Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 24

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 239-240).


LETTRE XXIV.


CLAIRE À FRÉDÉRIC.


J’ignore jusqu’où la vertu a perdu ses droits sur votre âme, et si l’amour que je vous inspire vous a dégradé au point de n’être plus capable d’une action courageuse et honnête ; mais je vous déclare que si dans deux jours vous n’avez pas exécuté ce que je vais vous prescrire, Claire aura cessé de vous estimer.

Mon mari vous aime et en fait son bonheur ; j’ai voulu, et je veux encore lui laisser ignorer un égarement qui détruirait son repos, et peut-être son amitié ; mais, en lui taisant la vérité, j’ai dû m’imposer la loi d’agir comme il le ferait si elle lui était connue. Partez donc, Frédéric, quittez un lieu que vous remplissez de trouble : allez purifier votre cœur, et surtout oubliez une femme que les plus saints devoirs vous ordonnaient de respecter : je ne vous reverrai qu’alors.

Le goût des voyages est un des plus vifs chez les jeunes gens : prenez ce prétexte pour vous éloigner d’ici ; exprimez à votre père le desir d’aller vous instruire en parcourant de nouvelles contrées : l’excellent homme que vous offensez s’affligera de votre absence, mais sacrifiera son propre plaisir à celui d’un ingrat qui l’en récompense si mal. Aussitôt que vous aurez obtenu sa permission, que je hâterai de tous mes efforts, vous vous éloignerez sans tarder. Je vous défends de me voir seule, je ne recevrai point vos adieux ; ne vous imaginez pas néanmoins que je croie cette précaution nécessaire à mon repos : non, l’honnêteté est un besoin pour moi, et non pas un effort ; et, si elle pouvait être jamais ébranlée, ce ne serait pas par l’homme qui, se laissant dominer par un penchant coupable, l’excuse au lieu de le combattre, et humilie celle qui en est l’objet, en la rendant cause de l’avilissement où il est réduit.