Sur le mérite de la couleur

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CONFÉRENCE DE M. BLANCHARD

SUR

LE MÉRITE DE LA COULEUR

du 7 novembre 1671[1]

Les conférences de l’Académie ayant été établies pour chercher la vérité et nous éclaircir de nos doutes, trouvez bon, Messieurs, que je vous propose les miens (au sujet du mérite de la couleur).

J’ai douté longtemps si je devais remettre sur le tapis cette même matière. Mais, après y avoir bien pensé, et la chose qui est d’une assez grande conséquence n’ayant point été, à mon avis, assez agitée ni soutenue de part et d’autre, j’ai cru que je le pouvais faire, et qu’étant, Messieurs, zélés et bien intentionnés pour l’Académie, bien loin de m’en savoir mauvais gré, vous seriez les premiers à me donner du courage et à m’aider de vos avis.

Vous voyez bien, Messieurs, que c’est le mérite de la couleur que je veux vous proposer, et je tâcherai de le faire en très peu de paroles, afin que chacun ait le temps de se faire entendre et dire ce qu’il pense sur ce sujet.

1. Mais avant que d’entrer en matière, je vous prie, Messieurs, d’être bien persuadés que l’esprit qui m’anime dans ce discours n’est point celui de contradiction, non plus que de mépris pour le dessin. Au contraire, je l’estime justement, et comme une partie d’autant plus belle qu’elle est difficile à acquérir. Et, sans qu’il soit besoin de m’en expliquer davantage, les restes de sculpture que nous avons de l’antiquité nous en font un assez digne éloge.

2. Je n’ai donc point d’autre motif en ceci que de m’instruire si vous jugez mes raisons bonnes, ou de me désabuser si vous les trouvez mauvaises ; et je suis d’autant plus obligé d’être dans ces sentiments que ce que j’entreprends est au-dessus de mes forces, et que je ne suis qu’un jeune homme qui m’aperçois à peine de ce que c’est que la peinture, et qui tiens à grand honneur la commission que vous m’avez bien voulu donner d’ouvrir cette conférence et d’en proposer le sujet.

3. Vous savez, Messieurs, que l’on proposa dernièrement la couleur, et je vous avoue que je portais avec impatience ce qui en fut dit en présence d’un des beaux tableaux du Titien. Car cet ouvrage incomparable ne s’accordait point avec ceux qui témoignèrent toute leur indifférence pour le beau coloris dans le temps qu’il charmait tout le reste de l’assemblée. Pour moi, je fus un de ses admirateurs, et c’est avec un grand plaisir que je tâcherai de défendre la partie qui en fait tout le prix et toute la valeur.

4. Je ne vous dirai rien de particulier touchant l’effet des couleurs. M. Le Brun, ce grand homme qui a dessein de parler de toutes les parties de la peinture, et qui en a déjà traité quelques-unes si admirablement, s’en acquittera à son ordinaire, et remplira très parfaitement tout ce que vous en pouvez attendre.

5. Il est nécessaire, pour m’expliquer plus nettement, de faire remarquer non seulement ce que c’est que nous appelons couleur, mais encore ce que c’est que peinture.

6. On peut, à mon avis, définir la peinture de cette manière un art qui, par le moyen de la forme et des couleurs, imite sur une superficie plate tous les objets qui tombent sous le sens de la vue. Cette définition est, il me semble, fort juste, puisqu’elle convient parfaitement à la peinture et la distingue d’avec les autres arts.

7. Cet art a trois parties que nous appelons Invention, Dessin et Couleur. La première invente les objets et les dispose de la manière la plus avantageuse et la plus convenable ; la seconde leur donne de justes proportions, et la troisième leur distribue les couleurs les plus capables d’imposer aux yeux et de les tromper.

[2] C’est de cette dernière dont j’entends parler et dont on abaissa si fort le mérite dans une des dernières conférences, où il fut décidé qu’elle était de peu de conséquence et qu’il ne fallait s’attacher qu’au dessin.

Cette décision a été donnée, à mon avis, avec un peu trop de précipitation, et sans avoir suffisamment entendu les raisons qui peuvent établir une opinion plus reçue et plus conforme à la vérité.

8. Il me semble donc, Messieurs, que, pour la défense de la couleur on peut établir raisonnablement trois choses :

9. La première, que la couleur est aussi nécessaire dans l’art de la peinture que le dessin.

10. La deuxième, qu’en diminuant le mérite de la couleur on diminue celui des peintres.

11. Et la troisième, que la couleur a mérité les louanges de l’antiquité et qu’elle mérite encore celles de notre siècle.

12. I. La première vérité que j’avance s’établira facilement, si vous faites rétlexion que, dans quelque art que ce soit, il y faut recevoir toutes les parties qui le composent, et que qui en retrancherait la moindre chose en retrancherait autant de sa beauté et de sa perfection, et que, s’il y en a quelqu’une qui soit plus estimable et plus nécessaire qu’une autre, c’est sans doute parce qu’elle contribue davantage à nous faire arriver à la fin de l’art dont elle fait partie.

Par exemple, dans l’art d’éloquence, la fin est de persuader, et il est certain que, s’il y a quelque partie d’éloquence plus considérable qu’une autre, c’est parce qu’elle contribue davantage à persuader.

13. Or nous avons premièrement à examiner deux choses : la première, quelle est la fin que le peintre en général se doit proposer dans son ouvrage, et la deuxième, laquelle de ces deux choses, ou du dessin ou de la couleur, conduit plus directement à cette même fin que le peintre se propose.

14. Pour nous éclaircir de la première, est-ce assez de dire que la fin du peintre est d’imiter la nature ? Non, puisque tous les beaux-arts se proposent la même chose, tromper les yeux, ce n’est point encore assez car il y a beaucoup d’occasions où la sculpture pourrait le faire.

15. Qu’est-ce donc que cette fin du peintre ? C’est bien de tromper les yeux et d’imiter la nature ; mais il faut ajouter que cela se fait par le moyen des couleurs, et il n’y a que cette seule différence qui rende la fin de la peinture particulière, et qui la distingue d’avec celle des autres arts. Et un peintre n’est peintre que parce qu’il emploie des couleurs capables de séduire les yeux et d’imiter la nature. C’est où il doit tendre, et c’est enfin le but qu’il se doit proposer dans son ouvrage.

16. Que ce soit la couleur qui soit la plus capable de conduire à cette fin du peintre, laquelle nous venons d’établir, c’est, je crois, ce dont personne ne doute, et ce serait, Messieurs, abuser de votre audience que d’employer des paroles pour prouver une vérité aussi constante que celle-là.

17. Voyons seulement à éclaircir quelques difficultés que l’on pourrait m’objecter.

18. Il semble, me dira-t-on, que la fin de la peinture est de donner de la rondeur aux corps que l’on représente sur une superficie, et que cela se peut faire par le simple crayon blanc et noir.

19. On peut dire encore qu’un tableau d’une seule couleur, tels que sont les camaïeux, peut sortir de la main d’un savant peintre, lequel ne se sera proposé autre chose pour sa fin que l’imitation de la nature ; et par conséquent ce n’est pas la couleur qui contribue davantage à faire arriver le peintre au but que son art lui propose, mais plutôt le dessin.

20. Il est facile de répondre à ces deux difficultés en disant qu’un tableau d’une seule couleur ne peut passer pour un véritable ouvrage de peinture, mais seulement que c’est la pensée de l’ouvrage que le peintre veut entreprendre et consommer par le moyen de toutes les couleurs qui y seront nécessaires, et que, si l’intention du peintre a été d’en demeurer là, il s’est trompé de se proposer l’imitation de la nature, puisque les objets naturels ne sont point d’une même couleur, et que Dieu leur en a donné de différentes pour les distinguer les uns des autres ; mais l’on pourrait dire avec beaucoup plus de raison qu’en faisant son tableau d’une seule couleur, il s’est proposé l’imitation de la sculpture plutôt que celle de la nature.

21. Il y en a encore qui veulent que la fin du peintre soit seulement de plaire aux yeux et de les tromper agréablement, disant qu’un dessin juste et selon toutes les règles doit imposer aux yeux plutôt que la couleur, laquelle se trouve dans la nature même, tantôt d’une façon et tantôt d’une autre, et que plusieurs savants peintres, dont le goût est toujours bon à suivre, ont passé toute leur vie dans le dessin et n’ont fait que peu d’estime de la couleur.

22. Il est pareillement facile de répondre à cette objection car, quand même la fin de la peinture serait de plaire seulement, n’y a-t-il pas plus d’avantage de plaire à tout le monde que de ne plaire qu’à un petit nombre ? Le dessin dans toute sa justesse n’est connu que de très peu de personnes et ne flatte le goût que des plus fins connaisseurs et des plus habiles peintres, au lieu que la couleur, comme nous la supposons, dans toute sa justesse et toute son harmonie, charme tout le monde. C’est peu de ne plaire qu’aux ignorants c’est beaucoup de ne plaire qu’aux savants ; mais il est d’une perfection consommée de plaire à tout le monde.

23. Pour ce qui est de ceux qui se sont adonnés au dessin plutôt qu’à la couleur, laquelle ils ont, si vous voulez, négligée, je n’en suis point surpris ; le dessin a ses beautés, il a ses charmes, et vous savez que c’est un bien d’autant plus considérable qu’il coûte de temps, de soins et de veilles, et que, pour le posséder dans sa perfection, c’est un terme qui n’est pas assez long que celui de la vie. Je n’ai pas de peine a croire que ces savants peintres qui en ont fait tout le capital et qui s’y sont entièrement donnés n’y découvrissent toujours quelque chose de nouveau qui était au-dessus de leur connaissance, et que la mort les ayant encore surpris dans l’étude et dans l’avide recherche de ces nouvelles beautés, ne leur ait pas donné le temps de songer à s’acquérir l’intelligence des couleurs.

24. Peut-être aussi qu’ils n’ont négligé cette intelligence que parce qu’ils ont cru qu’elle était facile et qu’ils en seraient toujours les maîtres quand ils voudraient. Mais l’expérience nous fait voir qu’ils pourraient bien s’être trompés, puisque plusieurs l’ont cherchée longtemps, et que, pour en avoir toujours pris une autre pour elle, ils ne l’ont jamais connue. Et d’autres l’ayant trouvée par hasard et ne l’ayant point connue l’ont laissée échapper.

25. Il est certes de quelque conséquence de s’accoutumer de bonne heure à la connaître, afin que nous ne prenions pas le change, et que nous étant rendu ses charmes familiers, ils ne puissent dans la suite nous éblouir et nous surprendre jusqu’à nous faire oublier les autres parties de la peinture que je n’entends pas négliger à l’avantage de la couleur, mais les si bien joindre ensemble qu’elles concourent toutes trois à une même fin, et que notre école ne tombe pas dans l’erreur réciproque de Rome et de celle des Lombards où ils blâment chacune celle qu’ils ignorent. Joignons autant que nous le pourrons ces deux belles parties ensemble, et que celle qui nous manque ne nous fasse pas avoir de l’indifférence pour elle, ou pour mieux dire du mépris.

26. Pour ce qui est d’imposer aux yeux, il est certain qu’un tableau d’un dessin médiocre où les couleurs seront dans tout leur éclat et dans toute l’harmonie possible fera plus d’effet et trompera davantage nos yeux qu’un où le dessin, d’une dernière justesse, renfermera des couleurs médiocres. Et la raison de cela est que la couleur, dans la perfection que nous la supposons, représente toujours la vérité et que le dessin ne représente que la possibilité raisonnable. Car nous voyons très peu de corps dans les proportions que nous enseignent nos règles, et nous ne nous mettons point en peine si les corps sont réellement proportionnés d’un aussi bon goût et d’une aussi grande beauté que nous les dessinons, pourvu que cette beauté soit possible, au lieu que les yeux sont accoutumés à voir des coloris différents et qu’ils se plaisent même dans cette variété.

27. II. La seconde proposition que je vous ai avancée se prouve encore par la définition de la peinture, par laquelle je vous ai suffisamment fait entendre que la couleur est ce qui fait le peintre et le distingue de tous les autres.

28. L’homme a cela de commun avec les végétaux qu’il croît, avec les brutes qu’il sent, et n’est homme que par la raison ; et l’on peut fort bien dire que celui-là est plus homme qui se sert le mieux de sa raison. Le peintre a de commun avec tous ceux qui font profession des beaux-arts qu’il imite la nature, avec les sculpteurs et les graveurs qu’il dessine, et n’est peintre que par la couleur, de sorte que l’on peut raisonnablement dire que celui-là est plus savant peintre, lequel possède mieux cette partie de la peinture que nous appelons couleur et la sait mieux mettre en usage.

29. Si donc c’est elle qui vous distingue des autres et vous donne la qualité de peintre, pourriez-vous la négliger sans vous négliger vous-même, et diminuer son mérite sans diminuer le vôtre ?

Il ne reste plus présentement qu’à vous faire voir que la couleur a mérité les louanges de l’antiquité et qu’elle mérite celles de notre siècle.

31. III. Tous ceux qui ont lu quelque chose de ce qui a été écrit en faveur des beaux-arts du temps qu’ils étaient en vigueur dans la Grèce ont pu remarquer que Zeuxis a remporté autant de louange à cause de l’intelligence qu’il avait des couleurs qu’Apelle pour la justesse de ses contours. Si donc l’on a balancé leur mérite dans un temps où le dessin était au-dessus de l’état où il se trouve aujourd’hui, et où la couleur l’aurait cédé à celle de notre temps, et si nous comparons ces deux parties, le dessin et la couleur, dans l’état présent où elles se trouvent, dont la première n’est pas même tant déchue que celle-ci s’est augmentée de force et de beauté par l’invention de l’huile, pourquoi lui voulons-nous dénier l’estime qui est due à cette partie ? Nos yeux sont-ils plus fins dans le temps où nous vivons qu’ils ne l’étaient en celui-là ? Avons-nous de nouvelles connaissances dans les arts qui aient été cachées au siècle d’Alexandre et qui nous donnent le droit de faire le procès à la couleur, laquelle a mérité l’estime des plus grands génies de l’antiquité ? Oui, Messieurs, puisque nous faisons le procès à la couleur, nous le faisons non seulement à Zeuxis, mais même au Titien, l’un et l’autre favoris de leurs princes, comme ils l’ont été de la peinture. Nous le faisons au Giorgione, à Tintoret, à Véronèse et à tous les Lombards, à Rubens et à toute son école. Et tout le crime de ces grands hommes est d’avoir été sensibles au charme de la couleur. Si cela est, Messieurs, je doute qu’il y ait quelqu’un dans la Compagnie qui ne se sente coupable du même crime lorsqu’il regarde et qu’il considère attentivement ces miracles de l’art, ces ouvrages admirables, où ils n’ont rien épargné pour le faire paraître avec tous ses charmes. Ainsi, Messieurs, puisque nous nous laissons toucher insensiblement aux attraits de la couleur, et que vous seriez coupables vous-mêmes si vous accusiez ces grands hommes dont les ouvrages vous enchantent et vous font oublier ce qui y manque d’ailleurs, conservez cette belle enchanteresse, travaillez pour acquérir cette belle partie qui vous fait peintres, et qui vous donne une qualité pour laquelle tous les gens d’esprit ont de l’estime et de la vénération.

32. Et partant, Messieurs, la couleur étant une partie essentielle de notre art, laquelle contribue plus que les autres à conduire le peintre au but et à la perfection de son ouvrage, et qui le distingue de tous les autres qui font profession des Beaux-Arts, concluez qu’elle est aussi nécessaire dans l’art de peinture que le dessin, que non seulement on ne peut diminuer son mérite sans diminuer celui des peintres, mais encore qu’elle a mérité les louanges de l’antiquité et qu’elle mérite celles de notre siècle.

B[3].
Prononcé à l’Assemblée générale du 7 novembre 1671 par M. Blanchard.
H. Testelin.
  1. Note manuscrite du xviiie siècle : « Bien fait et bon à employer tel qu’il est. » Le cahier ne renferme en effet aucune rédaction nouvelle. Ce discours célèbre fut relu, au xviie siècle, probablement en 1680 et certainement le 4 décembre 1683, probablement aussi en décembre 1691 ou janvier 1692, et certainement le 2 mars 1697.
  2. Les deux alinéas suivants ont été barrés dans le manuscrit, sans doute comme pouvant choquer quelques académiciens.
  3. Ce B est évidemment l’initiale du nom de Blanchard que lui-même a apposée au bas de son discours.