Chronique d’un temps troublé/2

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Librairie Plon (p. 17-34).

II
GRÈVE

25 mai 1937.

Chère amie, pourvu qu’en voyant mon écriture, vous ne disiez pas : « Encore lui ! » Si je vous écris, c’est qu’il y a du nouveau dans mes sentiments.

Ma dernière lettre vous exprimait mon désarroi. Je l’ai fermée dans la nuit ; j’étais brisé de fatigue. J’ai dormi ; au réveil, je me suis trouvé frais comme le matin lui-même ! Pourquoi ? Ah ! grand mystère que le corps ! Je l’éprouve depuis longtemps ; l’esprit marche ou divague, selon que le corps le nourrit ou l’empoisonne. Sans compter l’air, les grands courants du monde, et les astres et Dieu ! J’ai toujours rêvé, quand je me sentais mal, de convoquer ensemble un médecin, un astronome et un théologien, pour qu’à eux trois ils posent les principes d’une science désirable… et impossible ! Ce matin-là, j’étais bien. J’ai couru à ma fenêtre et poussé mes volets.

Mais… il faut que je vous dise où je me trouve dans Paris. « L’hôtel… » ce n’est pas une adresse… Je suis à l’endroit le plus beau, au-dessus des Tuileries. Lorsque le matin est rose, le Louvre me fait l’effet d’un palais italien, et vous ne pouvez savoir le plaisir qui monte du jardin, de ses bassins, de ses dieux, de ses déesses, de son ordre. J’aperçois le dôme des Invalides au-dessus de la gare d’Orsay… que j’oublie de voir. Je paye par jour 100 francs de pension. Est-ce trop ? J’ai peur que ce ne soit pas assez. Si vous voyiez comme c’est beau, le soir, vers la Concorde !

Je ne sais pas ce qui m’a pris l’autre nuit, pourquoi j’ai joué au penseur et cru résoudre une série de problèmes. Je n’ai pas messe mon cerveau ; c’est lui qui m’a mené. Mais lui-même, qu’est-ce qui l’agitait ? Mon dîner ? Ou un grand-père qui se réveillait en moi ? Comme on se trompe sur son cas ! Renier Paris ? C’est du dépit amoureux ! Et où saurais-je vivre ailleurs qu’en France, entre la Méditerranée et l’Océan, parmi cette race latine et celte, travaillée comme moi par tant de contrastes ?

Ma chambre est claire, et je l’espère spirituelle, grâce à trois objets, une peinture, un buste en bronze, une petite figurine en plâtre peint : tout ce que j’ai gardé d’une vie dont je ne veux plus me souvenir.

La peinture est un chef-d’œuvre. Dans les gris, les bruns, les beiges, avec délicatesse et sobriété, c’est le portrait d’un petit singe douloureux, éveillé à la vie de l’esprit, privé de la parole et du rire. Tantôt il me console des hommes ; tantôt me rejette vers eux. Qui a peint cette toile ? Elle n’est pas signée. Elle doit avoir un demi-siècle. Je la tiens d’un ami doux et mélancolique, mort à trente ans.

Le buste est une des belles créations de l’art égyptien. Je l’ai rapporté d’Afrique. Une tête d’homme d’il y a cinq mille ans. L’image de l’équilibre : maîtrise et mépris. Presque pas de cou, des yeux bridés, des pommettes hautes, une moue défensive. Moi qui suis faible et sociable, je me sens médusé par cette autorité solitaire.

La petite figurine est ce qu’on appelle à Marseille un Santon. Je l’ai achetée pour quelques sous, sur les allées de Noailles, une année, à Noël. Elle faisait partie du cortège nombreux des petits personnages de la crèche, représentant le plus naïf, le plus pur, celui qui est fasciné, qui adore rien qu’en regardant, le « Ravi ».

Entre ces trois objets j’ai cru pendant quelques heures que je commençais une existence nouvelle… décidément libre ! Je le croyais encore, même en ne croyant plus ce que la nuit je croyais. Je me disais : « Il ne faut pas confondre la société et la vie ! La société, hélas, on peut l’analyser, faire son bilan… ne pas y croire. Tandis que la vie, notre destin, quel problème ! Il vaut mieux s’y consacrer ! »

Sur cette réflexion je me suis aperçu que j’avais faim et j’ai sonné.

Rembrandt a peint son philosophe sous un escalier. Moi, je suis en haut, au cinquième. Mais je peux m’y créer une retraite aussi sage. Pas de téléphone ; pas de T. S. F. J’ai regardé mon singe : étant peint, il n’avait pas de puces. Tout me parut parfait. Malheureusement, la femme de chambre ne venait pas…

L’Égyptien en bronze eut l’air de dire : « Moins tu auras de rapports avec les humains… »

Il faut bien se nourrir ! Je resonnai.

Je ne sais pas pourquoi, j’ai ouvert à ce moment-là mon livre d’adresses. Il traînait sur ma table. J’aurais dû le détruire. C’était la première chose à supprimer. Tous ces noms, mon Dieu ! Et toutes ces têtes qu’ils évoquaient ! Je me suis dit : « Serais-je méchant ? » Non ! La France est belle, et les Français… ne sont que ce qu’ils peuvent. Une victoire ne se fait pas qu’avec des chevaliers et des archanges ; il y a tant de médiocres, indispensables.

Puisque aucune communication ne semblait s’établir entre ma sonnette et le service, je me mis à faire couler un bain. L’eau, quelle merveille ! L’eau, les nuages, les rivières !… J’étais dans un état poétique ; je me disais : « La vie est un cadeau inouï ! » Et je pensai brusquement à mon fils, qui s’en rend compte, rend hommage à tout, qui est ardent, qui aime. La première chose à faire, c’est de ne pas lui léguer mon livre d’adresses. Pauvre petit ! S’il pouvait éviter les imbéciles ? Il y a dans ce pays cent mille âmes, qui ne sont possibles que sur cette terre et sous ce ciel. On n’a que l’embarras du choix pour se faire une existence radieuse.

Je déchirai mon livre d’adresses, et j’entrai dans mon bain. J’y fis des plans. En sortant de l’eau, j’étais heureux ; j’aperçus le « Ravi » ; c’est dans la joie que je sonnai pour la troisième fois.

Toujours rien. Je me décidai à voir ce qui se passait. Je trouvai dans le couloir la femme de chambre assise, en train de lire un feuilleton. Je lui dis gentiment : « Je vous ai sonnée trois fois… » Elle répondit d’une voix bourrue :

— On est en grève !

Je restai stupéfait de la nouvelle et du ton. Cette servante, que j’avais toujours vue plaisante et vivante, était agressive et butée. Comme je reprenais doucement :

— Si c’est la grève, pourquoi êtes-vous là ?

Elle m’envoya de nouveau comme un paquet de sottises :

— Parce qu’on occupe !

Et elle ajouta :

— Pourquoi que l’hôtel serait pas à nous comme à vous ?

L’œil me parut si bête ou si mauvais que je ne répondis plus ; je descendis. Mais en descendant, je me disais déjà : « J’ai cru qu’un hôtel, c’était le rêve. Il y a peut-être là une erreur ! » Je voyais des chambres ouvertes, et des valets de chambre enfoncés dans des fauteuils. Au milieu du hall, en bas, les cuisiniers feuilletaient des revues illustrées.

Près de la « réception », j’aperçus un Anglais à qui j’avais déjà parlé. Cet homme, qui a la couleur des maisons de briques dans son pays, semblait dans une extrême tension. Il vint au-devant de moi ; ses sourcils roux s’élevèrent ; et il me dit avec gravité :

— Je ne connais pas de malchance comparable à la mienne ! Je dormais, je rêvais : le patron m’éveille par téléphone pour m’annoncer que je n’aurai aucun breakfeast ! Et en dormant j’avais trouvé le secret du monde !… J’avais compris l’énigme de l’amour et de la mort !

Je fis : « Oh ! » Il dit : « Oui !… Mais j’ai tout reperdu !… »

Puis, avec un geste navré :

— Quoi de plus délicat que le mystère ! L’homme prédestiné pour le découvrir devrait être entouré d’infinies précautions… Est-ce que les grévistes s’occupent de ces choses !

Le patron, M. Seigneur, arriva sur ces mots :

— Je m’excuse, me dit-il, vous n’aurez pas de déjeuner. Vous n’aurez plus rien, même pas de lit, si un plongeur m’annonce qu’il veut occuper le vôtre !

Je tins à le rassurer :

— En ce cas, lui dis-je, j’occuperai le lit du plongeur.

Est-ce que cette parole lui a semblé dangereuse ? Je m’aperçois de plus en plus que la peur est un sentiment imprévisible, qui naît chez tous, partout, pour tout. Bref il m’entraîna, avec l’Anglais, dans son bureau. Et là le pauvre homme, fort agité — il vivait l’heure tragique de sa vie bourgeoise — nous dit sa rancune en petites phrases essoufflées. D’abord, d’abord, l’ingratitude du personnel envers lui qui n’était pas un patron comme les autres ! Il n’avait jamais eu qu’un souci : être humain ; jamais embauché ni homme ni femme sans lui dire : « Ici c’est une famille ! Au moindre ennui, venez me trouver ! »

— Et aujourd’hui, s’indignait-il, ils me fichent à la tête leurs délégués ! Je suis menacé par ceux à qui je voulais du bien ! Tenez, fit-il en devenant pâle, le concierge, qui est chez moi depuis vingt ans, le concierge qui n’est pas un employé vulgaire — il voit, écoute, renseigne, saisit des secrets, sait les garder, enfin c’est presque un monsieur, — il est à la tête des grévistes ! Je ne le reconnaissais pas, ce matin. Je lui ai dit : « Ce n’est pas vous, c’est impossible ! On vous a fait boire quelque chose ! » Il me regardait sans répondre avec des yeux stupides… et menaçants.

M. Seigneur se laissa tomber dans un fauteuil.

— On a tout tué chez les Français ! soupira-t-il. Ils ont perdu le respect, la pudeur, l’honnêteté. Ils n’ont plus que du cynisme !

J’étais atterré. L’Anglais restait impassible : je crois qu’il essayait de reconstituer son rêve. M. Seigneur ne s’adressa plus qu’à moi.

Il se mit à évoquer des souvenirs de jeunesse : il avait senti une vraie vocation ! C’était dans sa nature de recevoir, de faire plaisir. On peut faire payer les gens, m’expliquait-il, et pratiquer l’hospitalité.

— Enfin, concluait-il un peu solennel, je comprenais, monsieur, la vie à la française. C’est une expression qui n’a plus de sens !

L’Anglais venait de sortir. J’essayai de faire comprendre à M. Seigneur que je partageais sa tristesse. Mais il me réédita la phrase : « Avant la guerre, nous ne connaissions pas notre bonheur ! » Il y a de ces formules qui me hérissent. Je répliquai : « C’était un autre genre de misère. Nos parents ont tout manqué ! »

— Tout manqué ! Ah ! n’importe, fit M. Seigneur, ils étaient heureux !

— Dites, repris-je, qu’ils étaient inconscients !

Je tenais à mon idée ; je ne lui en fis pas grâce. Je voulais bien reconnaître les bonnes intentions, mais toutes avaient raté.

— Monsieur Seigneur, lui dis-je, la bourgeoisie a d’abord cru au patriotisme : elle l’a raté avec Boulanger ! Elle a cru ensuite à la poésie : les Russes, n’est-ce pas, ou le mirage oriental ! L’Alliance russe combla les cœurs romanesques ; on acclama l’amiral Avellan… et il remporta tout ce qu’on avait d’économies : la poésie était ratée ! Restait la vérité : l’affaire Dreyfus fut l’occasion d’y croire. Quel drame ! Avec quel échec ! Alors les Français se dirent : « Si on s’adonnait aux Beaux-Arts ? » Ils firent l’Exposition de 1900 ! Quand on la ferma, il ne restait plus que l’impossibilité d’avoir aucune espèce de foi. Pardon, il y avait Dieu ! Dans leurs couvents les moines le suppliaient d’améliorer la société. De quoi se mêlaient-ils ? La société chassa les moines. Ce fut la dernière gloire, disons le dernier malheur de nos parents ! lui affirmai-je en conclusion.

— Bien sûr ! fit M. Seigneur.

Il n’avait rien entendu, comme les gens préoccupés. Il approuvait seulement… en pensant à sa femme, qui était près de sa mère mourante.

— Car j’ai encore cela ! dit-il tout haut, ma belle-mère se meurt !

Et il reprit :

— On a tout à la fois ! Monsieur, monsieur, soyons inquiets pour nos fils ! J’ai deux fils ; je vous réponds qu’ils ne prendront pas ma succession ; j’en ferai des fonctionnaires !

Ne voulant pas le croire cynique, je fis mine de le croire aigri :

— Vous ne ferez pas cela, monsieur Seigneur !

— Je le ferai, monsieur, sans hésiter ! Mes fils ne seront pas exploités ; ils seront exploiteurs ! Ils ne ficheront rien, auront une retraite, et les autres paieront pour eux !

Je m’inclinai ; il continua :

— Cette grève est abjecte : ils n’ont averti personne. Ils ont tenu un meeting secret ; à minuit la bombe a éclaté. Ici, c’est le lift qui a tout mené. Un bachelier dyspeptique ! Il s’est imposé à de vieux maîtres d’hôtel, pleins de bon sens et de santé. Bien entendu, le gouvernement fait le bon apôtre ! Il à l’air de secourir le peuple, en créant une agitation qui le met hors de lui. Beau travail ! Belle victoire ! On fait une vie impossible aux patrons ; après quoi, on les montre au prolétaire, en lui disant : « Regarde-les : ils ne veulent rien faire pour toi ! » Ces chers représentants du peuple ! Ils ne pensent qu’à son bonheur… ou à leur élection. Car le peuple ne vote pour ses démagogues que s’il est mécontent. Donc, c’est le mécontentement, pas le bonheur qu’il s’agit d’entretenir !

Il soufflait de colère… et de satisfaction. Il ajouta :

— Que le populo n’y pige rien : ils sont si bêtes ! Oui, monsieur, si bêtes ! Moi qui les ai aimés, je m’en porte garant ! Mais que des patrons refusent de comprendre ce manège de tartuffes !

Là, je me permis de lui dire :

— C’est qu’il y a aussi des patrons qui sont bêtes.

— Bien sûr ! dit M. Seigneur sans entendre.

Il tira sa cravate, serra son col, se mit en état de défense :

— Je ne céderai pas ! fit-il. Ils sont quarante-deux contre moi. Je ne peux pas les empêcher, dans un pays qui n’a plus ni police ni justice, d’occuper mon hôtel ; mais moralement, je ne céderai pas !

Il lui venait presque des larmes aux yeux.

À ce moment, le concierge en manches de chemise, redingote sur son bras, entra dans le bureau, comme chez lui, et se choisit une plume sur la table du patron. Ce sans-gêne mit M. Seigneur au comble de l’exaspération.

— Dire, s’écria-t-il tout à coup, que j’ai été élevé par une servante qui est restée soixante-trois ans dans la famille, sans prendre un jour de congé ! Elle gagnait trente-cinq francs par mois, qu’elle rendait scrupuleusement à mon père pour qu’il les mît de côté, et elle allait chaque matin à la messe de six heures, prier pour nous !

Cette longue phrase sur le ton d’une proclamation fit fleurir sur les lèvres du concierge un sourire insolent, et j’avoue que je me détournai, parce que je me sentis moi-même un peu gai.

Mais c’est alors, juste sur cette scène, que se produisit un coup de théâtre. Apportée par un télégraphiste, une dépêche fit son entrée.

— Merci, balbutia M. Seigneur devenu très pâle, avec le pressentiment qu’il ne disait pas le mot juste.

Il ouvrit le papier bleu :

— Elle est morte !… fit-il. J’en étais sûr… Qu’est-ce que je vais devenir ?

— Qui est mort ? demanda le concierge en reprenant un ton de parfaite éducation.

— Ma belle-mère, dit M. Seigneur accablé.

Le concierge eut l’air de réfléchir. Il lâcha la plume, remit sa redingote, la boutonna, et s’avançant vers son patron :

— Si vous devez vous absenter…

— Est-ce que je peux lâcher mon hôtel ! dit M. Seigneur sur le ton du désespoir.

— Je vous aurais remplacé, dit placidement le concierge.

— Comment ? fit M. Seigneur. Oui ou non, êtes-vous gréviste ?

— Je ne le serai plus, si je vous remplace, reprit le concierge de la même voix.

En un instant, il avait retrouvé sa figure des meilleurs jours, avec un air encore plus digne. M. Seigneur fut bouleversé. Au point qu’il se tut. Et c’est le concierge qui reprit, la tête droite, le nez sévère :

— Faites-moi confiance ! Je saurai les tenir !

Alors, les larmes que M. Seigneur avait retenues dans sa colère, jaillirent dans l’émotion.

Je me demandai si je devais présenter des condoléances ou des compliments.

— Il n’y a qu’un ennui… dit le concierge.

Il nous regardait.

— Le journal dit que les Pompes funèbres aussi vont se mettre en grève.

— Oh !… fit M. Seigneur, d’un air de dire : « Si ce n’est que cela ! »

Il était presque heureux — secrètement, bien entendu ; mais à l’idée de quitter son hôtel occupé, de laisser ce cauchemar, d’aller prendre l’air… il oubliait son deuil. Et… il avait envie d’embrasser le concierge.

Pourtant, il ne pouvait pas partir sans un minimum de sécurité. Il lui fallait une explication.

— Pourquoi, demanda-t-il d’un ton affectueux et navré, puisque vous êtes ce que vous êtes, avez-vous fait la grève ?

Le concierge dit ingénument :

— Je n’avais pas le choix, monsieur.

— Comment, vous, avec les grooms, les plongeurs, les graisseurs !

— Monsieur, chaque fois qu’il y a une mobilisation, on est avec qui on peut : on ne se demande pas si c’est agréable.

— Une mobilisation ? Ainsi, c’était la guerre ?

— Mais, Monsieur… il faut ce qu’il faut.

— Et maintenant, vous passez dans l’autre camp ?

— Mais, Monsieur… je crois que c’est mon devoir.

M. Seigneur avait l’air égaré, en même temps qu’il se sentait de l’estime pour ce serviteur logique. Il leva les bras :

— Et les autres… qu’est-ce qu’ils vont dire ?

— Rien, dit le concierge. Je ne les laisserai pas parler.

Cette déclaration était admirable. Le concierge se retira. J’exprimai ma surprise et mon enthousiasme, et me rappelle que j’eus dans ma chaleur des phrases comme celle-ci :

— De pareilles choses ne peuvent se voir qu’en France ! Pays de ressources inouïes ! On croit tout perdu, parce qu’on croit tout prévoir. Mais il y a l’imprévu, le miracle, la grâce, qui sort de ces intelligences magnifiques qu’on trouve dans le peuple !

— Surtout dans le peuple ! reprit M. Seigneur.

— Allez tranquillement enterrer votre belle-mère, lui dis-je, vous n’avez rien à craindre !

M. Seigneur me regarda avec beaucoup d’amitié.

— Où allez-vous déjeuner, mon pauvre Monsieur ? me dit-il.

— Dans le premier bar venu, lui répondis-je. Et je vais causer. Je vais tâter l’opinion. Je veux voir ce qu’on pense de cette grève… Quand on se sent des idées un peu plus saines que la majorité des gens, il me semble qu’on a un devoir, — et c’est de causer !

— Mais, bien sûr, dit M. Seigneur, qui cette fois m’écoutait.

— Malheureusement, repris-je, ils sont trop. Nous ne sommes pas assez. N’importe, faisons l’impossible !

M. Seigneur approuva, et nous nous séparâmes. Il allait à ses tristes obligations de famille. Moi, je restai sur mes réflexions.

Je me demandai si en faisant « table rase », je n’avais pas versé dans l’anarchie. C’est très gentil de vouloir séparer sa vie de la société, mais si on est en ce monde pour aider Dieu et y créer un peu d’ordre, ce n’est pas dans la lune qu’on peut l’essayer. Je vous raconterai, ma chère Hélène, dans ma prochaine lettre, ce que j’ai tenté.