Contes de Noël (Josette)/Le dernier Biberon

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John Lovell & Fils (p. 145-159).


LE DERNIER BIBERON


On avait dit à bébé : — C’est fini maintenant ! Vous êtes trop grande. Il faut jeter cette affreuse chose au chat. Au Çat, répétait-elle, captivée par le souvenir du favori. Et c’est tout ce qu’elle retenait de ce grave sillogisme.

Or voici ce qui en était :

La question avait été agitée en famille à l’heure du couvre-feu, au moment où bébé en camisole blanche, les gros petons nus, distribuait les bonsoirs, embrassant à grand bruit sa menotte étendue, à l’adresse de chacun.

Toutes les têtes levées, fascinées par ce jésus potelé aux boucles blondes, souriaient, lui renvoyaient les baisers ; mais… la bonne se penche, et, à demi-voix : — Faut-il le lui donner ? — Ah c’est vrai ! fait la maman subitement rembrunie, prise de lâcheté devant la grandeur du sacrifice, puis cédant tout-à-fait :

— Si, pour ce soir. Alors le père, sans quitter sa gazette, mais enlevant son cigare, prononce avec énergie : — Ne lui donnez pas cette horreur ! je vous en prie !

Là ! il proteste. Ça lui est bien facile à lui.

— On ne peut pas, fut-il objecté, tout d’un coup, comme cela…

Mais lui l’interrompant :

— Je te dis que vous l’empoisonnez !

Vous l’empoisonnez ! voilà bien les pères. Ces stoïciens de la théorie, ces braves d’arrière-plan qui commandent la manœuvre d’une voix de tonnerre et s’enferment dans leur cabinet pour ne l’entendre pas exécuter.

— Eh bien ! essayez, avait dit la maman avec résignation, intimidée par tant de fermeté.

Mais vous ne savez pas encore le sujet du litige.

L’article en question, l’objet des foudres paternelles, c’est une petite chose informe, d’une teinte grisâtre, brouillée, inquiétante ; un lambeau de caoutchouc, déchiqueté par des dents aigües ; c’est un vestige du dernier biberon de bébé, aussi méconnaissable qu’une balle dont on retrouve le plomb fondu et mâché ; une chose, enfin, peu appétissante, d’un parfum… étrange, et à laquelle le petit monstre tient plus qu’à tout au monde.

Aussi est-on décidé à en finir. Ce matin encore, comme le papa, fier de surprendre son réveil d’oiseau, la prenait dans son nid, toute chaude, les yeux s’ouvrant clairs et grands à la joie du matin, et allait l’embrasser avec ferveur, elle lui entra cet objet dans la bouche. Il en cracha pendant cinq minutes, très en colère, jurant… d’opérer des réformes radicales, de trancher dans le vif, bref, de faire un coup d’éclat.

Et tout ce temps la pauvre insouciante victime de demain, la mignonne rose savourait l’horrible suçon.

Après le départ de la bonne, il s’était fait un silence, gazette et livre s’étant relevés.

Au bout d’une minute pourtant, la voix du tyran se fit entendre, mais sans cet accent invincible de tout à l’heure, une voix très mitigée, où l’on sentait poindre un attendrissement.

— Ne ferais-tu pas mieux d’y aller ?

— Non, ce serait pire.

Nouveau silence, puis soudain, le choc attendu ; une explosion de larmes là-haut.

Il s’en suivit un tumulte, une envolée de feuillets !…

— Attends ! dit le maître, tu vas tout gâter !

L’obéissance la retient un moment, mais les cris continuant elle se précipite, et du bas de l’escalier :

— Marie ! Marie ! s’écrie-t-elle, donnez-lui ! donnez-lui !…

Elle revient, le calme aussitôt rétabli, tout émue encore et murmurant :

— L’idée de le lui enlever ainsi, sans préparation !… Pauvre chou !

De son côté le papa très remué, mais voulant tenir décemment son rôle jusqu’au bout, va chercher une allumette, ayant laissé son cigare s’éteindre, et lève les épaules à l’effet de blâmer cette défaite à laquelle il ne prend aucune part.

Il fallut donc apporter à l’évènement tout le soin que nécessitent les résolutions importantes.

— Depuis quand, monsieur le papa, vous qui avez lu l’histoire, depuis quand le progrès surgit-il ainsi spontanément, sans efforts, du terrain des mauvaises habitudes et des abus ? Citez-moi une réforme qui ait poussé, de même qu’un champignon sur une terre inculte, sans être amenée, conduite, préparée par une main habile et patiente !… Paris ne s’est pas fait en un jour !

Telles sont les ressources de la diplomatie maternelle et le résumé de son plaidoyer en faveur d’un atermoiement.

Bébé a deux ans et demi du reste et sa mère qui lit en son petit cerveau comme dans un A B C ouvert, y voit déjà un embryon de logique. Aussi est-ce ce bon sens en herbe qu’elle compte exploiter pour accomplir la réforme projetée.

Bébé reçut un jour une superbe poupée bleue. Bébé fut ravie, folle de joie, et ne voulut plus quitter cette poupée, pas plus à table qu’à la promenade ou au bain. Il la lui fallut même pour dormir. Mais voilà ! la nouvelle venue est l’ennemie déclarée des suçons !

Que faire alors ? Jeter le suçon au minou ?

— Jeter à minou, fait le petit singe.

En effet, la maman ouvre la fenêtre et Bébé lance elle-même son meilleur ami dans la cour.

Une fois blottie dans son lit blanc avec la précieuse poupée bleue, l’heure du dodo venue, la pauvre petite s’aperçut bien qu’il lui manquait pourtant quelque chose, car deux fois, elle rappela sa mère qui l’avait ce soir-là bordée longuement, se sentant tout attristée, le cœur fondu de compassion devant l’ingénuité de ce sacrifice sans murmures ; elle demanda du lait et voyant la tasse fraîchement vidée, reprit avec un soupir :

— Bonsoir, maman.

Une prière, une seule, se pressait sur ses lèvres qu’elle n’osait formuler, la sentant déraisonnable.

À la fin, trouvant un ingénieux prétexte pour trahir son gros regret :

— N’en a plus. Donné au çat ! fit sa douce voix, du même ton insidieux et enjôleur qu’on le lui avait répété tout le jour en vue du succès final.

Le tyran dans son antre, oubliant de lire son journal, attendait avec impatience la fin de l’aventure.

— Eh bien ! dit-il, dès qu’il la vit revenir, allant à pas de loup, marchant avec précaution comme si le moindre souffle eût pu compromettre la victoire espérée.

Bébé ne pleura pas, mais elle s’endormit fort tard, et au petit jour elle s’éveilla en larmes demandant le suçon, puis s’avisant aussitôt de l’absurdité de sa requête, elle se mit à crier plus fort.

— Quelque chose de bon !

Son innocente lâcheté avait encore sa pudeur.

Ce fut la réaction ; et les évènements ne tardèrent pas à justifier les prévisions de la clairvoyance maternelle.

Au bout d’une semaine ce gros chagrin était oublié… et puis quoi !…

Eh bien Bébé ne s’en trouva pas plus mal, au contraire, puisqu’on ne l’empoisonnait plus, et ce furent pour les sages les regrets :

Cette importante réforme si habilement obtenue, cet avancement notable de l’enfant, ce progrès fameux, qu’était-ce en effet ?…

La dernière étape de cet âge exquis de la première enfance où notre chéri n’est qu’un poupon gras et rose qui tient tout, comme une petite boule, dans la corbeille que lui font nos bras.

C’est le commencement de cet autre où l’on devient conséquent, où l’on comprend, où l’on souffre.

Y a-t-il vraiment là de quoi être fier ?

C’est bien la peine de sevrer les pauvres innocents de leurs pures joies ! Par quoi les remplace-t-on ?

Par les enseignements maussades de la raison, de l’expérience — cette marâtre qui ne sait corriger qu’en châtiant.

Pauvre bébé, cher petit mouton qui te laisses tondre de tes gracieuses et charmantes fantaisies, quand tu auras de grandes gigues et des brèches dans la rangée de perles fines que découvre ton sourire, alors on songera avec envie à ce que tu fus autrefois ; on s’attristera de te voir pousser si vite et laisser loin derrière, les chers souvenirs du temps des biberons.

C’est ainsi que le sort te venge de ceux qui s’acharnent à te rendre sage — comme eux.

C’est probablement ce regret anticipé qui fit que la maman de tout à l’heure, bientôt revenue de l’orgueil de son triomphe, put être vue cherchant avec soin, sous sa fenêtre, parmi les balayures, un petit objet perdu, pleurant presque, à l’exemple de bébé, à la pensée que le vilain chat aurait bien pu en effet le manger.

Et, le vieux biberon disgracié, exhumé avec honneur, devint une précieuse relique.