Claudine à l’École/Partie 3

La bibliothèque libre.
Société d'éditions littéraires et artistiques. Librairie Paul Ollendorff (p. 184-271).


C’est fait ! nous sommes revenues du chef-lieu hier, triomphantes, sauf (naturellement) la pauvre Marie Belhomme, recalée. Mlle Sergent se rengorge d’un tel succès. Il faut que je raconte.

Le matin du départ, on nous empile dans l’omnibus du père Racalin, ivre-mort comme par hasard, qui nous conduit follement, zigzaguant d’un fossé à l’autre, nous demandant si on nous mène toutes marier, et se congratulant de la maîtrise avec laquelle il nous cahote : « J’vons bramant[1], pas ?… » tandis que Marie pousse des cris aigus et verdit de terreur. À la gare, on nous parque dans la salle d’attente, Mlle Sergent prend nos billets et prodigue des adieux tendres à la chérie qui est venue l’accompagner jusqu’ici. La chérie, en robe de toile bise, coiffée d’un grand chapeau simplet sous lequel elle est plus fraîche qu’un liseron (petite rosse d’Aimée !) excite l’admiration de trois commis-voyageurs qui fument des cigares, et qui, amusés de ce départ d’un pensionnat, viennent dans la salle d’attente faire briller pour nous leurs bagues et leurs blagues, car ils trouvent charmant de lâcher d’énormes inconvenances. Je pousse le coude de Marie Belhomme pour l’avertir d’écouter ; elle tend ses oreilles et ne comprend pas ; je ne peux pourtant pas lui dessiner des figures à l’appui ! La grande Anaïs comprend bien, elle, et se fatigue en attitudes gracieuses, avec d’inutiles efforts pour rougir.

Le train souffle, siffle ; nous empoignons nos valises, et nous nous engouffrons dans un wagon de seconde, surchauffé, suffocant ; heureusement le voyage ne dure que trois heures ! Je me suis installée dans un coin pour respirer un peu, et tout le long du chemin nous ne causons guère, amusées de regarder filer les paysages. La petite Luce, nichée à côté de moi, passe tendrement son bras sous le mien, mais je me dégage : « Laisse, il fait trop chaud. » J’ai pourtant une robe de tussor écru, toute droite, froncée comme celle des bébés, serrée à la taille par une ceinture de cuir plus large que la main, et ouverte en carré ; Anaïs ravivée par une robe de toile rouge, paraît à son avantage, de même que Marie Belhomme, en demi deuil, toile mauve à bouquets noirs ; Luce Lanthenay conserve son uniforme noir, chapeau noir, à nœud rouge. Les deux Jaubert continuent à ne pas exister et tirent de leur poche des questionnaires que Mlle Sergent, dédaigneuse de ce zèle excessif, leur fait rengainer. Elles n’en reviennent pas !

Des cheminées d’usines, des maisons clairsemées et blanches qui se resserrent tout de suite et deviennent nombreuses, — voilà la gare. Nous descendons, Mlle Sergent nous pousse vers un omnibus et nous roulons, sur de douloureux pavés en têtes de chat, vers l’hôtel de la Poste. Dans les rues pavoisées des oisifs badaudent, car c’est demain la Saint je ne sais quoi — grande fête locale — et la Philharmonique sévira dans la soirée.

La gérante de l’hôtel, Mme Cherbay, une payse de Mlle Sergent, grosse femme trop aimable, s’empresse. Des escaliers sans fin, un corridor et… trois chambres pour six. Je n’avais pas songé à ça ! Avec qui va-t-on me loger ? C’est stupide ; je déteste coucher avec des gens !

La gérante nous laisse, enfin. Nous éclatons en paroles, en questions ; on ouvre les valises ; Marie a perdu la clef de la sienne et se lamente ; je m’assieds déjà lasse. Mademoiselle réfléchit : « Voyons, il faut que je vous case… » Elle s’arrête et cherche à nous appareiller de la meilleure façon ; la petite Luce se coule silencieusement près de moi et me serre la main : elle espère qu’on nous fourrera dans le même lit. La Directrice se décide : « Les deux Jaubert, vous coucherez ensemble ; vous, Claudine, avec… (elle me regarde d’une façon aiguë, mais je ne bronche ni ne cille)… avec Marie Belhomme, et Anaïs avec Luce Lanthenay. Je crois que cela ira assez bien ainsi. » La petite Luce n’est pas du tout de cet avis ! Elle prend son paquet d’un air penaud et s’en va tristement avec la grande Anaïs dans la chambre en face de la mienne. Marie et moi nous nous installons, je me déshabille vivement pour laver la poussière du train, et derrière les volets, clos à cause du soleil, nous vagabondons en chemise, avec volupté. Le voilà, le costume rationnel, le seul pratique !

Dans la cour, on chante ; je regarde et je vois la grosse patronne assise à l’ombre avec des servantes, des jeunes gens, des jeunes filles ; tout ça bêle des romances sentimentales : « Manon, voici le soleil ! » en confectionnant des roses en papier et des guirlandes de lierre pour décorer la façade, demain. Des branches de pin jonchent la cour ; la table de fer peint est chargée de bouteilles de bière et de verres ; le paradis terrestre, quoi !

On frappe : c’est Mlle Sergent ; elle peut entrer, elle ne me gêne pas. Je la reçois en chemise pendant que Marie Belhomme passe précipitamment un jupon, par respect. Elle n’a pas l’air de s’en apercevoir, d’ailleurs, et nous engage seulement à nous dépêcher ; le déjeuner est servi. Nous descendons toutes. Luce se plaint de leur chambre, éclairée par en haut, pas même la ressource de se mettre à la fenêtre !

Mauvais déjeuner de table d’hôte.

L’examen écrit ayant lieu demain, Mlle Sergent nous enjoint de remonter dans nos chambres et d’y repasser une dernière fois ce que nous savons le moins. Pas besoin d’être ici pour ça ! J’aimerais mieux rendre visite aux X… des amis de papa charmants, excellents musiciens… Elle ajoute : « Si vous êtes sages, ce soir, vous descendrez avec moi, après dîner, et nous ferons des roses avec Mme Cherbay et ses filles. » Murmures de joie ; toutes mes camarades exultent. Pas moi ! Je ne ressens aucune ivresse à l’idée de confectionner des roses en papier dans une cour d’hôtel avec cette obèse gérante, en graisse blanche. Je le laisse voir, probablement, car la Rousse reprend, tout de suite excitée :

— Je ne force personne, bien entendu ; si Mlle Claudine ne croit pas devoir se joindre à nous…

— C’est vrai, Mademoiselle, je préfère rester dans ma chambre, je crains vraiment d’être si inutile !

— Restez-y, nous nous passerons de vous. Mais je me verrai forcée, dans ce cas, de prendre avec moi la clef de votre chambre ; je suis responsable de vous.

Je n’avais pas pensé à ce détail, et je ne sais que répondre. Nous remontons là-haut, et nous bâillons toute l’après-midi sur nos livres, énervées par l’attente du lendemain. Mieux aurait valu nous promener, car nous ne faisons rien de bon, rien…

Et dire que ce soir je serai enfermée, enfermée ! Tout ce qui ressemble à un emprisonnement me rend enragée ; je perds la tête, sitôt qu’on m’enferme. (On n’a jamais pu me mettre en pension, gamine, parce que des pâmoisons de rage me prenaient à sentir qu’on me défendait de franchir la porte. On a essayé deux fois ; j’avais neuf ans ; les deux fois, dès le premier soir, j’ai couru aux fenêtres comme un oiseau stupide, j’ai crié, mordu, griffé, je suis tombée suffoquée. Il a fallu me remettre en liberté, et je n’ai pu « durer » que dans cette invraisemblable école de Montigny, parce que là, au moins, je ne me sentais pas « prise », et je couchais dans mon lit, chez nous.)

Certes, je ne le montrerai pas aux autres, mais je suis malade d’agacement et d’humiliation. Je ne quémanderai pas mon pardon ; elle serait trop contente, la mauvaise Rousse ! Si elle voulait seulement me laisser la clef en dedans ! Mais je ne le lui demanderai pas non plus, je ne veux pas ! Puisse la nuit être courte…

Avant dîner, Mlle Sergent nous mène promener le long de la rivière ; la petite Luce, tout apitoyée, veut me consoler de ma punition :

— Écoute, si tu lui demandais de te laisser descendre, elle voudrait bien, tu lui demanderais ça gentiment…

— Allons donc ! J’aimerais mieux être enfermée à triple tour pendant huit mois, huit jours, huit heures, huit mi…

— Tu as bien tort de ne pas vouloir ! On va faire des roses, on chantera, on…

— Plaisirs purs ! je vous verserai de l’eau sur la tête.

— Houche ! tais-toi ! Mais vrai, tu as gâté notre journée ; je ne serai pas gaie, ce soir, puisque tu ne seras pas là !

— Ne t’attendris pas. Je dormirai, je prendrai des forces pour le « grand jour » qu’est demain.

Redîner à table d’hôte, avec des commis-voyageurs et des marchands de chevaux. La grande Anaïs, possédée du désir de se faire remarquer, prodigue les gestes et renverse sur la nappe blanche son verre d’eau rougie. À neuf heures, nous remontons. Mes camarades se munissent de fichus contre la fraîcheur qui pourrait tomber, et moi… je rentre dans ma chambre. Oh ! je fais belle contenance, mais j’écoute sans bienveillance la clef que Mlle Sergent tourne dans la serrure et emporte dans sa poche… Voilà, on est toute seule… Presque tout de suite je les entends dans la cour, et je pourrais les voir très bien de ma fenêtre, mais pour rien au monde je n’avouerais mes regrets en montrant de la curiosité. Eh bien, quoi ? Je n’ai qu’à me coucher.

J’enlève ma ceinture, déjà, quand je tombe en arrêt devant la commode-toilette. Non, pas devant la commode-toilette, devant la porte de communication qu’elle condamne. Cette porte s’ouvre sur la chambre voisine (le verrou est de mon côté) et la chambre voisine donne dans le corridor… Je reconnais là le doigt de la Providence, il n’y a pas à le nier… Tant pis, il arrivera ce qui arrivera, mais je ne veux pas que la Rousse puisse triompher et se dire : « Je l’ai enfermée ! » Je ragrafe ma ceinture, je remets mon chapeau. Je ne vais pas dans la cour, pas si bête, je vais chez les amis de papa, ces X…, hospitaliers et aimables, qui m’accueilleront bien. Ouf ! Que cette commode est lourde ! J’en ai chaud. Le verrou est dur à pousser, il manque d’exercice, et la porte s’ouvre en grinçant, mais elle s’ouvre. La chambre où je pénètre, la bougie haute, est vide, le lit sans draps ; je cours à la porte, la porte bénie qui n’est pas fermée, qui s’ouvre gentiment sur le délicieux corridor… Comme on respire bien, quand on n’est pas sous clef ! Ne nous faisons pas pincer ; personne dans l’escalier, personne dans le bureau de l’hôtel, tout le monde fait des roses. Faites des roses, bonnes gens, faites des roses sans moi !

Dehors, dans la nuit tiède, je ris tout bas ; mais je dois aller chez les X… L’ennui, c’est que je ne connais pas le chemin, surtout la nuit. Bah ! je demanderai. Je remonte d’abord, résolument, le cours de la rivière, puis je me décide, sous un réverbère, à demander « la place du Théâtre, s’il vous plaît ? » à un monsieur qui passe. Il s’arrête, se penche pour me regarder : « Mais, ma belle enfant, permettez-moi de vous y conduire, vous ne sauriez trouver toute seule… » Quelle scie ! Je tourne les talons et je fuis prestement dans l’ombre. Ensuite, je m’adresse à un garçon épicier qui abaisse à grand bruit le rideau de fer de son magasin, et, de rue en rue, souvent poursuivie d’un rire ou d’un appel familier, j’arrive place du Théâtre, je sonne à la maison connue.

Mon entrée interrompt le trio de violon, violoncelle et piano que jouent deux blondes sœurs et leur père ; on se lève en tumulte : « C’est vous ? Comment ? Pourquoi ? Toute seule ! — Attendez, laissez-moi dire et excusez-moi. » Je leur conte mon emprisonnement, ma fuite, le brevet de demain ; les blondines s’amusent comme de petites folles : « Ah ! que c’est drôle ! Il n’y a que vous pour inventer des tours pareils ! » Le papa rit aussi, indulgent : « Allez, n’ayez pas peur, on vous reconduira, on obtiendra votre grâce ». Braves gens !

Et nous musiquons, sans remords. À dix heures, je veux partir et j’obtiens qu’une seule vieille bonne me reconduise… Trajet dans les rues assez désertes, sous la lune levée… Tout de même, je me demande ce que la Rousse coléreuse va bien pouvoir me dire ?

La bonne entre avec moi à l’hôtel, et je constate que toutes mes camarades sont encore dans la cour, occupées à chiffonner des roses, à boire de la bière et de la limonade. Je pourrais rentrer dans ma chambre, inaperçue, mais je préfère me payer un petit effet, et je me présente, modeste, devant Mademoiselle, qui bondit sur ses pieds à ma vue : « D’où sortez-vous ? » Du menton je désigne la bonne qui m’accompagne et celle-ci débite sa leçon docilement : « Mademoiselle a passé la soirée chez Monsieur avec ces demoiselles. » Puis elle murmure un vague bonsoir et disparaît. Je reste seule (un, deux, trois) avec… avec une furie ! Ses yeux ragent, ses sourcils se touchent et se mêlent, mes camarades stupéfaites restent debout, des roses commencées dans les mains ; je soupçonne à voir les regards brillants de Luce, les joues rouges de Marie, l’air fébrile de la grande Anaïs, qu’elles se sont un peu grisées ; il n’y a pas de mal à ça, vraiment, Mlle Sergent ne prononce pas un mot ; elle cherche, sans doute ; ou bien elle s’efforce pour ne pas éclater. Enfin elle parle ; pas à moi : « Montons, il est tard ». C’est dans ma chambre qu’elle fera explosion ? Soit… Dans l’escalier, toutes les gamines me regardent comme une pestiférée ; la petite Luce me questionne de ses yeux suppliants.

Dans la chambre, il y a d’abord un silence solennel, puis la Rousse m’interroge avec une solennité pesante :

— Où étiez-vous ?

— Vous le savez bien, chez les X…, des amis de mon père.

— Comment avez-vous osé sortir ?

— Dame, vous voyez, j’ai tiré la commode qui barrait cette porte.

— C’est d’une effronterie odieuse ! J’apprendrai cette conduite extravagante à Monsieur votre père, il ne manquera pas d’y prendre un grand plaisir.

— Papa ? Il dira « Mon Dieu, oui, cette enfant a un grand amour de la liberté », et attendra avec impatience la fin de votre histoire pour se replonger avidement dans la Malacologie du Fresnois.

Elle s’aperçoit que les autres écoutent, et vire sur ses talons : « Allez toutes vous coucher ! Si dans un quart d’heure toutes vos bougies ne sont pas éteintes, vous aurez affaire à moi ! Quant à Mlle Claudine, elle cesse d’être sous ma responsabilité et peut se faire enlever cette nuit, si cela lui plaît ! »

Oh ! shocking ! Mademoiselle ! Les gamines ont disparu comme des souris effrayées, et je reste seule avec Marie Belhomme qui me déclare :

— C’est pourtant vrai qu’on ne peut pas t’enfermer ! Moi, je n’aurais pas eu l’idée de tirer la commode !

— Je me suis pas ennuyée. Mais « applette[2] » un peu, pour qu’elle ne revienne pas souffler la bougie.

On dort mal dans un lit étranger ; et puis, je me suis collée toute la nuit contre le mur pour ne pas frôler les jambes de Marie.

Le matin, on nous réveille à cinq heures et demie ; nous nous levons engourdies ; je me noie dans l’eau froide pour me secouer un peu. Pendant que je barbote, Luce et la grande Anaïs viennent emprunter mon savon parfumé, quêter un tire-bouton, etc. Marie me prie de lui commencer son chignon. Toutes ces petites, peu vêtues et ensommeillées, c’est amusant à voir.

Échange de vues sur les précautions ingénieuses à prendre contre les examinateurs : Anaïs a copié toutes les dates d’histoire dont elle n’est pas certaine sur le coin de son mouchoir (il me faudrait une nappe, à moi !) Marie Belhomme a confectionné un minuscule atlas qui tient dans le creux de sa main ; Luce a écrit sur ses manchettes blanches des dates, des lambeaux de règnes, des théorèmes d’arithmétique, tout un manuel ; les sœurs Jaubert ont également consigné une foule de renseignements sur des bandes de papier minces qu’elles roulent dans le tuyau de leurs porte-plumes. Toutes s’inquiètent beaucoup des examinateurs eux-mêmes ; j’entends Luce dire : « En arithmétique, c’est Lerouge qui interroge ; en sciences physiques et en chimie c’est Roubaud, une rosse à ce qu’il paraît ; en littérature, c’est le père Sallé. » J’interromps :

— Quel Sallé ? l’ancien principal du collège ?

— Oui, celui-là.

— Quelle chance !

Je suis ravie d’être interrogée par ce vieux monsieur très bon, que papa et moi nous connaissons beaucoup ; il sera gentil pour moi.

Mlle Sergent paraît, concentrée et silencieuse, en ce moment de bataille. « Vous n’oubliez rien ? Partons. » Notre petit peloton passe le pont, grimpe des rues, des ruelles, arrive enfin devant un vieux porche endommagé, sur la porte duquel une inscription presque effacée annonce Institution Rivoire ; c’est l’ancienne pension de jeunes filles, abandonnée depuis deux ou trois ans pour cause de vétusté. (Pourquoi nous parque-t-on là-dedans ?) Dans la cour à demi dépavée, une soixantaine de jeunes filles bavardent activement, en groupes bien scindés : les écoles ne se mêlent pas. Il y en a de Villeneuve, de Beaulieu, et d’une dizaine de chefs-lieux de canton ; toutes, massées en petits groupes autour de leurs institutrices respectives, abondent en remarques dénuées de bienveillance sur les écoles étrangères.

Dès notre arrivée, nous sommes dévisagées, déshabillées ; on me toise, moi surtout, à cause de ma robe blanche rayée de bleu, et de ma grande capeline de dentelle qui font tache sur le noir des uniformes ; comme je souris avec effronterie aux concurrentes qui me regardent, on se détourne de la façon la plus méprisante qu’on sache. Luce et Marie rougissent sous les regards et rentrent dans leur coquille ; la grande Anaïs exulte de se sentir ainsi épluchée. Les examinateurs ne sont pas encore arrivés ; on piétine ; je m’ennuie.

Une petite porte sans loquet bâille sur un corridor noir percé, à l’extrémité, d’une baie lumineuse. Pendant que Mlle Sergent échange de froides politesses avec ses collègues, je m’insinue doucement dans le couloir : au bout, c’est une porte vitrée — ou qui le fut, du moins — je lève le loquet rouillé, et je me trouve dans une petite courette carrée, près d’un hangar. Là, des jasmins ont poussé à l’abandon, et des clématites, avec un petit prunier sauvage, des herbes libres et charmantes ; c’est vert, silencieux, au bout du monde. Par terre, trouvaille admirable, des fraises ont mûri et embaument…

Appelons les autres pour leur montrer ces merveilles ! Je rentre dans la cour sans attirer l’attention, et j’apprends à mes camarades l’existence de ce verger inconnu. Après des regards craintifs vers Mlle Sergent qui cause avec une institutrice mûre, vers la porte qui ne s’ouvre toujours pas sur les examinateurs (ils font la grasse matinée, ces gens-là), Marie Belhomme, Luce Lanthenay et la grande Anaïs se décident, les Jaubert s’abstiennent. Nous mangeons les fraises, nous ravageons les clématites, nous secouons le prunier, quand, à un brouhaha plus haut dans la cour d’entrée, nous devinons l’arrivée de nos tourmenteurs.

À toutes jambes, nous repassons le couloir ; nous arrivons à temps pour voir une file de messieurs noirs, pas beaux, pénétrer dans la vieille maison, solennels et muets. À leur suite, nous franchissons l’escalier avec un bruit d’escadron, soixante et quelques que nous sommes, mais, dès le premier étage, on nous arrête au seuil d’une salle d’études délaissée : il faut laisser ces messieurs s’installer. Ils s’asseyent à une grande table, s’épongent et délibèrent. Sur quoi ! l’utilité de nous laisser entrer ? Mais non, je suis sûre qu’ils échangent des considérations sur la température et causent de leurs petites affaires, pendant qu’on nous contient difficilement sur le palier et sur l’escalier où nous débordons.

Au premier rang, je puis considérer ces sommités : un long grisonnant, l’air doux et grand papa — le bon père Sallé, tordu et goutteux, avec ses mains comme des sarments ; — un gros court, le cou serré dans une cravate aux teintes chatoyantes, à l’instar de Rabastens lui-même, c’est Roubaud, le terrible, qui nous interrogera demain en « sciences ».

Enfin, ils se sont décidés à nous dire d’entrer. Nous emplissons cette vieille salle laide, aux murs de plâtre indiciblement sales, couturés d’inscriptions et de noms d’élèves ; les tables sont affreuses aussi, tailladées, noires et violettes d’encriers renversés autrefois. C’est honteux de nous interner dans un pareil taudis !

Un de ces messieurs procède à notre placement ; il tient à la main une grande liste et mêle soigneusement toutes les écoles, séparant le plus possible les élèves d’un même canton, pour éviter les communications. (Il ne sait donc pas qu’on peut toujours communiquer !) Je me trouve à un bout de table, près d’une petite jeune fille en deuil, qui a de grands yeux graves. Où sont mes camarades ? Là-bas, j’aperçois Luce qui m’adresse des signes et des regards désespérés ; Marie Belhomme s’agite devant elle à une autre table ; elles pourront se passer des renseignements, ces deux faibles… Roubaud circule, distribuant de grandes feuilles timbrées de bleu au coin gauche, et des pains à cacheter. Nous connaissons toutes la manœuvre : il faut écrire au coin notre nom, avec celui de l’école où nous avons fait nos études, puis replier et cacheter ce coin. (Histoire de rassurer tout le monde sur l’impartialité des appréciations).

Cette petite formalité remplie, nous attendons qu’on veuille bien nous dicter quelque chose. Je regarde autour de moi les petites figures inconnues, dont plusieurs me font pitié, tant elles sont déjà tendues et anxieuses.

On sursaute, Roubaud a parlé dans le silence :

« Épreuve d’orthographe, Mesdemoiselles, veuillez écrire ; je ne répète qu’une seule fois la phrase que je dicte. » Il commence la dictée en se promenant dans la classe.

Grand silence recueilli. Dame ! les cinq sixièmes de ces petites jouent leur avenir. Et penser que tout ça va devenir des institutrices, qu’elles peineront de sept heures du matin à cinq heures du soir, et trembleront devant une Directrice, la plupart du temps malveillante, pour gagner 75 francs par mois ! Sur ces soixante gamines, quarante-cinq sont filles de paysans ou d’ouvriers ; pour ne pas travailler dans la terre ou dans la toile, elles ont préféré jaunir leur peau, creuser leur poitrine et déformer leur épaule droite : elles s’apprêtent bravement à passer trois ans dans une École Normale (lever à 5 heures, coucher à 8 heures 1/2, deux heures de récréation sur vingt-quatre), et s’y ruiner l’estomac, qui résiste rarement à trois ans de réfectoire. Mais au moins elles porteront un chapeau, ne coudront pas les vêtements des autres, ne garderont pas les bêtes, ne tireront pas les seaux du puits, et mépriseront leurs parents ; elles n’en demandent pas davantage. Et qu’est-ce que je fais ici, moi, Claudine ? Je suis ici parce que je n’ai pas autre chose à faire, parce que papa, pendant que je subis les interrogations de ces professeurs, peut tripoter en paix ses limaces ; j’y suis aussi « pour l’honneur de l’École », pour lui obtenir un brevet de plus, de la gloire de plus, à cette École unique, invraisemblable et délicieuse…

Ils ont fourré des participes, tendu des embûches de pluriels équivoques, dans cette dictée qui arrive à n’avoir plus aucun sens, tant ils en ont tortillé et hérissé toutes les phrases. C’est enfantin !

— Un point, c’est tout. Je relis.

Je crois bien ne pas avoir de fautes ; je n’ai qu’à veiller aux accents, car ils vous comptent des demi-fautes, des quarts de faute, pour des velléités d’accents qui traînent mal à propos au dessus des mots. Pendant que je relis, une petite boule de papier, lancée avec une adresse extrême, tombe sur ma feuille ; je la déroule dans le creux de ma main, c’est la grande Anaïs qui m’écrit :

« Faut-il un S à trouvés, dans la seconde phrase ? » Elle ne doute de rien, cette Anaïs ! Lui mentirai-je ? Non, je dédaigne les moyens dont elle se sert familièrement. Relevant la tête, je lui adresse un imperceptible « oui », et elle corrige, paisiblement.

— Vous avez cinq minutes pour relire, annonce la voix de Roubaud ; l’épreuve d’écriture suivra.

Seconde boulette de papier, plus grosse. Je regarde autour de moi : elle vient de Luce, dont les yeux anxieux épient les miens. Mais, mais, elle demande quatre mots ! Si je renvoie la boulette, je sens qu’on la pincera ; une inspiration me vient, tout bonnement géniale : sur la serviette de cuir noir qui contient les crayons et les fusains, (les candidates doivent tout fournir elles-mêmes) j’écris, un petit morceau de plâtre détaché du mur me servant de craie, les quatre mots qui inquiètent Luce, puis je lève brusquement la serviette au-dessus de ma tête, le côté vierge tourné vers les examinateurs qui, d’ailleurs, s’occupent assez peu de nous. La figure de Luce s’illumine, elle corrige rapidement ; ma voisine en deuil, qui a suivi la scène, m’adresse la parole :

— Vrai, vous n’avez pas peur, vous !

— Pas trop, comme vous voyez. Faut bien s’entr’aider un peu.

— Ma foi… Oui. Mais je n’oserais pas. Vous vous appelez Claudine, n’est-ce pas ?

— Oui, comment le savez-vous ?

— Oh ! il y a longtemps qu’on nous « cause » de vous. Je suis de l’école de Villeneuve ; nos maîtresses disaient de vous : « C’est une jeune fille intelligente, mais hardie comme un page et dont il ne faut imiter ni les manières de garçon, ni la coiffure. Cependant, si elle veut s’en donner la peine, ce sera une concurrente redoutable pour l’examen. » À Bellevue aussi on vous connaît, on dit que vous êtes un peu folle, et passablement excentrique…

— Elles sont gentilles vos institutrices ! Mais elles s’occupent de moi plus que je ne m’occupe d’elles. Dites-leur donc qu’elles ne sont qu’un tas de vieilles filles enragées de monter en graine, n’est-ce pas, dites-leur ça de ma part !

Scandalisée, elle se tait. D’ailleurs, Roubaud promène entre les tables son petit ventre rondelet et recueille nos copies qu’il porte à ses congénères. Puis il nous distribue d’autres feuilles pour l’épreuve d’écriture, et s’en va mouler au tableau noir, d’une « belle main », quatre vers :

Tu t’en souviens, Cinna, tant d’heur et tant de gloire,
Etc. etc…

— Vous êtes priées, Mesdemoiselles, d’exécuter une ligne de grosse cursive, une de moyenne cursive, une de fine cursive ; une de grosse ronde, une de moyenne ronde, une de ronde fine ; une de grosse bâtarde, une de moyenne et une de fine. Vous avez une heure.

C’est un repos, cette heure-là. Un exercice pas fatigant, et on n’est pas très exigeant pour l’écriture. La ronde et la bâtarde, ça me va, car c’est du dessin, presque ; mais ma cursive est détestable ; mes lettres bouclées et mes majuscules arrivent difficilement à garder le nombre exigé de « corps » et de « demi-corps » d’écriture, tant pis ! Il fait faim quand on atteint le bout de l’heure !

Nous nous envolons de cette salle attristante et moisie pour retrouver, dans la cour, nos institutrices, inquiètes, groupées dans l’ombre qui n’est pas même fraîche. Tout de suite des flots de paroles jaillissent, des questions, des plaintes : « Ça a bien marché ? Quel sujet de dictée ? Vous rappelez-vous les phrases difficiles ? »

« — C’était ceci — cela — j’ai mis « indication » au singulier — moi au pluriel — le participe était invariable, n’est-ce pas, Mademoiselle ? — Je voulais corriger, et puis je l’ai laissé — une dictée si difficile ! — Il est midi passé et l’hôtel est loin… »

Je bâille d’inanition. Mlle Sergent nous emmène à un restaurant proche, notre hôtel étant trop loin pour y aller jusque-là sous cette lourde chaleur. Marie Belhomme pleure et ne mange pas, désolée de trois fautes qu’elle a commises (et chaque faute diminue de deux points !) Je raconte à la Directrice — qui ne paraît plus songer à mon escapade d’hier — nos moyens de communiquer ; elle en rit, contente, et nous recommande seulement de ne pas commettre trop d’imprudences. En temps d’examen, elle nous pousse aux pires tricheries ; tout pour l’honneur de l’École !

En attendant l’heure de la composition française, nous sommeillons presque toutes sur nos chaises, accablées de chaleur. Mademoiselle lit les journaux illustrés, et se lève après un coup d’œil à l’horloge :

« Allons, petites, il faut partir. Tâchez de ne pas vous montrer trop bêtes tout à l’heure. Et vous, Claudine, si vous n’êtes pas notée 18 sur 20 pour la composition française, je vous jette dans la rivière. »

— J’y serais plus fraîchement, au moins !

Quelles tourtes, ces examinateurs ! L’esprit le plus obtus aurait compris que, par ce temps écrasant, nous composerions en français plus lucidement le matin. Eux, non. De quoi sommes-nous capables, à cette heure-ci ?

Quoique pleine, la cour est plus silencieuse que ce matin, et ces messieurs se font attendre, encore ! Je m’en vais seule dans le petit jardin clos, je m’assieds sous les clématites, dans l’ombre, et je ferme les yeux, ivre de paresse…

Des cris, des appels : « Claudine ! Claudine ! » Je sursaute, mal réveillée, car je dormais de tout mon cœur, et je trouve devant moi Luce effarée qui me secoue, m’entraîne : « Mais tu es folle ! mais tu ne sais pas ce qui se passe ! on est rentré, ma chère, depuis un quart d’heure ! On a dicté le sommaire de la composition, et puis j’ai osé enfin dire, avec Marie Belhomme, que tu n’étais pas là… on t’a cherchée, Mlle Sergent est aux champs, — et j’ai pensé que tu flânais peut-être ici. Ma chère, on va t’en dire, là-haut ! »

Je me jette dans l’escalier, Luce derrière moi ; un brouhaha léger se lève à mon entrée, et ces messieurs, rouges d’un déjeuner qui s’est prolongé tard, se tournent vers moi : « Vous n’y pensiez plus, Mademoiselle ? où étiez-vous ? » C’est Roubaud qui m’a parlé, demi-aimable, demi-rosse ; « J’étais dans le jardin, là-bas, je faisais la sieste. » Un battant de fenêtre ouverte me renvoie mon image assombrie, j’ai des pétales de clématites mauves dans les cheveux, des feuilles à ma robe, une petite bête verte et une coccinelle sur l’épaule, et mes cheveux roulent en désordre. Ensemble pas répugnant… Il faut le croire, du moins, car ces messieurs s’attardent à me considérer et Roubaud me demande à brûle-pourpoint : « Vous ne connaissez pas un tableau qui s’appelle le Printemps, de Botticelli ? » Pan ! je l’attendais : « Si, Monsieur… on me l’a déjà dit. » Je lui ai coupé le compliment sous le pied et il pince les lèvres, vexé ; il me revaudra ça. Les hommes noirs rient entre eux ; je gagne ma place, escortée de cette phrase rassurante, mâchonnée par Sallé, brave homme qui, pourtant, ne me reconnaît pas, le pauvre myope : « Vous n’êtes pas en retard, d’ailleurs ; copiez le sommaire inscrit au tableau, vos compagnes n’ont pas encore commencé. » Eh là ! qu’il n’ait pas peur, je ne le gronde pas !

En avant la composition française ! Cette petite histoire m’a donné du cœur.

« Sommaire. — Exposez les réflexions et commentaires que vous inspirent ces paroles de Chrysale : « Je consens qu’une femme ait des clartés de tout, etc. »

Ce n’est pas un sujet trop idiot ni trop ingrat, par chance inespérée. J’entends autour de moi des questions anxieuses et désolées, car la plupart de ces petites filles ne savent pas ce que c’est que Chrysale ni les Femmes Savantes[3]. Il va y avoir de jolis gâchis ! Je ne peux pas m’empêcher d’en rire d’avance. Je prépare une petite élucubration pas trop sotte, émaillée de citations variées, pour montrer qu’on connaît un peu son Molière ; ça marche assez bien, je finis par ne plus penser à ce qui se passe autour de moi.

En levant le nez pour chercher un mot rétif, j’aperçois Roubaud fort occupé à crayonner mon portrait sur un petit calepin. Moi, je veux bien ; et je reprends la pose sans en avoir l’air.

Paf ! Encore une boulette qui tombe. C’est de Luce : « Peux-tu m’écrire deux ou trois idées générales, je n’en sors pas, je suis désolée ; je t’embrasse de loin. » Je la regarde, je vois sa pauvre petite figure toute marbrée, ses yeux rouges, et elle répond à mon regard par un hochement de tête désespéré. Je lui griffonne sur un papier calque tout ce que je peux et je lance la boulette, non en l’air — trop dangereux — mais par terre, dans l’allée qui sépare les deux rangées de tables ; et Luce pose son pied dessus, lestement.

Je fignole ma conclusion ; j’y développe des choses qui plairont et qui me déplaisent. Ouf ! fini ! Voyons ce que font les autres…

Anaïs travaille sans lever la tête, sournoise, le bras gauche arrondi sur sa feuille pour empêcher sa voisine de copier. Roubaud a terminé son esquisse et l’heure s’avance pendant que le soleil baisse à peine. Je suis éreintée ; ce soir, je me coucherai sagement avec les autres, sans musique. Continuons à regarder la classe : tout un régiment de tables sur quatre files, qui s’en vont jusqu’au fond ; des petites filles noires penchées dont on ne voit que des chignons lisses ou la natte pendante, serrée comme une corde ; peu de robes claires, seulement celles des élèves d’écoles primaires comme la nôtre, — les rubans verts, au cou des pensionnaires de Villeneuve, font tache. Un grand silence, troublé par le bruit léger des feuillets qu’on tourne, par un soupir de fatigue… Enfin, Roubaud plie le Moniteur du Fresnois sur lequel il s’est un peu assoupi, et tire sa montre : « Il est l’heure, Mesdemoiselles, je relève les feuilles ! » Quelques faibles gémissements s’élèvent, les petites qui n’ont pas fini s’effarent, demandent cinq minutes de grâce qu’on leur accorde ; puis ces messieurs ramassent les copies et nous lâchent. Toutes nous nous levons — on s’étire, on bâille — et les groupes se reforment immédiatement avant le bas de l’escalier ; Anaïs se précipite vers moi :

— Qu’est-ce que tu as mis ? Comment as-tu commencé ?

— Tu m’éluges[4], crois-tu que j’aie retenu ces choses-là par cœur !

— Mais ton brouillon ?

— Je n’en ai pas fait ; seulement quelques phrases que j’ai mises sur leurs pattes avant de les écrire.

— Ma chère, ce que tu vas être grondée ! Moi j’ai rapporté mon brouillon pour le montrer à Mademoiselle.

Marie Belhomme aussi rapporte son brouillon, et Luce, et les autres ; et toutes, d’ailleurs ; ça se fait toujours.

Dans la cour encore tiède du soleil retiré, Mlle Sergent lit un roman, assise sur un petit mur bas : « Ah ! vous voilà enfin ! Vos brouillons, tout de suite, que je voie si vous n’avez pas pondu trop de bêtises. »

Elle les lit, et décrète ; celui d’Anaïs n’est « pas nul » paraît-il ; Luce « a de bonnes idées » (pardi, les miennes) « pas assez développées » ; Marie « a fait du délayage, comme toujours » ; les Jaubert, compositions « très présentables ».

— Votre brouillon, Claudine ?

— Je m’en ai pas fait.

— Ma petite fille, il faut que vous soyez folle ! Pas de brouillon un jour d’examen ! Je renonce à obtenir de vous quoi que ce soit de raisonnable. Enfin, est-il mauvais, votre devoir ?

— Mais non, Mademoiselle, je ne le crois pas mauvais.

— Ça vaut quoi ? 17 ?

— 17 ? Oh ! Mademoiselle, la modestie m’empêche… 17 c’est beaucoup… Mais enfin ils me donneront bien 18 !

Mes camarades me regardent avec une envieuse malveillance : « Cette Claudine, a-t-elle une chance de pouvoir prédire sa note ! Disons bien vite qu’elle n’a aucun mérite, disposition naturelle et voilà tout ; elle fait des compositions françaises comme on ferait un œuf sur le plat… et patati, et patata ! »

Autour de nous, les candidates babillent sur le mode aigu, et exhibent leurs brouillons aux institutrices, et s’exclament, et poussent des ah ! de regret d’avoir oublié une idée… un piaillement d’oisillons en volière.

Ce soir, au lieu de me sauver en ville, étendue dans le lit côte à côte avec Marie Belhomme, je cause avec elle de cette grande journée :

— Ma voisine de droite, me raconte Marie, vient d’une pension religieuse ; figure-toi, Claudine, que ce matin, pendant qu’on distribuait les feuilles avant la dictée, elle avait sorti de sa poche un chapelet qu’elle égrenait sous la table, oui, ma chère, un chapelet avec des gros grains tout ronds, quelque chose comme un boulier-compteur de poche. C’était pour se porter bonheur.

— Bah ! Si ça ne fait pas de bien, ça ne fait pas de mal non plus… Qu’est-ce qu’on entend ?

On entend, il me semble, un grand rabâtement dans la chambre en face de la nôtre, celle où couchent Luce et Anaïs. La porte s’ouvre violemment ; Luce, en chemise courte, se jette dans la chambre, éperdue :

— Je t’en prie, défends-moi, Anaïs est si méchante !…

— Elle t’a fait quoi ?

— Elle m’a versé de l’eau dans mes bottines, d’abord, et puis dans le lit elle m’a donné des coups de pied et elle m’a pincé les cuisses, et quand je me suis plainte elle m’a dit que je pouvais coucher sur la descente de lit si je n’étais pas contente !

— Pourquoi n’appelles-tu pas Mademoiselle ?

— Oui ! appeler Mademoiselle ! Je suis allée à la porte de sa chambre, elle n’y est pas ; et la fille qui passait dans le corridor m’a dit qu’elle était sortie avec la gérante… Maintenant, qu’est-ce que je vais faire ?

Elle pleure. Pauvre gosse ! Si menue dans sa chemise de jour qui montre ses bras fins et ses jolies jambes. Décidément, toute nue, et la figure voilée, elle serait bien plus séduisante. (Deux trous pour les yeux, peut-être ?) Mais le temps n’est pas de délibérer là-dessus : je saute à terre, je cours à la chambre d’en face. Anaïs occupe le milieu du lit, la couverture tirée jusqu’au menton ; elle a sa plus mauvaise figure.

— Eh bien, qu’est-ce qui te prend ? Tu ne veux pas laisser Luce coucher avec toi ?

— Je ne dis pas ça ; seulement elle veut prendre toute la place, alors je l’ai poussée.

— Des blagues ! Tu la pinces, et tu lui as versé de l’eau dans ses bottines.

— Couche-la avec toi, si tu veux, moi je n’y tiens pas.

— Elle a pourtant la peau plus fraîche que toi ! Il est vrai que ce n’est pas difficile.

— Va donc, va donc, on sait que la petite sœur te plaît autant que la grande !

— Attends, ma fille, je vais te changer les idées.

Tout en chemise, je me jette sur le lit, j’arrache les draps, je saisis la grande Anaïs par les deux pieds, et malgré les ongles silencieux dont elle s’accroche à mes épaules, je la tire en bas du lit, sur le dos, avec ses pattes toujours dans les mains, et j’appelle : « Marie, Luce, venez voir ! »

Une petite procession de chemises blanches accourt sur des pieds nus, et on s’effare : « Eh là, mon Dieu, es-tu folle, Claudine ? Eh ! là, séparez-les ! Appelez Mademoiselle ! » Anaïs ne crie pas, agite ses jambes et me jette des regards dévorants, acharnée à cacher ce que je montre en la traînant par terre : des cuisses jaunes, un derrière en poire. J’ai si envie de rire que j’ai peur de la lâcher. J’explique :

— Il y a que cette grande Anaïs que je tiens ne veut pas laisser la petite Luce coucher avec elle, qu’elle la pince, qu’elle lui met de l’eau dans ses chaussures, et que je veux la faire tenir tranquille.

Silence et froid. Les Jaubert sont trop prudentes pour donner tort à l’une de nous deux. Je lâche enfin les chevilles d’Anaïs qui se relève et baisse sa chemise précipitamment.

— Va te coucher, à présent, et tâche de laisser cette gosse tranquille, ou tu auras une taraudée… qui te cuira la peau.

Toujours muette et furieuse, elle court à son lit, s’y musse le nez au mur. Elle est d’une incroyable lâcheté et ne craint au monde que les coups. Pendant que les petits fantômes blancs regagnent leurs chambres, Luce se couche timidement à côté de sa persécutrice, qui ne remue pas plus qu’un sac maintenant. (Ma protégée m’a dit le lendemain qu’Anaïs n’avait bougé, de toute la nuit, que pour faire sauter son oreiller par terre, de rage.)

Personne ne parla de l’histoire à Mlle Sergent. Nous étions bien assez occupées de la journée qui allait s’écouler ! Épreuves d’arithmétique et de dessin, et, le soir, affichage des concurrentes admises à l’oral.

Chocolat rapide, départ précipité. Il fait déjà chaud à sept heures. Plus familiarisées, nous prenons nos places nous-mêmes, et nous jabotons, en attendant ces messieurs, avec décence et modération. On est déjà plus chez soi, on se faufile sans se cogner entre le banc et la table, on range devant soi les crayons, porte-plumes, gommes et grattoirs d’un air d’habitude ; c’est très bien porté d’ailleurs. Pour un peu, nous afficherions des manies.

Entrée des maîtres de nos destinées. Ils ont déjà perdu une partie de leur prestige : les moins timides les regardent paisiblement, d’un air de connaissance. Roubaud, qui arbore un pseudo-panama sous lequel il se croit très chic, s’impatiente, tout frétillant : « Allons, Mesdemoiselles, allons ! Nous sommes en retard, ce matin, il faut rattraper le temps perdu. » J’aime bien ça ! Tout à l’heure ce sera notre faute, s’ils n’ont pas pu se lever de bonne heure. Vite, vite, les feuilles jonchent les tables ; vite, nous cachetons le coin pour cacher notre nom ; vite, l’accéléré Roubaud rompt le sceau de la grande enveloppe jaune, timbrée de l’Inspection académique, et en retire l’énoncé redoutable des problèmes :

« Première question. — Un particulier a acheté de la rente 3 1/2 0/0 au cours de 94 fr. 60. etc. »

Puisse la grêle transpercer son pseudo-panama ! Les opérations de Bourse me navrent : il y a des courtages, des 1/800 0/0 que j’ai toujours toutes les peines du monde à ne pas oublier.

Deuxième question. — « La divisibilité par 9. » Vous avez une heure.

Ce n’est pas trop, ma foi. Heureusement, la divisibilité par 9, je l’ai apprise si longtemps que j’ai fini par la retenir. Encore il faudra mettre en ordre toutes les conditions nécessaires et suffisantes, quelle scie !

Les autres concurrentes sont déjà absorbées, attentives ; un léger chuchotement de chiffres, de calculs faits à voix basse, court au-dessus des nuques penchées.

…… Il est fini, ce problème. Après avoir recommencé chaque opération deux fois (je me trompe si souvent !) j’obtiens un résultat de 22.850 francs, comme bénéfice du monsieur ; un joli bénéfice ! J’ai confiance en ce nombre rond et rassurant, mais je veux tout de même m’étayer de Luce, qui joue avec les chiffres d’une façon magistrale. Plusieurs concurrentes ont fini, et je ne vois guère que des visages contents. La plupart de ces petites, filles de paysans avides ou d’ouvrières adroites, ont d’ailleurs le don de l’arithmétique à un point qui m’a souvent stupéfaite. Je pourrais interroger ma brune voisine, qui a fini aussi, mais je me méfie de ses yeux sérieux et discrets ; je confectionne donc une boule, qui vole et tombe sous le nez de Luce, portant le chiffre 22.850. La gamine, joyeusement, m’envoie un « oui » de la tête ; ça va bien. Satisfaite, je demande alors à ma voisine : « Vous avez combien ? » Elle hésite et murmure, réservée : « J’ai plus de 20.000 francs ».

— Moi aussi, mais combien plus ?

— Dame… plus de 20.000 francs…

— Eh ! Je ne vous demande pas de me les prêter ! Gardez vos 22.850 francs, vous n’êtes pas la seule à avoir le bon résultat, vous ressemblez à une fourmi noire, pour diverses raisons !

Autour de nous, quelques-unes rient ; mon interlocutrice, pas même offensée, croise ses mains et baisse les yeux.

— Vous y êtes, Mesdemoiselles ? clame Roubaud. Je vous rends votre liberté, soyez exactes pour l’épreuve de dessin.

Nous revenons à deux heures moins cinq à l’ex-Institution Rivoire. Quel dégoût, et quelle envie de m’en aller me communique la vue de cette geôle délabrée !

À l’endroit le plus éclairé de la classe, Roubaud a disposé deux cercles de chaises ; au centre de chacune, une sellette. Que va-t-on poser là-dessus ? nous sommes tout yeux. L’examinateur factotum disparaît et revient porteur de deux cruches de verre à anse. Avant qu’il les pose sur les sellettes, toutes les élèves chuchotent : « Ma chère, ce que ça va être difficile, à cause de la transparence ! »

Roubaud parle :

— Mesdemoiselles, vous êtes libres, pour l’épreuve de dessin, de vous placer comme vous l’entendrez. Reproduisez ces deux vases (vase toi même !) au trait, l’esquisse au fusain, le repassé au crayon Conté, avec interdiction formelle de se servir d’une règle ou de quoi que ce soit qui y ressemble. Les cartons que vous devez toutes avoir apportés vous serviront de planche à dessin.

Il n’a pas fini, que je me précipite déjà sur la chaise que je guigne, une place excellente, d’où l’on voit la cruche de profil, avec l’anse de côté ; plusieurs m’imitent, et je me trouve entre Luce et Marie Belhomme. « Interdiction formelle de se servir d’une règle pour les lignes de construction ? » Bah ! on sait ce que ça veut dire ! Nous avons en réserve, mes camarades et moi, des bandes de papier raide, longues d’un décimètre et divisées en centimètres, très faciles à cacher.

Il est permis de causer, on en use peu ; on aime mieux faire des mines, le bras tendu, l’œil fermé, pour prendre des mesures avec le porte-fusain. — Avec un peu d’adresse, rien de plus simple que de tracer à la règle les lignes de construction (deux traits qui coupent la feuille en croix et un rectangle pour enfermer le ventre de la cruche.)

Dans l’autre cercle de chaises, une petite rumeur soudaine, des exclamations étouffées et la voix de Roubaud sévère : « Il n’en faudrait pas davantage, Mademoiselle, pour vous faire exclure de l’examen ! » C’est une pauvre petite, étriquée et chétive, qui s’est fait pincer un double-décimètre entre les mains, et sanglote maintenant dans son mouchoir. Du coup, Roubaud devient très fouineur et nous épluche de près ; mais les bandes de papier à divisions ont disparu comme par enchantement. D’ailleurs, on n’en a plus besoin.

Ma cruche vient à ravir, bien ventrue. Pendant que je la considère complaisamment, notre surveillant, distrait par l’entrée timide des institutrices qui viennent savoir « si les compositions sont bonnes en général » nous laisse seules, et Luce me tire tout doucement : « Dis-moi, je t’en prie, si mon dessin est bien ; il me semble qu’il y a quelque chose qui cloche. »

Après examen, je lui explique :

— Pardi, elle a l’anse trop basse ; ça lui donne l’air d’un chien fouetté qui baisse la queue.

— Et la mienne ? demande Marie de l’autre côté.

— La tienne, elle est bossue à droite ; mets-lui un corset orthopédique.

— Un quoi ?

— Je dis que tu dois lui mettre du coton à gauche, elle n’a des « avantages » que d’un côté ; demande à Anaïs de te prêter un de ses faux nénés (car la grande Anaïs introduit deux mouchoirs dans les goussets de son corset, et toutes nos moqueries n’ont pu la décider à abandonner ce puéril rembourrage.)

Ce bavardage jette mes voisines dans une gaîté immodérée : Luce se renverse sur la chaise, riant de toutes les dents fraîches de sa petite gueule féline, Marie gonfle ses joues comme des poches de cornemuse, puis toutes deux s’arrêtent figées au milieu de leur joie, — car la terrible paire d’yeux brasillants de Mlle Sergent les méduse du fond de la salle. Et la séance s’achève au milieu d’un silence irréprochable.

On nous met dehors, enfiévrées et bruyantes à l’idée que nous viendrons lire ce soir, sur une grande liste clouée à la porte, les noms des candidates admises à l’oral du lendemain. Mlle Sergent nous contient avec peine ; nous bavardons insupportablement.

— Tu viendras voir les noms, Marie ?

— Non, tiens ! Si je n’y étais pas, les autres se moqueraient de moi.

— Moi, dit Anaïs, j’y viendrai ! Je veux voir les têtes de celles qui ne seront pas admises.

— Et si tu en étais, de celles-là ?

— Eh bien, je ne porte pas mon nom écrit sur mon front, et je saurais faire une figure contente pour que les autres ne prennent pas des airs de pitié.

— Assez ! Vous me rompez la cervelle, fait brusquement Mlle Sergent ; vous verrez ce que vous verrez, et prenez garde que je vienne seule, ce soir, lire les noms sur la porte. D’abord, nous ne rentrons pas à l’hôtel, je n’ai pas envie de faire deux fois de plus cette trotte ; nous dînons au restaurant.

Elle demande une salle réservée. Dans l’espèce de cabine de bains qu’on nous assigne, où le jour tombe tristement d’en haut, notre effervescence s’éteint ; nous mangeons comme autant de petits loups, sans guère parler. Et, la fringale apaisée, nous demandons tour à tour, toutes les dix minutes, l’heure qu’il est. Mademoiselle essaie vainement de calmer notre énervement en assurant que les concurrentes sont trop nombreuses pour que ces messieurs aient pu lire toutes les compositions avant neuf heures : nous bouillonnons quand même.

On ne sait plus que faire, dans cette cave ! Mlle Sergent ne veut pas nous mener dehors ; je sais bien pourquoi : la garnison est en liberté, à cette heure-ci, et les pantalons rouges, farauds, ne se gênent pas. Déjà, en venant dîner, notre petite bande était escortée de sourires, de claquements de langue et de bruits de baisers jetés ; ces manifestations exaspèrent la Directrice qui fusille de ses regards les audacieux fantassins ; mais il en faudrait plus pour les faire rentrer dans le rang !

Le jour qui décroît, et notre impatience, nous rendent maussades et méchantes ; Anaïs et Marie ont déjà échangé des répliques aigres, avec des attitudes hérissées de poules en bataille ; les deux Jaubert semblent méditer sur les ruines de Carthage, et j’ai repoussé d’un coude pointu la petite Luce qui voulait se faire câliner. Heureusement, Mademoiselle, presque aussi agacée que nous-mêmes, sonne, et demande de la lumière et deux jeux de cartes. Bonne idée !

La clarté des deux becs de gaz nous remonte un peu le moral, et les jeux de cartes nous font sourire.

— Un trente-et-un, voyons !

Allons bon ! les deux Jaubert ne savent pas jouer ! Eh bien, qu’elles continuent à réfléchir sur la fragilité de la destinée humaine ; nous cartonnerons, nous autres, pendant que Mademoiselle lit les journaux.

On s’amuse, on joue mal. Anaïs triche. Et parfois nous nous arrêtons au milieu de la partie, les coudes sur la table, le visage tendu, pour questionner : « Quelle heure peut-il être ? »

Marie émet cette idée que, puisqu’il fait nuit, on ne pourra pas lire les noms ; il faudrait emporter des allumettes.

— Bête ! il y aura des réverbères.

— Ah oui… Mais s’il n’y en avait pas à cet endroit-là, justement ?

— Eh bien, dis-je tout bas, je vais voler une bougie aux flambeaux de la cheminée, et tu porteras des allumettes. Jouons… Le misti et deux as !

Mlle Sergent tire sa montre ; nous ne la quittons pas des yeux. Elle se lève ; nous l’imitons si brusquement que des chaises tombent. Reprises d’emballement, nous dansons vers nos chapeaux, et en me regardant dans la glace pour coiffer le mien, je chipe une bougie.

Mlle Sergent se donne une peine inouïe pour nous empêcher de courir ; des passants rient à cette ribambelle qui s’efforce de ne pas galoper, et nous rions aux passants. Enfin, la porte brille à nos yeux. Quand je dis brille, je fais de la littérature.

c’est pourtant vrai qu’il n’y a pas de réverbère ! Devant cette porte fermée, une foule d’ombres s’agitent, crient, sautent de joie ou se lamentent, ce sont nos concurrentes des autres écoles ; de brusques et courses flambées d’allumettes, tôt éteintes, des flammes vacillantes de bougies éclairent une grande feuille blanche piquée sur la porte. Nous nous précipitons, déchaînées, poussant brutalement des coudes les petites silhouettes remuantes ; on ne fait guère attention à nous.

Tenant la bougie volée aussi droite que je peux, je lis, je devine, guidée par les initiales en ordre alphabétique : « Anaïs, Belhomme, Claudine, Jaubert, Jaubert, Lanthenay. » Toutes, toutes ! Quelle joie ! Et maintenant, vérifions le nombre des points. C’est 45 le minimum des points exigés ; le total est écrit à côté des noms, les notes détaillées entre deux parenthèses. Mlle Sergent, ravie, transcrit sur son calepin : « Anaïs 65, Claudine 68, combien les Jaubert ? 63 et 64, Luce 49, Marie Belhomme 44 1/2. Comment 44 1/2 ? Mais vous n’êtes pas reçue alors ? Qu’est-ce que vous me chantez là ?

— Non, Mademoiselle, dit Luce, qui vient d’aller vérifier, c’est 44 3/4 ; elle est admise, avec une faute d’un quart, c’est une bonté de ces messieurs…

La pauvre Marie, tout essoufflée de la peur chaude qu’elle vient d’avoir, respire longuement. Ils ont bien fait, ces gens-là, de lui passer son quart de point, mais j’ai peur qu’elle ne bafouille à l’oral. Anaïs, la première joie passée, éclaire charitablement les nouvelles arrivantes… en les arrosant de bougie fondue, la mauvaise fille !

Mademoiselle ne nous calme pas, même en nous douchant de cette prédiction sinistre : « Vous n’êtes pas au bout de vos peines, je voudrais vous voir demain soir après l’oral ! »

Elle nous rentre difficilement à l’hôtel, sautillantes et chantonnantes sous la lune.

Et le soir, la Directrice couchée et endormie, nous sortons de nos lits pour danser, Anaïs, Luce, Marie et moi (sans les Jaubert, bien entendu), pour danser follement, les cheveux bondissants, pinçant la chemise courte comme pour un menuet…

Puis, pour un bruit imaginaire du côté de la chambre où repose Mademoiselle, les danseuses de l’inconvenant quadrille s’enfuient avec des frôlements de pattes nues et des rires étouffés.

Le lendemain matin, éveillée trop tôt, je cours « faire peur » au couple Anaïs-Luce, qui dort d’un air absorbé et consciencieux : je chatouille avec mes cheveux le nez de Luce qui éternue avant d’ouvrir les yeux, et son effarement réveille Anaïs qui bougonne et s’assied, en m’envoyant au diable. Je m’écrie avec un grand sérieux : « Mais tu ne sais pas l’heure qu’il est ? Sept heures, ma chère, et l’oral à 7 heures 1/2 ! » Je les laisse se précipiter à bas du lit, se chausser, et j’attends que leurs bottines soient boutonnées pour leur dire qu’il n’est que 6 heures, que j’avais mal vu. Ça ne les ennuie pas tant que j’avais espéré.

À 7 heures moins le quart, Mlle Sergent nous bouscule, presse le chocolat, nous engage à jeter un coup d’œil sur nos résumés d’histoire tout en mangeant nos tartines, nous pousse dans la rue ensoleillée tout étourdies, Luce munie de ses manchettes crayonnées, Marie de son tube de papier roulé, Anaïs de son atlas minuscule. Elles s’accrochent à ces petites planches de salut, plus encore qu’hier, car il faudra parler aujourd’hui, parler à ces messieurs qu’on ne connaît pas, parler devant trente paires de petites oreilles malveillantes. Seule Anaïs fait bonne contenance ; elle ignore l’intimidation.

Dans la cour délabrée, les candidates sont aujourd’hui bien moins nombreuses ; il en est tant resté en route, entre l’écrit et l’oral ! (Bon, ça quand on en reçoit beaucoup à l’écrit, on en refuse beaucoup à l’oral). La plupart, pâlottes, bâillent nerveusement, et se plaignent, comme Marie Belhomme, d’avoir l’estomac serré… le fâcheux trac !

La porte s’ouvre sur les hommes noirs ; nous les suivons silencieusement jusque dans la salle du haut, aujourd’hui débarrassée de toutes ses chaises ; aux quatre coins, derrière des tables noires, ou qui le furent, un examinateur s’assied, grave, presque lugubre. Tandis que nous considérons cette mise en scène, curieuses et craintives, massées à l’entrée, gênées de la grande distance à franchir, Mademoiselle nous pousse. « Allez ! allez donc ! prendrez-vous racine ici ? » Notre groupe s’avance, pas brave, en peloton ; le père Sallé, noueux et recroquevillé, nous regarde sans nous voir, invraisemblablement myope ; Roubaud joue avec sa chaîne de montre, les yeux distraits ; le vieux Lerouge attend patiemment et consulte la liste des noms ; et, dans l’embrasure d’une fenêtre s’étale une bonne grosse dame, qui est d’ailleurs demoiselle, Mlle Michelot, des solfèges devant elle. J’allais oublier un autre, le grincheux Lacroix, qui ronchonne, hausse furieusement les épaules en feuilletant ses bouquins, et semble se disputer avec soi-même ; les petites, effrayées, se disent qu’il doit être « rudement mauvais ! » C’est celui-là qui se décide à grogner un nom : « Mlle Aubert ! »

La nommée Aubert, une trop longue, pliante et penchée, tressaute comme un cheval, louche et devient stupide, immédiatement ; dans son désir de bien faire, elle se jette en avant en criant d’une voix de trompette, avec un gros accent paysan : « E’j’suis lâ, Môssieur ! » Nous éclatons de rire, toutes, et ce rire que nous n’avons pas songé à retenir nous remonte et ragaillardit.

Ce boule-dogue de Lacroix a froncé les sourcils quand la malheureuse a poussé son « E’j’suis là ! » de détresse, et lui a répondu : « Qui vous dit le contraire ? » De sorte qu’elle est dans un état à faire pitié.

— « Mlle Vigoureux ! » appelle Roubaud, qui lui, prend l’alphabet par la queue. Une boulotte se précipite ; elle porte le chapeau blanc, enguirlandé de marguerites de l’école de Villeneuve.

— « Mlle Mariblom ! » glapit le père Sallé qui croit prendre le milieu de l’alphabet et lit tout de travers. Marie Belhomme s’avance cramoisie, et s’assied sur la chaise en face du père Sallé : il la dévisage et lui demande si elle sait ce que c’est que l’Iliade. Luce, derrière moi, soupire : « Au moins, elle, elle a commencé, c’est le tout de commencer. »

Les concurrentes inoccupées, dont je suis, se dispersent timidement, s’éparpillent et vont écouter leurs collègues placées sur la sellette. Moi, je vais assister à l’examen de la jeune Aubert pour me réjouir un peu. À l’instant où je m’approche, le père Lacroix lui demande : « Alors, vous ne savez pas qui avait épousé Philippe le Bel ! »

Elle a les yeux hors de la tête, la figure rouge et luisante de sueur ; ses mitaines laissent passer des doigts comme des saucisses : « Il avait épousé,… non, il n’avait pas épousé… Môssieur, môssieur, crie-t-elle tout à coup, j’ai tout oublié, tout ! » Elle tremble, elle a de grosses larmes qui roulent. Lacroix la regarde, mauvais comme la gale : « Vous avez tout oublié ? Avec ce qui vous reste, on a un joli zéro. »

— Oui, oui, bégaye-t-elle, mais ça ne fait rien, j’aime mieux m’en aller chez nous, ça m’est égal…

On l’emmène, hoquetante de gros sanglots, et, par la fenêtre, je l’entends dehors dire à son instititutrice mortifiée : « Ma foi, voui, que j’aime mieux garder les vaches chez papa, et pis que je reviendrai plus ici, et pis que je prendrai le train de deux heures… »

Dans la classe, ses camarades parlent du « regrettable incident », sérieuses et blâmantes. « Ma chère, crois-tu qu’elle est bête ! Ma chère, on m’aurait demandé une question aussi facile, je serais trop contente, ma chère ! »

Mlle Claudine !

C’est le vieux Lerouge qui me réclame. Aïe ! l’arithmétique… Une chance qu’il a l’air d’un bon papa… Tout de suite je vois qu’il ne me fera pas de mal.

— Voyons, mon enfant, vous me direz bien quelque chose sur les triangles rectangles ?

— Oui, Monsieur, quoique, eux, ils ne me disent pas grand’chose.

— Bah ! bah ! vous les faites plus mauvais qu’ils sont. Voyons, construisez-moi un triangle rectangle sur ce tableau noir, et puis vous lui donnerez des dimensions, et puis vous me parlerez gentiment du carré de l’hypoténuse…

Il faudrait y tenir pour se faire recaler par un homme comme ça ! Aussi je suis plus douce qu’un mouton à collier rose, et je dis tout ce que je sais. C’est vite fait, d’ailleurs.

— Mais ça va très bien ! Dites-moi encore comment on reconnaît qu’un nombre est divisible par 2, et je vous tiens quitte.

Je dégoise : « somme de ses chiffres… condition nécessaire… suffisante. »

— Allez, mon enfant, ça suffit.

Je me lève en soupirant d’aise, je trouve derrière moi Luce qui dit : « Tu as de la chance, j’en suis contente pour toi. » Elle a dit ça gentiment : pour la première fois je lui caresse le cou sans malice. Bon ! Encore moi ! On n’a pas le temps de respirer !

Mlle Claudine !

C’est le porc-épic Lacroix, ça va chauffer ! Je m’installe, il me regarde par-dessus son lorgnon et dit : « Hha ! qu’est-ce que c’était que la guerre des Deux-Roses ? »

Pan ! collée du premier coup ! Je ne sais pas quinze mots sur la guerre des Deux-Roses. Après les noms des deux chefs de partis, je m’arrête.

— Et puis ? — Et puis ? — Et puis ?

Il m’agace, j’éclate :

— Et puis, ils se sont battus comme des chiffonniers, pendant longtemps, mais ça ne m’est pas resté dans la mémoire.

(Il me regarde stupéfait. Je vais recevoir quelque chose sur la tête, sûr !)

— C’est comme ça que vous apprenez l’Histoire, vous ?

— Pur chauvinisme, Monsieur ! L’histoire de France seule m’intéresse.

Chance inespérée : il rit !

— J’aime mieux avoir affaire à des impertinentes qu’à des ahuries. Parlez-moi de Louis XV (1742).

— Voici. C’était le temps où Mme de la Tournelle exerçait sur lui une influence déplorable…

— Sacrebleu ! on ne vous demande pas ça !

— Pardon, Monsieur, ce n’est pas de mon invention, c’est la vérité simple. Les meilleurs historiens…

— Quoi ? les meilleurs historiens…

— Oui, Monsieur, je l’ai lu dans Michelet, avec des détails !

— Michelet ! mais c’est de la folie ! Michelet, entendez-vous bien, a fait un roman historique en vingt volumes et il a osé appeler ça l’Histoire de France ! Et vous venez me parler de Michelet !…

Il est emballé, il tape sur la table ; je lui tiens tête ; les jeunes candidates sont figées autour de nous, n’en croyant pas leurs oreilles ; Mlle Sergent s’est approchée, haletante, prête à intervenir. Quand elle m’entend déclarer :

— Michelet est toujours moins embêtant que Duruy !…

Elle se jette contre la table et proteste avec angoisse :

— Monsieur, je vous prie de pardonner… cette enfant a perdu la tête… elle va se retirer à l’instant…

Il lui coupe la parole, s’éponge le front et souffle :

— Laissez, Mademoiselle, il n’y a pas de mal : je tiens à mes opinions, mais j’aime bien que les autres tiennent aux leurs ; cette jeune fille a des idées fausses et de mauvaises lectures, mais elle ne manque pas de personnalité, — on voit tant de dindes ! — Seulement, vous, la lectrice de Michelet, tâchez de me dire comment vous iriez, en bateau, d’Amiens à Marseille, ou je vous flanque un 2 dont vous me direz des nouvelles !

— Partie d’Amiens en m’embarquant sur la Somme, je remonte… etc., etc… canaux… etc., et j’arrive à Marseille, seulement au bout d’un temps qui varie entre six mois et deux ans.

— Ça, c’est pas votre affaire. Système orographique de la Russie, et vivement.

(Heu ! je ne peux pas dire que je brille particulièrement par la connaissance du système orographique de la Russie, mais je m’en tire à peu près sauf quelques lacunes qui semblent regrettables à l’examinateur.)

— Et les Balkans, vous les supprimez, alors ? (Cet homme parle comme un pétard.)

— Que non pas, Monsieur, je les gardais pour la bonne bouche.

— C’est bon, allez-vous en.

On s’écarte sur mon passage avec un peu d’indignation. Ces chères petites belles !

Je me repose, on ne m’appelle pas, et j’entends avec épouvante Marie Belhomme qui répond à Roubaud que « pour préparer de l’acide sulfurique, on verse de l’eau sur de la chaux, que ça se met à bouillonner ; alors on recueille le gaz dans un ballon… » Elle a sa figure des vastes gaffes et des stupidités sans bornes ; ses mains immenses, longues et étroites, s’appuient sur la table ; ses yeux d’oiseau sans cervelle brillent et tournent ; elle débite, avec une volubilité extrême, des inepties monstrueuses. Il n’y a rien à faire ; on lui soufflerait dans l’oreille qu’elle n’entendrait pas ! Anaïs l’écoute aussi et s’amuse de toute sa bonne âme. Je lui demande :

— Tu as passé quoi, déjà ?

— Le chant, l’histoire, la jographie…

— Méchant, le vieux Lacroix ?

— Oui, qu’il est ch’tit ! Mais il m’a demandé des choses faciles, guerre de Trente Ans, les traités. Dis donc, Marie déraille !

— Dérailler est un mot qui me semble faible.

La petite Luce, émue et ébouriffée, vient à nous :

— J’ai passé la jographie, l’histoire, j’ai bien répondu, ah ! que j’ai du goût[5] !

— Te voilà, arnie ? moi je vais boire à la pompe, je ne peux plus tenir, qui vient ac’moi ?

Personne ; elles n’ont pas soif ou elles ont peur de manquer un appel. Dans une espèce de parloir, en bas, je trouve l’élève Aubert, les joues encore plaquées du rouge de son désespoir de tout à l’heure et les yeux en poches ; elle écrit à sa famille sur une petite table, tranquille maintenant et contente de rentrer à la ferme. Je lui dis :

— Eh bien, vous n’avez rien voulu savoir, tout à l’heure ?

Elle lève des yeux de veau :

— Moi, ça m’fait peur, tout ça, et ça me mange les sangs. Ma mère m’a mise en pension, mon père voulait pas, il disait que j’étais bonne à tenir la maison comme mes sœurs, et à faire la lessive et à pieucher le jardin, ma mère a pas voulu, c’est elle qu’on a écoutée. On m’a rendue malade à force de me faire apprendre, et vous voyez ce que ça fait aujourd’hui. Je l’avais prédit ! Ils me croiront à présent !

Et elle se remet à écrire paisiblement.

Là-haut, dans la salle, il fait chaud à mourir ; ces petites, presque toutes rouges et luisantes (une chance que je ne suis pas une nature rouge !) sont affolées, tendues, elles guettent leur nom qu’on appellera, avec l’obsession de ne pas répondre de bêtises. Ne sera-t-il pas bientôt midi, qu’on s’en aille ?

Anaïs revient de la physique-et-chimie ; elle n’est pas rouge, elle, comment serait-elle rouge ? Dans une chaudière bouillante, je crois qu’elle resterait jaune et froide.

— Eh bien, ça va ?

— Ma foi, j’ai fini. Tu sais que Roubaud interroge en anglais par-dessus le marché ; il m’a fait lire des phrases et traduire ; je ne sais pas pourquoi il se tordait quand je lisais en anglais ; est-il bête !

C’est la prononciation ! Dame, Mlle Aimée Lanthenay, qui nous donne des leçons, ne parle pas l’anglais avec une pureté excessive, je m’en doute. De sorte que, tout à l’heure, cet imbécile de professeur se paiera ma tête puisque je ne prononce pas mieux, moi ! Encore quelque chose de gai ! J’enrage de penser que cet idiot rira de moi.

Midi. Ces messieurs se lèvent et nous procédons au raffut[6] du départ. Lacroix, hérissé et les yeux hors de la tête, annonce que la petite fête recommencera à 2 h. 1/2. Mademoiselle nous trie avec peine dans le remous de ces jeunesses bavardes et nous emmène au restaurant. Elle me tient encore rigueur, à cause de mon « odieuse » conduite avec le père Lacroix ; mais ça m’est si égal ! La chaleur pèse, je suis fatiguée et sans voix…

Ah ! les bois, les chers bois de Montigny ! À cette heure-ci, je le sais bien, comme ils bourdonnent ! Les guêpes et les mouches qui pompent dans les fleurs des tilleuls et des sureaux font vibrer toute la forêt comme un orgue ; et les oiseaux ne chantent pas, car à midi ils se tiennent debout sur les branches, cherchent l’ombre, lissent leurs plumes, et regardent le sous-bois avec des yeux mobiles et brillants. Je serais couchée, au bord de la Sapinière d’où l’on voit toute la ville, en bas, au-dessous de soi, avec le vent chaud sur ma figure, à moitié morte d’aise et de paresse.

… Luce me voit partie, complètement absente, et me tire par la manche avec son sourire le plus aguicheur. Mademoiselle lit des journaux ; mes camarades échangent des bouts de phrase ensommeillés. Je geins et Luce proteste doucement :

— Tu ne me parles plus jamais, aussi ! Toute la journée on passe les examens, le soir on se couche, et à table tu es de si mauvaise humeur que je ne sais plus quand te trouver !

— Bien simple ! Ne me cherche pas !

— Oh ! que tu n’es pas gentille ! Tu ne vois même pas toute ma patience à t’attendre, à supporter tes façons de toujours me rebuter…

La grande Anaïs rit comme une porte mal graissée, et la petite s’arrête très intimidée. C’est vrai pourtant qu’elle a une patience solide. Et dire que tant de constance ne lui servira à rien, triste ! triste !

Anaïs suit son idée ; elle n’a pas oublié les incohérentes réponses de Marie Belhomme, et, bonne rosse, demande gentiment à la malheureuse, hébétée et immobile :

— Quelle question t’a-t-on posée, en physique et chimie ?

— Ça n’a pas d’importance, grogne Mademoiselle, hargneuse ; de toutes façons elle aura répondu des bêtises.

— Je ne sais plus, moi, fait la pauvre Marie démontée, l’acide sulfurique, je crois…

— Et qu’est-ce que vous avez raconté ?

— Oh ! heureusement je savais un peu, Mademoiselle ; j’ai dit qu’on versait de l’eau sur de la chaux, que les bulles de gaz qui se formaient étaient de l’acide sulfurique.

— Vous avez dit cela ? articule Mademoiselle avec des envies de mordre…

Anaïs se dévore les ongles de joie. Marie foudroyée n’ouvre plus la bouche, et la Directrice nous emmène, raide, rouge, marchant au pas accéléré ; nous trottons derrière comme des petits chiens, et c’est tout juste si nous ne tirons pas la langue sous ce soleil écrasant.

Nous ne faisons plus guère attention à nos concurrentes étrangères qui ne nous regardent pas davantage. La chaleur et l’énervement nous ôtent toute coquetterie, toute animosité. Les élèves de l’école supérieure de Villeneuve, les « vert pomme » comme on les appelle — à cause du ruban vert dont elles sont colletées, cet affreux vert cru dont les pensionnats gardent la spécialité — affectent bien encore des airs prudes et dégoûtés en passant près de nous (pourquoi ? on ne saura jamais) ; mais tout ça se tasse et se calme ; on songe déjà au départ du lendemain matin, on songe avec délices qu’on fera la « gnée »[7] aux camarades recalées, à celles qui n’ont pu se présenter pour cause de « faiblesse générale ». Ce que la grande Anaïs va se pavaner, parler de l’École Normale comme si c’était une propriété de rapport, peuh ! Je n’ai pas assez d’épaules pour les lever.

Les examinateurs reparaissent enfin ; ils s’épongent, ils sont laids et luisants. Dieu ! je n’aimerais pas être mariée par ce temps-là ! Rien que l’idée de coucher avec un monsieur qui aurait chaud comme eux… (D’ailleurs, l’été, j’aurai deux lits)… Et puis dans cette salle surchauffée, l’odeur est affreuse ; beaucoup de ces petites filles sont mal tenues en dessous, sûrement. Je voudrais bien m’en aller !

Affalée sur une chaise, j’écoute vaguement les autres en attendant mon tour ; je vois celle, heureuse entre toutes, qui « a fini » la première. Elle a subi toutes les questions, elle respire, elle traverse la salle, escortée des compliments, des envies, des « tu en as une chance ! » Bientôt une autre la suit, la rejoint dans la cour, où les « délivrées » se reposent et échangent leurs impressions.

Le père Sallé, détendu un peu par ce soleil qui chauffe sa goutte et ses rhumatismes, se repose, forcément, car l’élève qu’il attend est occupée ailleurs ; si je risquais une tentative sur sa vertu ! Doucement je m’approche et je m’assieds sur la chaise en face de lui.

— Bonjour, monsieur Sallé.

Il me regarde, assure ses lunettes, clignote et ne me voit pas.

— Claudine, vous savez bien

— Ah !… comment donc ! Bonjour, ma chère enfant ! Votre père va bien ?

— Très bien, je vous remercie.

— Eh bien, ça marche l’examen ? Êtes-vous contente ? Avez-vous bientôt fini ?

— Hélas, je le voudrais ! Mais j’ai encore à passer la physique-et-chimie, la littérature, que vous représentez, l’anglais et la musique. Mme Sallé se porte bien ?

— Ma femme, elle se promène dans le Poitou ; elle ferait bien mieux de me soigner, mais…

— Écoutez, monsieur Sallé, puisque vous me tenez, débarrassez-moi de la littérature.

— Mais je n’en suis pas à votre nom, loin de là ! Revenez tout à l’heure…

— Monsieur Sallé, qu’est-ce que ça peut bien faire ?

— Ça fait, ça fait que je jouissais d’un instant de repos et que je l’avais bien mérité. Et puis, ce n’est pas dans le programme, on ne doit pas rompre l’ordre alphabétique.

— Monsieur Sallé, soyez bon. Vous ne me demanderez presque rien. Vous savez bien que j’en sais plus que n’en exige le programme, sur les bouquins de littérature. Je suis souris dans la bibliothèque de papa.

— Heu… oui, c’est vrai. Je peux bien faire ça pour vous. J’avais l’intention de vous demander ce que c’étaient que les aèdes et les troubadours, et le Roman de la Rose, etc.

— Reposez-vous, Monsieur Sallé. Les troubadours, ça me connaît : je les vois tous sous la forme du petit chanteur Florentin, comme ça. Je me lève et je prends la pose : le corps appuyé sur la jambe droite, l’ombrelle verte du père Sallé me servant de mandoline. Heureusement nous sommes seuls en ce coin ; Luce me regarde de loin et bée de surprise. Ce pauvre homme goutteux, ça le distrait un peu ; il rit.

— … Ils ont une toque en velours, les cheveux bouclés, souvent même un costume mi-partie (en bleu et jaune ça fait très bien) ; leur mandoline pendue à un cordon de soie, ils chantent la petite chose du Passant : « Mignonne, voici l’avril ». C’est ainsi, Monsieur Sallé, que je me représente les troubadours. Nous avons aussi le troubadour premier empire.

— Mon enfant, vous êtes un peu folle, mais je me délasse avec vous. Qu’est-ce que vous pouvez bien appeler les troubadours premier empire, Dieu juste ? Parlez tout bas, ma petite Claudine, si ces messieurs nous voyaient.

— Chut ! les troubadours premier empire, je les ai connus par des chansons que chantait papa. Écoutez bien.

Je fredonne tout bas :

Brûlant d’amour et partant pour la guerre,
Le casque en tête et la lyre à la main,
Un troubadour à sa jeune bergère
En s’éloignant répétait ce refrain.

Mon bras à ma patrie,
Mon cœur à mon amie,
Mourir content pour la gloire et l’amour,
C’est le refrain du joyeux troubadour !

Le père Sallé rit de tout son cœur :

— Mon Dieu ! que ces gens étaient ridicules ! Je sais bien que nous le serons autant qu’eux dans vingt ans, mais cette idée d’un troubadour avec un casque et une lyre !… Sauvez-vous vite, mon enfant, allez, vous aurez une bonne note ; mes amitiés à votre père, dites-lui que je l’aime bien, et qu’il apprend de belles chansons à sa fille !

— Merci, monsieur Sallé, adieu ; merci encore de ne m’avoir pas interrogée ; je ne dirai rien, soyez tranquille !

Voilà un brave homme ! ça m’a rendu un peu de courage, et j’ai l’air si gaillard que Luce me demande : « Tu as donc bien répondu ? Qu’est-ce qu’il t’a demandé ? Pourquoi prenais-tu son ombrelle ?

— Ah ! voilà ! Il m’a demandé des choses très difficiles sur les troubadours, sur la forme des instruments dont ils se servaient ; une chance que je savais tous ces détails-là !

— La forme des instruments… non, vrai, je tremble en pensant qu’il pouvait me le demander ! La forme des… mais ce n’est pas dans le programme ! Je le dirai à Mademoiselle !

— Parfaitement, nous ferons une réclamation. Tu as fini, toi ?

— Oui, merci ! J’ai fini. J’ai cent kilos de moins sur la poitrine, je t’assure ; je crois qu’il n’y a plus que Marie à passer.

— « Mademoiselle Claudine » ! fait une voix derrière nous. Ah ! ah ! c’est Roubaud. Je m’assieds devant lui, réservée et convenable ; il fait le gentil, il est le professeur mondain de l’endroit, je parie, mais il m’en veut encore, le rancunier, d’avoir trop vite écarté son madrigal botticellique… C’est d’une voix un peu grincheuse qu’il me demande :

— Vous ne vous êtes pas endormie sous les frondaisons, aujourd’hui, Mademoiselle ?

— Est-ce une question qui fait partie du programme, Monsieur ?

(Il toussote. J’ai commis une grosse maladresse pour le plaisir de le vexer. Tant pis !)

— Veuillez me dire comment vous vous y prendriez pour vous procurer de l’encre.

— Mon Dieu, Monsieur, il y a bien des manières ; la plus simple serait encore d’aller en demander chez le papetier du coin…

— La plaisanterie est aimable, mais ne suffirait pas à vous obtenir une note somptueuse. Tâchez de me dire avec quels ingrédients vous fabriqueriez de l’encre ?

— Noix de galle… tannin… oxyde de fer… gomme…

— Vous ne connaissez pas les proportions ?

— Non.

— Tant pis ! Pouvez-vous me parler du mica ?

— Je n’en ai jamais vu ailleurs que dans les petites vitres des Salamandres.

— Vraiment ? Tant pis encore ! La mine des crayons, de quoi est-elle faite ?

— Avec de la plombagine, une pierre tendre qu’on scie en baguettes et qu’on enferme dans deux moitiés de cylindre en bois.

— C’est le seul usage de la plombagine ?

— Je n’en connais pas d’autres.

— Tant pis, toujours ! On ne fait que des crayons avec ?

— Oui, mais on en fait beaucoup ; il y a des mines en Russie, je crois. On consomme dans le monde entier une quantité fabuleuse de crayons, surtout les examinateurs qui croquent des portraits de candidates sur leur calepin…

(Il rougit, et s’agite.)

— Passons à l’anglais.

Et, ouvrant un petit recueil de Contes de Miss Edgeworth :

— Veuillez me traduire quelques phrases.

— Traduire, oui, mais lire… c’est autre chose !

— Pourquoi ?

— Parce que notre professeur d’anglais prononce d’une façon ridicule ; je ne sais pas prononcer autrement.

— Bah ! qu’est-ce que ça fait ?

— Ça fait que je n’aime pas être ridicule.

— Lisez un peu, je vous arrêterai tout de suite.

Je lis, mais tout bas, en esquissant à peine les syllabes, et je traduis les phrases avant d’avoir articulé les derniers mots. Roubaud, malgré lui, pouffe de tant d’empressement à ne pas montrer mon insuffisance en anglais, et j’ai envie de le griffer. Comme si c’était ma faute !

— C’est bien. Voulez-vous me citer quelques verbes irréguliers, avec leur forme au présent et au participe passé ?

To see, voir, I saw, seen. To be, être, I was, been. To drink, boire, I drank, drunk. To…

— Assez, je vous remercie. Bonne chance, Mademoiselle.

— Vous êtes trop bon, Monsieur.

J’ai su le lendemain que ce tartufe bien mis m’avait collé une très mauvaise note, trois points au-dessous de la moyenne, de quoi me faire recaler, si les notes de l’écrit, la composition française surtout, n’avaient plaidé en ma faveur. Fiez-vous à ces sournois prétentieusement cravatés, qui lissent leurs moustaches et crayonnent votre portrait en vous coulant des regards ! Il est vrai que je l’avais vexé, mais c’est égal ; les bouledogues francs, comme le père Lacroix, valent cent fois mieux !

Délivrée de la physique et chimie ainsi que de l’anglais, je m’assieds et m’occupe de mettre un peu d’art dans le désordre de mes cheveux. Luce vient me trouver, roule complaisamment mes boucles sur son doigt, toujours chatte et frôleuse ! Elle a du courage, par cette température !

— Où sont les autres, petite ?

— Les autres ? Elles ont fini toutes, elles sont en bas dans la cour avec Mademoiselle, et toutes celles des autres écoles qui ont fini sont là aussi.

Le fait est que la salle se vide rapidement.

Cette grosse bonne femme de Mlle Michelot m’appelle enfin. Elle est rouge et fatiguée à faire pitié à Anaïs elle-même. Je m’assieds ; elle me considère sans rien dire, d’un gros œil perplexe et débonnaire. Quoi ?

— Vous êtes… musicienne, m’a dit Mlle Sergent.

— Oui, Mademoiselle, je joue du piano.

Elle s’exclame en levant les bras :

— Mais alors, vous en savez bien plus que moi !

(Ça lui est parti du cœur ; je ne peux pas m’empêcher de rire.)

— Ma foi, écoutez, je vais vous faire déchiffrer et puis voilà tout. Je vais vous chercher quelque chose de difficile, vous vous en tirerez toujours.

Ce qu’elle a trouvé de difficile, c’est un exercice assez simple, mais qui, tout en doubles croches, avec sept bémols à la clef, lui a semblé « noir » et redoutable. Je le chante allegro vivace, entourée d’un cercle admiratif de petites filles qui soupirent d’envie. Mlle Michelot hoche la tête et m’adjuge, sans insister davantage, un 20 qui fait loucher l’auditoire.

Ouf ! C’est donc fini ! On va rentrer à Montigny, on va retourner à l’école, courir les bois, assister aux ébats de nos institutrices (pauvre petite Aimée, elle doit languir, toute seule !) Je dévale dans la cour, Mlle Sergent n’attendait plus que moi et se lève à ma vue.

— Eh bien ! c’est terminé ?

— Oui, Dieu merci ! J’ai 20 en musique.

— Vingt en musique !

Les camarades ont crié ça en chœur, n’en croyant pas leurs oreilles.

— Il ne manquerait plus que ça, que vous n’eussiez pas 20 en musique, dit Mademoiselle d’un air détaché, — flattée au fond.

— C’est égal, dit Anaïs, ennuyée et jalouse, 20 en musique, 19 en composition française… si tu as beaucoup de notes comme celles-là !

— Rassure-toi, douce enfant, l’élégant Roubaud m’aura chichement notée !

— Parce que ? demande Mademoiselle, tout de suite inquiète.

— Parce que je ne lui ai pas dit grand’chose. Il m’a demandé de quel bois on fait les flûtes, non, les crayons, quelque chose comme ça, et puis des histoires sur l’encre… et sur Botticelli, enfin, ça ne « cordait » pas nous deux.

La Directrice s’est rembrunie.

— Je m’étonnerais bien si vous n’aviez pas fait quelque bêtise ! Vous ne vous en prendrez pas à d’autres qu’à vous si vous échouez.

— Hé, qui sait ? Je m’en prendrai à M. Antonin Rabastens ; il m’avait inspiré une violente passion, et mes études en ont singulièrement souffert.

Sur ce, Marie Belhomme déclare, en joignant ses mains de sage-femme, que « si elle avait un amoureux, elle ne le dirait pas si effrontément ». Anaïs me regarde en coin pour savoir si je plaisante ou non, et Mademoiselle, haussant les épaules, nous rentre à l’hôtel, traînardes, égrenées, si musardes qu’elle doit toujours en attendre quelqu’une au détour des rues. On dîne, on bâille ; — à neuf heures la fièvre nous reprend d’aller lire le nom des élues, à la porte de ce laid paradis. « Je n’emmène personne, déclare Mademoiselle, j’irai seule, vous attendrez. » Mais un tel concert de gémissements s’élève qu’elle s’attendrit et nous laisse venir.

Nous nous sommes encore précautionnées de bougies, inutiles, cette fois, une main bienveillante ayant accroché une grosse lanterne au-dessus de l’affiche blanche où sont inscrits nos noms… eh ! là ! je m’avance un peu trop en disant nos… si le mien allait ne pas se trouver sur la liste ? Anaïs s’évanouirait de bonheur ! Au milieu des exclamations, des poussées, des battements de mains, je lis, heureusement : Anaïs, Claudine, etc… Toutes, donc ? Hélas, non, pas Marie : « Marie est refusée » murmure Luce. « Marie n’y est pas » chuchote Anaïs, qui cache difficilement sa joie mauvaise.

La pauvre Marie Belhomme reste plantée, toute pâle, devant la méchante feuille, qu’elle considère de ses yeux brillants d’oiseau, agrandis et ronds ; puis, les coins de sa bouche se tirent et elle éclate en pleurs bruyants… Mademoiselle l’emmène, ennuyée ; nous suivons, sans songer aux passants qui se retournent, Marie gémit et sanglote tout haut.

— Voyons, voyons, ma petite fille, dit Mademoiselle, vous n’êtes pas raisonnable. Ce sera pour le mois d’octobre, vous serez plus heureuse… Quoi donc, ça vous fait deux mois à travailler encore…

— Hheu ! se lamente l’autre, inconsolable.

— Vous serez reçue, je vous dis ! Tenez, je vous promets, je vous promets que vous serez reçue ! Êtes-vous contente ?

Effectivement, cette affirmation produit un heureux effet. Marie ne pousse plus que des petits grognements de chien d’un mois qu’on empêche de téter, et marche en se tamponnant les yeux.

Son mouchoir est à tordre, et elle le tord ingénument, en passant sur le pont. Cette rosse d’Anaïs dit à demi-voix : « Les journaux annoncent une forte crue de la Lisse… » Marie, qui entend, éclate d’un fou rire mêlé d’un reste de sanglots, et nous pouffons toutes. Et voilà, et la tête mobile de la retoquée a girouetté du côté de la joie ; elle songe qu’elle va être reçue au mois d’octobre, elle s’égaye, et nous ne trouvons rien de plus opportun, par cette soirée accablante, que de sauter à la corde, sur la place (toutes, oui, même les Jaubert !), jusqu’à dix heures, sous la lune.

Le lendemain, Mademoiselle vient nous secouer dans nos lits dès six heures ; pourtant, le train ne part qu’à dix ! « Allons, allons, petites louaches[8], il faut refaire les valises, déjeuner, vous n’aurez pas trop de temps ! » Elle vibre, dans un état de trépidation extraordinaire, ses yeux aigus brillent et pétillent, elle rit, bouscule Luce qui chancelle de sommeil, bourre Marie Belhomme qui se frotte les yeux, en chemise, les pieds dans ses pantoufles, sans reprendre la conscience nette des choses réelles. Nous sommes toutes éreintées, nous, mais qui reconnaîtrait en Mademoiselle la duègne qui nous chaperonna ces trois jours ? Le bonheur la transfigure, elle va revoir sa petite Aimée, et, d’allégresse ne cesse de sourire aux anges, dans l’omnibus qui nous remmène à la gare. Marie semble un peu mélancolique de son échec, mais je pense que c’est par devoir qu’elle affiche une mine contrite. Et nous jacassons éperdument, toutes à la fois, chacune racontant son examen à cinq autres qui n’écoutent pas.

— Ma vieille ! s’écrie Anaïs, quand j’ai entendu qu’il me demandait les dates des…

— J’ai défendu cent fois qu’on s’appelle « ma vieille » interrompt Mademoiselle.

— Ma vieille, recommence tout bas Anaïs, je n’ai eu que le temps d’ouvrir mon petit calepin dans ma main ; le plus fort, c’est qu’il l’a vu, ma pure parole, et qu’il n’a rien dit !

— Menteuse des menteuses ! crie l’honnête Marie Belhomme, les yeux hors de la tête, j’étais là, je regardais, il n’a rien vu du tout ; il te l’aurait ôté, on a bien ôté le décimètre à une des Villeneuve.

— Je te conseille de parler ! va donc raconter à Roubaud que la Grotte du Chien est pleine d’acide sulfurique !

Marie baisse la tête, devient rouge, et recommence à pleurer au souvenir de ses infortunes : je fais le geste d’ouvrir un parapluie et Mademoiselle sort une fois encore de son « espoir charmant » :

— Anaïs, vous êtes une gale ! Si vous tourmentez une seule de vos compagnes, je vous fais voyager seule dans un wagon à part.

— Celui des fumeurs, parfaitement, affirmè-je.

— Vous, on ne vous demande pas ça. Prenez vos valises, vos collets, ne soyez pas les éternelles engaudres[9] !

Une fois dans le train, elle ne s’occupe pas plus de nous que si nous n’existions pas ; Luce s’endort, la tête sur mon épaule ; les Jaubert s’absorbent dans la contemplation des champs qui filent, du ciel pommelé et blanc ; Anaïs se ronge les ongles ; Marie s’assoupit, elle et son chagrin.

À Bresles, la dernière station avant Montigny, on commence à s’agiter un peu ; dix minutes encore et nous serons là-bas. Mademoiselle tire sa petite glace de poche et vérifie l’équilibre de son chapeau, le désordre de ses rudes cheveux roux crespelés, la pourpre cruelle de ses lèvres, — absorbée, palpitante, et l’air quasi dément ; Anaïs se pince les joues dans le fol espoir d’y amener une ombre de rose ; je coiffe mon tumultueux et immense chapeau. Pour qui faisons-nous tant de frais ? Pas pour Mlle Aimée, nous autres, bien sûr. Eh bien ! pour personne, pour les employés de la gare, pour le conducteur de l’omnibus, le père Racalin, ivrogne de soixante ans, pour l’idiot qui vend les journaux, pour les chiens qui trotteront sur la route…

Voilà la Sapinière, et le bois de Bel Air, et puis le pré communal, et la gare des marchandises, et enfin les freins geignent ! Nous sautons à terre, derrière Mademoiselle qui a couru déjà à sa petite Aimée, joyeuse et sautillante sur le quai. Elle l’a serrée d’une étreinte si vive que la frêle adjointe en a brusquement rougi, suffoquée. Nous accourons près d’elle et lui souhaitons la bienvenue de l’air des écolières sages « … jour, Mmmselle !… zallez bien, Mmmselle ? »

Comme il fait beau, comme rien ne presse, nous fourrons nos valises dans l’omnibus et nous revenons à pied, flânant le long de la route entre les haies hautes où fleurissent les polygalas, bleus et rose vineux, et les Ave Maria aux fleurs en petites croix blanches. Joyeuses d’être lâchées, de ne pas avoir d’Histoire de France à repasser ni de cartes à mettre en couleur, nous courons devant et derrière ces demoiselles, qui marchent bras sur bras, unies et rythmant leur pas. Aimée a embrassé sa sœur, lui a donné une tape sur la joue en lui disant : « Tu vois bien, petite serine, qu’on s’en tire tout de même ! » Et maintenant elle n’a plus d’yeux, d’oreilles que pour sa grande amie.

Désappointée une fois de plus, la pauvre Luce s’attache à ma personne et me suit comme une ombre, en murmurant des moqueries et des menaces :

« C’est vraiment la peine qu’on se brège[10] la cervelle pour recevoir des compliments comme ça !… Elles ont bonne touche toutes les deux ; ma sœur pendue à l’autre comme un panier !… Devant tous les gens qui passent, si ça fait pas soupirer ! » Elles s’en fichent pas mal des gens qui passent.

Rentrée triomphale ! Tout le monde sait d’où nous venons, et le résultat de l’examen, télégraphié par Mademoiselle ; les gens se montrent sur leurs portes et nous font des signes amicaux. Marie sent croître sa détresse et disparaît le plus qu’elle peut.

D’avoir quelques jours quitté l’École, nous la voyons mieux en la retrouvant : achevée, parachevée, léchée, blanche, la mairie au milieu, flanquée les deux écoles, garçons et filles, la grande cour dont on a respecté les cèdres, heureusement, et les petits massifs réguliers à la française, et les lourdes portes de fer — beaucoup trop lourdes et trop redoutables — qui nous enferment, et les water-closets à six cabines, trois pour les grandes, trois pour les petites (par une touchante et pudique attention, les cabines des grandes ont des portes pleines, celles des petites : des demi-portes), les beaux dortoirs du premier étage, dont on aperçoit au dehors les vitres claires et les rideaux blancs. Les malheureux contribuables la paieront longtemps. On dirait une caserne, tant c’est beau !

Les élèves nous font une réception bruyante ; Mlle Aimée ayant bonnement confié la surveillance de ses élèves et celle de la première classe à la chlorotique Mlle Griset, pendant sa petite promenade à la gare, les classes sont semées de papiers, hérissées de sabots-projectiles de trognons de pommes-de-moisson… Sur un froncement des sourcils roux de Mlle Sergent, tout rentre dans l’ordre, des mains rampantes ramassent les trognons de pommes, des pieds s’allongent et, silencieusement, réintègrent les sabots épars.

Mon estomac crie et je vais déjeuner, charmée de retrouver Fanchette, et le jardin, et papa ; — Fanchette blanche qui se cuit et se fait maigrir au soleil, et m’accueille avec des miaulements brusques et étonnés ; — le jardin vert, négligé et envahi de plantes qui se hissent et s’allongent pour trouver le soleil que leur cachent les grands arbres ; — et papa qui m’accueille d’une bonne bourrade tendre au défaut de l’épaule :

— Qu’est-ce que tu deviens donc ? Je ne te vois plus !

— Mais, papa, je viens de passer mon examen.

— Quel examen ?

Je vous dis qu’il n’y en a pas deux comme lui ! Complaisamment, je lui narre les aventures de ces derniers jours, pendant qu’il tire sa grande barbe rousse et blanche. Il paraît content. Sans doute, ses croisements de limaces lui auront fourni des résultats inespérés.

Je me suis payé quatre ou cinq jours de repos, de vagabondages aux Matignons, où je trouve Claire, ma sœur de lait, ruisselante de larmes parce que son amoureux vient de quitter Montigny sans daigner même l’en prévenir. Dans huit jours elle possédera un autre promis qui la lâchera au bout de trois mois, pas assez rusée pour retenir les gars, pas assez pratique pour se faire épouser ; et comme elle s’entête à rester sage… ça peut durer longtemps.

En attendant, elle garde ses vingt-cinq moutons, petite bergère un peu opéra-comique, un peu ridicule, avec le grand chapeau cloche qui protège son teint et son chignon (le soleil fait jaunir les cheveux, ma chère !) son petit tablier bleu brodé de blanc, et le roman blanc à titre rouge En Fête ! qu’elle cache dans son panier. (C’est moi qui lui ai prêté les œuvres d’Auguste Germain pour l’initier à la grande vie ! Hélas, toutes les horreurs qu’elle commettra, j’en serai peut-être responsable.) Je suis sûre qu’elle se trouve poétiquement malheureuse, triste fiancée abandonnée, et qu’elle se plaît, toute seule, à prendre des poses nostalgiques, « les bras jetés comme de vaines armes », ou bien la tête penchée, à demi ensevelie sous ses cheveux épars. Pendant qu’elle me raconte les maigres nouvelles de ces quatre jours, et ses malheurs, c’est moi qui m’occupe des moutons et pousse la chienne vers eux : « Amène-les, Lisette ! Amène-les là-bas ! » c’est moi qui roule les « prrrr… ma guéline ! » pour les empêcher de toucher à l’avoine ; j’ai l’habitude.

« … Quand j’ai appris par quel train il partait, soupire Claire, je me suis arrangée pour laisser mes moutons à Lisette et je suis descendue au passage à niveau. À la barrière j’ai attendu le train, qui ne va pas trop vite là parce que ça monte. Je l’ai aperçu, j’ai agité mon mouchoir, j’ai envoyé des baisers, je crois qu’il m’a vue… Écoute, je ne suis pas sûre, mais il m’a semblé que ses yeux étaient rouges. Peut-être que ses parents l’ont forcé de revenir… Peut-être qu’il m’écrira… » Va toujours, petite romanesque, ça ne coûte rien d’espérer. Et puis si j’essayais de te détourner, tu ne me croirais pas.

Au bout de cinq jours de trôleries dans les bois, à me griffer les bras et les jambes aux ronces, à rapporter des brassées d’œillets sauvages, de bluets et de sceaux-de-Salomon, à manger des merises amères et des groseilles à maquereau, la curiosité et le mal de l’École me reprennent. J’y retourne.

Je les trouve toutes, les grandes assises sur des bancs à l’ombre, dans la cour, travaillant paresseusement aux ouvrages « d’exposition » ; les petites, sous le préau, en train de barboter à la pompe ; Mademoiselle dans un fauteuil d’osier, son Aimée à ses pieds sur une caisse à fleurs renversée, flânant et chuchotant. À mon arrivée, Mlle Sergent bondit et pivote sur son siège :

— Ah ! vous voilà ! ce n’est pas malheureux ! Vous prenez du bon temps ! Mlle Claudine court les champs, sans songer que la distribution des prix approche, et que les élèves ne savent pas une note du chœur qu’on doit y chanter !

— Mais… Mlle Aimée n’est donc pas professeur de chant ? ni M. Rabastens (Antonin) ?

— Ne dites pas de bêtises ! Vous savez fort bien que Mlle Lanthenay ne peut pas chanter, la délicatesse de sa voix ne le lui permet pas ; quant à M. Rabastens, on a jasé en ville sur ses visites et ses leçons de chant, à ce qu’il paraît. Ah ! Dieu ! votre sale pays de cancans ! Enfin il ne reviendra plus. On ne peut pas se passer de vous pour les chœurs et vous en abusez. Ce soir, à quatre heures, nous diviserons les parties et vous ferez copier les couplets au tableau.

— Je veux bien, moi. Qu’est-ce que c’est, le chœur de cette année ?

— L’Hymne à la Nature. Marie, allez le chercher sur mon bureau, Claudine va commencer à le seriner.

C’est un chœur à trois parties, très chœur de pension. Les sopranos piaillent avec conviction :


Là-bas au lointain,
L’hymne du matin
S’élève en un doux murmure…


Cependant que les mezzos, faisant écho aux rimes en tin, répètent tin tin tin, pour imiter la cloche de l’Angelus. C’est bête à pleurer. Ça plaira beaucoup.

Elle va commencer, cette douce vie, qui consiste à m’égosiller, à chanter trois cents fois le même air, à rentrer aphone à la maison, à m’enrager contre ces petites, réfractaires à tout rythme. Si on me faisait un cadeau, au moins !

Anaïs, Luce, quelques autres, ont heureusement une bonne mémoire de l’oreille, et me suivent de la voix dès la troisième fois. On cesse parce que Mademoiselle a dit : « Assez pour aujourd’hui » ; ce serait trop de cruauté de nous faire chanter longtemps par cette température sénégalienne.

— Et puis, vous savez, ajoute Mademoiselle, défense de fredonner l’Hymne à la Nature entre les leçons ! Sinon, vous l’estropierez, vous le déformerez et vous ne serez pas capables de le chanter proprement à la distribution. Travaillez, maintenant, et que je n’entende pas causer trop haut.

On nous garde dehors, les grandes, pour que nous exécutions plus à l’aise les mirifiques travaux destinés à l’exposition des ouvrages de main ! (Est-ce que les ouvrages peuvent être autres que « de main » ? Je n’en connais pas de « pied »). Car, après la distribution des prix, la ville entière vient admirer nos travaux exposés, emplissant deux classes : dentelles, tapisseries, broderies, lingeries enrubannées, déposées sur les tables d’étude. Les murs sont tendus de rideaux ajourés, de jetés de lit au crochet sur transparents de couleur, de descentes de lit en mousse de laine verte (du tricot détricoté) piquées de fleurs fausses rouges et roses, toujours en laine ; — de dessus de cheminée en peluche brodée. Mais ces grandes petites filles, coquettes des dessous qu’elles montrent, exposent surtout une quantité de lingeries somptueuses, des chemises en batiste de coton à fleurettes, à empiècements merveilleux, des pantalons forme sabot, jarretés de rubans, des cache-corsets festonnés en haut et en bas, tout ça sur transparents de papier bleu, rouge et mauve avec pancartes où le nom de l’auteur ressort, en belle ronde. Le long des murs s’alignent des tabourets au point de croix où repose soit l’horrible chat dont les yeux sont faits de quatre points verts, un noir au milieu, soit le chien, à dos rouge et à pattes violâtres, qui laisse pendre une langue couleur d’andrinople.

Bien entendu, la lingerie, plus que tout le reste, intéresse les gars, qui viennent visiter l’exposition comme tout le monde ; ils s’attardent aux chemises fleuries, aux pantalons enrubannés, se poussent de l’épaule, rient et chuchotent des choses énormes.

Il est juste de dire que l’École des garçons possède aussi son exposition, rivale de la nôtre. S’ils n’offrent pas à l’admiration des lingeries excitantes, ils montrent d’autres merveilles : des pieds de table habilement tournés, des colonnes torses, (ma chère ! c’est le plus difficile), des assemblages de menuiserie en « queue d’aronde, » des cartonnages ruisselants de colle, et surtout des moulages en terre glaise — joie de l’instituteur, qui baptise cette salle « Section de sculpture, » modestement — des moulages, dis-je, qui ont la prétention de reproduire des frises du Parthénon et autres bas-reliefs, noyés, empâtés, piteux. La Section de dessin n’est pas plus consolante : les têtes des Brigands des Abruzzes louchent, le Roi de Rome a une fluxion, Néron grimace horriblement, et le président Loubet dans un cadre tricolore, menuiserie et cartonnage combinés, a envie de vomir (c’est qu’il songe à son ministère, explique Dutertre, toujours enragé de n’être pas député). Aux murs, des lavis mal lavés, des plans d’architecture et la « vue générale anticipée (sic) de l’Exposition de 1900, » aquarelle qui mérite le prix d’honneur.

Et pendant le temps qui nous sépare encore des vacances, on laissera au rancart tous les livres, on travaillera mollement dans l’ombre des murs, en se lavant les mains toutes les heures — prétexte à rôderie — pour ne pas tacher de moiteur les laines claires et les linges blancs ; j’expose seulement trois chemises de linon, roses, forme bébé, avec les pantalons pareils, fermés, détail qui scandalise mes camarades, unanimes à trouver cela « inconvenant, » parole d’honneur !

Je m’installe entre Luce et Anaïs, voisine elle-même de Marie Belhomme, car nous nous tenons, par habitude, en un petit groupe. Pauvre Marie ! Il lui faut retravailler pour l’examen d’octobre… Comme elle s’ennuyait à périr dans la classe vide, Mademoiselle la laisse par pitié venir avec nous ; elle lit dans des Atlas, dans des Histoires de France quand je dis qu’elle lit… son livre est ouvert sur ses genoux, elle penche la tête et glisse des regards vers nous, tendant l’oreille à ce que nous disons. Je prévois le résultat de l’examen d’octobre !

— Je sèche de soif ! As-tu ta bouteille ? me demande Anaïs.

— Non, pas pensé à l’apporter, mais Marie doit avoir la sienne.

Encore une de nos coutumes immuables et ridicules, ces bouteilles. Dès les premiers jours de grosse chaleur, il est convenu que l’eau de la pompe devient imbuvable (elle l’est en tout temps), et chacune apporte au fond du petit panier, — quelquefois dans la serviette de cuir ou le sac de toile — une bouteille pleine de boisson fraîche. C’est à qui réalisera le mélange le plus baroque, les liquides les plus dénaturés. Pas de coco, c’est bon pour la petite classe ! À nous l’eau vinaigrée qui blanchit les lèvres et tiraille l’estomac, les citronnades aiguës, les menthes qu’on fabrique soi-même avec les feuilles fraîches de la plante, l’eau-de-vie chipée à la maison et empâtée de sucre, le jus des groseilles vertes qui fait regipper[11]. La grande Anaïs déplore amèrement le départ de la fille du pharmacien, qui nous fournissait jadis des flacons pleins d’alcool de menthe trop peu additionné d’eau, ou encore d’eau de Botot sucrée ; moi qui suis une nature simple, je me borne à boire du vin blanc coupé d’eau de Seltz, avec du sucre et un peu de citron. Anaïs abuse du vinaigre et Marie du jus de réglisse, si concentré qu’il tourne au noir. L’usage des bouteilles étant interdit, chacune, je le répète, apporte la sienne, fermée d’un bouchon que traverse un tuyau de plume, ce qui nous permet de boire en nous penchant, sous prétexte de ramasser une bobine, sans déplacer la bouteille couchée dans le panier, le bec dehors. À la petite récréation d’un quart d’heure (à neuf heures et à trois heures), tout le monde se précipite à la pompe pour inonder les bouteilles et les rafraîchir un peu. Il y a trois ans, une petite est tombée avec sa bouteille, s’est crevé un œil ; son œil est tout blanc, maintenant. À la suite de cet accident, on a confisqué tous les récipients, tous, pendant une semaine… et puis quelqu’une a rapporté le sien, exemple suivi par une autre le jour suivant… le mois d’après, les bouteilles fonctionnaient régulièrement. Mademoiselle ignore peut-être cet accident qui date d’avant son arrivée, — ou bien elle préfère fermer les yeux pour que nous la laissions tranquille.

Rien ne se passe, en vérité. La chaleur nous ôte tout entrain : Luce m’assiège moins de ses importunes câlineries ; des velléités de querelles s’éveillent à peine pour tomber tout de suite ; c’est la flemme, quoi, et les orages brusques de juillet, qui nous surprennent dans la cour, nous balaient sous des trombes de grêle, — une heure après, le ciel est pur.

On a joué une méchante farce à Marie Belhomme qui s’était vantée de venir à l’École sans pantalon, à cause de la chaleur.

Nous étions quatre, une après-midi, assises sur un banc dans l’ordre que voici :

Marie — Anaïs — Luce — Claudine.

Après s’être fait dûment expliquer mon plan, tout bas, mes deux voisines se lèvent pour se laver les mains, et le milieu du banc reste vide, Marie à un bout, moi à l’autre. Elle dort à moitié sur son arithmétique. Je me lève brusquement ; le banc bascule : Marie, réveillée en sursaut, tombe les jambes en l’air, avec un de ces cris de poule égorgée dont elle a le secret, et nous montre… qu’effectivement elle ne porte pas de pantalon. Des huées, des rires énormes éclatent ; la Directrice veut tonner et ne peut pas, prise elle-même d’un fou rire ; et Aimée Lanthenay préfère s’en aller, pour ne pas offrir à ses élèves le spectacle de ses tortillements de chatte empoisonnée.

Dutertre ne vient plus depuis des temps. On le dit aux bains de mer, quelque part, où il lézarde et flirte (mais où prend-il de l’argent ?) Je le vois, en flanelle blanche, en chemises molles, avec des ceintures trop larges et des souliers trop jaunes ; il adore ces costumes un peu rastas, très rasta lui-même sous ces teintes claires, trop hâlé et d’yeux trop brillants, les dents pointues et la moustache d’un noir roussi comme si on l’avait flambée. Je n’ai guère pensé à sa brusque attaque dans le couloir vitré — l’impression a été vive mais courte — et puis, avec lui, on sait si bien que ça ne tire pas à conséquence ! Je suis peut-être la trois centième petite fille qu’il tente d’attirer chez lui ; l’incident n’a d’intérêt ni pour lui ni pour moi. Ça en aurait si le coup avait réussi, voilà tout.

Déjà nous songeons beaucoup aux toilettes de la distribution des prix. Mademoiselle se fait broder une robe de soie noire par sa mère, fine travailleuse qui exécute dessus, au plumetis, de grands bouquets, des guirlandes minces qui suivent le bas de la jupe, des branches qui grimpent sur le corsage, tout cela en soies violettes nuancées, passées, — quelque chose de très distingué, un peu « dame âgée » peut-être, mais de coupe impeccable ; toujours sombrement et simplement vêtue, le chic de ses jupes éclipse toutes les notairesses, receveuses, commerçantes et rentières d’ici ! C’est sa petite vengeance de femme laide et bien faite.

Mlle Sergent s’occupe aussi d’habiller gentiment sa petite Aimée pour ce grand jour. On a fait venir des échantillons du Louvre, du Bon Marché, et les deux amies choisissent ensemble, absorbées, devant nous, dans la cour où nous travaillons à l’ombre. Je pense que voilà une robe qui ne coûtera pas cher à Mlle Aimée ; de vrai, elle aurait bien tort d’agir autrement, ce n’est pas avec ses 75 francs par mois — desquels il faut retrancher trente francs, sa pension (qu’elle ne paie pas) autant pour celle de sa sœur (qu’elle économise) et vingt francs qu’elle envoie à ses parents, je le sais par Luce — ce n’est pas avec ces appointements, je dis, qu’elle paierait la gentille robe de mohair blanc dont j’ai vu l’échantillon.

Parmi les élèves, c’est très bien porté de ne point paraître s’occuper de sa toilette de distribution. Toutes y réfléchissent un mois à l’avance, tourmentent les mamans pour obtenir des rubans, des dentelles, ou seulement des modifications qui moderniseront la robe de l’an passé, — mais il est de bon goût de n’en rien dire ; on se demande avec une curiosité détachée, comme par politesse : « Comment sera ta robe ? » Et on semble à peine écouter la réponse, faite sur le même ton négligent et dédaigneux.

La grande Anaïs m’a posé la question d’usage, les yeux ailleurs, la figure distraite. Le regard perdu, la voix indifférente, j’ai expliqué : « Oh ! rien d’étonnant… de la mousseline blanche… le corsage en fichu croisé ouvert en pointe… et les manches Louis XV avec un sabot de mousseline arrêtées au coude… C’est tout. »

Nous sommes toutes en blanc pour la distribution ; mais les robes sont ornées de rubans clairs, choux, nœuds, ceintures, dont la nuance, que nous tenons à changer tous les ans, nous préoccupe beaucoup.

— Les rubans ? demande Anaïs du bout des lèvres.

(J’attendais ça).

— Blancs aussi.

— Ma chère, une vraie mariée, alors ! Tu sais, il y en a beaucoup qui seraient noires, dans tout ce blanc-là, comme des puces sur un drap.

— C’est vrai. Par bonheur, le blanc me va assez bien.

(Rage, chère enfant ! On sait qu’avec ta peau jaune tu es forcée de mettre des rubans rouges ou oranges à ta robe blanche, pour ne pas avoir l’air d’un citron.)

— Et toi ? rubans oranges ?

— Non, voyons ! J’en avais l’année dernière ! Des rubans Louis XV pékinés, faille et satin, ivoire et coquelicot. Ma robe est en lainage crème.

— Moi, annonce Marie Belhomme, à qui on ne demande rien, c’est de la mousseline blanche, et les rubans couleur pervenche, d’un bleu mauve, très joli !

— Moi, fait Luce, toujours nichée dans mes jupes ou tapie dans mon ombre, j’ai la robe, seulement je ne sais pas quels rubans y mettre ; Aimée les voudrait bleus…

— Bleus ? ta sœur est une gourde, sauf le respect que je lui dois. Avec des yeux verts comme les tiens, on ne prend pas de rubans bleus, ça fait grincer des dents. La modiste de la place vend des rubans très jolis, en glacé vert et blanc… ta robe est blanche ?

— Oui, en mousseline.

— Bon ! Maintenant, tourmente ta sœur pour qu’elle t’achète les rubans verts.

— Pas besoin, c’est moi qui les achète.

— C’est encore mieux. Tu verras que tu seras gentille ; il n’y en aura pas trois qui oseront risquer des rubans verts, c’est trop difficile à porter.

Cette pauvre gosse ! Pour la moindre amabilité que je lui dis, sans le faire exprès, elle s’illumine…

Mlle Sergent, à qui l’exposition proche inspire des inquiétudes, nous bouscule, nous presse ; les punitions pleuvent, punitions qui consistent à faire après la classe vingt centimètres de dentelle, un mètre d’ourlet ou vingt rangs de tricot. Elle travaille aussi, elle, à une paire de splendides rideaux de mousseline qu’elle brode fort joliment, quand son Aimée lui en laisse le temps. Cette gentille fainéante d’adjointe, paresseuse comme une chatte qu’elle est, soupire et s’étire pour cinquante points de tapisserie, devant toutes les élèves, et Mademoiselle lui dit, sans oser la gronder que « c’est un exemple déplorable pour nous ». Là-dessus l’insubordonnée jette son ouvrage en l’air, regarde son amie avec des yeux scintillants, et se jette sur elle pour lui mordiller les mains. Les grandes sourient et se poussent du coude, les petites ne sourcillent pas.

Un grand papier, estampillé de la Préfecture, timbré de la mairie, trouvé par Mademoiselle dans la boîte aux lettres, a troublé singulièrement cette matinée, fraîche par hasard ; toutes les têtes travaillent, et toutes les langues. La Directrice ouvre le pli, le lit, le relit et ne dit rien. Sa toquée de petite compagne, impatientée de ne rien savoir, jette dessus des pattes vives et exigeantes et pousse des « Ah ! » et des « Ça va en faire des embarras ! » si forts que, violemment intriguées, nous palpitons.

— Oui, lui dit Mademoiselle, j’étais avertie, mais j’attendais la feuille officielle ; c’est un des amis du docteur Dutertre…

— Mais ce n’est pas tout ça, il faut le dire aux élèves, puisqu’on va pavoiser, puisqu’on va illuminer, puisqu’il y aura un banquet… Regardez les donc, elles cuisent d’impatience !

Si nous cuisons !…

— Oui, il faut leur annoncer. Mesdemoiselles, tâchez de m’écouter et de comprendre ! Le ministre de l’Agriculture, M. Jean Dupuy, viendra au chef-lieu à l’occasion du prochain comice agricole, et en profitera pour inaugurer les Écoles neuves ; la ville sera pavoisée, illuminée, il y aura réception à la gare… et puis vous m’ennuyez, vous saurez bien tout ça puisque le tambour de ville le criera, tâchez seulement d’apletter plus que ça, que vos ouvrages soient prêts !

Un silence profond. Et puis nous éclatons ! Des exclamations partent, se mêlent, et le tumulte croît, troué d’une petite voix pointue : « Est-ce que le ministre va nous interroger ? » On hue Marie Belhomme, la cruche, qui a demandé ça.

Mademoiselle nous fait mettre en rang, quoique l’heure ne soit pas encore venue, et nous lâche, criardes et bavardes, pour aller éclaircir ses idées et prendre des dispositions en vue de l’événement inouï qui se prépare.

— Ma vieille, qu’est-ce que tu dis de ça ? me demande Anaïs dans la rue.

— Je dis que nos vacances commenceront huit jours plus tôt, ça ne me fait pas rire ; je m’ennuie quand je ne peux pas venir à l’école.

— Mais il va y avoir des fêtes, des bals, des jeux sur les places.

— Oui, et beaucoup de gens devant qui parader, je t’entends bien ! Tu sais, nous serons très en vue, Dutertre, qui est l’ami particulier du nouveau ministre (c’est à cause de lui que cette Excellence de fraîche date se risque dans un trou comme Montigny), nous mettra en avant…

— Non ? tu crois ?

— Sûr ! C’est un coup qu’il a monté pour dégommer le député !

Elle s’en va radieuse, rêvant de fêtes officielles pendant lesquelles dix mille paires d’yeux la contempleront !

Le tambour de ville a crié la nouvelle ; on nous promet des joies sans fin : arrivée du train ministériel à neuf heures, les autorités municipales, les élèves des deux Écoles, enfin tout ce que la population de Montigny compte de plus remarquable attendra le ministre près de la gare, à l’entrée de la ville, et le conduira à travers les rues pavoisées, au sein des Écoles. Là, sur une estrade, il parlera ! Et dans la grande salle de la mairie il banquètera en nombreuse compagnie. Puis, distribution des prix aux grandes personnes (car M. Jean Dupuy apporte quelques petits rubans violets et verts aux obligés de son ami Dutertre, qui réussit là un coup de maître). Le soir, grand bal dans la salle du banquet. La fanfare du chef lieu (quelque chose de propre !) prêtera son gracieux concours. Enfin le maire invite les habitants à pavoiser leurs demeures et à les décorer de verdure. Ouf ! Quel honneur pour nous !

Ce matin, en classe, Mademoiselle nous annonce solennellement — on voit tout de suite que de grandes choses se préparent — la visite de son cher Dutertre, qui nous donnera, avec sa complaisance habituelle, d’amples détails sur la façon dont on réglera la cérémonie.

Là-dessus, il ne vient pas.

L’après-midi seulement, vers quatre heures, à l’instant où nous plions dans les petits paniers nos tricots, dentelles et tapisseries, Dutertre entre, comme toujours, en coup de vent, sans frapper. Je ne l’avais pas revu depuis son « attentat », il n’a pas changé : vêtu avec son habituelle négligence recherchée, — chemise de couleur, vêtements presque blancs, une grande régate claire prise dans la ceinture qui lui sert de gilet — Mlle Sergent, comme Anaïs, comme Aimée Lanthenay, comme toutes, trouvent qu’il s’habille d’une façon suprêmement distinguée.

En parlant à ces demoiselles, il laisse errer ses yeux de mon côté, des yeux allongés, tirés sur les tempes, des yeux d’animal méchant, qu’il sait rendre doux. Il ne m’y prendra plus à me laisser emmener dans le couloir ; c’est fini, ce temps-là !

— Eh bien, petites, s’écrie-t-il, vous êtes contentes de voir un ministre ?

On répond par des murmures indistincts et respectueux.

— Attention ! Vous allez lui faire à la gare une réception soignée, toutes en blanc ! Ce n’est pas tout ; il faut, pour lui offrir des bouquets, trois grandes, dont l’une récitera un petit compliment ; ah, mais !

Nous échangeons des regards de timidité feinte et d’effarouchement menteur.

— Ne faites pas les petites dindes ! il en faut une en blanc pur, une en blanc avec rubans bleus, une en blanc avec rubans rouges, pour figurer un drapeau d’honneur, eh ! eh ! un petit drapeau pas vilain du tout ! Tu en es bien entendu, du drapeau, toi (c’est moi, ça) tu es décorative, et puis j’aime qu’on te voie. Comment sont tes rubans pour la distribution des prix ?

— Dame, cette année, c’est blanc partout.

— C’est bon, espèce de petite vierge, tu feras le milieu du drapeau. Et tu réciteras un speech à mon ministre d’ami, il ne s’embêtera pas à te regarder, sais-tu ?

(Il est complètement fou de lâcher ici de pareilles choses ! Mlle Sergent me tuera !)

— Qui a des rubans rouges ?

— Moi ! crie Anaïs qui palpite d’espérance.

— Bon, toi, je veux bien.

C’est un demi-mensonge de cette enragée, puisque ses rubans sont pékinés.

— Qui a des bleus ?

— Moi, Mon… sieur, bégaye Marie Belhomme, étranglée de peur.

— Ça va bien, vous ne serez pas répugnantes toutes trois. Et puis, vous savez, pour les rubans, allez-y gaiement, faites des folies, c’est moi qui paye ! (hum !) Des belles ceintures, des nœuds ébouriffants, et je vous commande des bouquets à vos couleurs !

— Si loin ! dis-je. Ils auront le temps de se faner.

— Tais-toi, gamine, tu n’auras jamais la bosse du respect. J’aime à croire que tu en possèdes déjà d’autres plus agréablement situées ?

Toute la classe s’esclaffe avec entraînement ; Mademoiselle rit jaune. Quant à Dutertre, je jurerais qu’il est ivre !

On nous met à la porte avant son départ. Ce que j’entends de « Ma chère, on peut le dire que tu as de la chance ! Pour toi tous les honneurs, quoi ! Ça ne serait pas tombé sur une autre, pas de danger ! » Je ne réponds rien, mais je m’en vais consoler cette pauvre petite Luce, toute triste de n’avoir pas été choisie dans le drapeau : « Va, le vert t’ira mieux que tout… et puis c’est ta faute, pourquoi ne t’es-tu pas mise en avant comme Anaïs ? »

— Oh ! soupire la petite, ça ne fait rien. Je perds la tête devant le monde et j’aurais fait quelque bêtise. Mais je suis contente que tu récites le compliment et pas la grande Anaïs.

Papa, averti de la part glorieuse que je prendrai à l’inauguration des écoles, a froncé son nez bourbon pour demander : « Mille dieux ! va-t-il falloir que je me montre là-bas ?

— Pas du tout, papa, tu restes dans l’ombre !

— Alors, parfait, je n’ai pas à m’occuper de toi ?

— Bien sûr que non, papa, ne change pas tes habitudes ! »

  1. « Bramant » : confortablement, à l’aise.
  2. Appléter, faire vite.
  3. J’insiste : on ne nous donne de Molière, de Racine, de Boileau, etc. que des fragments très courts pendant l’année scolaire. Depuis peu de temps, on met aux mains des élèves des éditions expurgées, avant les examens, et le temps des lectures doit être pris sur celui qu’on consacre à apprendre les leçons. Ce genre de littérature assomme les petites filles, qui ne comprennent goutte à Molière. Une petite malheureuse, le jour de l’examen, a écrit, tout le long de sa composition française : « Frisale ».
  4. Tu m’ennuies.
  5. Locution fresnoise : « je suis contente »
  6. Tapage.
  7. Faire bisquer.
  8. Chique, parasite du chien.
  9. Emplâtres au figuré.
  10. Endommage.
  11. Mot intraduisible indiquant l’impression produite par les saveurs astringentes.