Claudius Bombarnac/12
XII
Samarkande est située au milieu de cette riche oasis qu’arrosé le Zarafchane, à travers la vallée de Sogd. Une petite brochure, dont j’ai fait achat à la gare, m’apprend que cette grande cité pourrait bien occuper un des quatre emplacements où les géographes « s’accordent » à placer le Paradis Terrestre. Je laisse cette discussion aux exégètes de profession…
Incendiée par les armées de Cyrus, trois cent vingt-neuf ans avant Jésus-Christ, Samarkande fut en partie détruite par Genghiz-Khan, vers 1219. Devenue la capitale de Tamerlan, cette situation, dont elle pouvait certainement s’enorgueillir, ne l’empêcha pas d’être ravagée par les nomades du XVIIIe siècle. On le voit, c’est avec ces alternatives de grandeurs et de ruines qu’ont débuté les villes importantes de l’Asie centrale.
Cinq heures d’arrêt à Samarkande, pendant le jour, voilà qui me promet quelque agrément et quelques pages de copie. Mais il n’y a pas de temps à perdre. Comme de juste, la ville est double : l’une, qui a été bâtie par les Russes, toute moderne, avec des parcs verdoyants, des avenues plantées de bouleaux, des palais, des cottages ; l’autre, l’ancienne, riche encore des magnifiques restes de sa splendeur, et qui exigerait plusieurs semaines pour être consciencieusement étudiée.
Cette fois, je ne serai pas seul. Le major Noltitz est libre, il m’accompagnera. Nous étions déjà hors de la gare, lorsque M. et Mme Caterna se présentent.
« Vous allez courir la ville, monsieur Claudius ? me demande le trial, en arrondissant son geste de manière à figurer la vaste enceinte de Samarkande.
— C’est notre intention, monsieur Caterna.
— Si le major Noltitz et vous étiez assez aimables pour me permettre de me joindre…
— Comment donc !
— Avec madame Caterna, car je ne fais rien sans elle…
— Notre exploration n’en sera que plus agréable, » répond le major en s’inclinant devant l’aimable dugazon.
Et moi d’ajouter :
« Afin d’éviter la fatigue et de gagner du temps, mes chers compagnons, j’offre une arba.
— Une arba ? s’écrie M. Caterna en se déhanchant. Qu’est-ce que cela peut être, une arba ?
— Une voiture du pays.
— Va pour une arba ! »
Nous envahissons une de ces caisses roulantes, qui stationnaient devant la gare. Sous promesse d’un bon « silao » ou pourboire, le yemtchik ou cocher nous promet de donner des ailes à ses deux colombes, autrement dit ses deux petits chevaux, et nous sommes partis d’un bon train.
Nous laissons sur la gauche la ville russe, disposée en éventail, la maison du gouverneur, environnée de beaux jardins, le parc public, et ses allées enfouies sous de frais ombrages, puis l’habitation du chef de district, qui entame un peu l’emplacement de la vieille ville.
En passant, le major nous montre la forteresse que notre arba contourne. Là sont creusées les tombes des soldats russes, morts à l’attaque de 1868, dans le voisinage de l’ancien palais de l’émir de Boukhara.
De ce point, par une rue étroite mais rectiligne, notre arba arrive sur la place du Righistan, « qu’il ne faut pas confondre avec la place du même nom à Boukhara, » fait observer naïvement ma brochure.
Beau quadrilatère, peut-être un peu gâté par ce fait que les Russes l’ont agrémenté de pavés et orné de candélabres, — ce qui plaira certainement à Fulk Ephrinell, s’il se décide à visiter Samarkande. Sur trois côtés de cette place se dressent les ruines bien conservées de trois médressés, où les « mollahs » donnent aux enfants une instruction très complète. Ces médressés, — on compte dix-sept de ces collèges à Samarkande et quatre-vingt-cinq mosquées, — ces médressés s’appellent Tilla-Kari, Chir-Dar et Oulong-Beg. D’une façon générale, on peut dire qu’ils se ressemblent : portique au centre, conduisant aux cours intérieures, murs en briques émaillées, teintes de jaune pâle et de bleu tendre, arabesques dessinées en lignes d’or sur fond de bleu turquoise, la couleur dominante, minarets inclinés qui menacent de tomber et ne tombent jamais, heureusement pour leur revêtement d’émail, que l’intrépide voyageuse Mme de Ujfalvy-Bourdon déclare très supérieur à celui de nos plus beaux émaux craquelés. Et il ne s’agit pas là d’un vase à mettre sur une cheminée ou sur un socle, mais de minarets de belle hauteur.
Ces merveilles sont encore en l’état où les trouva Marco-Polo, le voyageur vénitien du XIIIe siècle.
« Eh bien, monsieur Bombarnac, demande le major, n’admirez-vous pas cette place du Righistan ?
— Elle est superbe ! dis-je.
— Oui, répond notre trial, et quel magnifique décor pour un ballet, Caroline ! Cette espèce de mosquée au côté jardin, et cette autre au côté cour…
— Tu as raison, Adolphe, dit la dugazon, mais peut-être faudrait-il redresser les tours pour la régularité, et planter au milieu des fontaines lumineuses…
— Excellente idée, Caroline ! Voyons, faites-nous un drame, monsieur Claudius, un drame à grand spectacle avec un troisième acte dans ce décor… Quant au titre…
— Tamerlan est tout indiqué ! » ai-je répondu.
Le trial me semble faire une moue très significative. Le conquérant de l’Asie lui paraît manquer d’actualité. Il n’est pas assez fin de siècle.
Et, d’ailleurs, se penchant vers sa femme, M. Caterna s’empresse d’ajouter :
« Comme place, j’ai vu mieux que cela à la Porte-Saint-Martin dans le Fils de la Nuit…
— Et moi au Châtelet dans Michel Strogoff. »
Le mieux est de laisser dire nos deux comédiens. Ils ne voient toutes choses qu’au point de vue du théâtre. Ils préfèrent les bandes d’air et de feuillage à l’azur du ciel et à la ramure des forêts, les toiles agitées à la houle de l’Océan, les perspectives d’un rideau de fond aux sites que ce rideau représente, un décor de Cambon, de Rubé ou de Jambon à n’importe quel paysage, enfin l’art à la nature… Ce n’est pas moi qui essaierai de modifier leurs idées à ce sujet.
Comme j’avais prononcé le nom de Tamerlan, je demande au major Noltitz si nous n’irons pas visiter le tombeau de ce célèbre Tartare. Le major me répond que nous le verrons en revenant, et notre itinéraire nous conduit en face du grand bazar de Samarkande.
L’arba s’arrête à l’une des entrées de cette vaste rotonde, après nous avoir fait capricieusement traverser une partie de la vieille ville, dont les maisons n’ont qu’un rez-de-chaussée, sans aucune apparence de confort.
Voici le bazar, où sont accumulées en quantités énormes des étoffes de laine, des tapis-moquettes aux couleurs vives, des châles d’un joli dessin, le tout jeté pêle-mêle sur le comptoir des échoppes. C’est devant ces étalages que le vendeur et l’acheteur discutent bruyamment les conditions du moindre marché. Parmi ces étoffes se trouve un tissu de soie nommé « kanaous », qui paraît très recherché des élégantes samarkandaises, bien qu’il soit loin de valoir les produits similaires de la fabrication lyonnaise ni en qualité ni en éclat.
Cependant Mme Caterna paraît extraordinairement tentée, comme elle serait devant les rayons du Bon Marché ou du Louvre.
« Voici une étoffe qui ferait de l’effet pour mon costume de la Grande Duchesse ! dit-elle.
— Et voilà des pantoufles qui auraient un rude succès dans Ali-Bajou du Caïd ! » dit M. Caterna.
Et, tandis que la dugazon fait emplette d’un coupon de kanaous, le trial se paye une paire de ces babouches vertes que chaussent les Turkomènes avant de franchir le seuil des mosquées. Mais ce ne fut pas sans avoir recouru à la complaisance du major, qui voulut bien servir d’interprète entre M. Caterna et le marchand, dont les « yoks !… yoks ! » éclataient comme une pétarade hors de sa large bouche.
L’arba repart et se dirige vers la place de Ribi-Khanym, où s’élève la mosquée de ce nom, qui fut celui de l’une des femmes de Tamerlan. Si cette place n’est pas aussi régulière que celle du Righistan, elle est peut-être plus pittoresque, à mon avis : ruines curieusement groupées, restes d’arcades, voûtes fendues, coupoles à demi décoiffées, piliers sans chapiteaux, dont les fûts ont conservé toute la vivacité de leur émail ; puis, une longue suite de portiques surbaissés, qui ferment un côté de ce vaste quadrilatère. Cela est vraiment d’un grand effet, car ces vieux monuments de la splendide Samarkande se détachent sur un fond de ciel et de verdure, dont on chercherait en vain l’équivalent… même à l’Opéra, n’en déplaise à notre trial. Mais, je dois en convenir, nous éprouvons une impression plus profonde, lorsque, vers l’extrémité nord-est de la ville, l’arba nous a déposés en face de la plus belle des mosquées de l’Asie centrale, la mosquée de Schah-Sindèh, qui date de l’an 795 de l’hégire (1392 de notre ère).
Je ne puis, au courant de la plume, donner une idée de cette merveille. Lorsque j’aurais enfilé les mots mosaïques, frontons, tympans, bas-reliefs, niches, émaux, encorbellement, dans le chapelet d’une phrase, le tableau serait toujours incomplet. Ce sont des coups de pinceau qu’il faudrait, non des coups de plume. L’imagination demeure confondue devant ces restes de la plus splendide architecture que nous ait léguée le génie asiatique.
C’est au plus profond de cette mosquée que les fidèles vont adorer le tombeau de Kassim-ben-Abbas, un saint vénéré de la religion musulmane, et, paraît-il, si l’on ouvrait ce tombeau, ce serait un vivant qui en sortirait dans toute sa gloire. Seulement l’expérience n’a pas été faite, et l’on préfère s’en tenir à la légende.
Nous avons dû nous arracher à cette contemplation, et nous eûmes la chance que ni M. niMme Caterna ne troublèrent notre extase en évoquant leurs souvenirs de théâtre. Ils avaient partagé notre impression, sans doute.
Nous reprenons place dans l’arba, et le yemtchik nous enlève au galop de ses colombes à travers des rues ombragées, que l’administration russe entretient avec soin.
Au long de ces rues, nombre de passants méritent d’être regardés. Ils portent des costumes très divers, des « khalats » aux couleurs chatoyantes, et leur tête est enturbannée de façon très coquette. Du reste, les types doivent être et sont mélangés au milieu d’une population, qui se chiffre par près de quarante mille habitants. Pour la plupart, ils appartiennent à la race des Tadjiks, d’origine iranienne. Ce sont de forts gaillards, dont la peau blanche a disparu sous le hâle du plein air et du plein soleil. Je reproduis ici ce que j’ai retrouvé en lisant l’intéressant récit de Mme de Ujfalvy-Bourdon : « Les cheveux sont généralement noirs ainsi que la barbe, qui est très abondante. Les yeux ne sont jamais relevés des coins et sont presque toujours bruns. Le nez est très beau, les lèvres sont fines, les dents sont petites. Le front est haut, large, et l’ensemble de la face est ovale. »
Aussi ne puis-je retenir un signe d’approbation, lorsque M. Caterna s’écrie à la vue de l’un de ces Tadjiks, superbement drapé dans son khalat multicolore :
« Quel beau grand premier rôle !… Quel admirable Mélingue !… Le voyez-vous dans le Nana-Sahib de Richepin, ou le Schamyl de Meurice ?
— Il ferait de l’argent ! répond Mme Caterna.
— S’il en ferait… je te crois, Caroline ! » réplique l’enthousiaste trial.
Et pour lui comme pour tant de gens de théâtre, la recette n’est-elle pas la plus sérieuse et la moins discutable manifestation de l’art dramatique ?
Il est déjà cinq heures, et en cette incomparable cité de Samarkande, les décors succèdent aux décors… Bon ! voilà que cela me gagne. Certainement le spectacle finira après minuit. Mais, puisque nous partons à huit heures, il faut se résigner à perdre la fin de la pièce. Comme je tenais, ne fût-ce que pour l’honneur du reportage, à ne point être passé à Samarkande sans avoir vu le tombeau de Tamerlan, l’arba revient vers le sud-ouest, et s’arrête près de la mosquée de Gour-Émir, voisine de la ville russe. Quel quartier sordide, quel entassement de maisons d’argile et de paillis, quelle agglomération de misérables masures, nous venons de traverser !
La mosquée a grand air. Elle est coiffée de son dôme, où domine le bleu cru de la turquoise, comme d’un bonnet persan, et son unique minaret, maintenant décapité, étincelle d’arabesques émaillées, qui ont gardé leur pureté antique.
Nous avons visité la salle centrale sous la coupole. Là se dresse le tombeau du « Boiteux de fer », — ainsi appelait-on Timour le Conquérant. Entouré des quatre tombes de ses fils et de son saint patron, c’est sous une pierre de jade noir, brodée d’inscriptions, que blanchissent les os de Tamerlan, dont le nom semble résumer tout le quatorzième siècle de l’histoire asiatique. Les murs de cette salle sont plaqués de jade où se dessinent d’innombrables rinceaux et une petite colonne, élevée vers le sud-ouest, marque la direction de la Mecque. Mme de Ujfalvy-Bourdon a justement comparé cette partie de la mosquée de Gour-Émir à un sanctuaire, et c’est l’impression que nous avons éprouvée. Cette impression a pris une teinte plus religieuse encore, lorsque, par un escalier étroit et obscur, nous sommes descendus jusqu’à la crypte qui renferme les tombeaux des femmes de Tamerlan et de ses filles.
« Mais enfin, ce Tamerlan, demande M. Caterna, ce Tamerlan dont il est toujours question…
— Ce Tamerlan, répondit le major Noltitz, fut l’un des plus grands conquérants du monde, le plus grand même, si l’on mesure la grandeur à l’étendue des conquêtes. L’Asie à l’est de la mer Caspienne, la Perse et les provinces au nord de sa frontière, la Russie jusqu’à la mer d’Azof, l’Inde, la Syrie, l’Asie Mineure, enfin la Chine sur laquelle il jeta deux cent mille hommes, il eut un continent tout entier pour théâtre de ses guerres.
— Et il était boiteux !… fit observer Mme Caterna.
— Oui, madame, comme Genséric, comme Shakespeare, comme Byron, comme Walter Scott, comme Talleyrand, ce qui ne l’a pas empêché de faire beaucoup de chemin. Mais, fanatique et sanguinaire, par exemple ! L’histoire affirme qu’il fit massacrer à Delhi cent mille captifs, et ériger à Bagdad un obélisque de quatre-vingt mille têtes.
— J’aime mieux celui de la place de la Concorde, répondit M. Caterna, et puis il est d’un seul morceau. »
Sur cette observation, nous quittons la mosquée de Gour-Émir, et, vu qu’il est temps de « rappliquer », dit notre trial, l’arba se hâte de se diriger vers la gare.
Pour mon compte, en dépit des observations du couple Caterna, j’étais tout à ce sentiment si pénétrant de la couleur locale que donnent les merveilles de Samarkande, lorsque je fus brutalement ramené à la réalité moderne.
Dans les rues, oui ! dans les rues voisines de la gare, en pleine capitale de Tamerlan, je vois passer deux vélocipédistes, achevalés sur leurs vélocipèdes.
« Ah ! s’écrie M. Caterna, des messieurs à roues ! »
Et ces messieurs étaient d’origine turkomène !
Après « celle-là », il n’y avait plus qu’à fuir une ville à ce point déshonorée par ces chefs-d’œuvre de la locomotion mécanique, et c’est ce que fit notre train à huit heures du soir.