Constantinople (Gautier)/Chapitre VIII

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Fasquelle (p. 100-109).

VIII

CAFÉS


Le café turc du boulevard du Temple a égaré bien des imaginations de Parisiens sur le luxe des cafés orientaux. Constantinople reste bien loin de cette magnificence d’arcs en cœur, de colonnettes, de miroirs et d’œufs d’autruche : — rien n’est plus simple qu’un café turc en Turquie.

Je vais en décrire un qui peut passer pour un des plus beaux et qui cependant ne rappelle en rien le luxe des féeries orientales ; vous y chercheriez en vain les carreaux de faïence vernissée, les guipures de stuc, les voûtes en ruches d’abeille, les fenêtres à trèfles et le coloriage d’or, de vert et de rouge des salles de l’Alhambra, rendues célèbres par les lithographies enluminées de Girault de Prangey ; — beaucoup d’établissements où l’on vend du bouillon hollandais, à Paris, ont des splendeurs équivalentes.

Figurez-vous une salle d’une douzaine de pieds carrés voûtée et peinte à la chaux, entourée d’une boiserie à hauteur d’homme et d’un divan-banquette recouvert d’une natte de paille. Au milieu, et c’est là le détail le plus élégamment oriental, une fontaine en marbre blanc à trois vasques superposées lance un filet d’eau qui retombe et grésille. Dans un angle flamboie un fourneau à hotte, où le café se fait, tasse par tasse, dans de petites cafetières de cuivre jaune, à mesure que les consommateurs le demandent.

Aux murailles sont appliquées des étagères chargées de rasoirs, où pendent de jolis petits miroirs de nacre, pareils à des écrans, dans lesquels les pratiques se regardent pour voir si elles sont accommodées à leur gré ; car, en Turquie, tout café est en même temps une boutique de barbier ; et, pendant que je fumais mon chibouck accroupi sur la natte, entre un gros Turc à nez de perroquet et un maigre Persan à nez d’aigle, en face de moi, un jeune Grec, un dandy du Phanar, se faisait cirer la moustache et peindre les sourcils, préalablement régularisés au moyen d’une petite pince.

L’on a l’idée, d’après la défense du Koran, que les Turcs proscrivent absolument les images, et regardent les produits des arts plastiques comme des œuvres d’idolâtrie : cela est vrai en principe, mais l’on est beaucoup moins rigoureux dans la pratique, et les cafés sont ornés de toutes sortes de gravures du goût et du choix les plus baroques, qui ne paraissent aucunement scandaliser l’orthodoxie musulmane.

Le café de la Fontaine, entre autres, renferme une galerie complète, assez grotesquement caractéristique pour que j’en transcrive ici le catalogue, relevé sur place avec le soin qu’il mérite : un turban de derviche dessiné avec des vers du Koran, et posé sur un trépied ; la polka nationale ; un Santon assis sur une peau de gazelle et apprivoisant un lion du cinabre le plus vif, sans doute un de ces lions rouges dont parle Henri Heine dans sa préface des Reisebilder ; des études d’animaux, par Victor Adam ; des guerriers du Khorassan à moustaches féroces, à cimiers barbares, brandissant des masses d’armes et montés sur des chevaux bleus à six jambes ; Napoléon à la bataille de Ratisbonne, les noms d’Allah et d’Ali en beaux parafes calligraphiques, entremêlés d’arabesques et de fleurs ; la jeune Espagnole, estampe de la rue Saint-Jacques, avec cette épigraphe en vers de mirliton de Saint-Cloud ou de jarretière de Temblequé :

J’ai cru voir dans tes yeux l’image du bonheur,
Aussi je te confie et ma vie et mon cœur.

Des vaisseaux turcs, des bateaux à vapeur et des caïques dont les matelots sont représentés par des lettres turques aux jambages prolongés en rames ; le combat de vingt-deux Français contre deux cents Arabes ; des fakirs se faisant suivre dans le désert par des chèvres, des antilopes et des serpents du dessin le plus primitif ; l’empereur de Russie et son auguste famille ; des costumes de femmes turques ; Grivas, héros grec ; un Turc se faisant saigner ; la bataille d’Austerlitz ; le portrait de Méhemet Ali, pacha d’Égypte, et celui d’un phénomène d’embonpoint ; le ballon de Tomaski, qui a fait à Constantinople une ascension célèbre ; un lion, un cerf, un angora, animaux de haute fantaisie, chimères d’histoire naturelle dont on ne trouverait les pareilles que sur des tableaux de ménageries foraines ; des vues de l’Arsenal et des principales mosquées ; Geneviève de Brabant, etc., etc. Tout cela bordé de petits cadres de deux sous.

Ce mélange bizarre se retrouve partout avec quelques variations de sujets ; la calligraphie turque y donne amicalement la main à l’imagerie française et forme sans malice les antithèses d’idées les plus bizarres sur les murailles bénévoles, qui souffrent tout, comme le papier : les sirènes y nagent à côté des bateaux à vapeur, et les héros du Schah-Nameh y brandissent leurs haches d’armes au-dessus des grognards de l’Empire.

C’est un vrai plaisir de prendre là une de ces petites tasses de café trouble qu’un jeune drôle aux grands yeux noirs vous apporte sur le bout des doigts dans un grand coquetier de filigrane d’argent ou de cuivre découpé à jour, après une longue course dans les rues si fatigantes de Constantinople, et cela vous rafraîchit plus que toutes les boissons glacées ; à la tasse de café est joint un verre d’eau, que les Turcs boivent avant et les Francs après. On raconte même à ce sujet une anecdote assez caractéristique. Un Européen, qui parlait parfaitement bien les langues de l’Orient, portait le costume musulman avec l’aisance que donne une longue habitude, et dont le teint hâlé au chaud soleil du pays avait au plus haut degré la teinte locale, fut reconnu Franc dans un petit café borgne de Syrie par un pauvre Bédouin en guenilles, incapable, assurément, de reconnaître une faute dans le pur arabe du consommateur exotique. — « À quoi as-tu pu voir que j’étais Franc ? » dit l’Européen, aussi contrarié que Théophraste, appelé étranger par une marchande d’herbes, sur le marché d’Athènes, pour un accent mal placé. — « Tu as pris ton eau après ton café, » répondit le Bédouin.

Chacun apporte son tabac dans une blague, le café ne fournit que le chibouck, dont le bouquin d’ambre ne peut contracter de souillure, et le narghiléh, appareil assez compliqué qu’il serait difficile de charrier avec soi. Le prix de la tasse de café est de vingt paras (à peu près deux sous et demi) ; si vous donnez une piastre (quatre sous et demi), vous êtes un magnifique seigneur. L’argent se dépose dans un coffre percé d’une ouverture, comme une tirelire, et placé près de la porte.

Quoique en Turquie le premier gueux en haillons aille s’asseoir sur le divan des cafés auprès du Turc le plus somptueusement vêtu sans que celui-ci se recule pour éviter à sa manche brodée d’or le contact d’une loque effilochée et graisseuse, cependant certaines classes ont leurs lieux de réception habituels, et le café à la fontaine de marbre, situé entre Seraï-Bournou et la mosquée de Yeni-Djami, dans en des plus beaux quartiers de Constantinople, est un des mieux hantés de la ville.

Un détail charmant et tout oriental poétise ce café aux yeux d’un Européen.

Des hirondelles ont maçonné leur nid à la voûte, et, comme la devanture est toujours ouverte, elles entrent et sortent d’un rapide coup d’aile, en poussant de petits cris joyeux et en apportant des moucherons à leurs petits, sans s’effrayer autrement de la fumée des pipes et de la présence des consommateurs, dont leurs pennes brunes effleurent quelquefois le fez ou le turban. Les oisillons, la tête passée hors de l’ouverture du nid, regardent tranquillement de leurs yeux, semblables à de petits clous noirs, les pratiques qui vont et viennent, et s’endorment au ronflement de l’eau dans les carafes des narghiléhs.

C’est un spectacle touchant que cette confiance de l’oiseau dans l’homme et que ce nid dans ce café ; les Orientaux, souvent cruels pour les hommes, sont très-doux pour les animaux et savent s’en faire aimer ; aussi, les bêtes viennent-elles volontiers à eux. Ils ne les inquiètent pas, comme les Européens, par leur turbulence, leurs éclats de voix et leurs rires perpétuels. — Les peuples réglés par la loi du fatalisme ont quelque chose de la passivité sereine de l’animal.

Près du Tekké ou monastère des derviches tourneurs à Péra, en face d’un cimetière annexe ou prolongement du Petit-Champ-des-Morts, il y a un café fréquenté principalement par les Francs et les Arméniens. C’est une grande pièce carrée, boisée à mi-hauteur d’une boiserie jaunâtre rehaussée de filets blancs, entourée d’un divan en tapisserie égayée de miroirs au cadre or et noir soutenus par des câbles à glands dorés, ornée de petites mains de cuivre estampé où sont accrochées des serviettes ; car ce café, comme tout établissement de ce genre, à Constantinople, se complique d’une barberie, pour emprunter à l’espagnol ce mot utile qui manque au français. Sur une planche, au fond, sont rangés les narghiléhs en cristal taillé, en verre de Bohême, en acier damasquiné, accrochant la lumière sur leurs facettes, et enlacés comme des Laocoons par leurs flexibles tuyaux de maroquin, annelés de fils de laiton. Près des narghiléhs rayonnent, pareils à des boucliers aux flancs d’une trirème antique, de grands bassins de cuivre où le barbier savonne la tête de ses pratiques. Sur le banc adossé à la porte, l’on s’asseoit rêveusement et l’on regarde passer les négociants qui se rendent à leur comptoir de Galata, ou l’on contemple les tombes déjetées qui se penchent sur la voie publique du haut de leur terre-plein planté de cyprès.

Le café de Beschik-Tasch, sur la rive européenne du Bosphore, est d’une construction plus pittoresque ; il ressemble à ces cahutes soutenues par des pieux, du haut desquelles les pêcheurs guettent le passage des bancs de poissons ; ombragé de touffes d’arbres, fait de treillages et de planches sur pilotis, il est baigné par le courant rapide qui lave le quai d’Arnaut Keui, et rafraîchi par les brises de la mer Noire ; vu du large, il produit un gracieux effet, avec ses lumières dont le reflet traîne sur l’eau. Une émeute perpétuelle de caïques cherchant à aborder anime les abords de ce café aérien, rappelant, mais avec plus d’élégance, ceux qui bordent le golfe de Smyrne.

Pour clore cette monographie du café constantinopolitain, citons-en un autre situé près de l’Échelle de Yeni-Djami, et qui n’est guère fréquenté que par des matelots. L’éclairage en est assez original : il consiste en verres remplis d’huile où brûle une mèche et que suspend au plafond un fil de fer tordu en spirale, comme ceux qu’on met dans les canons de bois des petits enfants pour servir de ressort. Le cawadgi (maître du café) touche de temps en temps les verres, qui, par la force de l’élastique, montent et redescendent, exécutant une sorte de ballet pyrotechnique, au grand contentement de l’assemblée, mise de façon à ne pas redouter les taches. Un lustre composé d’une carcasse de fil d’archal représentant un vaisseau et garni d’une quantité de lumières qui en dessinent les lignes, complète cette illumination bizarre et fait une allusion délicate, saisie sans peine par la clientèle du café.

En voyant entrer un Franc, le cawadgi donna, pour lui faire honneur, une impulsion furibonde à son luminaire ; les verres se mirent à danser ainsi que des feux follets, et le lustre nautique tangua et roula comme une caravelle dans une tempête eu répandant une rosée d’huile rance.

Il faudrait, pour bien rendre la physionomie des habitués de ce bouge, le crayon de Raffet ou le pinceau de Decamps ; ce ne serait pas trop. Il y avait là des gaillards aux moustaches rébarbatives, au nez martelé de tons violents, au teint de cigare de Havane et de brique cuite, aux grands yeux orientaux noirs et blancs, aux tempes rasées et bleuâtres, d’une touche féroce et d’un accent extraordinaire, — de ces têtes que l’on n’oublie pas quand on les a vues une fois, et qui rendent molles toutes les sauvageries des maîtres les plus truculents.

L’incertaine clarté des veilleuses oscillantes les ébauchait dans la fumée de tabac par plans abruptes, par méplats inattendus, et de fortes ombres de momie, de terre de Sienne et de bitume relevaient énergiquement la lumière rembranesque des reliefs. Au lieu de la tranquille muraille d’un café, on leur rêvait involontairement pour fond les âpres rochers d’une gorge de montagne, ou les noires anfractuosités d’une caverne de brigands, quoique ce fussent, après tout, les plus honnêtes gens du monde ; car des nez recourbés, de fortes couches de hâle, des sourcils en broussaille et des crânes à tons faisandés, ne font pas l’âme scélérate, et ces êtres d’apparence farouche humaient leur café et se livraient aux douceurs du kief avec une placidité étonnante pour des mortels si caractéristiques et si dignes de servir de modèle aux bandits de Salvator Rosa ou d’Adrien Guignet.

Leur accoutrement consistait en vieilles vestes posées à cru sur le torse, en larges culottes de toile à voile glacée de brai et de goudron, en ceintures rouges montant jusqu’aux aisselles, en tarbouches déteints, en guenilles tortillées autour de la tête, en savates éculées, en cabans grossièrement agrémentés, roidis dans l’eau de mer, confits dans le soleil, merveilleux haillons qui sont pittoresques et non misérables, défroques de lazzarone et non de pauvre, et dont les trous laissent voir des muscles d’acier et des chairs de bronze.

Presque tous ces marins avaient les bras tatoués de rouge et de bleu. L’homme le plus brut sent d’une manière instinctive que l’ornement trace une ligne infranchissable de démarcation entre lui et l’animal ; et, quand il ne peut pas broder ses habits, il brode sa peau. Cette coutume se retrouve partout : ce n’est pas la fille du potier Dibutade, traçant sur un mur l’ombre de son amant, mais le sauvage incrustant une arabesque dans son cuir fauve avec une arête de poisson, qui a inventé le dessin.

Je vis sur ces bras aux veines saillantes, aux biceps d’athlètes, d’abord le mach’allah talismanique qui préserve du mauvais œil si redouté en Orient, puis des cœurs enflammés traversés d’une flèche, absolument comme sur des bras de tambour français ou du papier à lettre de cuisinière amoureuse, des suras du Koran, pieux souvenirs du pèlerinage de la Mecque, entrelacées de fleurs et de ramages, des ancres en sautoir, des bateaux à vapeur avec leurs roues et leur fumée en tire-bouchon.

Je remarquai surtout un fort garçon, un peu plus élégamment déguenillé que les autres, dont les bras, nus jusqu’à l’épaule, laissaient voir, dans un cadre d’arabesques, du côté droit un jeune Turc, en costume de la réforme, redingote bleue et fez rouge, tenant à la main un pot de basilic, et du côté gauche une petite danseuse en jupon court, en corset de péri, qui semblait s’arrêter au milieu d’une cabriole pour accepter l’hommage fleuri du galant. Ce chef-d’œuvre de tatouage faisait allusion, sans doute, à quelque histoire de bonne fortune dont le prudent marin avait écrit le souvenir sur sa peau pour le cas où il s’effacerait de son cœur.

Deux drôles effroyables, mais très-polis, me firent gracieusement place sur le divan de paille ; et le café que je pris là était certainement meilleur que la décoction noire du plus célèbre café de Paris. L’absence d’ivrognerie rend praticables les plus basses classes de Constantinople, et les Orientaux ont une dignité naturelle inconnue chez nous. — Figurez-vous un Turc allant la nuit chez Paul Niquet ! — De quelles huées gouailleuses, de quelles curiosités grossières n’eût-il pas été l’objet et la victime ! C’était ma position dans ce bouge enfumé, et personne ne parut prendre garde à moi et ne se permit la plus légère inconvenance. Il est vrai que la seule boisson débitée était de l’eau colportée autour de la salle par de jeunes enfants grecs répétant d’une voix monotone et glapissante : Crionero, crionero (eau à la glace), et que chez Paul Niquet on boit du bleu et de l’eau-d’aff par excès de civilisation.

Citons encore un café assez remarquable situé près du Vieux-Pont, à Oun-Capan, sur la Corne-d’Or, et principalement hanté par les Grecs du Phanar. On y aborde en caïque, et, tout en fumant sa pipe, on y jouit de la vue des barques qui vont et viennent, et des évolutions des goëlands rasant l’eau du bout de l’aile, ou des éperviers traçant de grands cercles dans le bleu du ciel.

Tels sont, à quelques variations prés, les types des cafés turcs, qui ne ressemblent guère à l’idée qu’on s’en fait en France, mais qui ne me surprirent pas, préparé que j’étais par les cafés algériens, encore plus primitifs, si c’est possible. — Souvent ils sont égayés par des troupes de musiciens chantant et jouant des instruments sur des tons bizarres et des rhythmes insaisissables pour des oreilles européennes, mais que les Orientaux écoutent pendant des heures entières avec des signes d’un plaisir que j’ai partagé quelquefois, je l’avoue dussent Meyer-Beer, Halévy et Berlioz me mépriser profondément et me traiter de barbare. J’aurai occasion de revenir sur ces musiciens, qui, au moins, sont pittoresques, s’ils ne sont pas harmonieux.