Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/Ci encoumence la chansons de Puille

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 148-150).

CI ENCOUMENCE


La Chansons de Puille.


Ms. 7633.
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Qu’à l’arme vuet doner santei
Oie de Puille l’errement ;
Diex a son règne abandonei,
Li sien le nos vont présentant
Qui de la terre ont sarmonei.
Quanques nos avons meserrei
Nos iert par la croix pardonei :
Ne refusons pas teil présent.

Jone gent, qu’aveiz enpencei ?
De quoi vos iroiz-vos vantant ?
Quant vos sereiz en viel aei
Qu’ireiz-vos à Dieu reprouvant
De ce que il vos a donei
Cuer et force, et vie et santei ?
Voz li aveiz le cuer ostei,
C’est ce qu’il vuet tant seulement.

Au siècle ne sons que prestei
Por veoir vostre efforcement ;
Nos n’avons yver ne estei
Dont aions asséurement :

Si avons jà grant pièce estei,
Et qu’i avons conquestei
Dont l’arme ait nule séurtei ?
Je n’i vois fors despérement.

Or ne soions désespérei,
Crion merci hardiement,
Car Dieux est plains de charitei
Et piteuz juqu’au jugement ;
Mais lors aura-il tost contei
Un conte plein de grant durtei :
« Venez, li buen, à ma citei ;
Aleiz, li mal, à dampnement[1]

Lors seront li fauz cuer dampnei
Qui en cest siècle font semblant
Qu’il soient plain d’umilitei
Et si boen qu’il n’i faut noiant,
Et il sont plain d’iniquitei ;
Mais le siècle ont si enchantei
C’om n’oze dire véritei
Ce c’on i voit apertement.

Clerc et prélat qui aünei
Ont l’avoir et l’or et l’argent,

L’ont-il de lor loiaul chatei ?
Lor pères en ot-il avant ?
Et lorsque il sont trespassei,
L’avoir que il ont amassei
Et li ombres d’un viez fossei
Ces .iij. chozes ont .i. semblant.

Vasseur qui estes à l’ostei,
Et vos li bacheleir errant,
N’aiez pas tant le siècle amei,
Ne soiez pas si non-sachant
Que vos perdeiz la grant clartei
Des cielz qui est sanz oscurtei.
Or varra-hon vostre bontei :
Preneiz la croix, Diex vos atant.

Cuens de Blois, bien aveiz errei[2]
Par desai au tornoiement :
Dieux vos a le pooir prestei,
Ne saveiz com bien longuement.
Montreiz-li se l’en saveiz grei,
Car trop est plainz de nicetei[3]
Qui por .i. pou de vanitei
Lairat la joie qui ne ment.


Explicit

  1. Thibaut de Navarre, le chansonnier, a exprimé à peu près la même pensée dans ces vers :
    Diex se laissa por nos en crois pener,
    Et nos dira au jor où tuit venront :
    « Vos ki ma crois m’aidastes à porter,
    Vos en irez là où li angèle sont :
    Là me verrez et ma mère Marie ;
    Et vos par qui je n’oi onques aïe,
    Descendez tuit en infer le parfont. »
  2. Ce comte de Blois est Jean, fils de Hugues de Châtillon, (Voyez, à la fin du volume, la note I.) Il est question de ce prince dans La Complainte ou Conte de Nevers. (Voyez page 61.)
  3. Nicetei, folie, simplicité. — Il existe sur ce mot une petite pièce intitulée De Niceroles, qu’on trouvera dans mon Recueil de Contes et de Fabliaux.