Ne nous frappons pas/Comme quoi tout dépend du point de vue auquel se placent sujets (ou citoyens) de nationalités différentes

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COMME QUOI TOUT DÉPEND DU POINT DE VUE AUQUEL SE PLACENT SUJETS (OU CITOYENS) DE NATIONALITÉS DIFFÉRENTES.

Me trouvant devant un paquet d’épreuves d’imprimerie à corriger (comme elles le méritent) et à remettre dans le plus bref délai, je résolus de ne point remonter jusqu’à ma maison et de m’installer dans ce petit café blanc, d’aspect si bourgeois, et qui devait être parfaitement tranquille à cette heure de la journée.

S’y trouvaient installés deux messieurs qui discutaient, d’abord sur un calme ton, mais dont le diapason, surtout à l’un d’eux, ne tarda pas à monter très haut.

— Calmez-vous, disait l’autre avec un fort accent autrichien, calmez-vous. Ces affaires ne regardent que nous, et il est inutile d’ameuter le monde.

— Je m’en f…, moi, d’ameuter le monde ! répliquait le jeune homme avec un accent bien français, cette fois. Qu’est-ce que je risque, moi, tandis que vous !…

Je compris vite de quoi il s’agissait.

L’Autrichien, un usurier, ou représentant d’usuriers, refusait farouchement — chose à première vue bizarre — d’accepter l’argent que lui offrait notre compatriote.

— Les arrangements, disait-il, sont les arrangements. Vous avez signé des billets, vous devez les payer intégralement.

— Est-ce que vous vous f… de moi ? Vous m’avez à peine remis vingt-cinq mille francs et je vous ai signé plus de soixante mille francs de billets. Je vous rendrai vos vingt-cinq mille francs et pas un rotin de plus !

— Les arrangements sont les arrangements.

Cette fois, le jeune homme, perdant patience, arbora la plus violente des attitudes.

Il empoigna l’Autrichien au collet et, sans doute ignorant de la procédure en pareille matière, s’écria :

— Allons nous expliquer au poste !

L’Autrichien pâlit, et sortit aussitôt de sa poche un gros portefeuille, dont il extirpa les billets du jeune homme, lequel, de son côté, mettait à jour une forte liasse de bank-notes.

— Pas de scandale ! proclama l’Autrichien, voici vos billets.

— Voilà votre galette.

Tous deux vérifièrent ; le compte y était.

Le jeune homme s’en alla, non, d’ailleurs, sans avoir payé les deux consommations.

(Ce détail n’est rien, mais il indique bien le tempérament chevaleresque des Français.)

Quelques minutes plus tard, deux autres messieurs, également autrichiens, rejoignaient le premier :

— Eh bien, est-ce arrangé ?

La douloureuse grimace du vaincu crispa la face de notre homme :

— Cette affaire-là, gémit-il, c’est pour nous un véritable Austerlitz.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le hasard voulut que le soir même de ce jour, je rencontrasse le jeune homme français héros de l’aventure.

C’était dans un restaurant où je me trouvais déjà quand il entra. Il alla droit vers lui, et tous, allusion évidente à la scène dont j’avais été le témoin fortuit, demandèrent :

— Eh bien, mon vieux, quoi de nouveau ? As-tu vu ton bonhomme ? Est-ce arrangé ?

À ce moment, notre homme ressembla positivement à Napoléon 1er.

Pour accentuer encore l’analogie, il posa son chapeau en travers sur sa tête et enfourna sa main droite dans le haut de son gilet :

— Ah ! mes amis, triompha-t-il, un véritable Austerlitz !

Et ce fut lui qui commanda le menu, un menu royal, impérial plutôt !