Chroniques de France/09

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Chroniques de France. — X. La course
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Chroniques de France. — X. La course

IX.

LA COURSE.



Pauvre Ralff !… dit le sire de Gyac.


Nous avons dit qu’aussitôt que le sire de Gyac avait vu le duc mort, il avait quitté le pont.

Il était sept heures du soir, le temps devenait sombre, la nuit s’avançait ; il détacha son cheval, qu’il avait laissé au moulin dont nous avons parlé, et reprit seul le chemin de Bray-sur-Seine.

Malgré le froid très-vif qui se faisait sentir, malgré l’ombre qui, d’instant en instant, devenait plus épaisse, cheval et cavalier ne marchaient qu’au pas. De Gyac était absorbé dans de sombres pensées ; la rosée de sang n’avait pas rafraîchi son front ; la mort du duc n’avait accompli que la moitié de ses désirs de vengeance, et le drame politique dans lequel il venait de jouer un rôle si actif, achevé pour tout le monde, avait, pour lui seul, un double dénoûment.

Il était huit heures et demie quand le sire de Gyac arriva à Bray-sur-Seine. Au lieu de rentrer par les rues du village, il en fit le tour, attacha son cheval au mur extérieur d’un jardin, en ouvrit la porte, pénétra dans la maison, et monta à tâtons un escalier étroit et tournant qui conduisait au premier étage. Arrivé à la dernière marche, la lumière qui glissait à travers une porte entr’ouverte, lui indiqua la chambre de sa femme. Il s’avança sur le seuil ; la belle Catherine était seule et assise, le coude appuyé sur une petite table sculptée, couverte de fruits ; son verre à moitié vide annonçait qu’elle avait interrompu une légère collation pour se laisser entraîner par son cœur à l’une de ces rêveries de jeune femme, si douce à contempler pour celui qui en est l’objet, si infernale lorsque l’évidence crie à la jalousie : Ce n’est pas toi qui les causes ; ce n’est point à toi que l’on pense.

De Gyac ne put supporter plus long-temps cette vue : il était entré sans qu’on l’entendît, tant la préoccupation de Catherine était grande ! Il repoussa tout à coup la porte avec violence ; Catherine jeta un cri, se levant tout debout, comme si une main invisible l’eût soulevée par les cheveux. Elle reconnut son mari : — Ah ! c’est vous ? dit-elle ; et, passant tout à coup de l’expression de la frayeur à celle de la joie, elle força en même temps tous ses traits à sourire.

De Gyac regarda avec amertume cette délicieuse figure qui obéissait avec tant d’abandon tout-à-l’heure aux impressions du cœur, avec tant d’intelligence maintenant aux volontés de l’esprit. Il secoua la tête et alla s’asseoir près d’elle sans répondre : jamais cependant il ne l’avait vue aussi belle.

Elle lui tendit une main effilée et blanche, toute couverte de bagues, et dont le bras nu se perdait, à compter du coude, dans de larges manches tombantes et garnies de fourrures. De Gyac prit cette main, la regarda avec attention, retourna le chaton de l’un des anneaux qui se trouvait en dedans : c’était celui dont il avait vu l’empreinte sur le cachet de la lettre écrite au duc. Il y retrouva l’étoile perdue dans un ciel orageux ; il lut les mots qui étaient gravés au-dessous d’elle. — La même, murmura-t-il ; la devise ne mentira pas.

Cependant Catherine, que cet examen inquiétait, essaya d’y faire diversion. Elle passa son autre main sur le front de Gyac : quoique pâle, il était brûlant.

— Vous êtes fatigué, monseigneur, dit Catherine ; vous devez avoir besoin, voulez-vous que j’appelle quelqu’un ?… Ce repas de femme, continua-t-elle en souriant, est un peu trop frugal pour un chevalier affamé.

Elle se leva, prit un petit sifflet d’argent pour appeler une de ses femmes. Elle allait le porter à sa bouche, lorsque son mari lui arrêta la main.

— Merci, madame, merci, dit de Gyac, il est inutile d’appeler ; ce qu’il y a là suffira : donnez-moi seulement un verre.

Catherine alla chercher elle-même l’objet que lui demandait son mari. Pendant qu’elle s’éloignait, de Gyac tira vivement un petit flacon de sa poitrine, et vida la liqueur qu’il contenait dans le verre à moitié plein resté sur la table[1]. Catherine revint sans s’être aperçue de ce qui venait de se passer.

— Voici, monseigneur, dit-elle en versant du vin dans le verre et en le présentant à son mari ; voici, buvez à moi.

De Gyac trempa le bout de ses lèvres dans le verre, comme pour lui obéir.

— Est-ce que vous ne continuez pas votre repas ? dit-il.

— Non, j’avais fini lorsque vous êtes arrivé. — De Gyac fronça le sourcil et jeta les yeux sur le verre de Catherine.

— Vous ne refuserez pas, du moins je l’espère, continua-t-il, de faire raison à mon toast, comme j’ai fait raison au vôtre ; — et il présenta à sa femme le verre empoisonné.

— Et quel est ce toast, Monseigneur ? dit Catherine en le prenant.

— Au duc de Bourgogne ! répondit de Gyac.

Catherine, sans défiance aucune, inclina la tête en souriant, porta le verre à sa bouche, et le vida presque entièrement. De Gyac la suivait des yeux avec une expression infernale. Quand elle eut fini, il se prit à rire. Ce rire étrange fit tressaillir Catherine ; elle le regarda étonnée.

— Oui, oui, dit de Gyac, comme répondant à cette interrogation muette ; oui, vous vous êtes tellement pressée de m’obéir, que je n’ai pas eu le temps d’achever de prononcer mon toast.

— Que vous restait-il à dire ? reprit Catherine avec un vague sentiment de crainte ; ce toast n’était-il pas complet, ou n’ai-je pas bien entendu ? — Au duc de Bourgogne !…

— Si, madame, mais j’allais ajouter : Et que Dieu ait plus de miséricorde pour son ame que les hommes n’ont eu de pitié pour son corps.

— Que dites-vous ? s’écria Catherine, en restant la bouche entr’ouverte, les yeux fixes, et pâlissant tout à coup ; que dites-vous ? reprit-elle une seconde fois avec plus de force. Et le verre qu’elle tenait s’échappa de ses doigts raidis, et se brisa en morceaux.

— Je dis, répondit de Gyac, que le duc Jean de Bourgogne a été assassiné, il y a deux heures, sur le pont de Montereau.

Catherine jeta un grand cri, et, s’affaissant sur elle-même, tomba sur le fauteuil qui était derrière elle.

— Oh ! cela n’est pas, dit-elle avec l’accent du désespoir, cela n’est pas.

— Cela est, reprit froidement de Gyac.

— Qui vous l’a dit ?

— Je l’ai vu.

— Vous ?

— J’ai vu à mes pieds, entendez-vous, madame ? j’ai vu le duc se tordre dans l’agonie, perdant son sang par cinq blessures, mourant sans prêtre et sans espoir. J’ai vu que sa bouche allait exhaler son dernier soupir, et je me suis penché sur lui pour le sentir passer.

— Oh ! vous ne l’avez pas défendu ! vous ne vous êtes pas jeté au-devant du coup ! vous n’avez pas sauvé !…

— Votre amant, n’est-ce pas, madame ! interrompit de Gyac d’une voix terrible, et regardant Catherine en face.

Elle jeta un cri ; et, ne pouvant supporter le regard dévorant que son mari fixait sur elle, elle cacha sa tête entre ses deux mains.

— Mais vous ne devinez donc rien ? continua de Gyac en se levant à son tour. Est-ce stupidité ou effronterie, madame ?… Vous ne devinez donc pas que cette lettre que vous lui avez écrite, que vous avez cachetée de ce cachet que vous portez au doigt, là (il lui arracha la main de devant les yeux), cette lettre dans laquelle vous lui donniez un rendez-vous adultère, c’est moi qui l’ai reçue ; que je l’ai suivi ; que cette nuit (il jeta les yeux sur sa main droite), nuit de délices pour vous, nuit d’enfer pour moi, me coûte mon âme ? Vous ne devinez pas que, lorsqu’il entra au château de Creil, j’y entrai avant lui ; que, lorsque vous passâtes enlacés aux bras l’un de l’autre dans cette sombre galerie, je vous voyais, j’étais là, je vous touchais presque ? Oh ! oh ! vous ne devinez donc rien ? il faut donc tout vous dire ?…

Catherine épouvantée tomba sur ses mains et ses genoux, en criant : Grâce ! grâce !…

— Et dites maintenant, continua de Gyac en croisant ses bras sur sa poitrine, et en secouant la tête, vous dissimuliez votre honte et moi ma vengeance ; mais quel est de nous deux le maître en dissimulation ?… Ah ! ce duc, ce grand vassal orgueilleux, ce prince souverain que les serfs de vastes domaines appelaient en trois langues duc de Bourgogne, comte de Flandre et d’Artois, palatin de Malines et de Salins, dont un mot mettait cinquante mille hommes d’armes sur pied dans ses six provinces, il a cru, ce prince, ce duc, ce palatin, qu’il était assez fort et assez puissant pour me faire affront, à moi, Pierre de Gyac, simple chevalier ! et il l’a fait, l’insensé !… Eh bien ! je n’ai rien dit, moi ; je n’ai point écrit de lettres souveraines ; je n’ai point convoqué mes hommes d’armes, mes vassaux, mes écuyers et mes pages ; non, j’ai enfermé la vengeance dans mon sein et je lui ai donné mon cœur à ronger… puis, quand le jour est venu, j’ai pris mon ennemi par la main comme un faible enfant, je l’ai conduit à Tanneguy-Duchâtel, et j’ai dit : Frappe, Tanneguy !… et maintenant, — il se mit à rire convulsivement, — maintenant cet homme qui tenait sous sa domination des provinces à couvrir la moitié du royaume de France, cet homme, il est couché dans la boue et dans le sang, et ne trouvera peut-être pas six pieds de terre pour reposer tranquille pendant l’éternité.

Catherine était à ses pieds, criant merci, se roulant sur le verre brisé, qui lui coupait les mains et les genoux.

— Eh bien ! madame, vous entendez, continua de Gyac, malgré son nom, malgré sa puissance, malgré ses hommes d’armes, je me suis vengé de lui ; jugez si je me vengerai de sa complice, qui n’est qu’une femme, qui est seule, que je puis briser d’un souffle, que je puis étouffer entre mes deux mains.

— Oh ! qu’allez-vous faire ? s’écria Catherine.

De Gyac la prit par le bras. — Debout, madame, dit-il, et il la dressa devant lui, — debout !…

Catherine jeta les yeux sur elle ; sa robe blanche était toute tachée de sang, à cette vue un éblouissement passa sur ses yeux, sa voix s’éteignit dans sa gorge, elle étendit les bras et s’évanouit.

De Gyac l’enleva pliée sur son épaule, descendit l’escalier, traversa le jardin, posa son fardeau sur la croupe de Ralff, l’y assujettit à l’aide de son écharpe, et se mit en selle, liant Catherine autour de son corps avec le ceinturon de son épée[2].

Malgré son double poids, Ralff partit au galop, dès qu’il sentit l’éperon de son maître.

De Gyac dirigea sa course à travers terres : devant lui s’étendaient à l’horizon les vastes plaines de la Champagne, et la neige, qui commençait à tomber à gros flocons, couvrait les champs d’un vaste linceul, et leur donnait l’aspect âpre et sauvage des steppes sibériennes ; nulle montagne ne se découpait dans le lointain, des plaines, toujours des plaines ; seulement d’espace en espace, quelques peupliers blanchis se balançaient au vent, pareils à des fantômes dans leurs suaires ; nul bruit humain ne troublait ces solitudes désolées ; le cheval, dont les pieds retombaient sur un tapis de neige, redoublait ses élans silencieux, son cavalier lui-même retenait sa respiration, tant il semblait qu’au milieu de cette nature glacée, tout dût prendre l’aspect et imiter le silence de la mort !

Après quelques minutes, les flocons de neige qui tombaient sur sa figure, le mouvement du cheval qui brisait son corps faible et diaphane, le froid saisissant de la nuit, rappelèrent Catherine à la vie. En reprenant ses esprits, elle crut être en proie à l’un de ces songes douloureux, où nous croyons que quelque dragon ailé nous emporte à travers les airs. Bientôt une vive douleur à la poitrine, une douleur comme serait celle produite par un charbon ardent, lui rappela que tout était réel ; la vérité terrible, sanglante, inexorable, se dressa devant elle ; tout ce qui venait de se passer se représenta à sa mémoire, les menaces de son mari revinrent à son esprit, et la situation dans laquelle elle se retrouvait la fit trembler qu’il ne commençât à les mettre à exécution.

Tout à coup une nouvelle douleur plus ardente, plus aiguë, plus incisive, lui fit jeter un cri : il se perdit sans écho, glissant sur cette vaste nappe de neige ; seulement le cheval effrayé tressaillit et redoubla de vitesse.

— Oh ! monseigneur, je souffre bien, dit Catherine.

De Gyac ne répondit pas.

— Laissez-moi descendre, continua-t-elle, laissez-moi prendre un peu de neige, ma bouche brûle, ma poitrine est en feu.

De Gyac se taisait toujours.

— Oh ! je vous en supplie, au nom du ciel, par grâce, par pitié, ce sont des lames de fer rouge ! de l’eau, oh ! de l’eau.

Catherine se tordait dans le lien de cuir qui l’attachait au cavalier. Elle essayait de se glisser à terre, et l’écharpe la retenait ; elle semblait Lénore liée au fantôme, le cavalier était silencieux comme Wilhelm, et Ralff allait comme le cheval fantastique de Burger.

Alors Catherine, sans espoir sur la terre, s’adressa au Seigneur.

— Miséricorde ! mon Dieu, miséricorde ! dit-elle, car c’est ainsi qu’on doit souffrir lorsque l’on est empoisonné.

À ces mots de Gyac éclata de rire. Ce rire étrange, infernal, eut un écho ; un autre rire lui répondit, éclatant, fuyant sur cette plaine funèbre. Ralff hennit, sa crinière se dressait de terreur.

Alors la jeune femme vit bien qu’elle était perdue, et que c’était son heure suprême. Elle comprit que rien ne pouvait la retarder, et elle se mit à prier Dieu tout haut, interrompant à chaque instant sa prière par les cris que la douleur lui arrachait.

De Gyac resta muet.

Bientôt il entendit faiblir la voix de Catherine ; il sentit son corps, qu’il avait mille fois couvert de baisers, se tordre dans les convulsions de l’agonie ; il put compter les frissons mortels qui couraient dans ces membres liés aux siens ; puis peu à peu la voix s’éteignit dans un râle rauque et continu, les convulsions cessèrent et ne furent plus que des frémissemens presque insensibles ; enfin le corps se raidit, la bouche jeta un soupir : c’était le dernier effort de la vie, c’était le dernier adieu de l’ame ; de Gyac était attaché à un cadavre[3].

Trois quarts d’heure encore il continua sa route sans prononcer une parole, sans se retourner, sans regarder derrière lui.

Enfin il se trouva sur les bords de la Seine, un peu au-dessous de l’endroit où l’Aube, en s’y jetant, rend son cours plus profond et plus rapide : il arrêta Ralff, détacha la boucle du ceinturon qui enchaînait Catherine autour de lui, et le corps, que rien ne soutenait plus que l’écharpe qui le liait à sa selle, tomba cambré et en travers sur la croupe du cheval.

Alors de Gyac descendit. Ralff, écumant, ruisselant de sueur, voulait entrer dans la rivière ; son maître l’arrêta de la main gauche par le mors.

Puis de la droite il prit son poignard, chercha sur le cou de Ralff, avec sa pointe affilée et tranchante, l’endroit où battait l’artère : le sang jaillit.

Aussitôt l’animal blessé se cabra, jetant un hennissement plaintif, et, s’arrachant des mains de son maître, s’élança dans le fleuve, emportant avec lui le cadavre de Catherine.

De Gyac, debout sur la grève, le regarda lutter contre le courant, qu’il eût facilement traversé sans la blessure qui l’affaiblissait. Arrivé au tiers du fleuve, il commença à dériver, sa respiration devint bruyante ; il essaya de revenir au bord d’où il était parti, sa croupe était déjà disparue, et à peine si l’on apercevait encore à la surface du fleuve la robe blanche de Catherine ; bientôt il tourna sur lui-même comme entraîné par un tourbillon, ses jambes de devant battaient l’eau et la faisaient jaillir : enfin le cou s’enfonça lentement, la tête à son tour disparut peu à peu, une vague la recouvrit ; la tête reparut un instant encore, s’enfonça une seconde fois, puis quelques bulles d’air vinrent crever à la surface de l’eau. Ce fut tout, et le fleuve, un instant troublé, reprit, au bout de quelques secondes, son cours silencieux et tranquille.

Pauvre Ralff ! dit le sire de Gyac avec un soupir…


Alexandre Dumas.
  1. Guillaume de Gruel. — Mémoires concernant la Pucelle d’Orléans.
  2. Guillaume de Gruel.
  3. Mémoires d’Arthus de Richemont.