Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1874

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Chronique n° 1025
31 décembre 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 décembre 1874.

Voilà donc la quatrième année révolue depuis ces jours de misère et de deuil d’où devrait dater désormais pour la France, après les grandes épreuves nationales, l’ère des résipiscences courageuses, des épurations et de la régénération par le malheur ; oui, déjà la quatrième année, et la première où notre pays ait pu respirer un peu librement sans avoir à compter avec une occupation étrangère léguée par la plus funeste des guerres. Que les enfans perdus de toutes les opinions aient la fantaisie de refaire ou d’arranger l’histoire à leur façon, avec leurs vieux almanachs, leurs éphémérides saugrenues et leurs souvenirs surannés : pour tous les esprits fidèles à leur patrie, émus des poignantes et fortes réalités nationales, il n’y a plus qu’une date sérieuse inscrite par une main implacable comme le point de départ d’une vie nouvelle où les jours et les années ne comptent que par ce qu’ils produisent pour l’œuvre commune, par les réparations qu’ils assurent ou qu’ils préparent.

Tout est là maintenant, tout s’efface devant le suprême et douloureux intérêt de cette crise de l’histoire qui a éclaté un jour à l’improviste au milieu de l’Europe étonnée, faisant oublier pour le moment les vaines querelles des partis, inaugurant pour nous un ordre nouveau de combinaisons, de préoccupations et d’efforts. La première affaire pour la France au lendemain des catastrophes était évidemment de se reconquérir elle-même, de racheter sa liberté à défaut de son intégrité, et ceci, la France l’a fait courageusement sans marchander les sacrifices, sans se laisser détourner de son but. Elle n’a rien refusé à celui dont elle avait fait son guide au plus fort de ses épreuves, qui avait à conduire pour elle, qui a conduit patriotiquement, habilement, les plus colossales et les plus délicates opérations de crédit. C’est l’œuvre, de moins de trois ans certes bien remplis (par une telle entreprise, dont le succès semblait à peine possible en si peu de temps et ne l’a été en effet qu’à force de soins et de prudence. Avant que 1873 arrivât à sa dernière heure, la libération du territoire était accomplie ; l’invasion ne se survivait que par les blessures qu’elle a faites, par les souvenirs qu’elle a laissés, par les conditions laborieuses et pénibles qu’elle a créées. Qu’aura produit à son tour cette année qui finit, qui se levait sur une nation délivrée de la veille, replacée désormais en face d’elle-même et de sa reconstitution intérieure ? Elle n’a peut-être pas le droit de se montrer bien triomphante, cette année qui s’en va assez tristement, ensevelie dans la neige et la glace d’une nuit d’hiver, laissant derrière elle toute sorte de questions obscures ou indécises, les partis plus implacables que jamais dans leurs prétentions. Elle risque de n’avoir qu’une modeste épitaphe et de figurer assez avantageusement parmi les années stériles ou inutiles. Ce n’est pas que toutes les fortunes lui aient manqué et qu’elle n’ait eu, si l’on veut, ses compensations. Elle a eu d’abord la paix, le premier des biens aujourd’hui ; elle a eu la faveur d’une récolte abondante, et le travail est si peu interrompu que les chiffres du commerce offrent une amélioration sensible sur 1873, — 3 milliards 445 millions d’importations contre 3 milliards 204 millions, et 3 milliards 507 millions d’exportations contre 3 milliards 488 millions. Sans doute la nature a été clémente, le soleil a fécondé la terre, et le pays, quant à lui, n’a pas cessé d’être laborieux comme il l’est invariablement quand on ne le trouble pas, quand on le laisse à la saine activité de sa vie et de ses affaires. C’est la politique qui reste nouée, qui ne peut arriver à se débrouiller elle-même, à trouver les conditions de sécurité nécessaires pour tous ces élémens de vitalité si énergiques, toujours si prompts à renaître en France. Voilà le mal auquel cette stérile année n’a pas porté remède, qu’elle laisse au contraire aggravé et compliqué, au point que les médecins particulièrement attitrés pour le guérir semblent n’avoir plus d’autre moyen que de s’en aller en congé le plus souvent qu’ils peuvent. Ils se fient sans doute à la nature, au tempérament du patient, et ils ont peut-être raison ; seulement ils s’exposent à ce que le patient finisse par être d’avis qu’il y a bien du temps perdu en consultations inutiles dont le dénoûment est toujours un congé.

C’est là en effet le plus clair du bulletin politique de 1874. On a vécu tant bien que mal et on n’a rien fait, ni pour le pays, qui attend d’être fixé, garanti dans ses intérêts, ni pour le gouvernement, qui demande en vain une organisation qui lui a été promise, dont il a besoin pour jouer son rôle avec une sérieuse et efficace autorité. Au moment où l’année commençait, toutes ces questions existaient déjà, et elles semblaient même si pressantes que la loi du 20 novembre 1873, qui donnait le pouvoir pour sept ans à M. le maréchal de Mac-Mahon, prescrivait la nomination immédiate d’une commission chargée de préparer les lois constitutionnelles. Ou cet acte du 20 novembre n’avait aucun sens, ou il faisait de l’organisation constitutionnelle le complément nécessaire, indispensable, de la prorogation. C’était la pensée de M. le président de la république lui-même. Qu’est-il arrivé cependant ? On dirait que dès ce jour-là l’équivoque est entrée en souveraine dans nos affaires, que, la prorogation une fois adoptée, il n’y a plus eu dans les partis qu’une préoccupation, une préméditation, celle d’éluder les conséquences de ce qu’ils venaient de voter. La commission des trente a été nommée, et elle a commencé par procéder comme si elle avait parfaitement conscience qu’elle avait été instituée pour ne rien faire, pour gagner ou perdre du temps. Elle s’est hâtée lentement. Le jour où, après cinq mois, M. le duc de Broglie, alors vice-président du conseil, a voulu demander la discussion d’une loi électorale et présenter un projet de sénat ou de grand-conseil, il a été abandonné par une fraction de la majorité qui l’avait soutenu jusque-là ; il est tombé sur le coup, la défection de l’extrême droite lui a fait sentir la valeur du concours qu’on lui prêtait. Quand M. Casimir Perier a fait la proposition qui pouvait être un élément de transaction, qui n’avait en définitive d’autre objet que de réclamer l’exécution de la loi du 20 novembre et l’organisation du gouvernement, la proposition a été repoussée. Quand M. le maréchal de Mac-Mahon est intervenu personnellement de la façon la plus énergique et la plus pressante par son message du 9 juillet, la majorité a feint de ne pas entendre, et la parole de M. le président de la république est restée un appel inutile qui a provoqué les railleries des grands politiques de l’extrême droite. Lorsqu’enfin, de guerre lasse et à la dernière heure de la session, la commission des trente elle-même est arrivée avec un projet dont M. de Ventavon était le rapporteur, l’assemblée a trouvé qu’il était temps d’aller se recueillir et respirer sous les frais ombrages, qu’elle avait bien gagné ses vacances en s’épuisant à ne rien faire. Au mois de juillet, elle a répondu à M. de Ventavon en s’empressant d’ajourner les affaires sérieuses à la’ session de décembre.

Voici que décembre est fini, et l’assemblée, déjà bien embarrassée dans les discussions qui commençaient à se produire, vient de s’ajourner de nouveau jusqu’au 5 janvier 1875, sous le prétexte fort respectable de ne pas troubler les fêtes de famille et les transactions de la saison par des agitations parlementaires. C’est là l’histoire d’une année assez stérile, on en conviendra, passée à ériger l’inaction en système, à jouer avec l’équivoque. Au 5 janvier cependant il faudra bien en venir à serrer de plus près et définitivement tous ces problèmes qui épuisent tous les pouvoirs en fatiguant l’opinion. Il le faut pour le pays, pour le gouvernement comme pour l’assemblée.

De toute façon, que la question décisive s’engage sur la motion renouvelée de M. Casimir Perier, sur le rapport de M. de Ventavon, sur quelque proposition directe du gouvernement, il n’y a plus moyen d’éluder ou d’ajourner une solution. L’assemblée elle-même est la première intéressée pour son autorité, pour son crédit, à ne pas laisser se prolonger une situation qui n’a plus du régime parlementaire que le nom et l’apparence. Qu’on se rende bien compte de cette situation. S’il y avait une majorité réelle, sérieuse, elle aurait sans nul doute la puissance et la légalité pour elle ; il n’y aurait rien à dire, ou du moins, après avoir discuté avec elle, il n’y aurait qu’à se soumettre à ce qu’elle déciderait comme à l’acte régulier d’un pouvoir légitime. La vérité est que cette majorité, qu’il n’est point impossible de retrouver, mais qui ne peut se reconstituer que dans certaines conditions nouvelles, n’existe plus, depuis longtemps et que, par un phénomène étrange, l’assemblée est livrée à la tyrannie des minorités. C’est le secret de l’histoire parlementaire de cette dernière année. L’extrême droite n’est qu’une minorité, et cependant, si elle ne fait pas les ministères, elle les défait assez lestement ; elle s’impose quelquefois, ou bien par ses défections elle réussit à tout paralyser. C’est un appoint avec lequel on se croit tenu de compter. Le parti bonapartiste n’est qu’une minorité plus infime encore, et pourtant à certains momens il a pesé sur la direction des affaires en refusant ou en prêtant le dangereux appui des quelques voix dont il dispose. Les radicaux sont, eux aussi, une minorité, et en se déplaçant ils peuvent aider au succès accidentel des coalitions les plus bizarres, de sorte que voilà une assemblée qui est la représentation suprême de la souveraineté nationale, et où cette souveraineté est à la merci de fractions d’opinion impuissantes par elles-mêmes, mais suffisantes pour tout empêcher ou pour tout dénaturer.

Remarquez bien ce qu’il y a d’extraordinaire et nous osons dire d’absolument monstrueux dans ces conditions où des minorités hardies peuvent tenir en échec une majorité hésitante et confuse. Lorsque les légitimistes extrêmes et les bonapartistes refusent de voter une seconde chambre, une organisation constitutionnelle, est-ce parce qu’ils trouvent ces propositions défectueuses ou trop peu conservatrices ? Nullement, ils ne s’en occupent même pas ; ils ne veulent pas d’une organisation parce que c’est une organisation, parce qu’il leur plaît, dût le pays y périr, de prolonger un provisoire précaire et troublé d’où ils espèrent voir sortir, les uns la monarchie, les autres l’empire. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est de prier M. le maréchal de Mac-Mahon de rester le gérant débonnaire d’une situation où ils veulent rester libres de mettre chaque jour en question le gouvernement.

Est-ce là ce qu’on appelle le régime parlementaire ? C’est une sorte d’anarchie légale où les minorités, dans un intérêt de parti, prétendent garder un droit permanent de sédition morale au risque d’entraîner le pays et l’assemblée elle-même dans toutes les crises. Il faut évidemment sortir au plus vite de cette situation fausse, que les partis extrêmes sont seuls intéressés à maintenir, parce que seuls ils croient profiter de l’inconnu, et le meilleur moyen de sortir de là, M. le président de la république l’a indiqué un jour dans un de ses messages, c’est d’en finir avec ces problèmes d’organisation constitutionnelle qui sont un péril tant qu’ils restent en suspens. C’est toujours résoudre la question par la question, direz-vous ; pour en finir avec cet éternel problème de l’organisation des pouvoirs, il faut une majorité qui n’existe pas ou qui du moins n’a pas réussi encore à se dégager du chaos parlementaire du moment. C’est bien là certainement la difficulté intime, nous ne le méconnaissons pas, et elle peut être un obstacle à tout. Si cette majorité n’existe pas, il faut qu’elle se retrouve, qu’elle se rallie sur le seul terrain où elle puisse se recomposer aujourd’hui ; il faut qu’elle oppose le faisceau des opinions modérées, la prévoyante décision d’une politique active et efficace aux turbulences des minorités, dont l’unique tactique est de démontrer que rien n’est possible. Ce qui est certain, c’est que l’assemblée ne peut échapper désormais à cette alternative ; elle est condamnée à retrouver une majorité d’action politique ou à s’en aller ; elle est placée entre la nécessité d’une organisation plus ou moins définitive, plus ou moins définie, dans tous les cas régulière et fixe, réalisant les seules choses possibles, — et l’extrémité d’une dissolution. Cette dissolution, elle peut venir sans doute d’un instant à l’autre ». elle peut même être inévitable et prochaine, et après tout ce serait la combinaison la plus simple, si elle était l’acte libre d’un pouvoir maître de lui-même, appelant spontanément le pays à se prononcer sur ses propres destinées. Ici, ceux qui réfléchissent ont à se demander ce que serait un vote de dissolution échappant brusquement à l’impatience des partis, éclatant dans le désarroi d’une séance troublée comme un aveu d’impuissance, livrant le pays aux chances d’une agitation tumultueuse et confuse. Ce sera peut-être de toute façon une nécessité, ce sera sûrement aussi une extrémité à l’heure où nous sommes, dans cette incohérence léguée par toute une année de stériles conflits. Avant d’en venir là, il y aurait, ce nous semble, quelque sagesse à tenter au moins un dernier effort pour reprendre tous ces problèmes d’organisation systématiquement obscurcis ou dénaturés, pour rallier une majorité à une œuvre de sécurité et de raison.

C’est là sans doute ce dont, on s’occupe dans ces quelques jours de vacances ou de répit avant le 5 janvier. Des négociations ont été engagées, dit-on, entre les divers partis, les délibérations se succèdent dans les conseils du gouvernement. On s’interroge, on cherche des combinaisons. Réussira-t-on à trouver une solution, un terrain de transaction ? Assurément ce n’est point impossible, si on le veut un peu fermement, si l’on commence par congédier les préjugés et les méfiances, si l’on aborde les questions simplement et franchement, si l’on cherche les élémens de solution et de transaction là où ils sont au lieu de s’épuiser à combiner des choses inconciliables. Il faut tout au moins savoir ce qu’on veut faire, dans quelles conditions on veut le faire. Et d’abord ce serait une bien étrange illusion de se figurer, après tout ce qui s’est passé, qu’on peut arriver à un résultat quelconque en se tournant encore une fois vers l’extrême droite et les bonapartistes, en essayant de reconstituer une majorité du 24 mai, fallût-il pour cela sacrifier une partie des lois constitutionnelles. Y a-t-on songé sérieusement ? Sur ce point, l’expérience est certes complète, on sait à quoi s’en tenir. Ce serait prolonger de parti-pris l’équivoque dont on souffre aujourd’hui en donnant pour auxiliaires au gouvernement qu’on prétend organiser ceux qui sont les-premiers à vouloir le maintenir dans la situation précaire et incertaine où il se débat si péniblement. Et à quoi aboutirait-on en sacrifiant la seconde chambre, dont ne veulent ni l’extrême droite ni les bonapartistes, pour ne conserver dans le programme que la loi électorale et le droit de dissolution, qui ne serait pas refusé à M. le maréchal de Mac-Mahon ? Ce serait justement sacrifier le plus essentiel et faire le présent le plus dangereux à M. le président de la république en le laissant armé de ce droit redoutable de dissolution en face d’une assemblée unique, souveraine. Ce serait au premier dissentiment un conflit organisé sans contre-poids, sans pouvoir modérateur, et ce qui se passe depuis un an est un spécimen de ce qui se passerait dans ce singulier régime mêlé de dictature et de souveraineté parlementaire. La seconde chambre, la loi électorale, le droit de dissolution, toutes ces choses sont inséparables dans une organisation à demi régulière, elles restent dans leur ensemble le seul programme possible d’une majorité sérieuse et du gouvernement.

Est-ce que l’esprit de modération et de prévoyance serait tellement affaibli, tellement aveuglé par les passions de parti, qu’il ne pût se trouver, même dans l’assemblée de Versailles telle qu’elle est, des forces parlementaires suffisantes pour faire prévaloir cette politique ? Après tout, il ne faut pas s’exagérer les impossibilités. L’extrême droite, si bruyante qu’elle soit, ne dépasse guère 50 membres, la droite modérée n’a pas plus de 90 représentans, les bonapartistes sont à peu près au nombre de 30, et il y a peut-être de 50 à 60 radicaux : tout le reste, centre droit, centre gauche, même une partie de la gauche modérée comme aussi de la droite modérée, tout cela n’est point inaccessible à la raison et peut se prêter aux transactions nécessaires. La vérité est, si on veut bien l’avouer, que souvent les difficultés sont moins encore dans les questions elles-mêmes que dans l’esprit de méfiance et de susceptibilité qu’on porte dans les négociations engagées jusqu’ici. On procède réellement un peu trop comme si on voulait se tromper mutuellement ou comme si l’on craignait toujours de tomber dans un piège. On discute sur des nuances et des subtilités comme si dans chaque mot il y avait une réticence. Faudra-t-il rappeler dans une déclaration générale que la loi du 20 novembre a nommé M. le maréchal de Mac-Mahon président de la république pour sept ans ? Quelle est celle des lois constitutionnelles qui aura le premier pas dans la discussion ? Qui sait ? Si on accepte tout simplement la république, qu’on ne peut pas supprimer, le centre gauche et la gauche ne tireront-ils pas parti de cette acceptation résignée ? Si on commence par voter la seconde chambre, le centre droit ne s’arrêtera-t-il pas ensuite devant la transmission éventuelle du pouvoir exécutif ? Et voilà dans quels raffinemens on se perd, le centre droit se demandant s’il peut se fier au centre gauche, et le centre gauche épluchant chaque parole du centre droit, si bien qu’au bout du compte, après avoir discuté, négocié, parlementé, on finit par se trouver au même point sans avoir rien fait, sans avoir atteint un but saisissable. Les uns et les autres restent en présence. Il serait temps en vérité de sortir de ces broussailles, de relever à leur juste hauteur tous ces problèmes d’organisation qui intéressent si vivement, si profondément le pays.

Est-on d’accord sur les points essentiels ? Voilà toute la question. Si on n’a pu arriver à s’entendre, c’est bien clair, la dissolution ne tardera pas à s’imposer. Si on est d’accord sur les conditions principales, qu’on agisse sérieusement, sans s’arrêter à des détails secondaires, sans se laisser enchaîner par de médiocres considérations de susceptibilité. C’est le rôle des chefs parlementaires, de ceux qui ont une certaine influence et une autorité par leur position comme par leur talent. Ils ne sont pas à l’assemblée pour leur plaisir ou pour leur vanité, pas même, dans un moment comme celui-ci, pour faire tout ce qu’ils voudraient ; ils sont là pour servir le pays, pour aider au bien dans la mesure de ce qui est possible et pour savoir au besoin prendre certaines initiatives quand il le faut. La France, qui voit tout et qui ne comprend pas toujours les bizarreries qu’on lui offre pour ses étrennes de nouvelle année, la France ne rejettera pas ses mécomptes sur les hommes obscurs qui ne sont en définitive que les soldats de toutes les armées parlementaires ; elle en accusera ceux qui ont un nom dans la politique, ceux qui, après avoir disposé de sa souveraineté, n’auraient su en rien faire, et se laisseraient conduire aujourd’hui aux crises décisives de la prochaine session sans avoir préparé les transactions appelées par tous les intérêts.

Le gouvernement, quant à lui, a son rôle tout tracé par les difficultés de sa position aussi bien que par les réclamations persistantes de M. le président de la république. À quoi s’est-il arrêté dans ces délibérations récentes qui ne sont point un mystère et où toutes ces questions paraissent avoir été agitées ? On aura beaucoup discuté sans doute, et on attend encore pour se décider. Une chose est bien certaine, le gouvernement ne peut s’effacer sans avoir l’air d’abdiquer ; il ne peut ni laisser tout faire, ni admettre qu’on ne fasse rien, et nul plus que M. le président de la république n’a le droit d’intervenir, de demander à l’assemblée la réalisation de promesses réitérées, de véritables engagemens consacrés par des lois. M. le maréchal de Mac-Mahon ne peut se méprendre sur cette comédie des légitimistes et des bonapartistes, qui ont toujours l’air de lui rendre hommage en refusant à son pouvoir les moyens de vivre. C’est le moment pour lui de reprendre son message du 9 juillet en l’accompagnant d’un programme arrêté, défini, et c’est précisément parce que M. le maréchal de Mac-Mahon est à l’abri de tout soupçon de coup d’état qu’il a le droit de parler avec une netteté plus décisive, de poser plus catégoriquement la question devant l’assemblée.

Après cela, il est bien clair que cette politique aurait besoin d’être soutenue avec toute l’autorité d’un ministère recomposé de façon à pouvoir se mesurer avec une situation toujours difficile. Si l’on pouvait choisir, ce qu’il y aurait de mieux serait de créer un cabinet de circonstance, ce qu’on pourrait nommer le cabinet de l’organisation constitutionnelle, en appelant les chefs des divers groupes parlementaires, — bien entendu ceux qui sont d’accord sur cette nécessité première d’une organisation, — à réaliser ensemble l’œuvre commune. Assurément un ministère ainsi fait, qui porterait au pouvoir non-seulement une idée politique, mais une pensée de rapprochement patriotique et d’abnégation, ce ministère aurait sur l’opinion comme sur l’assemblée la plus sérieuse influence morale. Il serait, aux yeux de tous, ne fût-ce que temporairement, l’image vivante d’une conciliation supérieure, de cette trêve dont on parle toujours en la pratiquant si peu. A défaut de cette combinaison, toute de circonstance, nous en convenons, et qui mériterait d’être tentée, ce n’est point dans tous les cas au ministère, tel qu’il est encore, que peut revenir une si délicate et si épineuse mission. Il le sait lui-même, il est trop visiblement insuffisant. C’était un ministère de vacances, il a fait son temps. Si la droite, ralliée aux lois constitutionnelles, doit avoir sa part dans le gouvernement, elle n’aura aucune peine à trouver, pour la représenter avec plus d’avantage, d’autres hommes que M. de Cumont et M. Tailhand. Si la droite se refuse à tout, il y a encore moins de raison pour que M. le ministre de l’instruction publique et M. le garde des sceaux restent à une place où ils ont dû être assez étonnés de se trouver un jour. Lorsque M. de Cumont, en sa qualité de ministre des beaux-arts, aura ouvert le nouvel Opéra, il aura sa page dans l’histoire, son consulat sera complet ! De toutes les manières, M. le maréchal de Mac-Mahon est évidemment obligé de renouveler son ministère, et c’est peut-être sous l’influence de cette préoccupation qu’il vient de réunir à l’Elysée les représentans les mieux accrédités des diverses opinions modérées, M. Dufaure et M. le duc de Broglie, M. Buffet, M. Bocher et M. Léon Say, M. d’Audiffret-Pasquier et M. de Kerdrel avec M. le duc Decazes et M. le général de Chabaud-Latour. C’est la première fois, si nous ne nous trompons, que M. le président de la république réunit un de ces conseils extraordinaires où des hommes du centre gauche sont appelés. C’est tout au moins la preuve qu’il y a chez lui une certaine impatience, le vif sentiment de la gravité de la situation et de l’impossibilité de prolonger une incertitude qui finit par rendre tout impossible, l’action régulière des pouvoirs publics aussi bien que l’apaisement du pays.

Cette démonstration de la nécessité d’en venir à une solution décisive, elle se révèle à chaque pas, dans toutes les affaires. Elle a éclaté l’autre jour à l’improviste dans cette courte session où l’on a bien cherché pourtant à éviter tous les conflits, et où les partis se sont trouvés brusquement aux prises à propos de l’élection de M. de Bourgoing dans la Nièvre. L’élection remonte à plus de six mois, elle n’a été examinée que récemment parce qu’elle se compliquait de l’affaire d’un comité bonapartiste siégeant à Paris et soumis à une instruction judiciaire qui a été dénouée par une ordonnance de non-lieu. M. le garde des sceaux, sans doute pour aplanir les choses ou pour amortir le débat, a commencer il est vrai, par déclarer assez naïvement que le ministère n’avait pas d’opinion, qu’il se désintéressait de la discussion. N’importe, la lutte, ou, si l’on veut, l’escarmouche a été un instant des plus animées, des plus instructives, élite a été l’occasion d’un discours très vif de M. Ricard, d’une intervention de M. Rouher, et elle a laissé voir dans un éclair le fond d’une situation politique. Ici, à parler franchement, il y avait deux questions. Il y avait d’abord cette instruction judiciaire qui a été suivie d’une ordonnance de non-lieu, et sur ce point M. Tailhand, en refusant de communiquer un dossier de justice, a obéi à de légitimes scrupules que la commission, de l’assemblée a eu raison de respecter. L’assemblée n’est nullement un tribunal. Par cela même qu’elle est omnipotente, elle est souvent sur le point, presque sans le vouloir, de dépasser la limite des attributions parlementaires. Prétendre interroger des actes judiciaires, les secrets d’une instruction, c’était tout au moins le commencement d’une certaine confusion de pouvoirs dont on devait éviter jusqu’à l’apparence. Les scrupules de M. le garde des sceaux fussent-ils excessifs, la commission de l’assemblée a sagement fait de ne point insister ; elle est restée dans son rôle en se bornant Il proposer une enquête parlementaire qui a été votée, et tout a été dit ; mais ce n’est là qu’un côté de cette discussion, dont l’intérêt reste évidemment tout politique. Au bout du compte, c’est l’empire qui a reparu dans l’assemblée sous la figure d’un comité bonapartiste, hier encore poursuivi, se recommandant aujourd’hui de l’appel au peuple, et ayant pour défenseur M. Rouher, l’ancien ministre d’état. M. Ricard avait évoqué contre le bonapartisme le vote presque unanime de déchéance qui se lie au vote douloureux de la paix. Oui, et c’est là ce qu’il y a de plus caractéristique, sans doute aussi de plus triste. Il y aura bientôt quatre ans que l’empire perdu par ses fautes, évanoui dans les catastrophes, recevait le dernier coup d’une condamnation légale, nationale, contre laquelle s’élevaient cinq voix seulement dans l’assemblée. Il y a deux ans à peine, M. Rouher, ayant à défendre l’administration impériale contre les accusations ardentes de M. d’Audiffret-Pasquier, avait besoin de toute sa dextérité pour se faire écouter, et maintenant, s’il intervient dans une discussion, il se fait à son tour accusateur. De la condamnation prononcée par l’assemblée, il en appelle au peuple, comme si le jugement était à réviser. Il parle habilement, nous ne le contestons pas, mais aussi avec des hardiesses de provocation bien étranges qui donnent la mesure du chemin qu’on a fait depuis dix-huit mois. En vérité M. Rouher se sent assez fort dans l’assemblée pour rappeler ceux qui l’écoutent ou l’interrompent « à la pudeur, » et il s’est laissé aller jusqu’à défier de mettre en cause les hommes de l’empire, — dont le pays n’a pas oublié les noms, assure-t-il. M. Rouher a bien raison de croire que le pays n’a pas oublié ces noms : ils représentent pour lui la guerre du Mexique, les connivences de 1866 qui ont préparé les désastres de 1870, la désorganisation militaire qui a conduit à la perte de deux provinces : ce sont là de singuliers titres à la reconnaissance publique et à ces réparations sur lesquelles M. Rouher semble compter !

Que s’est-il donc passé pour que l’empire, frappé d’une déchéance solennelle, s’attribue le droit de parler si haut et revendique aujourd’hui son rang parmi les prétendans au gouvernement de la France ? Voilà ce qu’on devrait se demander après cette étrange séance où l’ancien ministre d’état a saisi l’occasion de relever le drapeau de l’empire. La raison de cette recrudescence impérialiste, plus bruyante sans doute que sérieuse, est bien simple. Le bonapartisme a profité non-seulement des fautes qu’on a commises, des avantages d’administration dont on a payé son concours en certaines circonstances, mais encore de ce provisoire qu’on se plaît à maintenir, où on lui a fait une place, où un gouvernement est réduit à compter avec tout le monde pour vivre. Et maintenant, après avoir entendu M. Rouher, croit-on que ce soit du superflu ou de la fantaisie de vouloir assurer aux pouvoirs publics, avec la fixité constitutionnelle, le droit de se défendre, de ne pas se laisser perpétuellement contester ? Est-ce qu’un gouvernement peut vivre au milieu de tous ces partis qui se partagent déjà ses dépouilles, qui sont sans cesse occupés à le représenter comme l’introducteur de l’empire ou de la monarchie ? M. Rouher ne pensait pas à cela sans doute, et à sa manière il a donné les raisons les plus saisissantes, les plus décisives, de la nécessité de cette organisation, sans laquelle il ne peut y avoir ni action sérieuse pour le gouvernement, ni sécurité pour le pays. C’est une moralité comme une autre qui vient à propos, dont l’assemblée elle-même peut faire son profit en la donnant à méditer à tous ceux qui ont quelque souci de l’avenir.

L’année qui s’achève a-t-elle été plus féconde dans les lettres que dans la politique ? Tout récemment, notre voisin le roi des Belges, dans une pensée élevée et généreuse, fondait un prix de 25,000 francs pour des ouvrages d’histoire ou de littérature consacrés à la jeune nationalité dont il est la personnification couronnée. C’était agir en souverain éclairé, très noblement préoccupé d’encourager les travaux intellectuels. En France aussi il y a des prix : il paraît que cela ne suffit pas. Il faut plus encore, il faut une certaine atmosphère favorable, l’inspiration fortifiée par l’étude chez les écrivains, la sympathie attentive et le goût dans le public, la vigilance dans la critique. Il faut bien des choses qui se retrouveront sans doute, qui ne se retrouvent plus guère pour le moment que chez ces hommes d’élite dont le talent garde son éclat et sa sûreté, qui restent comme les représentans des grandes générations littéraires. M. Mignet est un de ces hommes, et avant que l’année finit, il y a peu de temps, dans une lecture à l’Académie des Sciences morales, dont il est le brillant secrétaire perpétuel, il a donné un exemple de plus de cet art supérieur et sobre qui sait d’un trait si juste reproduire une figure de l’histoire. Le sujet était fait pour inspirer le peintre. M. Mignet avait à raconter la vie du duc de Broglie, de cet homme d’intégrité et d’honneur à l’âme libérale, à la conscience droite, à l’esprit supérieur et fin, qui a tout traversé, tout connu, le malheur, la prospérité, les plus hautes positions de la politique, le ministère, la retraite, tous les régimes depuis la première révolution jusqu’à la veille de la guerre de 1870, sans cesser un instant d’être fidèle à lui-même. Qui croirait cependant que cet homme a pu être un jour un des proscrits de l’intelligence sous le dernier empire, qu’un livre qu’il avait écrit sur le gouvernement de la France, qu’il n’avait pas même publié encore, a été menacé d’être poursuivi comme l’œuvre d’un factieux ? Et le proscripteur est probablement, lui aussi, un de ceux dont le pays n’oublie pas le nom mémorable ! M. Mignet a raconté cette vie et tracé ce portrait avec la précision et l’habileté de son talent, en homme qui peint d’un mot un personnage ou une époque, qui fixe d’un trait une physionomie et un caractère moral. C’est le duc de Broglie tout entier qui revit dans ces pages, où tout est simple, mesuré et accompli.

C’est, à ce qu’il paraît, la saison des fêtes académiques et des discours. L’autre jour, M. Mézières, en entrant à l’Académie française, avait à faire l’éloge d’un homme qui fut, lui aussi, un esprit fin et habile en littérature comme en politique, Saint-Marc Girardin, et hier encore M. Dumas, l’éminent chimiste, traçait devant l’Académie des Sciences le portrait d’un savant étranger, M. de La Rive. Bientôt viendront d’autres réceptions, celles de M. Caro, de M. Alexandre Dumas, à qui M. d’Haussonville doit répondre, et en attendant, entre une comédie ou un drame et son discours d’entrée à l’Académie française, l’auteur du Demi-Monde vient de se donner le passe-temps d’écrire pour un livre illustré une préface à Manon Lescaut. Que dirait l’abbé Prévost, s’il pouvait lire le commentaire de l’aimable et ingénieux roman, « l’opinion de l’auteur de la Dame aux Camélias sur Manon Lescaut ? » Ce serait aussi intéressant pour lui que pour le public, et il serait peut-être aussi étonné que le public. L’auteur de la Dame aux Camélias voit en vérité bien des choses dans cette œuvre charmante écrite sans prétention aucune, destinée à devenir après un siècle le thème de toute sorte de variations morales et philosophiques. M. Alexandre Dumas est certainement un esprit habile à construire un drame, un talent plein de nerf et de verve, hardi et industrieux, chercheur, fouilleur intrépide, même jusqu’au mauvais goût. Dans sa préface de Manon Lescaut, comme dans tout ce qu’il fait, il y a des passages d’une vivacité un peu âpre et quelquefois presque éloquente. Seulement, voilà le malheur, l’auteur du Demi-Monde n’y prend pas garde, il en vient à une pleine satisfaction de lui-même qui ne laisse pas d’être singulière ; il tourne au professeur ou plutôt au pédagogue. Il sermonne, il prêche, il fait du haut de sa chaire de la morale et de la philosophie comme il peut, en homme d’esprit assurément, mais avec un goût douteux et surtout avec un sentiment artificiel et confus des choses qu’il déguise à peine sous son infaillibilité d’oracle. Il distribue des leçons à tout le monde, à la société, aux bourgeois, aux millionnaires, aux pauvres, aux courtisanes, à ceux que certaines peintures « gênent » ou « choquent, » et on dit même que le jour de sa réception il doit faire la leçon à l’Académie. Ce sera sûrement une joute intéressante entre gens d’esprit comme M. Alexandre Dumas et M. d’Haussonville, qui est homme de ressource autant que de bonne compagnie. La fête sera complète, et l’auteur de la Dame aux Camélias sera couronné par l’ombre de M. de Montyon comme moraliste ! Puisse donc l’année nouvelle être favorable aux lettres en excitant aux belles œuvres, et à la politique en maintenant la paix parmi les peuples. Pour l’instant, ce n’est point par la passion du mouvement que l’Europe semble emportée. L’Europe se repose un peu partout, à Londres et à Saint-Pétersbourg, à Vienne comme à Rome, à Bruxelles et à La Haye. On fête Noël et la nouvelle année. Tout ce qu’il y a d’animation, d’intérêt et de bruit se concentre à Berlin, où les émotions du procès d’Arnim se mêlent aux émotions des scènes parlementaires et où M. de Bismarck se mêle à tout. Voilà donc ce grand procès fini, du moins pour le moment, par une condamnation bénigne infligée à l’ancien ambassadeur d’Allemagne à Paris. Ce n’est, il est vrai, que le premier acte, puisqu’il y a un appel et que l’affaire doit se dérouler de nouveau devant un tribunal supérieur ; mais ce n’est plus là qu’un supplément judiciaire. Politiquement l’affaire est finie ; elle a révélé à peu près tout ce qu’elle pouvait révéler, elle a divulgué les secrets qu’on gardait, elle a mis l’Europe et la France dans la confidence de la diplomatie allemande.

Qu’a-t-il définitivement produit, qu’a-t-il révélé, ce singulier procès au caractère énigmatique ? Les Allemands semblent se figurer qu’il a une importance démesurée pour nous et croient qu’il a excité une émotion extraordinaire en France ; ils prennent pour un intérêt passionné et universel le bruit de certains journaux qui se sont tristement ingéniés à chercher dans toutes ces dépêches mises au jour des armes de polémique et de parti. En réalité, le procès d’Arnim, avec ses divulgations, n’a rien changé pour nous. Est-ce que nous avions besoin de cela pour savoir que la France était dans une situation aussi difficile que délicate ? Est-ce que nous pouvions ignorer que M. de Bismarck avait pour nous des attentions particulières, qu’il suivait avec une sollicitude quelquefois menaçante nos moindres mouvemens ? Que M. d’Arnim soit plus ou moins favorable au rétablissement de la monarchie en France, que M. de Bismarck juge à sa manière les chances de la république, cela ne nous dit rien. Tout ce que nous avons pu apprendre de plus neuf, c’est que, si un antagonisme si violent a éclaté entre l’ancien ambassadeur à Paris et le chancelier de Berlin, ce n’est point sûrement parce qu’ils différaient dans leurs sentimens peu bienveillans à l’égard de la France. M. d’Arnim mettait même dans ses dispositions des raffinemens étranges en cherchant des combinaisons de nature à multiplier les occasions de griefs pour l’Allemagne.

Cependant il reste toujours une question. Pourquoi M. de Bismarck s’est-il jeté dans cette aventure ? Quel intérêt a-t-il vu pour sa position personnelle comme pour l’Allemagne dans tout ce bruit, dans toutes ces divulgations ? Que M. de Bismarck soit de force aujourd’hui à tout braver, à se mesurer avec toutes les hostilités, avec toutes les difficultés, soit ; il n’est pas moins vrai que toutes ces dépêches, par ce qu’elles disent, par ce qu’elles laissent entendre, font un rôle singulier à l’empereur Guillaume, surtout à l’impératrice Augusta, dont les sentimens pour le chancelier ne sont point un mystère, et que ce sont là d’assez étranges conditions pour un premier ministre. M. de Bismarck prodigue la lumière et laisse tout divulguer, c’est fort généreux à lui. Nous ne demandons pas mieux que de savoir qu’un Allemand, même un ambassadeur, au milieu de la société française, ne peut pas avoir le sentiment qu’il appartient à une nation victorieuse, qu’il éprouve une sorte de malaise. Nous ne demandons pas mieux que d’assister à ce ménage diplomatique, où l’on voit un ambassadeur en guerre avec son ministre, en correspondance avec sa souveraine et surveillé lui-même dans son ambassade. M. de Bismarck aime la lutte. Quand il ne traduit pas M. d’Arnim en justice, il bataille avec le parlement en faisant arrêter un de ses membres en pleine session, et il force les députés à faire devant lui amende honorable de leurs censures d’un instant. Il triomphe du parlement et de l’ambassadeur ; mais dans ces luttes violentes il faut toujours triompher, et la question est de savoir ce qu’est parfois pour les plus fiers victorieux le lendemain de la victoire.

CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.

LA PHILOSOPHIE EN SICILE.
Storia della filosofia in Sicilia da’ tempi antichi al sec. XIX, libri quattro, di Vincenzo di Giovanni, 2 vol. in-12 ; Palermo.

La Sicile a vu naître et fleurir dans les temps anciens et modernes un grand nombre de philosophes, quelques-uns d’une haute valeur et d’une incontestable originalité. Cependant il n’y a pas, à proprement parler, une philosophie sicilienne comme il y a une philosophie grecque, romaine, française, allemande, anglaise et italienne. La philosophie en Sicile a été dans l’antiquité un rameau détaché de la philosophie grecque ; plus tard, elle a subi les diverses influences des civilisations qui se sont succédé dans l’île ; plus tard encore et aujourd’hui même elle n’est rien de plus qu’une branche de la philosophie italienne. A aucune époque, malgré l’éclat des génies individuels qu’elle a produits ou qu’elle s’est assimilés, on ne trouve en Sicile un ensemble et un corps de doctrines autochthones, si j’ose dire, qui puissent constituer une philosophie nationale. Il suit de là que l’Histoire de la philosophie en Sicile, qu’a entrepris d’écrire M. Vincenzo di Giovanni, a quelque peine à revêtir une unité qui vienne d’autre chose que de la communauté du sol où les divers maîtres ont vécu, enseigné ou écrit. Il y a là moins une école qui se développe qu’une suite de noms et une galerie de philosophes. Ce n’est pas la faute de l’auteur, c’est celle de la matière même qu’il traite, et où manque le lien logique qui relie entre elles écoles et doctrines, et en fasse un corps pour ainsi dire organique.

M. di Giovanni, professeur de philosophie au séminaire et au lycée Victor-Emmanuel de Païenne, archéologue et lettré délicat, s’est fait connaître par une édition des Œuvres philosophiques de Miceli de Montréal et par nombre de travaux personnels. M. di Giovanni appartient à la grande tradition du christianisme libéral. Il a un autre caractère, moins utile peut-être à un philosophe et à un historien, à savoir un patriotisme très vif et très accentué. Il est Sicilien et il adore son pays. Le patriotisme est une noble passion, mais parfois difficile à concilier avec les exigences de l’impartialité. L’histoire en effet n’est œuvre ni de parti ni de sentiment. Çà et là dans les livres de M. di Giovanni, on peut noter une complaisance pour les « choses siciliennes, » qu’un étranger comprend, mais qu’il ne partage pas toujours. M. di Giovanni a entrepris de mettre en lumière les titres littéraires de son pays. Il écrit dans sa préface : Mi sono rivolto ad illustrare quanto ho potuto le cose siciliane. Nous le dirons sans malice, il paraît en effet quelquefois moins les raconter que les illustrer.

Le premier volume de son ouvrage est consacré à l’histoire des philosophies antique, scolastique et moderne, le second à l’histoire de la philosophie contemporaine en Sicile. Dès le début, on voit percer le zèle patriotique que nous avons signalé. Selon M. di Giovanni, le mouvement philosophique qui précéda Socrate fut en grande partie l’œuvre des Grecs siciliens. Cette proposition ne peut être admise aisément. C’est de l’Ionie en effet que les fondateurs de l’école italique et de l’école d’Élée passèrent dans l’Italie méridionale. Pythagore, comme on sait, est né à Samos, et Xénophane à Colophon. Le caractère des spéculations de Pythagore et de Xénophane est fort différent sans doute de celui des spéculations de Thalès et d’Héraclite, et on ne peut guère soutenir qu’il y ait eu filiation des ioniens aux pythagoriciens et aux éléates. Il reste cependant que le littoral et les îles de l’Ionie demeurent le véritable berceau de la philosophie grecque. Les considérations ethnographiques dans lesquelles l’auteur est entré au sujet des premiers habitans du midi de la Péninsule ne semblent pas pouvoir prévaloir ici contre les indications de la chronologie.

M. di Giovanni a présenté un tableau très complet et très brillant de la culture antique en Sicile : l’éléatisme et le pythagorisme fondus dans l’enseignement d’Empédocle, la poésie gnomique y prenant corps dans la comédie morale d’Épicharme, la rhétorique trouvant ses premiers maîtres dans Corax, Tisias et Gorgias le Léontin, enfin sur cette terre privilégiée, bien avant qu’Athènes devînt le centre d’attraction et le foyer commun de toutes les œuvres de l’esprit, les arts, les sciences, la poésie, la morale et la philosophie florissant dans la plus belle et la plus riche harmonie, toute la vertu et toute la force du génie grec condensées en Sicile, tous les dons de l’esprit s’y épanouissant avec une richesse merveilleuse. Ce grand éclat s’éteignit avec la conquête romaine. La Sicile perdit en même temps sa fécondité et son indépendance. Tant qu’elle fut maîtresse d’elle-même, elle garda une place brillante dans le chœur de la littérature et des arts de la Grèce. Une fois chose romaine, elle devint stérile ou peu s’en faut. Son dernier grand homme tomba avec Syracuse, dont il avait retardé la chute. Après Archimède, la Sicile ne compte guère, dans la période antique, que des esprits de second ordre, exégètes et commentateurs d’Aristote et des néoplatoniciens. La philosophie des pères de l’église ne peut guère nommer non plus aucun docteur sicilien. Il est possible que saint Pantène, fondateur de l’école catéchétique d’Alexandrie, soit né en Sicile, — on ignore en quelle ville précisément ; — mais il est certain qu’il n’y résida pas. On compte encore comme Sicilien Firmicus Maternus, l’auteur du traité De errore profanarum religionum ; mais c’est un polémiste de peu d’autorité.

Pendant le moyen âge, la Sicile fut successivement foulée ou occupée par les Vandales, les Byzantins, les Arabes, les Normands, les Angevins, les Aragonais et les Espagnols. Elle fut le théâtre de luttes fréquentes et n’offrit nulle part un centre de culture comparable aux écoles de Bologne et de Padoue. Entre les diverses branches des connaissances humaines, les Arabes estimaient peu la philosophie. La philosophie, comme on l’a prétendu, était-elle antipathique en effet au génie sémitique ? Nous ne savons ; mais elle paraît avoir été suspecte et peu populaire parmi les Arabes. Les seuls et vrais philosophes arabes semblent être des théologiens, des commentateurs du Coran et des sectaires. Les quelques aristotéliciens arabes sont des exégètes de seconde ou de troisième main, souvent infidèles sans le savoir et involontairement originaux, quand ils le sont. L’Aristote arabe, demi-syrien et demi-alexandrin, est un Aristote contrefait et qui ne ressemble guère au véritable Aristote. En traversant différentes traductions, celui-ci est devenu méconnaissable. On peut donc le dire, le mouvement des idées auquel président les Arabes, et plus tard l’empereur allemand Frédéric II, roi de Sicile, n’est rien moins que philosophique. De même les controverses du moyen âge entre les réalistes et les nominalistes eurent certainement un écho en Sicile, où les thèses réalistes parurent s’ajuster mieux au génie fin, subtil et idéaliste des Siciliens ; mais ce ne fut qu’un écho qui reproduisit en l’affaiblissant le bruit un peu vain des autres écoles européennes. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’arrêter sur aucun des noms et des ouvrages dont M. di Giovanni a recueilli pieusement le souvenir. L’esprit et la méthode du moyen âge durèrent en Sicile plus longtemps que partout ailleurs. Les penseurs qui, à l’aurore des temps modernes, ouvrirent la porte à une philosophie plus indépendante, et apprirent à l’Europe, si l’on peut dire, l’usage de la libre raison, sont pour la plupart Italiens. Aucun d’eux, ni Pomponazzi, ni Telesio, ni Patrizzi, ni Vanini, ni Giordano Bruno, ni Campanella, ne paraissent avoir eu d’influence, sur Ja direction des esprits en Sicile. C’étaient, il est vrai, plutôt de brillantes individualités que des chefs d’école ; c’étaient des agitateurs d’idées plutôt que des guides et des initiateurs véritables. Plusieurs même paraissaient n’avoir secoué le joug d’Aristote que pour embrasser l’idéalisme transcendant des néo-platoniciens ; d’autres associaient au positivisme épicurien les chimères de l’astrologie ou de l’alchimie.

La philosophie de la renaissance avait été tout italienne. La philosophie moderne est presque exclusivement française en Italie même et en Sicile. Galilée sans doute peut être mis en face de Descartes. C’est un génie de même ordre, aussi pénétrant, quoique moins étendu ; mais c’est un grand savant et non un chef d’école. Il a élargi la sphère de l’observation physique, il a par son exemple enseigné à laisser les textes pour interroger le grand livre de la nature, il a fait de belles découvertes : on ne peut pas dire qu’il ait produit ni un système nouveau ni un mouvement d’idées philosophiques original. Fortunato Fideli et Alphonse Borelli, mathématiciens et physiologistes siciliens, et dont le dernier paraît avoir fondé la statique animale, sont rattachés par M. di Giovanni à l’enseignement de Galilée. Le savant professeur de Palerme veut dire sans doute qu’ils portèrent dans leurs recherches la liberté d’esprit et la méthode que Galilée avait pratiquées. Cette liberté d’esprit et cette méthode ne constituent pas à proprement parler une école. Fardella de Trapani, qui enseigna à Padoue vers 1700, peut, à plus juste titre, ce semble, être considéré comme cartésien. Encore en effet qu’il n’ait pas vu dans la doctrine de Descartes le dernier mot de la philosophie, il n’a pas laissé cependant de s’en porter l’interprète et le défenseur, et a surtout embrassé sa méthode avec zèle. M. di Giovanni restitue au cartésianisme sicilien un de ses plus fermes disciples dans la personne de Thomas Campailla et cite plusieurs beaux passages de son poème philosophique intitulé Adam ou le Monde créé, qui sont en effet de pure inspiration cartésienne. Jusqu’à la mort de Campailla (1740), le cartésianisme, bien que suspect dans les écoles de la compagnie de Jésus, domina en Sicile. C’est à ce moment que les idées de Leibniz commencèrent à s’y introduire. En 1750, les bénédictins de Saint-Martin professaient publiquement les doctrines de Leibniz, déjà répandues dans les principales écoles de l’île, à Palerme, à Catane, à Cephalù et à Montréal. Déjà, vers 1730, Muratori regrettait que Campailla se fût mis aussi servilement sous la tutelle de Descartes : Dico bene che gli uomini grandi corne il signor Campailla hanno da mettersi in maggior liberta di pensare ; e certo é che oggi é cadula di pregio oltramonti la si famosa scuola cartesiana.

Le marquis de Natale fit pour la doctrine de Leibniz ce que Campailla avait fait pour celle de Descartes. Il l’exposa en vers. C’était une nouveauté. Le pouvoir était soupçonneux. Les jésuites, toujours à l’arrière-garde du mouvement des idées, firent poursuivre et supprimer cette œuvre. Cependant le branle était donné. Vincenzo Flerès, Gambino Judica et beaucoup d’autres à Palerme, à Catane, dans les séminaires et dans les cloîtres, expliquaient et enseignaient avec une juste indépendance les opinions de Leibniz.

Enfin Miceli (1733-1781) et son enseignement plus original ferment l’ère moderne de la philosophie en Sicile. M. di Giovanni, qui a étudié de très près et connaît à fond le système du maître de Montréal, dont il a le premier publié plusieurs importans ouvrages, s’y arrête et l’expose en quelques pages avec une savante précision. C’est une doctrine qui a quelque rapport avec celle de Giordano Bruno et celle de Spinoza, moins hardie que la première et moins abstraite que la seconde. Le fond du système, et, comme on dit, l’idée maîtresse, est l’affirmation de l’unité de l’être réel, vivant, éternellement agissant, à la fois toute-puissance, sagesse et amour. Rien n’existe qui soit par soi, Dieu seul est par lui-même. Les choses visibles et invisibles, les corps et les esprits, ne sont que des représentations extérieures, phénoménales et changeantes de ses attributs, que les états essentiels de l’être unique et vivant. La nature est comme le vêtement, l’ombre incomplète de Dieu jetée dans le temps et dans l’espace, et s’y déployant sans limite ; mais elle n’ajoute rien à Dieu, elle n’achève ni ne complète sa réalité. Il se suffit et en est indépendant. Miceli, quoique M. di Giovanni l’en défende, incline visiblement au panthéisme de Xénophane avec une teinte de mystycisme. Où est l’être en effet dans cette doctrine ? où est la réalité ? Avec Xénophane et Platon, Miceli répond : en Dieu seul, qui est l’être en soi. La nature et l’homme n’ont pas d’individualité. Ce ne sont qu’ombres, fantômes, reflets et vaines apparences. Dieu comprend en soi tout l’être. Dire que tout est Dieu n’est pas la vraie formule du panthéisme, elle est plutôt d’affirmer l’unité absolue de l’être, soit que l’infini soit absorbé dans le fini, soit que le fini soit absorbé dans l’infini. C’est à cette deuxième forme mystique du panthéisme qu’il semble qu’en dernière analyse aboutisse le système du philosophe de Montréal.

Avec Miceli, la philosophie sicilienne sortit de l’ornière des philosophies de seconde main. Pendant tout le XVIIIe siècle, elle s’était traînée à la suite de Descartes et de Leibniz, dont les opinions ne semblaient être arrivées dans l’île qu’après avoir fait le tour du monde, si l’on peut dire, et vu partout leur crédit diminuer ou se perdre. Miceli édifiait à Montréal un nouveau système au moment où partout ailleurs on paraissait las des systèmes. Il renouvelait et rajeunissait la métaphysique au moment où en Écosse on réduisait la philosophie à une sorte d’histoire naturelle de l’esprit humain. Il professait un idéalisme plein de hardiesse, alors qu’en France les meilleurs esprits oscillaient entre un sensualisme grossier ou un scepticisme frivole, avant même que Kant eût mis au jour la philosophie critique. C’est un phénomène digne d’être remarqué, que cette sorte de résurrection de l’éléatisme, d’un éléatisme mystique et chrétien dans la patrie d’Empédocle à la fin du XVIIIe siècle.

Du vivant de Miceli et surtout après sa mort, Montréal devint le foyer le plus intense de la haute culture philosophique en Sicile. Les disciples de Miceli, Barcellona, Rivarola, Zerbo, Guardi, Paul Bruno, tous ecclésiastiques comme lui, mais unissant une juste liberté d’esprit à une foi sincère, expliquèrent, propagèrent et défendirent sa doctrine, et retardèrent peut-être l’invasion du sensualisme condillacien en Sicile. Déjà en France, grâce à l’influence des psychologues écossais, les idées sensualistes perdaient peu à peu du terrain. Tedeschi fut en Sicile le représentant le plus illustre et le plus écouté de cette idéologie spiritualiste dont Laromiguière était chez nous l’interprète un peu timide. L’enseignement de Victor Cousin, qui s’efforçait de concilier Platon, Descartes, Leibniz et Thomas Reid, la haute spéculation et le sens commun, les données de l’expérience et celles de la raison, trouva dans Mancino un sage et judicieux imitateur. M. di Giovanni, dans un appendice de son second volume, a publié quelques lettres échangées entre le chef de l’école éclectique française et le professeur de l’université de Palerme qui sont fort curieuses. On y voit Victor Cousin empressé à étendre au loin cette maîtrise intellectuelle qui, en France, eut parfois les allures d’une dictature un peu jalouse, la facilité de ses scrupules, son goût de l’autorité et en même temps de la paix, ses précautions pour éviter les attaques et jusqu’aux soupçons de l’église, ses professions de respect pour l’enseignement catholique’et son souci d’effacer ou d’atténuer tel ou tel passage de ses écrits qui pouvait donner lieu aux accusations de germanisme et de panthéisme hégélien. Si l’on changeait par la pensée le nom du correspondant de Victor Cousin, et qu’on supposât que cet échange de lettres eût eu lieu avec Miceli, on croirait vraiment, à voir la hardiesse spéculative de l’un, l’esprit timoré et les scrupules de l’autre, que c’état Victor Cousin qui portait le rabat du prêtre.

Dans ses trois derniers chapitres, M. di Giovanni passe en revue les nouveaux thomistes ou traditionalistes dont le père Ventura, né à Palerme, fut un des plus illustres représentans, les ontologistes, dont il étudie avec soin le dernier interprète, d’Acquisto, libre héritier du génie spéculatif de Miceli, enfin les historiens de la philosophie, Mongitore, Domenico Scina et Narbone. M. di Giovanni, par l’œuvre dont nous parlons ici et par nombre de savans écrits et d’importantes monographies, mérite bien qu’on ajoute son nom à ceux des historiens philosophes de la Sicile. Il a terminé son ouvrage par quelques pages qui ont l’éclat et l’accent d’un hymne en l’honneur de sa belle patrie. Il y met en si vif relief le travail de quatre civilisations, tant d’œuvres d’art, tant de monumens du génie humain, qu’on oublie malgré soi un présent quelque peu stérile en face d’un passé si riche et si fécond, et qu’on lui pardonne d’ajouter : « Ce drame de vingt-cinq siècles auquel nous venons d’assister, si varié de scènes et de personnages, nous a permis de voir avec une joie consolante que dans notre race ne s’est pas affaiblie cette vertu créatrice si bien propre à faire avancer les arts et les sciences, qui est surtout le caractère de la nation sicilienne, que pendant tant de siècles cette pointe d’esprit dont parlait Cicéron ne s’est pas émoussée, que nous avons gardé constamment cet esprit de sage tempérament qui est le cachet de la philosophie en Sicile, grâce auquel elle sut toujours corriger les excès des systèmes et maintenir l’harmonie entre les extrêmes… Empédocle, dans les temps antiques, rapprocha dans un juste accord ioniens et éléates ; sous le règne de la scolastique nombre de nos philosophes surent concilier péripatéticiens et platoniciens, thomistes et scotistes ; à l’âge moderne, corriger Descartes et Leibniz. Aujourd’hui encore nous savons unir et fondre ce qu’il y a de bon et de solide dans l’idéalisme et le sensualisme, dans le panthéisme et le matérialisme, dans le traditionalisme et le rationalisme, et en former une philosophie large et compréhensive qui respecte en même temps les droits de la raison et ceux de la foi, la conscience individuelle et les croyances du genre humain, qui se garde à la fois de la routine et des nouveautés aventureuses, une philosophie qui soit chose vivante et non morte, spéculative et pratique en même temps, contemplatrice passionnée du vrai et opératrice du bien. » — « En écrivant cette histoire, dit M. di Giovanni, on m’accordera que je n’ai pas appliqué mes faibles forces à un indigne objet. Je veux pouvoir dire avec Fazzello que ce qui allège le sentiment de ma faiblesse, c’est qu’à défaut d’autre honneur il me suffit d’avoir répandu un peu de lumière sur ma patrie et sur nos ancêtres. » Que M. di Giovanni, pour être complet, se soit arrêté sur des noms et des œuvres de valeur contestable, que toutes les parties de son livre n’aient pas pour un étranger un égal intérêt, que nombre de ses pages témoignent d’un zèle exclusivement sicilien, il faut le reconnaître. Mais pour qui a vu cette belle terre de Sicile et sait quelque chose de son histoire, cet amour passionné qui rattache le présent au passé est un sentiment trop naturel et trop noble pour qu’on ose le blâmer sévèrement. En publiant ces annales de la philosophie en Sicile, M. di Giovanni en somme n’a pas seulement honoré son pays, il a rendu un signalé service aux chercheurs et nos érudits de l’Europe cultivée.

B. Aubé.
Les Pensées de tout le monde, par M. Arnould. Frémy, l vol. in-18 ; Michel Lévy, 1875.

Ce n’est pas chose facile de combiner un recueil de pensées détachées. M. Arnould Frémy s’inquiète de voir que ce genre est délaissé comme ayant passé de mode, et il remarque avec raison que, tous les genres étant exposés au même abandon par le même motif, on en viendrait peu à peu à retrancher du domaine des lettres toutes les richesses dont s’honore la France. Non certes, le genre où ont excellé Larochefoucauld, La Bruyère, Vauvenargues, ne saurait être condamné comme une forme d’où s’est retirée la vie. Joubert a montré au début de ce siècle comment ce genre pouvait être rajeuni à chaque période des sociétés humaines. Le modèle change, il faut changer l’image. L’essentiel en cette matière, ce n’est donc pas la nouveauté du cadre, c’est l’intérêt et la nouveauté du fond. M. Arnould Frémy a pensé que pour être neuf il n’était pas absolument nécessaire de viser au raffinement. C’étaient des raffinés autrefois (je pense surtout à Joubert) qui aimaient à condenser leurs observations, à les presser, à les réduire, pour les faire éclater en un jet de lumière. Derrière le groupe des lapidaires habiles à travailler le diamant, il y a place au soleil pour des ouvriers plus modestes. La nouveauté du recueil de M. Arnould Frémy, c’est précisément une modestie aimable, je dirai presque une sorte de bonhomie. M. Frémy avait débuté tout autrement, il y a une quarantaine d’années, quand il était l’ami et le confident de Stendhal. Pour ceux qui n’ont pas perdu la tradition des lettres contemporaines, cette tradition qui se brise à chaque génération et dont les anneaux jonchent le sol, c’est vraiment un piquant plaisir de parcourir ce recueil en évoquant de vieux souvenirs. On compare tout naturellement le fantaisiste d’autrefois, le chercheur de hardiesses et de singularités, à celui qui se fait honneur aujourd’hui de penser comme tout le monde, et on se demande en souriant ce qu’en dirait Stendhal. Cherchez-vous la critique littéraire, vous lirez des remarques comme celle-ci : « mieux vaudrait pour un peuple n’avoir pas du tout de littérature que d’avoir une littérature qui se borne à l’amuser. » Voulez-vous un propos d’observation politique et sociale, vous trouverez ces mots : « Il n’y a plus d’inférieurs dans ce siècle-ci, il n’y a plus que des sentimens inférieurs, » et tout à côté cette réflexion, commentaire si vrai de la précédente : « quand on aime vraiment le peuple, il est bien difficile d’être aimé par lui. » Enfin êtes-vous curieux de savoir quelque chose des idées philosophiques de l’auteur, voyez-le consigner cette observation pénétrante, d’où se dégage un pressentiment d’un ordre élevé : « une des conditions les plus misérables de notre pauvre destinée humaine, c’est de songer qu’il est bien peu d’êtres supérieurs qui ne quittent cette terre avant d’avoir accompli à peine un quart de leur besogne. Où vont-ils donc pour accomplir le reste ? » — Où ils vont ? C’est le secret de celui qui possède la vie ; mais il est certain qu’ils vont quelque part et qu’il n’y a dans ce monde que des commencemens. Mme de Staël l’avait déjà dit ; seulement ce sont là des maximes dont on ne peut sentir toute la portée quand on ne les a pas vérifiées par des réflexions personnelles. Il faut que chaque génération y arrive à Son tour. C’est là ce qui fait l’intérêt du livre de M. Arnould Frémy.

Il est vrai que ces Pensées de tout le monde donnent prise à plus d’une critique. Nous ne parlons pas seulement des dissentimens inévitables, de tels ouvrages sont des conversations, et il est tout naturel que le lecteur se sente quelquefois provoqué à la riposte ; nous parlons surtout des pages où chacun, à moins d’y mettre vraiment de la mauvaise volonté, se trouvera trop parfaitement d’accord avec l’auteur. J’ai noté un certain nombre de maximes, qu’on est obligé de saluer comme de vieilles connaissances ; dès les premiers mots de la phrase, on a deviné la fin. Assurément l’écrivain n’est pas tenu de procéder toujours par révélation, il y a même de la bonne grâce à se donner comme le rédacteur des pensées qui appartiennent à tous. Il faut se souvenir pourtant que plus le fond est incontestable, plus la forme doit être personnelle. C’est là le grand point, et dans cette matière plus qu’en toute autre : proprie communia dicere. Il y a trente ou quarante ans, lorsque certains amis de Arnould Frémy cherchaient à étonner l’esprit beaucoup plus qu’à le satisfaire, Gustave Planche, si juste appréciateur de l’originalité vraie, leur disait ici même : « Le plus ingénieux des paradoxes ne vaudra jamais la plus vieille des vérités. » Les voyant aujourd’hui pencher de l’autre côté, il leur dirait : A quoi bon répéter des vérités trop évidentes, si vous n’y mettez pas votre marque ? M. Arnould Frémy aurait pu facilement éviter cette critique, il n’avait qu’à faire un choix parmi ses pensées pour n’en prendre que le tiers ou tout au plus la moitié. S’il a laissé passer des choses qu’il eût arrêtées autrefois, je crois volontiers que c’est de sa part une faute volontaire plutôt qu’une négligence. Il lui a plu de se détendre après les efforts et les prétentions d’une autre période. En somme, et malgré nos critiques, on ne peut feuilleter ce recueil sans y rencontrer de la bonne foi, du bon sens, un apaisement d’esprit très marqué, ni sans y voir percer de sérieuses préoccupations patriotiques.

Saint-René Taillandier.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.