Cinéma !… Cinéma !…/02

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S. E. P. I. A. (p. 19-33).


CHAPITRE II



La grande question de la semaine pour Claudine fut sa robe. Sa mère lui avait recommandé :

— Surtout qu’elle soit simple, cette robe !

— Oui m’man.

Certainement, sa robe serait simple, parce que Claudine avait du goût, mais ce goût était influencé par la toilette de la star que Claudine voulait absolument copier. Il fallait trouver une ouvrière habile qui ne ferait pas de désastre dans la coupe et saurait en garder l’originalité.

Ce fut un grand problème. Il ne s’agissait pas de s’adresser à Mme Herminie, Claudine craignant les questions et la jalousie.

Elle finit par trouver une ouvrière, as de la couture, avec qui elle s’entendit parfaitement. Celle-ci fut un peu confondue que sa cliente, d’aspect modeste, montrât une telle exigence pour la façon de la robe et lui apportât un tissu de première splendeur.

Elle retint parfaitement les explications, et au premier essayage, Claudine fut enchantée. Elle ne cacha pas sa joie et ne regretta nullement la dépense qui dépassait la somme prévue.

Son souhait était donc réalisé. Elle se coifferait comme la star Anny et elle vivrait quelques heures dans cette métamorphose.

Elle apporta la robe chez elle, et quand sa mère la vit, elle eut quelques hésitations dans ses compliments :

— Il me semble que cette toilette est bien belle ! J’espère que tu n’as pas trop dépensé ?

— Oh ! non, maman. C’est Mme Herminie qui nous a permis de la faire. Mes camarades étaient ravies de travailler dans ce tissu. Naturellement, elles viendront voir ce cortège et elles voulaient être fières de leur œuvre.

Mme Nitol comprenait tout cela, mais au dedans d’elle, un doute subsistait. Bien que n’étant pas habituée à palper de belles étoffes, elle trouvait à celle de sa fille, ainsi qu’à la confection, une supériorité qui tranchait sur ce qu’elle avait coutume de voir.

Le jour du mariage arriva. La fin d’octobre était radieuse. Il avait gelé durant la nuit et le temps était sec. Le soleil se montrait, et s’il était languissant, il n’en égayait pas moins les rues.

Claudine se leva de bonne heure, parce qu’elle avait rendez-vous avec le coiffeur. Il fallait que ses cheveux fussent arrangés comme ceux de la star Anny.

Quand elle revint, sa mère poussa des cris où la surprise se mêlait à l’admiration.

Claudine était blonde comme son modèle. Ses yeux étaient bruns, et elle en connaissait le charme. Ses joues furent savamment fardées et ses lèvres avivées.

Quand elle monta dans la voiture venue la chercher elle ressemblait à une reine de beauté.

Des passants s’arrêtaient pour la contempler et le soleil aidait à cette féerie.

Son arrivée à l’église fut fort remarquée, et quand elle défila dans le cortège, son succès, pour être traduit à voix étouffées, n’en fut pas moins très grand et sincère.

« Je vis ! pensait-elle. Ah ! si ce jour pouvait durer quelques années, autant que ma jeunesse, par exemple ! »

Elle quêta, escortée d’un jeune homme boutonneux, mais elle ne s’en soucia pas. La jeune fille qui remplissait le même office paraissait fagotée et n’obtenait pas un regard. Claudine et sa robe absorbaient toutes les facultés admiratives de l’assemblée et sa grâce décuplait son succès.

Elle eut la joie de capter une parole : « Elle est aussi bien que la star Anny. »

Cette appréciation l’émut, mais là où elle fut dans l’ivresse, c’est quand elle aperçut son inconnu du cinéma parmi les curieux. En déposant son offrande dans le plateau, il lui glissa à l’oreille : « Surprenante ! Délicieuse ! » Elle eut un sourire pour le remercier.

Ses camarades d’atelier qu’elle avait invitées à voir sa toilette ne purent, pendant la cérémonie, que lui souffler des appréciations brèves, mais caractéristiques : « Épatante ! Quel chic ! Quel tissu ! Eh bien ! ma chère ! »

Elle souriait, heureuse de sentir l’envie des autres, la gloire d’avoir réussi, l’unanimité des compliments, et surtout le triomphe de se savoir belle.

Elle se croyait sur une scène et regrettait de ne pouvoir exercer sur cette foule la puissance de ses regards et l’élégance de ses gestes. Elle ne pensait pas à la magie du talent, elle oubliait tout, si ce n’était la certitude d’imposer sa beauté à l’assistance rassemblée là.

Qu’importait la mariée ? Qu’importait aussi le lieu sacré où elle se trouvait ? Aucune prière ne venait à ses lèvres pour le bonheur des époux. Elle seule comptait. Il était certain que les yeux n’avaient de regards que pour cette vedette surgie comme par miracle, et les esprits n’agitaient qu’une question : « Qui est-elle ? » De rares personnes l’identifiaient, à part ses camarades de travail, mais elles ne la vantaient pas tout haut, fières, malgré tout, qu’une des leurs fît sensation.

Mme Nitol avait du mal à reconnaître sa fille. Le cadre de l’église la transformait, et surtout cette robe qui commençait à l’inquiéter, parce qu’elle entendait trop de commentaires louangeux autour d’elle. Ce qui lui déplaisait surtout, c’est qu’on assimilât sa fille à une star. Mon Dieu ! si cette petite se toquait de cette profession et s’en allât courir les aventures sur les plateaux en renom ! Elle se promit de lui défendre de fréquenter ces salles qui lui tournaient la tête. Puis le prix de cette robe lui devint un souci. Elle jugea inadmissible qu’elle ne coûtât pas cher, si elle en croyait tout ce qui se disait autour d’elle.

Comment Claudine avait-elle fait face à cette dé­pense ?

Malheureusement, elle ne put avoir d’explication avec sa fille que le lendemain.

Ce mariage se terminait par un bal, et Claudine ne rentra qu’à quatre heures du matin, dans l’auto d’un invité. Elle cria bonsoir ou bonjour à ses parents et s’engouffra dans sa chambre où elle se hâta de s’étendre. Elle était rompue de fatigue, mais radieuse du succès qu’elle avait eu. Elle s’endormit en se disant : « Je pourrai dormir jusque midi ; c’est dimanche, aujourd’hui. »

Quand elle s’éveilla, un sourire l’illumina en même temps qu’un rayon de soleil glissait vers elle.

Sa mère entra :

— Tu t’es bien reposée ?

— Oui, maman, à merveille !

— Ta robe était la plus belle.

— Je le crois !

— Elle a dû coûter un prix fou !

— Qu’entends-tu par prix fou ?

— Au moins 4.000 francs.

Claudine pencha le front et répondit :

— Tu sais fort bien évaluer. C’est la somme de­ mandée.

— Mon Dieu ! Comment pourras-tu payer ?

— Mais, m’man, j’ai des économies et tout est payé.

Que dire ?

La mère était soulagée et elle se tut. Les enfants prennent l’habitude de se conduire seuls, sous pré­texte qu’ils gagnent leur argent.

Mme Nitol reprit :

— Il est temps de te lever. Tu pourras aller à la messe de midi et demi…

Aller à la messe ? Claudine n’y pensait pas. Sa cervelle farcie des hommages reçus, des louanges pro­diguées, elle était loin de songer à la messe.

— Mais, s’écria-t-elle, n’ai-je pas entendu la messe de mariage ? Cela compte pour mon dimanche…

— Tu plaisantes ! Je te laisse t’habiller. L’église est toute proche.

Claudine se résigna parce qu’elle savait qu’on ne la laisserait pas sortir l’après-midi sous prétexte de repos, et c’était dans un fauteuil de cinéma qu’elle voulait se reposer.

Elle fit une station rapide dans l’église et flâna un peu avant de rentrer. Elle déjeuna entre son père et sa mère et parla de la veille. Son frère déjeunait chez un camarade.

— Il y a Marcel Dalanne qui m’a proposé de l’épouser.

— Oh ! tu ne m’avais pas dit cela ? s’écria Mme Nitol.

— En ai-je eu le temps ? Sitôt que tu m’as vue, tu m’as envoyée à la messe.

— Qui est ce Marcel Dalanne ? demanda M. Nitol.

— Le fils d’un bon commerçant du quartier, dit la mère avec entrain.

— Il te plaît ? questionna le père.

— Pas du tout !

— Oh ! gémit Mme Nitol, que te faut-il ? C’est un garçon qui a de la fortune et un magasin florissant.

— Tu me vois dans une boutique, servant les clients, avec la bouche en cœur ?

— Le commerce, c’est cependant le rêve, murmura M. Nitol.

— Ce n’est pas le mien ! lança Claudine en riant.

— Tu vas trop au cinéma et cela te fausse le juge­ment.

— Tu veux rire, maman !

— Pour aujourd’hui, j’espère que tu ne sortiras pas. Tu es pâle ; on voit que tu n’as pas assez dormi.

Claudine pensa qu’elle ne pourrait pas dire tout haut qu’elle irait au cinéma. Il fallait biaiser.

Toute innocence, elle feignit la surprise :

— Mais, maman, cet après-midi, je retourne avec les personnes du mariage, c’est convenu, elles m’at­tendent. Il paraît qu’il y a des restes. Nous aurons deux petites heures de danse avec goûter. Je serai rentrée pour dîner.

— Je ne peux guère t’interdire de retrouver tes amies, bien que tu me paraisses fatiguée. Je suis na­vrée de ta mine.

— Je n’y penserai plus demain ! Il faut profiter un peu de sa jeunesse !

Si Mme Nitol était soulagée de savoir que sa fille n’irait pas au cinéma, Claudine était ravie de son stratagème pour y aller. Elle comptait si bien se délasser dans un bon fauteuil en face de l’écran.

Pour satisfaire cette passion grandissante, elle mentait, mais elle s’absolvait en se disant que substituer une partie de plaisir à une autre n’était qu’une simple transposition de la vérité sans aucune conséquence.

Toute gaie, elle partit, se dirigeant vers son cinéma habituel, mais non certaine d’y rencontrer son inconnu. Peut-être se dirait-il qu’ayant passé la nuit à danser, elle ne viendrait pas.

À sa grande joie, il la guettait devant l’entrée. À sa vue, il eut un geste de contentement et se hâta de prendre les places.

Elle fut vite à côté de lui.

— Comme c’est gentil à vous d’avoir deviné que je serais là !

— Oh ! je vous connais, et je sais que le seul air respirable pour vous est une salle de cinéma. Vous me l’avez dit franchement.

— Vous avez bonne mémoire !

Ses yeux brillaient de plaisir, alors que son visage coloré par une émotion heureuse trahissait ses senti­ments. Ils étaient brillants d’attente fiévreuse du spec­tacle, et de la satisfaction de voir son compagnon.

Ils entrèrent dans la salle mi-obscure, et tout de suite l’âme de Claudine changea. Elle se sentit une autre personne et elle eut les gestes qu’elle voyait sur l’écran. Se penchant vers son voisin, avec une familiarité qu’elle copiait sur l’héroïne si gracieuse et pleine de candeur, elle murmura :

— Ah ! que je suis bien !

Il osa lui serrer la main, et quand la lumière réap­parut et que les conversations purent s’animer il lui dit :

— Vous avez eu un succès prestigieux, hier. Votre toilette était merveilleuse ! N’était-elle pas celle d’Anny ?

— Elle-même.

— Vous la portiez avec une grâce sans pareille ; vous avez dû l’entendre dire autour de vous.

— Oui, j’ai eu beaucoup de compliments.

La lumière s’éteignit et le film versa de nouveau son philtre que Claudine savourait avec extase. Une sorte de bonheur nerveux la possédait. Des frissons la parcouraient en admirant ces mobiliers dont la richesse l’étourdissait.

Les tentures chatoyantes, les bronzes, les tableaux qu’elle voyait là, les sièges originaux, et dans cet en­semble les femmes évoluant bien parées et causant avec une grâce élégante, la plongeaient dans une sorte d’hypnose.

Elle eut tout à coup presqu’un gémissement en son­geant qu’elle devrait s’arracher à ces scènes dont elle avait besoin maintenant comme d’une nourriture. Que faire pour que cette ambiance devînt la sienne ?

Une tristesse la tortura et, sans savoir ce qu’elle faisait, elle serra le bras de son voisin de ses deux mains et fut agitée d’un tremblement.

— Qu’avez-vous, petite amie ? Seriez-vous souf­frante ? lui demanda-t-il à voix basse,

— Non, non…

— Un peu de fatigue de la journée d’hier ?

— Oh ! non…

— Alors ? Confiez-moi votre peine.

— Je suis désespérée par la médiocrité de ma vie. Je vous assure que c’est une souffrance intolérable pour moi de vivre dans un appartement mesquin aux meubles sans beauté, aux devoirs ménagers sans au­cune envolée.

— Il faut tout faire avec sérénité, dit gravement le voisin. Soyez raisonnable : votre vie n’est pas finie et elle vous réserve, sans doute, d’heureuses surprises.

— Le croyez-vous vraiment ?

— Certainement !

— Qu’est-ce qui vous le fait supposer ?

— Vous êtes trop jolie pour rester à l’arrière-plan.

Claudine tressaillit de bonheur en entendant ces paroles qui lui donnaient du réconfort. Elle se calma, bien que sa soif d’admirer le film ne fût pas apaisée. Il lui semblait qu’elle était entre deux destins : l’un plein d’attraits, et l’autre impossible à supporter.

Le premier possédait toutes les magies et l’autre rampait dans la terre des jours sans gloire.

À force de penser, son cerveau vacillait comme une barque qui n’a plus de gouvernail. Elle se trouvait misérable parce qu’elle ne pouvait pas étreindre son rêve. Elle escomptait elle ne savait quoi, qui l’arra­cherait à cette attente fiévreuse à laquelle son espoir s’accrochait.

Le film finissait. Elle se leva dans le brouhaha des fauteuils dont les sièges claquaient en se redressant, dans le bruit des voix qui, tout haut, traduisaient des impressions. Elle s’en allait comme une hallucinée, poursuivie par la vision du spectacle. À dire vrai, sa volonté devenait inexistante quand elle sortait de ces séances.

Elle n’éprouvait plus qu’un désir : celui de reprendre un de ces sièges et d’y attendre la prochaine projection.

Elle frissonnait d’avoir à retrouver la vie réelle, alors qu’elle était conduite par le fantôme de l’illu­sion, mais celui-là, elle ne pouvait pas le retenir ; c’était au contraire la médiocrité qui l’enserrait sans qu’elle pût la repousser.

— Qu’avez-vous, petite amie ?

C’était la voix de son voisin qui marchait près d’elle sans qu’elle y prêtât attention.

Elle tressaillit à sa question et le regarda, la dé­tresse dans les yeux. Elle murmura :

— Je suis bien malheureuse.

— Pauvre petite ! C’est votre imagination qui vous rend malheureuse, parce que vous désirez trop de choses de la vie. Dites-vous bien que le cinéma n’est que mirage que l’on doit regarder avec sang-froid. Acceptez la vie plus philosophiquement.

Claudine ne répondit pas. Elle marchait à pas lents derrière la foule, indifférente à ce qui se passait au­tour d’elle. Son visage était crispé par les pensées qu’elle ne pouvait éloigner.

Bien que son inconnu l’invitât à prendre une tasse de thé, elle refusa, pressée de rentrer. Devant son refus, il lui dit :

— Je voudrais vous revoir dans votre jolie toilette. Me feriez-vous l’honneur de venir chez moi ? J’aurai quelques amis. Je tiens beaucoup à ce que l’on vous admire.

Claudine témoigna d’un peu de surprise. Cette in­vitation la déconcertait, ne sachant pas à qui elle avait affaire. Cependant, elle jugeait ce jeune homme correct. Il ressemblait beaucoup aux messieurs qu’elle voyait sur l’écran. Mais Claudine avait plus d’audace en idées qu’en fait.

Pourquoi n’accepterait-elle pas ? Du moment qu’elle voulait s’évader de son cercle, il fallait bien qu’elle se lançât dans un autre. Elle vainquit ses scrupules et dit :

— Vous êtes bien aimable. Je puis avoir confiance en vous ?

— Tout à fait ! Voulez-vous venir dimanche pro­chain ? Nous irons à un spectacle permanent, ce qui nous permettra d’être libre à 17 heures.

— C’est entendu.

Elle sut alors que son voisin s’appelait Jacques Laroste. Elle le quitta. Son marasme avait disparu. Elle entra dans le logis de ses parents sans dégoût, ayant une perspective heureuse sur laquelle elle écha­faudait de nouveaux rêves. Elle ne ressentait plus cette fureur d’impuissance qui l’avait animée durant quelques minutes. Elle sut gré à Jacques Laroste d’avoir orienté ses pensées sur une piste plus attrayante.

À dire vrai, le jeune homme se méprenait un peu sur sa voisine de cinéma. Il la jugeait plus hardie et désireuse de se créer quelques connaissances utiles pour la carrière où il croyait qu’elle voulait s’en­gager.

Dans l’appartement, Claudine trouva Maxime qui lui expliqua que leur père faisait un bridge chez un voisin et que leur mère était à la bénédiction à la paroisse proche.

Claudine écoutait à peine, parce que ses yeux étaient rivés sur Maxime qui arborait un complet élégant.

— Que se passe-t-il ? Nos parents t’ont payé un costume ?

— Je me débrouille. J’ai dit aux parents que j’avais rendu un service à notre tailleur.

— Ah ! sais-tu que tu ressembles à un jeune pre­mier de cinéma ?

— Tu me rends heureux, mais j’admire surtout ceux qui savent se tirer d’affaire.

Il sortit de sa poche une étoffe de soie merveil­leuse, la lui tendit en disant :

— Voici pour toi !

— Pour moi ? C’est magnifique ! Comment as-tu pu l’acheter ?

— Je ne l’ai pas achetée. Je me suis fait la main en regardant opérer les gangsters. Tu ne saurais croire combien c’est facile.

— Tu ne veux pas dire que tu as volé cette écharpe ? murmura Claudine, défaillante.

— Comment l’aurais-je eue autrement ? Je retire le mot « volé » qui me désoblige parce que je trouve que c’est un art de s’approprier un objet avec talent.

— Mon Dieu ! gémit Claudine.

— Allons ! un peu de cran ! Nous voulons tous les deux échapper à la mesquinerie, et certains films sont là pour nous en enseigner les moyens.

— Qu’arriverait-il si on t’arrêtait ?

— Aucun danger ! Je prends des précautions comme je l’ai vu faire. Ne m’assimile pas à un sot ! Tu te souviens du jeune Gigous qui venait parfois avec moi ?

— Oui. Eh bien ?

— Il s’est tué. Il était féru de cinéma, mais il a compris qu’il ne pourrait jamais égaler ces princes du film. Il a vu un suicide qui l’a frappé et il a essayé de l’imiter en se persuadant qu’il ne serait pas heu­reux sur terre. Alors, il a sauté le pas comme un idiot.

— C’est terrible ! bégaya Claudine, blême de peur.

— Je ne trouve pas ! Il s’est senti faible, incapable d’aller de l’avant, et il a bien fait de se supprimer :

— Tu m’effraies, Maxime !

— Allons, ne fais pas ton petit Gigous ! Nous sommes des forts, des courageux. Profitons des leçons que nous avons sous les yeux et nous arriverons. J’ai fait la connaissance de chics types, et me voici hors du trantran des timorés. Je lâche le collège et j’aban­donne la maison.

— Oh ! Maxime.

— Ne larmoie pas. Mes amis me donnent l’hospita­lité. Je dirai à p’pa et à m’man que je suis employé dans une maison où le patron loge ses aides. Quand j’apporterai de l’argent à nos vieux, ils seront en­chantés et croiront tout ce que je dirai.

— Mais cet argent, où l’auras-tu ?

— Que tu es sosotte, mon petit ! Tu ne devines pas d’où je le tirerai ?

— Non.

— Chez ceux qui en ont ! répliqua froidement Maxime.

Claudine ne put riposter. Maxime lui parut soudain si puissant, si dur et si sûr de soi, qu’elle n’osait plus s’attaquer à lui. Un effondrement la terrassait. Était-ce donc le cinéma qui le pervertissait ? Était-ce sa na­ture influençable qui le portait à ces extravagances ? Pourquoi aussi allait-il toujours voir des films poli­ciers ? Il admirait le jeu des gangsters jusqu’à les copier !

Tel cet enfant, ce Gigous, entraîné vers la mort, parce qu’il ne pouvait satisfaire les rêves fous que développaient en lui les films captivants…

Claudine était bouleversée par ces révélations et elle se jugeait sans péché. Son bon sens était faussé et elle ne s’en doutait pas, parce que ses rêves lui semblaient anodins. Elle ne causait de tort à per­sonne.

Elle pensa avec complaisance à la réunion du di­manche suivant. Comment présenter cette invitation à sa mère ? Soudain, elle jugea que Maxime avait rai­son de se rendre libre.

Ah ! n’avoir plus à discuter avec les parents ! Ne plus demander de permissions, ni solliciter des avis !

Agir comme les personnages d’un film qui allaient tranquillement à leurs affaires sans s’inquiéter de ce qui se disait autour d’eux. Il fallait se donner un peu d’air et ne pas rester confiné dans des idées suran­nées. À force de se dire que la grande liberté était un devoir pour sa génération, Claudine en vint à penser que son frère et elle avaient raison.

Elle se persuadait que le monde des films n’était pas de la fantaisie, mais la vie réelle, un peu en avance sur la vie présente. À eux, les jeunes, de donner l’im­pulsion nécessaire pour vivre en jouissant de toutes les commodités et de tous les luxes.

Le lendemain de ce jour troublant, Maxime rentra avec un monsieur fort élégant qui fut présenté aux parents comme le futur patron de leur fils.

M. Nitol était un peu étonné de l’intérêt que l’on portait à Maxime, mais il se dit qu’il lui serait facile de se renseigner sur cet Albert qui se disait négociant exportateur. Après quelques mots sur les affaires à traiter, M. Albert s’en alla. Il salua la maîtresse de maison avec une correction de grand seigneur. Ce­pendant, elle n’aima pas son regard et surtout ses lèvres qu’elle trouva cruelles.

Maxime, qui avait accompagné le visiteur, revint et dit :

— N’est-ce pas qu’il est chic ?

— Il a grand air, riposta M. Nitol, ou l’as-tu rencontré ? Tu le connais depuis quand ?

— C’est tout un roman. C’est un de mes camarades qui me l’a présenté, le jeune Gigous.

— Un bon petit, dit la mère.

— Un idiot ! rétorqua Maxime. Tu ne sais donc pas, m’man, qu’il s’est donné la mort ?

— Oh ! Ciel ! s’écria Mme Nitol, prête à défaillir.

— C’est un garçon qui n’avait pas de sens pra­tique.

— Il manquait surtout de bons conseils et de reli­gion, dit sévèrement Mme Nitol, en regardant son fils. Voilà un enfant qui était tout le temps fourré au ci­néma, au lieu de travailler. Il s’est mis tant de bille­vesées dans la tête qu’il a dû devenir un peu fou. Je plains les malheureux parents !

M. Nitol, qui suivait son idée, demanda :

— Et ton baccalauréat ?

— À quoi me servirait-il en ces temps où seul le commerce vaut quelque chose ?

— J’eusse aimé te voir ce diplôme.

— Je préfère gagner ma vie.

Mme Nitol n’intervint pas. Ses enfants la dépassaient et elle remarquait qu’elle avait de moins en moins d’influence sur eux. Elle avait essayé de tous les moyens pour les maintenir dans le chemin des idées droites et saines, mais elle sentait qu’ils lui échap­paient. Maxime avait dix-sept ans et voulait son in­dépendance. On ne pouvait guère s’y opposer, puis­que tant de garçons agissaient de même quand ils n’avaient pas un goût prononcé pour de hautes études.

Perdre du temps n’était plus de saison, disaient-ils. Si elle se consolait facilement de la direction prise par Maxime, elle s’inquiétait davantage de Claudine.

Elle ne lui trouvait plus cet air insouciant et rieur auquel elle était accoutumée. Des ombres passaient sur ce jeune visage, et elle se demandait ce qui pou­vait l’assombrir ainsi par moments.

M. Nitol, toujours obsédé par son fils, demanda brusquement :

— Il est sérieux, ce M. Albert ? Tu crois pouvoir faire une carrière avec lui ?

— À coup sûr ! répliqua Maxime avec feu.

— Enfin ! si tu as confiance…

— N’aie aucune crainte ! Je ne me lance pas à l’aveuglette.

Il ne connaissait pas Albert, mais l’avait rencontré au bar d’un cinéma. Il avait été conquis par ses manières enveloppantes, et peu à peu avait deviné le métier réel du gangster, tout en regardant les films. Il avait déduit que l’argent pouvait se gagner facilement avec un peu d’habileté. Comme il le constatait sur l’écran, les voleurs n’étaient jamais pris, et s’ils restaient impunis, c’était grâce à leurs talents.