Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 40

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 306-308).


LETTRE XL.


CLAIRE À ÉLISE.


Je n’en puis plus, la langueur m’accable, l’ennui me dévore, le dégoût m’empoisonne ; je souffre sans pouvoir dire le remède ; le passé et l’avenir, la vérité et les chimères ne me présentent plus rien d’agréable, je suis importune à moi-même ; je voudrais me fuir et je ne puis me quitter : rien ne me distrait, les plaisirs ont perdu leur piquant, et les devoirs leur importance. Je suis mal partout : si je marche, la fatigue me force à m’asseoir ; quand je me repose, l’agitation m’oblige à marcher. Mon cœur n’a pas assez de place, il étouffe et palpite violemment ; je veux respirer, et de longs et profonds soupirs s’échappent de ma poitrine. Où est donc la verdure des arbres ? les oiseaux ne chantent plus. L’eau murmure-t-elle encore ? Où est la fraîcheur ? où est l’air ? Un feu brûlant court dans mes veines et me consume ; des larmes rares et amères mouillent mes yeux et ne me soulagent pas. Que faire ? où porter mes pas ? pourquoi rester ici ? pourquoi aller ailleurs ? J’irai lentement errer dans la campagne ; là, choisissant des lieux écartés, j’y cueillerai quelques fleurs sauvages et desséchées comme moi, quelques soucis, emblèmes de ma tristesse : je n’y mêlerai aucun feuillage, la verdure est morte dans la nature, comme l’espérance dans mon cœur. Dieu ! que l’existence me pèse ! l’amitié l’embellissait jadis, tous mes jours étaient sereins ; une voluptueuse mélancolie m’attirait sous l’ombre des bois, j’y jouissais du repos et du charme de la nature. Mes enfans ! je pensais à vous alors, je n’y pense plus maintenant que pour être importunée de vos jeux, et tyrannisée par l’obligation de vous rendre des soins. Je voudrais vous ôter d’auprès de moi, je voudrais en ôter tout le monde, je voudrais m’en ôter moi-même… Lorsque le jour paraît, je sens mon mal redoubler. Que d’instants comptés par la douleur ! Le soleil se lève, brille sur toute la nature, et la ranime de ses feux ; moi seule, importunée de son éclat, il m’est odieux et me flétrit : semblable au fruit qu’un insecte dévore au cœur, je porte un mal invisible… et pourtant de vives et rapides émotions viennent souvent frapper mes sens ; je me sens frissonner dans tout mon corps, mes yeux se portent du même côté, s’attachent sur le même objet ; ce n’est qu’avec effort que je les en détourne. Mon âme, étonnée, cherche et ne trouve point ce qu’elle attend ; alors plus agitée, mais affaiblie par les impressions que j’ai reçues, je succombe tout-à-fait, ma tête penche, je fléchis, et dans mon morne abattement je ne me débats plus contre le mal qui me tue.