Contes de la veillée/L’Homme et la Fourmi

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Charpentier (p. 349-358).


L’HOMME ET LA FOURMI[1].

APOLOGUE PRIMITIF.

Quand l’homme arriva sur la terre, les animaux y vivoient depuis des siècles sans nombre, chacun selon ses mœurs, et ne reconnoissoient point de maîtres.

L’année n’avoit alors qu’une saison qui surpassoit en douceur les plus beaux printemps. Toute la terre étoit chargée d’arbres qui prodiguoient quatre fois par an leurs fleurs aux papillons, leurs fruits aux oiseaux du ciel, et sous lesquels s’étendoit un ample et gras pâturage, infini par son étendue, perpétuellement vivace dans sa riche verdure, dont les quadrupèdes, grands et petits, avoient peine à émonder la luxuriante abondance.

Le sol était parfaitement égal et uni, comme s’il eût été poli à la roue du tourneur, parce qu’il n’avoit encore été ni remué par les tremblements de terre, ni bouleversé par les volcans, ni ravagé par les déluges. Il n’y avoit point de ces sites âpres qui font naître de tristes pensées, comme il n’y avoit point de ces besoins dévorants qui développent des passions farouches. Il n’y avoit point de bêtes féroces ni malfaisantes d’aucune espèce. Pour quiconque se seroit trouvé une âme, c’étoit alors plaisir de vivre. Le monde étoit si beau avant que l’homme fût venu !

Quand l’homme arriva sur la terre, nu, inquiet, peureux, mais déjà ambitieux, convoiteur, impatient d’agitation et de puissance, les animaux le regardèrent avec surprise, s’éparpillèrent devant lui, et le laissèrent passer. Il chercha de nuit un lieu solitaire ; les anciennes histoires racontent qu’une femelle lui fut donnée dans son sommeil ; une race entière sortit, de lui, et cette race, jalouse et craintive, tant qu’elle étoit foible, se parqua dans ses domaines et disparut longtemps.

Un jour enfin, l’espace qu’elle occupait ne suffit plus à la nourrir. Elle fit des sorties fugitives autour de ses enceintes pour surprendre l’oiseau dans son nid, le lièvre dans son gîte du soir, le chevreau sous ses buissons, le chevreuil sous ses grands ombrages. Elle les emporta palpitants au fond de son repaire, les égorgea sans pitié, et mangea de la chair et du sang.

Les mères s’en aperçurent d’abord. On entendit pour la première fois dans la forêt un bruit immense de gémissements qui ne pouvoit se comparer à rien, car on ne connoissoit pas les tempêtes.

L’homme étoit doué d’une faculté particulière, ou, pour s’exprimer plus justement, Dieu l’avoit frappé, entre toutes ses autres créatures, d’une infirmité propre à sa malheureuse espèce. Il étoit intelligent. Il pressentit bientôt que les animaux irrités deviendroient dangereux pour lui. Il inventa des pièges pour traquer les imprudents et les maladroits, des amorces pour duper les foibles, des armes pour tuer les forts. Comme il tenoit surtout à se défendre, il s’entoura de palissades et de remparts.

Le nombre de ses enfants s’accroissant de jour en jour, il imagina d’élever leurs demeures au-dessus de la surface des basses terres. Il bâtit des étages sur des étages, il construisit les premières maisons, il fonda la première ville, que les Grecs ont appelée Biblos, par allusion au nom de Biblion, qu’ils donnoient au livre, et il est probable qu’ils firent ainsi pour représenter par un seul mot l’origine de toutes les calamités du monde. Cette ville fut la reine des peuples.

On ne sait rien d’ailleurs de son histoire, si ce n’est qu’elle vit danser les premiers baladins, approvisionner la première boucherie, et dresser le premier échafaud.

Les animaux s’effrayèrent en effet des accroissements de cette espèce ennemie qui avoit inventé la mort ; car, avant elle, la cessation de l’existence ne passoit que pour ce qu’elle est réellement, pour un sommeil plus long et plus doux que l’autre, qui arrivoit à son terme, et que chaque espèce alloit goûter à son tour dans un lieu retiré, au jour marqué par la nature.

Depuis l’avènement de l’homme, c’étoit autre chose. L’agneau manquoit au bêlement d’appel de sa mère, et, quand elle cherchoit à retrouver sa trace aux débris de ses toisons, elle flairait du sang sur les herbes à l’endroit où il avoit cessé de les brouter.

Elle se disoit : l’homme a passé là.

On s’assembla pour remédier aux malheurs qu’amenoit avec lui ce nouvel hôte de la création, destiné par un instinct fatal à en troubler l’harmonie. Et comme les idées les plus indulgentes prévaloient toujours dans le sage conseil de ces peuples innocents, on avisa d’envoyer vers l’homme des ambassadeurs choisis parmi les plus intelligents et les plus graves, l’éléphant, le cheval, le bœuf, le faucon et le chien. On chargea ces notables personnages d’offrir au nouveau venu la domination de la moitié du monde, sous la condition qu’il s’y renfermeroit avec sa famille, et qu’il cesseroit d’épouvanter le reste des êtres vivants de son aspect menaçant et de ses sanglantes excursions.

— Qu’il vive, dit le lion, mais qu’il respecte nos droits et notre liberté, s’il ne veut pas que je fasse sur lui, comme il l’a fait sur nous, l’épreuve de mes ongles et de mes dents ! C’est le meilleur parti qu’il puisse prendre, si j’en crois ma force ; car les lâches avantages qu’il a usurpés jusqu’ici reposent sur des artifices indignes du vrai courage.

Et en même temps le lion apprit à rugir, et battit ses flancs de sa queue.

— Il n’y a point d’avantages que nous ne possédions bien mieux, dit la biche. Il s’est vainement fatigué à poursuivre le plus petit de mes faons, celui dont la tête s’élève à peine au-dessus des plus modestes bruyères, et je l’ai vu tomber, haletant et rebuté, après quelques efforts maladroits.

— Je construirai comme lui, quand il me plaira, dit le castor, des maisons et des citadelles.

— Je lui opposerai une cuirasse qui ne redoute pas ses atteintes, dit le rhinocéros.

— J’enlèverois, s’il m’en prenoit envie, ses nouveau-nés dans les bras de leur mère, dit le vautour.

— Il ne me suivra pas dans les eaux, dit l’hippopotame.

— Ni moi dans les airs, dit le roitelet. Je suis foible et petit, mais je vole.

Les ambassadeurs, assurés des dispositions de leurs commettants, se rendirent à la demeure de l’homme qui les attendoit, et qui s’étoit tenu en mesure de les recevoir.

Il les accueillit avec cette perfidie caressante et fardée qu’on a depuis appelée de la politesse.

Le lendemain, il mit un chaperon au faucon, un mors et une bride au cheval, au bœuf un joug, des ceps à l’éléphant, et il s’occupa de construire sur son dos une tour pour la guerre. C’est ce jour-là que cet exécrable mot fut inventé.

Le chien, qui étoit de son tempérament paresseux, glouton et couard, se coucha aux pieds de l’homme, et lécha indignement la main qui alloit l’enchaîner. L’homme jugea le chien assez méprisable pour le trouver bon à devenir son complice. Mais, comme tout méchant que fût le dernier des animaux créés, il avoit du moins apporté avec lui quelque vague sentiment du bien et du mal, il imprima, au nom de son vil esclave, un sceau éternel d’infamie qui ne s’est effacé dans aucun langage.

Ces conquêtes achevées, il s’enhardit au crime par la facilité de le commettre. Il fit profession de la chasse et de la guerre, inonda du sang des animaux la riante parure des prairies, et n’épargna pas même dans sa rage ses frères et ses enfants. Il avoit travaillé un métal meurtrier qui perçoit et coupoit la chair ; et il lui avoit donné des ailes en le munissant des plumes de l’oiseau. Il ne négligeoit pas, pendant ce temps-là, de s’envelopper de nouvelles forteresses, et les enfants qui sortoient du monstre alloient plus loin construire d’autres villes et porter d’autres ravages.

Et, partout où l’homme arrivoit, la création désolée poussoit des hurlements de douleur.

La matière inorganisée elle-même parut sensible à l’affreuse détresse des créatures. Les éléments se déchaînèrent contre l’homme avec autant de fureur que s’ils avoient pu le connoître. La terre qu’il avoit vue encore si paisible et si magnifique fut incendiée par des feux souterrains, foudroyée par les météores de l’air, et noyée par les eaux du ciel.

Et quand le phénomène avoit disparu, l’homme se retrouvoit debout.

Le petit nombre d’animaux qui s’étoient soustraits à ces désastres, et qui ne faisoient pas partie de ceux que l’ennemi commun avoit soumis, n’hésitèrent pas à se soustraire à son dangereux voisinage par tous les moyens que leur donnoient leur instinct et leur génie. L’aigle, heureux d’avoir vu surgir des rochers inaccessibles, se hâta de placer son aire à leur sommet ; la panthère se réfugia dans des forêts impénétrables ; la gazelle, dans des sables mouvants qui auraient aisément saisi des pieds moins vites et moins légers que les siens ; le chamois, dans les franges bleues des glaciers ; l’hyène, dans les sépultures. La licorne, l’hippogriffe et le dragon firent tant de chemin qu’on ne les a jamais revus depuis. Le bruit commun dans l’Orient est que le griffon s’en alla d’un vol se cacher dans la fameuse montagne de Kaff, qui est la ceinture du monde, et que les navigateurs cherchent encore.

L’homme croyait avoir asservi tout le reste. Il fut content.

Un jour qu’il marchoit en grande pompe dans son orgueil insolent (c’étoit un dieu de ce temps-là), un jour donc, fatigué de carnage et de gloire, il s’assit sur un cône assez grossier que ses ouvriers paroissoient avoir élevé à dessein dans la campagne. La construction en étoit régulière, solide, assez compacte pour résister au marteau, et rien n’y manquoit pour seoir commodément le maître du monde.

— Eh bien ! dit-il, que sont devenus les animaux que mes pères ont rencontrés ? Les uns ont fui ma colère, et je m’en inquiète peu ! Je les retrouverai bien avec mes chiens et mes faucons, avec mes soldats et mes vaisseaux, quand j’aurai besoin de leur duvet pour mes sommiers ou de leur poil pour mes fourrures. Les autres se sont dévoués de bonne grâce au pouvoir de leur maître légitime. Ils ouvrent mes sillons, traînent mes chars, ou servent mes plaisirs. Ils fournissent leurs molles toisons à mes vêtements, leurs plumes diaprées à ma parure, leur sang à ma soif et leur chair à mon appétit. Je n’ai pas trop à me plaindre. Je suis l’homme et je règne. Est-il un seul être animé, sur tout l’espace où je daigne étendre mon empire, qui m’ait refusé son hommage et sa foi ?…

— « Oui, dit une voix grêle, mais aigre et sifflante, qui s’élevoit en face de lui du haut d’un grain de sable ; oui, tyran, tu n’as pas encore dompté la fourmi Termès qui se rit de ton pouvoir, et qui te forcera peut-être demain à t’enfuir de tes cités, et à te livrer nu, comme tu es arrivé, à la mouche de Nubie ! Prends garde, roi des animaux, car tu n’as pensé ni à la mouche, ni à la fourmi !… »

C’étoit une fourmi en effet ; et l’homme s’élançoit pour la tuer, quand elle disparut dans un trou. Longtemps il le cerna de la pointe de son fer ; mais il eut beau soulever le sable à une grande profondeur : la galerie souterraine se prolongeait en s’élargissant, et il s’arrêta d’épouvante et d’horreur en sentant le sol s’ébranler sous ses pieds, tout près de l’entraîner dans un abîme horrible à concevoir, pour y servir de pâture à la famille de la fourmi Termès.

Il appela ses gardes et ses esclaves. L’homme en avoit déjà ; car l’esclavage et l’inégalité sont les premières choses qu’il ait inventées pour son usage. Il fit retourner, il fit labourer, il fit creuser la terre. Il fit renverser à grand’peine tous ces monticules artificiels sur l’un desquels il s’étoit reposé. La bêche et la sape lui découvrirent partout des trous pareils à celui où la fourmi Termès s’étoit précipitée à ses yeux. Il calcula en frémissant de terreur que le nombre de ses sujets rebelles excédoit, dans une proportion infinie, celui des grains de sable du désert, puisqu’il n’y avoit pas un grain de sable qui n’eût son trou, pas un trou qui n’eût sa fourmi, pas une fourmi qui n’eût son peuple. Il se demanda sans doute avec un ressentiment amer pourquoi le vainqueur des éléphants n’avoit point de pouvoir sur le plus vil des insectes de la nature ! Mais il étoit déjà trop avancé en civilisation pour être resté capable d’attacher une solution naturelle à une idée simple.

« Que me veut-elle enfin ? s’écria-t-il, cette fourmi Termès qui abuse de sa bassesse et de son obscurité pour insulter à ma juste domination sur tout ce qui respire ? que m’importe qu’elle murmure dans les retraites où elle se sauve de ma colère, et où je suis peu jaloux de la suivre ? Toutes les fois qu’elle se retrouvera sur mon chemin, je l’écraserai du talon. C’est à moi que le monde appartient. »

L’homme rentra dans son palais. Il s’endormit à la vapeur des parfums et, au chant des femmes.

La femme, c’est autre chose. C’étoit la femelle de l’homme ; une créature ingénue, vive et délicate, irritable et flexible ; un autre animal plein de charmes dans lequel l’esprit créateur avait suppléé à la force par la finesse et par la grâce, et qui caressoit l’homme sans l’aimer, parce qu’elle croyait l’aimer ; une espèce crédule et tendre que Dieu avoit déplacée à dessein de sa destinée naturelle pour éprouver jusqu’au bout son dévouement et sa pureté ; un ange tombé par excès d’amour qui achevoit son expiation dans l’alliance de l’homme, pour subir tout le malheur de sa faute. L’amour d’une femme pour un homme ; Dieu lui-même ne l’aurait pas compris ! Mais il se jouoit, dans les ironies de sa haute sagesse, des déceptions d’un cœur qu’il avoit formé à se laisser surprendre aux apparences de quelque beauté, à la foi de quelques serments, à l’espérance d’un faux bonheur.

La femme n’étoit pas de ce monde matériel ; c’est la première fiction que le ciel ait donnée à la terre.

L’homme parvint donc à se distraire ainsi, entre les molles voluptés et les jeux cruels qui se partageoient sa vie, du regret de n’avoir pas assujetti une fourmi à sa puissance, et il se reprocha même le mouvement passager de douleur qu’il en avoit ressenti, comme une foiblesse indigne de la majesté souveraine.

Pendant ce temps, la fourmi Termès, descendue dans ses chemins couverts, avoit convoqué son peuple entier ; elle continuoit, avec une infatigable persévérance, à ouvrir de loin mille voies convergentes vers la principale ville de l’homme. Elle arriva, suivie d’un monde de fourmis, sous les fondations de ses édifices, et cent mille noires légions, plus pressées que des troupeaux de moutons, s’introduisirent de toutes parts dans les pièces de charpente, ou allèrent fouiller la terre autour de la base des colonnes. Quand les pierres angulaires de tous les bâtiments ne s’appuyèrent plus que sur des plans inclinés d’un terrain mobile et perfide ; quand les poutres et les solives, rongées intérieurement jusqu’à leur épiderme, et vides comme le chalumeau flétri d’une paille sèche, n’offrirent plus qu’une vaine apparence d’écorce, la fourmi Termès se retira subitement avec son armée de mineurs en bon ordre.

Et, le lendemain, tout Biblos tomba sur ses habitants.

Elle poursuivit ensuite son dessein, en dirigeant ses troupes d’impitoyables ouvriers sur tous les points où l’homme avoit bâti ses villes : et, pendant qu’il fuyoit, éperdu, devant son invisible vainqueur, il n’y eut pas une de ses villes qui ne tombât comme Biblos. Après cela, l’empire de l’homme ne fut plus qu’une solitude, où s’élevoient seulement çà et là des constructions de peu d’apparence, qui annonçoient aux yeux la demeure du conquérant définitif de la terre. Ce grand ravageur de cités, cet envahisseur formidable à qui demeuroit, du droit royal de dernière possession, la propriété des immenses pays qu’il avoit parcourus, ce n’étoit ni Bélus, ni Sésostris : c’étoit la fourmi Termès.

Les foibles débris de la famille humaine qui échappèrent à la ruine des villes, aux obsessions opiniâtres de la mouche homicide et aux ardeurs du seymoun, furent trop heureux de se réfugier dans les contrées disgraciées qui ne reçoivent du soleil que des rayons obliques, pâlis par d’incessantes vapeurs, et de relever des villes pauvres, fétides, pétries de fange ou d’ossements calcinés délayés avec du sang, et fières, pour toute gloire, de quelques ignobles monuments qui trahissent partout l’orgueil, l’avarice et la misère.

Dieu ne s’irrite que dans le langage des orateurs et des prophètes auxquels il permet quelquefois d’interpréter sa parole ; il sourit aux erreurs qu’il méprise, aux fureurs mêmes qu’il sait réparer ; car rien de tout ce qui a été n’a cessé d’être qu’en apparence ; et il ne crut pas que la création eût besoin d’un autre vengeur qu’une pauvre fourmi en colère. « Patient, parce qu’il est éternel, » il attendit que la fourmi Termès se fût creusé des routes sous les mers, et qu’elle vînt ouvrir des abîmes sous les cités d’une espèce qu’il ne daigneroit pas haïr, s’il étoit capable de haine ; il la croit assez punie par sa démence et ses passions.

L’homme bâtit encore, et la fourmi Termès marche toujours.

  1. Nous ne croyons pas nous tromper en disant que ce morceau est, dans son originalité, l’un des plus parfaits de la littérature du XIXe siècle. Nodier y parle des animaux aussi bien que La Fontaine, du néant et de l’orgueil aussi bien que Joseph de Maistre. Il est impossible de s’inspirer plus heureusement, d’une part, des poètes antiques, pour rajeunir l’âge d’or ; de l’autre, des poëmes bibliques, pour mettre en action l’inévitable châtiment qui poursuit cette race humaine, coupable, suivant la belle expression de Nodier, d’avoir inventé la mort. Comme dans La Fontaine, l’apologue est ici un poème complet.(Note de l’Éditeur.)