successivement par Horace Vernet, Duret, et qui l’est maintenant par M. Jules Sandeau, se détache avec son toit élégant et pittoresque sur un ciel nuageux et tourmenté. À gauche, dans le lointain, le pont des Arts ; plus loin encore, le Pont-Neuf avec ses lanternes et le vieux quai de la ferraille, pailleté de lumières confuses. Pas un bruit, pas une âme. J’oubliais deux bons bourgeois rentrant chez eux en causant du siège prochain. L’effet est saisissant, et l’émotion vous prend à la gorge. Mille souvenirs de ce terrible temps vous reviennent à l’esprit : vous rappelez-vous les gares envahies par les femmes et les enfans, les adieux, les larmes, les petits bras potelés s’accrochant au cou de ceux qui restaient ?.. On se quittait, et on n’osait pas se dire au revoir ! Que ce fut triste, mon Dieu ! En plus de tout cela, ce pressentiment d’un issue fatale qui assombrissait l’horizon, et vous brisait le cœur.

C’est dans ce milieu que nous retrouvons Jean de Thommeray, dont les malles sont faites, et qui, lui aussi, va suivre les femmes et les enfans. Vainement un de ses amis, déjà blessé devant Paris, tente de le retenir et le rappelle au devoir… Il ne veut pas être dupe ; il sait la vie, et sa détermination est irrévocable, lorsqu’on entend au loin cette musique bretonne dont le poétique écho vous est resté dans l’oreille depuis le premier acte, et bientôt le bataillon des mobiles du Finistère, commandé par le comte de Thommeray, vient se ranger en bataille sur le quai. Je n’ai pas à décrire l’espèce de vertige dont Jean est saisi, et que l’acteur rend avec talent. À la vue de son père, de ses frères et de tous ces braves gens accourus pour défendre Paris, un enthousiasme subit s’empare de Jean. Il saisit un fusil avec ivresse et prend place dans les rangs. « Qui êtes-vous ? » lui dit son père, et il fait cette réponse superbe, que nous avons tous admirée dans le roman : « Je suis un homme qui a mal vécu, et qui veut apprendre à bien mourir. »

En somme, l’impression sera profonde dans le public, et le succès sera grand. MM. Augier et Sandeau ont fait plus que d’ajouter une bonne pièce à leur bagage littéraire, déjà si riche ; ils ont fait une belle et bonne action. Je dirai à la hâte que M. Mauban remplit avec une grande dignité le rôle du comte de Thommeray, et que Mme Guyon, dans celui de la comtesse, montre des qualités vraiment remarquables : elle est d’une tendresse maternelle touchante jusqu’aux larmes. Le personnage de la fille aux beaux cheveux ne m’est pas sympathique, quoique parfaitement bien joué par Mlle Croizette. Il y a là des duretés, des réalités de langage et de gestes qui assurément pourraient être atténuées, et avouons sans détour qu’il y aurait dans le quatrième acte de salutaires coupures à opérer. L’exécution dans son ensemble est tout près d’être parfaite. Les décors, la mise en scène, sont d’un goût irréprochable et produisent, au premier et au dernier acte surtout, un très grand effet. Souhaitons que le succès de cette œuvre excellente ait une influence sur notre théâtre et soit comme le jalon d’une voie nouvelle. Souhaitons aussi que MM. Sandeau et Augier nous fournissent encore de nombreuses occasions d’applaudir des types honnêtes et franchement tracés, semblables à ceux qui font le succès de Jean de Thommeray.


ESSAIS ET NOTICES.

I. — Bret Harte, Tales of the Argonauts, Spanish and american legends, Condensed novels, Sketches, Poems, etc. — II. Bret Harte, Récits californiens, trad. par Th. Bentzon, Paris 1873 ; Michel Lévy.

Il y a dans la rude existence du mineur californien, dans cette lutte sans trêve pour les biens matériels et cette concurrence sans merci, quelque chose qui à première vue semble réfractaire à la poésie. L’action chasse la rêverie. « Des vers ? dit le fougueux Percy, j’aimerais mieux être un jeune chat et crier miaou qu’un marchand de ballades ! Entendre tourner un chandelier de fer ou la roue qui grince sous l’axe mal graissé ne m’agacerait pas les dents comme des mièvreries versifiées ! » Et pourtant ces luttes âpres et ardentes ont leur côté héroïque, cette vie volontairement sauvage a ses aspects tragiques et ses gais contrastes qui devaient frapper l’œil d’un vrai poète. Bret Harte s’est constitué le chantre de ces argonautes de 1849 qui firent irruption dans les plaines désertes de la Californie ; il les a célébrés en vers et en prose, et l’originalité de ses récits lui a valu en peu d’années une renommée qui a franchi les bornes du Nouveau-Monde. Charles Dickens, nous raconte son biographe M. John Forster, saluait, quelques mois avant sa mort, dans Bret Harte un rival heureux, « Je n’ai rien vu depuis longtemps de plus saisissant comme peinture de caractères, » dit-il à M. Forster après avoir lu les deux esquisses intitulées the Luck of Roaring-Camp (la Chance du Camp-Rugissant) et the Outcasts of Poker-Flat (les Expulsés de Poker-Flat). Il y reconnaissait sa manière, appliquée à des sujets nouveaux et à des mœurs étranges qu’aucun romancier n’avait encore décrites. On peut en effet signaler certaines analogies entre le procédé de Bret Harte et celui du conteur anglais, notamment leur tendresse marquée pour les coquins sensibles et les vauriens généreux qui tout à coup se réhabilitent par quelque acte de dévoûment inattendu. Bret Harte s’excuse quelque part d’avoir évité dans ses récits toute leçon de morale positive, « J’aurais pu peindre tous mes coquins en noir, dit-il, — et les faire incapables de quoi que ce soit d’honnête ou de vertueux ; mais c’était encourir la responsabilité de mes créations, et c’est ce dont je ne me soucie nullement. » Le conteur californien s’est donc contenté de reproduire avec une dédaigneuse impartialité ce mélange de mal et de bien qui s’offrait à ses yeux, et cette indifférence au moins apparente le rapproche de Mérimée, en même temps que la sobriété de la touche et la vigueur du pinceau. Toutefois il est loin d’avoir la distinction et la profondeur du romancier français ; le dialogue est souvent faible, et la composition décousue, négligée, dès que le récit dépasse le cadre d’une simple esquisse. C’est un Mérimée en bottes fortes, un peu rude et parfois vulgaire. L’attrait de ses nouvelles réside en grande partie dans la nouveauté de ses sujets : il nous fait faire connaissance avec un monde étrange, il nous introduit dans les camps des chercheurs d’or, — mauvais lieux transformés en bourgades, villes-tripots, coupe-gorge de quelques milliers d’âmes. Il ne cache rien, ne déguise rien, et pourtant il parvient à nous intéresser, à nous émouvoir même, en racontant les douleurs et les joies, les angoisses et les succès de ses héros déclassés.

Francis Bret Harte est né en 1839 à Albany, dans l’état de New-York, où son père était professeur dans une école de filles. Esprit cultivé et amoureux de l’étude, ce père lui donna une éducation fort soignée ; mais il mourut en 1854, et le jeune Bret Harte, ébloui par les récits des gold-diggcrs, s’en alla chercher fortune en Californie. Il se jeta résolûment dans le flot humain qui venait d’envahir les solitudes des plaines qui s’étendent entre les rivages de l’Océan-Pacifique et le pied de la Sierra-Nevada, — flot bigarré où tous les âges, toutes les conditions, tous les degrés de culture étaient représentés. Il se laissa emporter par la vague. Pendant deux ou trois ans, il erra dans les camps de mineurs et les jeunes cités qui commençaient à sortir de terre, sans domicile fixe, essayant tour à tour d’une foule de métiers. Un désir incessant de changer de place, une impatience fiévreuse du repos et de la fixité possédait alors tous ces pionniers qui venaient fouiller les entrailles de la terre promise. Les camps naissaient et disparaissaient, des cités déjà florissantes se dépeuplaient dans l’espace d’un jour, selon les hasards de la fortune, qui poussait les chercheurs d’or à se porter vers des placers nouvellement découverts, avant d’avoir épuisé les anciens. Bret Harte, au milieu de ce tourbillon d’immigrans, se fit successivement mineur, maître d’école, typographe, journaliste, courrier au service d’une entreprise de messagerie à cheval, puis agent de cette compagnie, pour laquelle il allait et venait de l’une à l’autre de ces bourgades, collées sur les flancs des montagnes, qu’il nous décrit avec tant de charme, — Sandy-Bar, Poker-Flat, Wingdam, etc. Pendant ces voyages incessans, son imagination se saturait d’impressions pittoresques, se peuplait de figures bizarres et originales, qu’il devait plus tard transformer en héros de ses récits. Vers 1857, Bret Harte reprit le chemin de « la baie, » de ce havre fortuné qui représentait alors pour les travailleurs des camps les fraîches brises de mer, la bonne chère, enfin toutes les commodités de la vie civilisée qu’ils avaient laissées derrière eux dans les « états, » — il revint à San-Francisco. Là s’ouvrit pour lui la carrière littéraire. Il entra d’abord comme compositeur dans les ateliers d’un journal hebdomadaire, the Golden Era, et il y assemblait lui-même les types qui devaient imprimer ses premiers essais. L’éditeur du journal fut frappé du talent de son jeune ouvrier, et de l’atelier Bret Harte passa dans les bureaux de rédaction de l’Âge d’or. C’est vers ce temps qu’il se maria, et les soucis du ménage lui firent bientôt oublier ses habitudes de vie vagabonde. Pendant quelques années, Bret Harte appartint tout entier au journalisme militant, écrivant des articles au jour le jour, et dirigeant lui-même une gazette littéraire, le Californien. C’est là qu’il a publié pour la première fois ses Condensed novels, espèces de parodies où il s’efforce d’imiter, en les exagérant, les traits caractéristiques des principaux romanciers anglais et français, — charges assez lourdes et qui ne feront rire que des lecteurs américains. En 1864, il est nommé secrétaire de la Monnaie de San-Francisco, emploi qu’il garde six ans, et qui lui permet de consacrer ses loisirs à des travaux d’un caractère moins éphémère. Il paraît que c’est aussi vers cette époque qu’il a donné aux journaux franciscains la plupart des petites compositions héroï-comiques en patois californien dont la plus connue est la pièce de vers intitulée That heathen Chinee, — l’histoire du bon Chinois qui triche au jeu, — laquelle fit en 1870 le tour de l’Amérique et de l’Angleterre. Quelques-uns de ces morceaux sont pleins de verve et d’humour ; mais le traducteur qui s’attaquerait à ce slang intraduisible y perdrait sa peine ; il semble que le sel s’évapore dès qu’on cherche à rendre le sens des mots.

Au mois de juillet 1868, Bret Harte entreprit la publication d’un recueil mensuel, the Overland Monthly, qui eut tout de suite un succès très marqué ; c’était, dans la pensée des éditeurs, une œuvre de civilisation, comme le dit la vignette, un ours traversant une voie ferrée. C’est dans l’un des premiers numéros de ce modeste recueil que parut la touchante nouvelle intitulée the Luck of Roaring-Camp, — l’histoire de l’enfant adoptif de tout un camp de mineurs, — petit chef-d’œuvre qui attira d’abord l’attention sur le conteur californien, et qui fut bientôt suivi d’une série d’autres récits et d’esquisses de mœurs dont le fond est toujours fourni par la vie aventureuse des chercheurs d’or. Celui qui voudrait aujourd’hui visiter les sites où nous conduit Bret Harte ne les reconnaîtrait qu’avec peine, car un grand changement s’est opéré en très peu d’années ; les villes qu’il nous montre à l’état d’embryons sont maintenant bien bâties, macadamisées, éclairées au gaz, pourvues de tout le confort d’une civilisation avancée. Les personnages de ses récits appartiennent eux-mêmes au passé, à une époque disparue, on ne les rencontre plus que dans des lieux écartés. En effet, le véritable pionnier, ainsi que son prototype, l’Indien, recule devant le progrès qui vient appliquer son niveau à toutes les existences ; il n’attend pas d’être submergé par la marée montante de l’uniformité, il s’en va constituer ailleurs le noyau d’une nouvelle colonie. Les conditions de la vie de San-Francisco en 1849 se trouvent reportées à Sacramento en 1850, dans les centres miniers du sud en 1854, à Virginia-City en 1860, et ainsi de suite dans les champs d’or successivement découverts ; ce sont toujours les mêmes acteurs qui représentent la même comédie sur des scènes de plus en plus éloignées, et le juge Lynch, à leur suite, fait sa chevauchée dans le pays. Dans les villes aujourd’hui florissantes qui sont sorties de ces camps de bohémiens, nul vestige ne rappelle plus le passage des premiers fondateurs ; ils ont disparu sans laisser de trace. Bret Harte nous a conservé les souvenirs gais ou tristes d’un monde disparu.

En 1871, il quitta la direction de son recueil et la chaire de professeur de littérature moderne qui venait de lui être confiée à l’université de Californie, pour retourner dans son pays natal, l’état de New-York. C’est là qu’il a écrit Carrie, la plus récente de ses œuvres, qu’une plume exercée a traduite pour les lecteurs de la Revue après avoir présenté successivement Mliss, l’Idylle du Val-Rouge, les Maris de madame Skaggs. On retrouvera ces récits, sauf celui qui est le dernier en date, dans le volume que M. Th. Bentzon vient de publier et qui renferme ce qu’on peut appeler le dessus du panier du romancier californien. Bret Harte a eu le tort de laisser grossir son bagage littéraire par la reproduction d’une foule de boutades, de bluettes insignifiantes, ivraie que l’on trouve mêlée dans ses volumes à des récits composés avec art et qui resteront. Cette remarque s’applique surtout à ses Condensed novels et aux essais humoristiques réunis sous le titre de Civic and character sketches, parmi lesquels on rencontre toutefois quelques perles. Ce que Bret Harte a écrit de meilleur, ce sont incontestablement les Récits des Argonautes, titre sous lequel il a réuni les épisodes de la vie des premiers immigrans que la fièvre de l’or attirait dans les déserts de la Californie. Là il nous attendrit sur l’amour paternel du Camp-Rugissant pour Tom La Chance, l’enfant qu’une femme perdue a laissé en mourant à ses grossiers compagnons ; il nous intéresse au triste sort de Miggles, la belle pécheresse transformée en garde-malade, — à la douleur du « partenaire de Tennessee, » qui voit son associé, un voleur, pendu par la loi de Lynch, — à l’héroïsme du joueur Oakhurst, qui se tue pour ne pas vivre sur les provisions qui pourraient prolonger l’existence des misérables créatures expulsées du Poker-Flat en même temps que lui et avec lesquelles il s’est égaré dans la neige. Nous y retrouvons la Petite-Fadette sous les traits de l’aimable Mliss, qui se laisse apprivoiser par le jeune maître d’école de Smith’s Pocket. Quelques-uns des personnages secondaires qui y sont dessinés d’un trait léger sont des types qui reviennent ensuite plus d’une fois dans d’autres nouvelles : de cette famille est le fameux colonel Starbottle, gentleman de la vieille école, qui préside à tous les festins, règle les conditions des combats, se pose en arbitre du goût et des bonnes manières. Ces récits ont une saveur de terroir singulière, « quelque chose comme le parfum d’une branche de sapin de l’ouest ; » ils font revivre toute une époque, et ils suffiraient à établir la réputation d’un conteur.


Le directeur-gérant, C. Buloz.
  1. Voyez la Revue du 1er avril 1873.