Reflets d’antan/Conspiration
XVIII
CONSPIRATION
L’hiver disparaissait. La neige était fondue,
Et la saison des fleurs, si longtemps attendue,
Par d’agrestes concerts annonçait son retour.
Les oiseaux revenaient gazouiller leur amour
Sur les buissons discrets qui les avaient vus naître.
Un admirable instinct leur faisait reconnaître
Le léger nid de foin qui les avait bercés.
Les nuages fuyaient, par le vent dispersés ;
Le sable en rayon d’or scintillait sur la grève ;
Les rameaux fleurissaient ranimés par la sève.
Deux vaisseaux de la France au large sont ancrés.
De leurs sonores ponts montent des chants sacrés.
Comme le bâtiment blessé par le naufrage,
Un troisième, ô douleur ! reste sur le rivage !
Nul matelot ne vient. Tout est silence à bord.
Trop nombreux sont ceux-là qui dorment dans la mort.
Ils sont tombés, un jour, comme l’herbe flétrie,
Et ne reverront plus le ciel de la patrie.
Sur cette plage étrange, au murmure des flots,
Dormez, dormez en paix, glorieux matelots !
Vous étiez à la fin de vos labeurs sublimes ;
D’un noble dévouement vous êtes les victimes.
Dormez, dormez en paix dans votre saint repos !
Dans l’immortalité, dormez jeunes héros !
Mille canots d’écorce ont sillonné la rade,
Et des guerriers nouveaux parcourent la bourgade.
Ils se sont tatoués de diverses couleurs.
L’audace est sur leurs fronts, la haine dans leurs cœurs.
Ils viennent tous, au nom des tribus éloignées,
Lever sur l’homme blanc leurs armes indignées.
Ils marchent en chantant de féroces couplets,
Que scandent dans leurs yeux d’étincelants reflets.
Cartier voit tout à coup cette foule guerrière
Se lever, se mouvoir comme un flot de poussière.
Il comprend qu’on ourdit de funestes complots,
Pour le perdre lui-même et tous ses matelots.
Un frisson de terreur s’empare de son âme.
Ciel ! comment échapper à cette ligue infâme !
Les guerriers sont nombreux comme, dès le printemps,
Sur les étangs des bois les feuillages flottants.
Et, tenter de s’enfuir serait bien téméraire,
La marée est montante, et le vent est contraire.
Dans ce moment critique, il mande Jalobert.
Son cœur à cet ami s’est bien souvent ouvert,
Et l’ami n’a jamais, dans sa grande prudence,
Laissé flotter au vent l’intime confidence.
― « Guerriers de la tribu, voici venir le soir.
La nuit sera discrète et le ciel sera noir.
Que vos arcs soient tendus et vos haches tranchantes !
Les esprits des aïeux, de leurs plaintes touchantes
Ont-ils fait palpiter vos cœurs fiers et jaloux ?
Savez-vous la vengeance ? O guerriers, savez-vous
Dans un crâne entr’ouvert boire un sang encor tiède ?
Et savez-vous scalper un ennemi qui cède ?
Guerriers de la tribu, voici venir le soir...
La nuit sera discrète et le ciel sera noir. »
C’était le chant cruel que le guerrier sauvage,
À l’approche du soir, hurlait dans le village.
Tout à coup d’un navire il s’élève des cris,
Et les guerriers des bois regardent tout surpris.
Un marin, brandissant une arme formidable,
Est monté sur le pont. Dans sa rage implacable
Contre le commandant il s’est précipité.
Cartier, surpris d’abord, recule épouvanté.
Le matelot toujours le presse et le menace ;
Le héros cependant retrouve son audace,
Et s’élance d’un bond sur le traître agresseur.
Mais un cri retentit, et soudain, ô douleur !
Cartier s’est affaissé sur le pont du navire.
Alors tous les marins, comme dans le délire,
Parcourent en tous sens le pont du bâtiment.
Le meurtrier sur eux s’avance hardiment.
Ils veulent le saisir, sa défense est terrible ;
Aux coups dont on l’accable il paraît insensible.
Mais enfin il faiblit. On le serre de près ;
On lui dit de se rendre ; et lui : ― Jamais ! jamais !
Puis, d’un bond furieux écartant tout le monde,
Du haut du bâtiment il s’enfonce dans l’onde...
Bientôt il reparaît, nageant avec effort,
Pour s’éloigner des siens, puis atteindre le bord.
Sur les bois éloignés l’astre du jour se penche,
Et l’oiseau, pour dormir, se perche sur la branche.
Les guerriers indiens, au coucher du soleil,
Doivent se rendre en foule à l’appel du Conseil...
Tout à coup la forêt semble flotter dans l’ombre :
On ne voit que guerriers. Leur chef est grand et sombre.
Hardiment il s’avance, et vocifère ainsi :
― « Oui, le temps est venu de chasser loin d’ici
Ces hommes orgueilleux qui se pensent nos maîtres !
Ils feignent l’amitié, mais je sais qu’ils sont traîtres,
Car moi, Taiguragny, j’ai vécu sous leurs lois.
Ils m’ont de leur dédain accablé mille fois,
Mais plus qu’eux aujourd’hui je suis puissant et libre.
La haine dans mon cœur fait vibrer chaque fibre.
Domagaya sait bien qu’ils sont impérieux ;
Qu’ils veulent s’emparer du sol de nos aïeux,
Et nous faire captifs ici, sur notre rive.
Mais, avec des guerriers, pour combattre j’arrive.
J’ai soif de la vengeance. Il faut du sang... du sang !
Voici le trait, Cartier, qui nivelle le rang.
Tu mourras comme nous. »
Il brandissait des flèches,
Et ses talons durcis broyaient les branches sèches.
― « Tu parles sagement, reprit Donnacona,
Areskouï vers moi, sans doute, t’amena.
Mes guerriers sont tous prêts, et l’heure est favorable.
J’ai vu, sur un navire, une lutte effroyable.
Les matelots entre eux paraissaient divisés.
Plusieurs d’un long combat sont peut-être épuisés.
Ils ne se doutent point de nos trames subtiles ;
Ils dorment confiants. Mais nos canots agiles,
Pleins de braves guerriers, dans l’ombre de la nuit,
À leurs pesants bateaux aborderont sans bruit. »
Puis, il parlait encor, quand soudain, vers la foule
Qui s’agite et frémit comme au vent d’est la houle,
S’avance un guerrier blanc. Ses vêtements mouillés,
D’un sang qui coule encor sont hélas ! tout souillés.
Son front est sillonné par une cicatrice,
Son regard, humble et doux, paraît sans artifice.
Il parle avec lenteur :
― « Grand Chef, écoute-moi.
Tu sembles étonné de me voir devant toi ;
Tu le seras bien plus, si je te dis, sans feinte,
Pourquoi je viens ici te troubler de ma plainte.
Je ne dois plus revoir mon pays bien-aimé.
Hélas ! oui, mon pays m’est à jamais fermé !
La mort m’attend chez nous, la mort dans les supplices.
Ah ! la terre pour moi n’aura plus de délices !
À cet arbre, toi-même, attache-moi sans peur,
Et qu’un trait acéré me perce enfin le cœur !
Ou bien, si tu voulais avant que je périsse,
M’aider à la vengeance ! Ah ! le doux sacrifice
Que celui de mes jours après m’être vengé ! »
Ici, sa molle voix avait soudain changé,
Et son oeil animé semblait rongé par l’ire.
― « J’ai vu, répond le Chef, j’ai vu sur un navire,
Un étrange combat s’élever vers le soir,
Dis-moi ce que c’était. »
― « Oui, vous avez pu voir
Reprit le matelot d’une voix radoucie,
Que l’un des combattants s’est affaissé sans vie.
Cet homme, c’est Cartier. Nous détestions sa loi,
Celui qui l’a frappé, je m’en vante, c’est moi.
Et je n’ai point par là commis une injustice.
Le cœur de ce marin était plein d’avarice.
Malgré nous vers la France il voulait ramener
Un vaisseau qu’en partant nous devions vous donner,
Comment en guider trois vers nos lointains rivages,
À peine nous formons, hélas ! deux équipages ?
« Un terrible fléau s’est abattu sur nous,
Et les plus vigoureux sont tombés sous ses coups.
Quand nous étions, grand Chef, nombreux, pleins de courage,
Nous n’avons qu’avec peine évité le naufrage,
Comment donc maintenant pourrions-nous l’éviter ?
Et Cartier me choisit, riant, sans hésiter,
Pour conduire un vaisseau sans marins. C’est ma perte.
J’exprimai mon refus. Ma résistance ouverte
Fut de tous mes amis approuvée un moment.
Mais j’étais menacé du dernier châtiment,
Et je savais la mort qui m’était réservée,
Si je ne fuyais pas avant notre arrivée.
« Alors, sur les conseils de mes traîtres amis,
Vous savez le forfait que tantôt j’ai commis.
Je suis entre vos mains ; je suis votre victime,
Faites-moi donc périr si j’ai commis un crime.
Mais si devant vous tous je parais innocent,
Vengez-moi, car contre eux, moi, je suis impuissant.
Demain, pour s’échapper, ils déploieront les voiles.
Ô guerriers, suivez-moi ! La nuit n’a pas d’étoiles,
Prenez vos tomahawks, prenez vos javelots ;
Frappez-les sans merci, ces cruels matelots !
Qu’ils meurent avec moi sur cette même rive,
Puisqu’ils ne veulent pas qu’avec eux moi je vive ! »
Le fugitif, alors, reste silencieux.
Tous les guerriers sur lui veulent fixer leurs yeux :
Ils ont peur, semble-t-il, de se laisser surprendre,
Mais lui, ferme et serein, feint de ne pas comprendre
Ce noir pressentiment qui trouble leurs esprits.
Quelques-uns toutefois font entendre des cris :
Ils veulent qu’aussitôt on descende au rivage ;
D’autres ne veulent pas que la lutte s’engage
Avant que du matin s’élèvent les brouillards.
Ils craignent quelque piège. Enfin, plusieurs vieillards
Demandent que d’abord le premier coup de hache
Soit pour ce guerrier blanc qui peut-être leur cache
Qu’il est venu tromper les naïfs Indiens,
Pour les enchaîner mieux de ses traîtres liens.
Alors de tous côtés des clameurs retentissent.
Dans les carquois de peau les javelots frémissent.
Le généreux marin se croit enfin perdu,
Mais il ne mourra pas sans s’être défendu.
Il est bien mieux armé que cette race impie,
Et veut lui vendre cher sa glorieuse vie.
Une voix cependant domine les clameurs,
C’est la voix du grand Chef :
― « Guerriers aux nobles cœurs,
Je ne crois pas, dit-il, que ce Blanc soit un traître :
Nous l’avons vu lutter contre son cruel maître ;
Et nous l’avons aussi vu nager vers le bord,
Pour fuir, comme il l’a dit, une sanglante mort.
Mais il n’est pas besoin, ô guerriers, ce me semble,
Que sur ces bâtiments nous montions tous ensemble.
Le bruit que nous ferions pourrait donner l’éveil.
Il vaut mieux les surprendre au milieu du sommeil.
Qu’avec lui seulement s’avancent quelques braves ;
Si, retenus captifs, on les charge d’entraves ;
Si nous sommes trahis par l’infâme étranger,
Ô guerriers, soyons prêts, demain, à nous venger ! »
Il dit, et les guerriers, sortant de leur silence,
Approuvent son discours par un murmure immense.
Cependant un grand calme entoure les vaisseaux.
La nuit est noire. Au loin, de nocturnes oiseaux
Font retentir les bois de leurs plaintes funèbres.
Un rapide canot glisse dans les ténèbres.
Les avirons légers dans l’eau plongent sans bruit.
Un chef des Indiens vaillamment le conduit.
En silence, bientôt, il accoste un navire.
Cinq sauvages guerriers dont le cœur ne respire
Que le meurtre secret, le carnage, le sang,
Montent sur le vaisseau, précédés par un Blanc.
― « Ici, dit ce dernier. Ils dorment dans leur cache. »
Et, tenant à la main la meurtrière hache,
Les cinq guerriers, muets, avancent, un par un.
Du clapotis des eaux le murmure importun
Fait passer par moment un frisson dans leur âme.
Sur le pont tout se tait. Leur regard plein de flamme
Cherche en l’obscurité les marins endormis.
― « Ici, reprend le guide, ici, guerriers amis. »
Puis, ouvrant une porte au fond de la cabine
Qu’une clarté douteuse, en tremblant, illumine,
Avec précaution il les fait avancer.
Les Indiens, alors, se prennent à penser
Qu’ils ont tardé déjà de consommer leurs crimes.
Ils demandent, grinçant, où dorment les victimes.
― « Les voici, dit sans peur le guide, à basse voix. »
Cinq tomahawks sur lui se lèvent à la fois :
― «Prends garde ! Serais-tu le plus fourbe des guides ? »
Mais voilà que s’élance un groupe d’intrépides.
Cartier vient le premier. Le sauvage indompté
N’invoquera jamais des vainqueurs la bonté.
Ils n’osent se défendre. Alors on les enchaîne,
Puis, au fond du navire, en silence, on les traîne.
Cartier contre son cœur tient l’ami Jalobert.
― « Tu nous sauves, dit-il, tu nous mets à couvert
De la méchanceté de ces guerriers sauvages.
Puissent-ils donc comprendre, en voyant nos rivages,
Comme l’homme grandit en s’approchant de Dieu !
Qu’ils reviennent meilleurs, c’est mon sincère vœu.
Ils étaient tous, hélas ! de notre sang avides.
En les traitant ainsi serions-nous donc perfides ?
Préparons les agrès ; hissons les pavillons.
Aussitôt que du jour les matineux rayons
Descendront sur les flots que la brise balance,
Nous voguerons enfin vers notre belle France. »