Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Comment l’esprit vient aux filles

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 235-239).


I. — COMMENT L’ESPRIT VIENT
AUX FILLES.


Il est un jeu divertissant sur tous,
Jeu dont l’ardeur souvent se renouvelle :
Ce qui m’en plaist, c’est que tant de cervelle
N’y fait besoin, et ne sert de deux cloux.
Or devinez comment ce jeu s’appelle[1]
Vous y joüez ; comme aussi faisons-nous[2] ;
Il divertit et la laide et la belle ;

Soit jour, soit nuit, à toute heure il est doux :
Car on y voit assez clair sans chandelle[3].
Or, devinez comment ce jeu s’appelle.
 Le beau du jeu n’est connu de l’époux ;
C’est chez l’Amant que ce plaisir excelle :
De regardans, pour y juger des coups,
Il n’en faut point ; jamais on n’y querelle.
Or, devinez comment ce jeu s’appelle.
 Qu’importe-t-il ? Sans s’arrester au nom,
Ny badiner là dessus davantage,
Je vais encor vous en dire un usage :
Il fait venir l’esprit et la raison.
Nous le voyons en mainte bestiole.
Avant que Lise allast en cette école,
Lise n’estoit qu’un miserable oyson.
Coudre et filer c’estoit son exercice,
Non pas le sien, mais celuy de ses doigts ;
Car que l’esprit eust part à cet office,
Ne le croyez ; il n’étoit nuls emplois
Où Lise peust avoir l’ame occupée :
Lise songeoit autant que sa poupée.
Cent fois le jour sa Mere luy disoit :
Va-t-en chercher de l’esprit, mal-heureuse.
La pauvre fille aussi-tost s’en alloit
Chez les voisins, affligée et honteuse,
Leur demandant où se vendoit l’esprit.
On en rioit ; à la fin l’on luy dit :
Allez trouver Pere Bonaventure,
Car il en a bonne provision.
Incontinent la jeune creature
S’en va le voir, non sans confusion :
Elle craignoit que ce ne fust dommage
De détourner ainsi tel personnage.
Me voudroit-il fahire de tels presens,

A moy qui n’ay que quatorze ou quinze ans ?
Vaux-je cela ? disoit en soy la belle,
Son innocence augmentoit ses appas :
Amour n’avoit à son croc de pucelle
Dont il creust faire un aussi bon repas.
Mon Reverend, dit elle au beat homme,
Je viens vous voir ; des personnes m’ont dit
Qu’en ce Couvent on vendoit de l’esprit ;
Vôtre plaisir seroit-il qu’à credit
J’en pusse avoir ? non pas pour grosse somme,
A gros achapt mon tresor ne suffit ;
Je reviendray, s’il m’en faut d’avantage :
Et cependant prenez cecy pour gage.
A ce discours, je ne sçais quel anneau,
Qu’elle tiroit de son doigt avec peine,
Ne venant point, le Pere dit : Tout beau !
Nous pourvoirons à ce qui vous ameine,
Sans exiger nul salaire de vous :
Il est marchande et marchande, entre nous ;
A l’une on vend ce qu’à l’autre l’on donne.
Entrez icy, suivez moy hardiment ;
Nul ne nous voit, aucun ne nous entend ;
Tous sont au chœur ; le portier est personne
Entierement à ma devotion,
Et ces murs ont de la discretion.
Elle le suit ; ils vont à sa Cellule.
Mon Reverend la jette sur un lit,
Veut la baiser ; la pauvrette recule
Un peu la teste ; et l’innocente dit :
Quoy ! c’est ainsi qu’on donne de l’esprit
Et vrayment oüy, repart sa Reverence ;
Puis il luy met la main sur le teton.
Encore ainsi ? Vrayment oüy ; comment don
La belle prend le tout en patience.
Il suit sa pointe, et d’encor en encor
Tousjours l’esprit s’insinuë et s’avance,
Tant et si bien qu’il arrive à bon port.
Lise rioit du succés de la chose.

Bonaventure à six moments de là
Donne d’esprit une seconde dose.
Ce ne fut tout, une autre succeda ;
La charité du beau Pere estoit grande.
Et bien dit-il, que vous semble du jeu ?
A nous venir l’esprit tarde bien peu,
Reprit la belle ; et puis elle demande :
Mais s’il s’en va ? S’il s’en va, nous verrons ;
D’autres secrets se mettent en usage.
N’en cherchez point, dit Lise, davantage ;
De celuy-cy nous nous contenterons.
Soit fait, dit-il, nous recommencerons
Au pis aller, tant et tant qu’il suffise.
Le pis aller sembla le mieux à Lise.
Le secret mesme encor se repeta
Par le Pater ; il aimoit cette dance.
Lise luy fait une humble reverence,
Et s’en retourne en songeant à cela.
Lise songer ! Quoy ! dé-jà Lise songe !
Elle fait plus, elle cherche un mensonge,
Se doutant bien qu’on luy demanderoit,
Sans y manquer, d’où ce retard venoit.
Deux jours aprés, sa compagne Nanette
S’en vient la voir : pendant leur entretien
Lise révoit. Nanette comprit bien,
Comme elle estoit clair-voyante et finette,
Que Lise alors ne révoit pas pour rien.
Elle fait tant, tourne tant son amie,
Que celle-cy luy declare le tout :
L’autre n’estoit à l’ouïr endormie.
Sans rien cacher, Lise de bout en bout,
De point en point, luy conte le mystere,
Dimensions de l’esprit du beau Pere,
Et les encor, enfin tout le Phœbé.
Mais vous, dit-elle, apprenez-nous de grace
Quand et par qui l’esprit vous fut donné.
Anne reprit : Puis qu’il faut que je fasse
Un libre aveu, c’est vostre frere Alain

Qui m’a donné de l’esprit un matin.
Mon frere Alain ! Alain ! s’écria Lise,
Alain mon frere ! ah ! je suis bien surprise ;
il n’en a point, comme en donneroit-il ?
Sotte, dit l’autre, helas ! tu n’en sçais guere :
Apprens de moy que pour pareille affaire
Il n’est besoin que l’on soit si subtil.
Ne me crois-tu ? sçache-le de ta mere ;
Elle est experte au fait dont il s’agit :
Si tu ne veux, demande au voisinage[4] ;
Sur ce point-là l’on t’aura bien-tost dit,
Vivent les sots pour donner de l’esprit !
Lise s’en tint à ce seul témoignage,
Et ne crût pas devoir parler de rien.
Vous voyez donc que je disois fort bien
Quand je disois que ce jeu là rend sage[5].


  1. Dans l’édition de Mons de 1675, comme au lieu de comment dans tous les endroits où ce vers est reproduit.
  2. Les quatre vers qui précèdent ont été supprimés dans toutes les éditions, à partir de celle de 1685, et n’ont pas été recueillis par M. Walckenaer.
  3. Même observation pour ce vers.
  4. Vers supprimé dans toutes les éditions à partir de celle de 1685.
  5. Ces quatre derniers vers ont été retranchés dans toutes les éditions, à parfir de celle de 1685.