Constantinople (Gautier)/Chapitre IX

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Fasquelle (p. 110-119).

IX

LES BOUTIQUES


La boutique orientale diffère beaucoup de la boutique européenne : c’est une espèce d’alcôve pratiquée dans la muraille et qui se ferme le soir avec des volets qu’on rabat comme des mantelets de sabord ; le marchand, accroupi en tailleur sur un bout de natte ou de tapis de Smyrne, fume nonchalamment son chibouck ou fait défiler dans ses doigts distraits les grains de son comboloio d’un air impassible et détaché, gardant la même pose des heures entières et ayant l’air de se soucier fort peu de la pratique ; les acheteurs se tiennent habituellement en dehors, dans la rue, examinant les marchandises entassées sur la devanture sans la moindre coquetterie mercantile ; l’art de l’étalage, poussé à un si haut degré en France, est entièrement inconnu ou dédaigné en Turquie ; rien ne rappelle, même dans les plus belles rues de Constantinople, les splendides magasins de la rue Vivienne ou du Strand.

Fumer est un des premiers besoins du Turc ; aussi les boutiques de marchands de tabac, de bouquins d’ambre et de lulés abondent-elles. Le tabac, haché très-fin en longues touffes soyeuses et de couleur blonde, est disposé par tas sur la planchette d’étalage, suivant les prix et qualités ; il se divise en quatre sortes principales dont voici les noms : iavach (doux), orta (moyen), dokan akleu (piquant), sert (fort), et se vend de dix-huit à vingt piastres l’ocque, (l’ocque revient à deux livres et demie environ), suivant la provenance. Ces tabacs, de force graduée, se fument dans le chibouck ou se roulent en cigarettes dont l’usage commence à se répandre en Turquie. Les plus estimés sont ceux de la Macédoine.

Le tombeki, tabac exclusivement destiné au narghiléh, vient de Perse ; il n’est pas haché comme l’autre, mais froissé et rompu en petits morceaux ; sa couleur est plus brune, et sa force est telle, qu’il ne peut être fumé sans avoir subi préalablement deux ou trois lavages. Comme il s’éparpillerait, on le renferme dans des bocaux de verre, ainsi que les drogues d’apothicairerie. Sans tombeki, le narghiléh est impossible, et il est fâcheux qu’on ne puisse que très-difficilement s’en procurer en France, car rien n’est plus favorable aux poétiques rêveries que d’aspirer à petites gorgées, sur les coussins d’un divan, cette fumée odorante, rafraîchie par l’eau qu’elle traverse, et qui vous arrive après avoir circulé dans des tuyaux de maroquin rouge ou vert dont on s’entoure le bras, comme un psylle du Caire jouant avec des serpents. C’est le sybaritisme du fumage, de la fumerie ou de la fumade — le mot manque, et j’essaye des trois vocables en attendant que le mot propre se fasse de lui-même — poussé à son plus haut degré de perfection ; l’art ne reste pas étranger à cette délicate jouissance ; il y a ces narghiléhs d’or, d’argent et d’acier ciselés, damasquinés, niellés, guillochés d’une façon merveilleuse, et d’un galbe aussi élégant que celui des plus purs vases antiques ; les grenats, les turquoises, les coraux et d’autres pierres plus précieuses en étoilent souvent les capricieuses arabesques, vous fumez dans un chef-d’œuvre un tabac métamorphosé en parfum, et je ne vois pas ce que la duchesse la plus aristocratiquement dédaigneuse pourrait objecter à ce passe-temps qui procure aux sultanes de longues heures ce kief et d’heureux oubli au bord des fontaines de marbre, sous le treillage des kiosques.

Les marchands de tabac, à Constantinople, s’appellent tutungis. Ils sont, pour la plupart, Grecs ou Arméniens ; dans la première catégorie ils viennent de Janina, de Larisse, de Salonique ; dans la seconde, de Samsoun, de Trébizonde, d’Erzeroum ; ils ont des manières fort engageantes, et quelquefois, surtout dans les soirs du Ramadan, des vizirs, des pachas, des beys et autres grands dignitaires, s’assoient familièrement dans leurs boutiques, pour fumer, causer et apprendre les nouvelles, sur de petits tabourets ou sur des balles de tabac, comme les membres du parlement sur leurs sacs de laine.

Chose singulière ! le tabac, aujourd’hui d’un usage si universel dans l’Orient, a été, de la part de certains sultans, l’objet des interdictions les plus rigoureuses ; plus d’un Turc a payé de sa vie le plaisir de fumer, et le féroce Amurat IV a fait plus d’une fois tomber la tête du fumeur avec la pipe ; le café a eu des débuts non moins sanglants à Constantinople : il a fait des fanatiques et des martyrs.

On apporte, dans la moderne Byzance, un soin extrême et souvent un grand luxe à tout ce qui regarde la pipe, le plaisir favori du Turc. Les boutiques de marchands de tuyaux de pipe, de lulés et de bouquins sont très-nombreuses et bien approvisionnées. Les tuyaux les plus estimés se percent dans des branches de cerisier ou de jasmin, que l’on a maintenues droites, et ils atteignent des prix considérables, selon leur grosseur et leur perfection.

Un beau tuyau de cerisier avec son écorce intacte qui reluit d’un éclat sombre comme un satin grenat, un jet de jasmin dont les callosités sont bien égales et d’une jolie teinte blonde, valent jusqu’à cinq cents piastres.

Je faisais quelquefois de longues stations devant la boutique d’un marchand de tuyaux de pipe, dans la rue qui descend à Top’Hané, en face le cimetière muré dont on aperçoit, à travers des ouvertures garnies de grilles, les riches tombeaux bariolés d’or et d’azur ; le marchand était un vieillard à barbe grise et rare, à l’œil entouré de peaux blanchâtres, au nez courbé, à la physionomie d’ara déplumé, et qui dessinait innocemment avec sa figure une excellente caricature de Turc que Cham eût enviée. Par l’emmanchure de son gilet à boutons usés sortait un bras plat, jaune et maigre, faisant mouvoir un archet comme un violoniste qui scie la quatrième corde en exécutant une difficulté à la Paganini. Sur une pointe de fer, mise en rotation par cet archet, tournait avec une éblouissante rapidité un tuyau de bois de cerisier qui subissait la délicate opération du forage, et que le vieux marchand frappait de temps à autre sur le rebord de sa boutique pour en faire tomber le bois réduit en poussière ; auprès du vieillard travaillait un jeune garçon, son fils sans doute, qui s’exerçait sur des tuyaux moins précieux. Une famille de petits chats jouait nonchalamment au soleil et se roulait dans la fine sciure ; les bois non travaillés et ceux déjà façonnés garnissaient le fond de l’échoppe baignée d’ombre, et le tout formait un joli tableau de genre oriental que je recommande à Théodore Frère, — tableau qui, avec quelques variantes, se trouve encadré à tous les coins de rue.

Les fabriques de lulés (fourneaux de pipe) sont reconnaissables à la poussière rousse qui les saupoudre ; une infinité de lulés d’argile jaune, que la cuisson colorera d’un rouge rosâtre, attendent, rangées par ordre sur des planchettes, le moment d’entrer au four ; les fourneaux, d’une pâte très-fine et très-douce, sur lesquels le potier imprime divers ornements à l’aide d’une roulette, et qu’il stigmatise d’un petit cachet, ne se culottent pas comme les pipes françaises et se vendent à très-bas prix. On en consomme des quantités incroyables.

Quant aux bouquins d’ambre, ils sont l’objet d’un commerce spécial et qui se rapproche de la joaillerie pour la valeur de la matière et du travail. L’ambre vient de la mer Baltique, sur les rives de laquelle on le recueille plus abondamment que partout ailleurs ; à Constantinople, où il est fort cher, les Turcs préfèrent la nuance citron pâle, demi-opaque, et veulent que le morceau n’ait ni tache, ni paille, ni veine, conditions assez difficiles à réunir, et qui élèvent considérablement le prix du bouquin. Une paire de bouquins parfaits s’est payée jusqu’à huit ou dix mille piastres.

Un râtelier de pipes de cent cinquante mille francs n’est pas chose rare chez les hauts dignitaires et les riches particuliers de Stamboul ; ces précieux bouquins sont cerclés d’un anneau d’or émaillé, quelquefois enrichi de diamants, de rubis et autres pierres précieuses ; c’est une manière orientale d’étaler du luxe, comme chez nous d’avoir de l’argenterie anglaise et des meubles de Boule ; tous ces bouts d’ambre, de succin ou de carabé, divers de ton et de transparences, polis, tournés, évidés avec un soin extrême, prennent au soleil des nuances chaudes et dorées à rendre jaloux Titien, et donner la fantaisie de fumer au plus enragé tabacophobe. Dans des boutiques plus humbles, on trouve des bouquins moins chers, ayant quelque tare imperceptible, mais qui n’en remplissent pas moins bien leur office et sont aussi doux à la lèvre.

Il y a aussi des imitations d’ambre en verre coloré de Bohême, dont on fait un grand débit, et qui coûtent très-peu de chose ; mais ces faux bouquins ne servent qu’aux Grecs ou aux Arméniens de la plus basse classe. À tout Turc qui se respecte, on peut appliquer le vers de Namouna, ainsi modifié :

Heureux Turc ! il fumait de l’orta dans de l’ambre.

J’espère que mes lectrices ne m’en voudront pas de tous ces détails de tabac et de pipe où me force l’exactitude du voyageur, car Constantinople s’enveloppe d’un nuage de fumée perpétuel, plus opaque que celui où cheminaient les dieux d’Homère.

Cette flânerie à travers rues fait malgré moi vagabonder ma plume ; la phrase suit la phrase comme le pas suit le pas ; la transition manque, je le sens, entre tant d’objets disparates, mais il serait peut-être inutile de la chercher ; acceptez donc tous ces petits détails caractéristiques, habituellement négligés par les voyageurs, comme des verroteries de couleurs diverses réunies sans symétrie par le même fil, et qui, si elles sont sans valeur, ont au moins le mérite d’une certaine baroquerie sauvage.

Près d’un magasin de bouquins d’ambre, j’aperçois une petite boutique de confiseur dont la montre, à défaut de splendeur, offre au moins de l’originalité : un bateau à vapeur en sucre, avec ses roues et sa fumée, figure à côté d’un petit berceau d’enfant de même matière ; un derviche tourneur, les bras étendus, la tête penchée, et d’un style plus primitif encore que celui des bas-reliefs en pain d’épice, effleure des plis de sa jupe volante un lion chimérique qui a la crinière verte, le toupet bleu, la queue rose, et rappelle vaguement, pour l’attitude, le grand lion accroupi rapporté du Pirée à Venise, ou, mieux encore, celui de Barye, sur la terrasse du bord de l’eau ; non loin du lion flotte une escadre d’oiseaux indéfinis que Toussenel lui-même aurait de la peine à classer, et qui sont zébrés de raies tricolores comme un pantalon d’été de soldat de la République ; je pense cependant, mais sans oser trancher une question si grave, qu’on avait voulu représenter des canards ou des goëlands, et que leur coloriage bleu, blanc et rouge était une flatterie délicate à l’adresse de la France. Le bateau à vapeur préoccupe singulièrement les Turcs, et ce pyroscaphe en sucre m’a rappelé les petits bateaux à vapeur des boutiques de joujoux anglais dans le Strand ; la barbarie et la civilisation se rencontrent dans la même idée.

Les Turcs, mangeant avec leurs doigts, n’ont naturellement pas d’argenterie, à l’exception de quelques personnages qui ont fait le voyage de France ou d’Angleterre et rapporté de Paris ou de Londres cet objet de luxe à peu près inconnu en Orient, et encore ne se servent-ils des fourchettes et des cuillers que devant les étrangers, et pour faire preuve de civilisation. Mais l’on ne peut prendre l’yaourth, le kaimak ni la compote de cerises avec les doigts, et les tabletiers fabriquent de jolies spatules d’écaille et de buis d’un travail charmant, destinées à remplacer l’argenterie absente. J’ai vu chez un de ces marchands un service de ce genre, composé d’une grande cuiller et de six petites s’emboîtant les unes dans les autres et se faisant réciproquement étui, d’une exquise originalité de formes et d’arrangement.

Le manche de la grande cuiller est décoré de fenestrages découpés à la scie et représentant des arabesques d’une ténuité et d’une délicatesse qui n’ont rien à envier aux plus fins ivoires chinois ; quelques nielles légères, des fleurs et des ramages du meilleur goût, complètent cette ornementation. Les petites cuillers, moins riches de travail, ont aussi leur mérite. Il nous semble que les orfévres parisiens, toujours en quête de formes nouvelles, pourraient heureusement imiter ce service en argent ou en vermeil, et qu’il figurerait avec honneur sur les tables les plus splendides pour l’entremets ou le dessert. J’en tiens un exactement pareil et venant de Trébisonde, qui m’a été donné par M. R… de la légation sarde, à la disposition de Froment Meurice, de Wechte, ou de tout autre Benvenuto Cellini moderne.

Dans la rue qui longe la Corne-d’Or, entre le nouveau et le vieux pont, se tiennent les marbreries où l’on taille ces pieux coiffés de turbans qui hérissent, comme de blancs fantômes sortis de leur tombe, les nombreux cimetières de Constantinople. C’est un bruit perpétuel de maillets et de marteaux ; un nuage de poussière étincelante et micacée saupoudre d’une neige qui ne fond pas toute cette portion du chemin ; des enlumineurs, entourés de pots de vert, de rouge et de bleu, colorient les fonds sur lesquels doivent ressortir en lettres d’or le nom du défunt ou de la défunte, accompagné d’un verset du Koran, ou les ornements tels que fleurs, ceps de vigne, grappes qui décorent plus spécialement les tombeaux de femmes, comme emblèmes de grâce, de douceur et de fécondité.

C’est là qu’on façonne aussi les vasques de marbre des fontaines destinées à rafraîchir les cours, les appartements et les kiosques, ou à servir aux ablutions si fréquentes exigées par la loi musulmane, qui élève la propreté à la hauteur d’une vertu, contraire en cela au catholicisme, où la crasse est sanctifiée ; si bien que longtemps, en Espagne, les gens qui usaient fréquemment du bain furent soupçonnés d’hérésie et regardés plutôt comme des Maures que comme des chrétiens.

Cette funèbre industrie ne paraît aucunement attrister ceux qui la professent, et ils taillent leurs marbres lugubres de la façon la plus joviale du monde ; en Turquie, l’idée de la mort ne semble effrayer personne et n’éveille pas le plus léger sentiment mélancolique. On est familiarisé sans doute avec elle et le voisinage du cimetière, mêlé partout à la cité vivante au lieu d’être relégué comme chez nous hors des murs et dans quelque lieu solitaire, lui ôte son effet de mystère et de terreur.

À côté de ce chantier de tombes toujours en activité, et à qui les commandes ne manquent jamais, car la mort est la meilleure des pratiques, la vie fourmille, pullule et bourdonne joyeusement : les marchands de comestibles étalent leurs victuailles ; ce ne sont de toutes parts que tonneaux de fromage blanchâtre, semblable à du plâtre gras, et dont les Turcs se servent en guise de beurre ; que barils d’olives noires, que caques de caviar de Russie, que tas de pastèques et de concombres, que monceaux d’aubergines et de tomates aux tons violets et pourprés, que quartiers de viande saigneux pendus aux crocs des boucheries, entourées d’un cercle de maigres chiens en extase ; plus loin, la poissonnerie vous prend au nez par son âcre odeur maritime, et fait grimacer à vos yeux les formes monstrueuses des seiches, des poulpes, des vieilles, des scorpions de mer et autres bizarres habitants de l’empire salé que la nature ne semble pas avoir modelés pour la pure lumière du jour, et qu’elle cache prudemment dans les profondeurs verdâtres de ses abîmes.

Les narvals que l’on mange à Constantinople sont d’un aspect particulièrement formidable : ils ont six ou huit pieds de long, et se coupent par larges dalles ; leur tête tranchée, qu’étoile un œil rond, vitré et sanglant, vous menace encore de son épée, forte, rigide et bleuâtre comme de l’acier bruni. Rien n’est plus étrange que ce nez auquel se visse un glaive, et cela compose une étrange physionomie de poisson. — Quand je traversai la poissonnerie, il y avait précisément, sur quatre étaux se faisant face, quatre narvals énormes qui brandissaient formidablement leurs espadons et semblaient des raffinés de mer se provoquant en duel. Sneyders aurait tiré un grand parti de ce motif.

Ce qui frappe l’étranger à Constantinople, c’est l’absence de femmes dans les boutiques, il n’y a que des marchands et pas de marchandes. La jalousie musulmane s’accommoderait peu des rapports que le commerce nécessite ; aussi en a-t-elle écarté soigneusement un sexe auquel elle accorde peu de confiance. Beaucoup de petits détails de ménage, laissés chez nous aux femmes, sont remplis, en Turquie, par des gaillards athlétiques, aux biceps renflés, à la barbe crépue, au large col de taureau, ce qui nous paraît assez justement ridicule.

Si les femmes ne vendent pas, en revanche elles achètent ; on les voit stationner devant les boutiques par groupes de deux ou trois, suivies de leurs négresses, qui tiennent un sac ouvert, et à qui elles passent leurs acquisitions, comme Judith tendait la tête d’Holopherne à sa servante noire. Le marchandage paraît amuser les Turques autant que les Anglaises ; c’est un moyen comme un autre de passer le temps et d’échanger des paroles avec un être humain autre que le maître, et il est peu de femmes qui se refusent ce plaisir, surtout les femmes de la classe bourgeoise, car les cadines se font apporter les étoffes et les marchandises chez elles.