Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 39

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 303-306).


LETTRE XXXIX.


CLAIRE À ÉLISE.


Non, mon amie, je ne suis pas malade, je ne suis pas triste non plus, mes journées se déroulent et se remplissent comme autrefois : à l’extérieur, je suis presque la même ; mais l’extrême foiblesse de mon corps et de mes esprits, le profond dégoût qui flétrit mon âme, m’apprennent qu’il est des chagrins auxquels on ne résiste pas. La vertu fut ma première idole, l’amour la détruisit ; il s’est détruit à son tour, et me laisse seule au monde : il faut mourir avec lui. Ah ! mon Élise ! je souffre bien moins du changement de Frédéric, que de l’avoir si mal jugé : tu ne peux comprendre jusqu’où allait ma confiance en lui ; enfin, te le dirai-je ? il a été un moment où j’ai pensé que tu étais d’accord avec mon époux pour me tromper, et que vous vous réunissiez pour me peindre sous des couleurs infidèles et odieuses l’infortuné qui expirait de mon absence ; il me semblait voir ce malheureux que j’avais envoyé vers toi pour reposer sa douleur sur ton sein, abusé par tes fausses larmes, confiant entre tes bras, tandis que tu le trahissais auprès de ton amie, enfin mon criminel amour, répandant son venin sur tes lettres et sur les discours de mon époux, m’y faisait trouver des signes nombreux de fausseté. Élise, conçois-tu ce qu’est une passion qui a pu me faire douter de toi ? Ah ! sans doute, c’est là son plus grand forfait !

Mon amie, le coup qui me tue est d’avoir été trompée sur Frédéric ; je croyais si bien le connaître ! il me semblait que mon existence eût commencé avec la sienne, et que nos deux âmes, confondues ensemble, s’étaient identifiées par tous les points. On se console d’une erreur de l’esprit, et non d’un égarement du cœur : le mien m’a trop mal guidée pour que j’ose y compter encore, et je dois voir avec inquiétude jusqu’aux mouvemens qui le portent vers toi. Ô Frédéric ! mon estime pour toi fut de l’idolâtrie ; en me forçant à y renoncer, tu ébranles mon opinion sur la vertu même ; le monde ne me paraît plus qu’une vaste solitude, et les appuis que j’y trouvais, que des ombres vaines qui échappent sous ma main. Élise, tu peux me parler de Frédéric : Frédéric n’est point celui que j’aimais ; semblable au païen qui rend un culte à l’idole qu’il a créée, j’adorais en Frédéric l’ouvrage de mon imagination ; la vérité ou Élise ont déchiré le voile, Frédéric n’est plus rien pour moi ; mais comme je peux tout entendre avec indifférence, de même je peux tout ignorer sans peine, et peut-être devrais-je vouloir que tu continues à garder le silence, afin de pouvoir consacrer entièrement mes dernières pensées à mon époux et à mes enfans.