Contes de l’Ille-et-Vilaine/Le Chemin du Paradis

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Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 112-127).


LE CHEMIN DU PARADIS


I

Le père et la mère Conan habitaient la forêt de Rennes où le bonhomme exerçait la profession de bûcheron. Ils avaient sept garçons qui travaillaient avec leur père. Malgré cette nombreuse progéniture les braves gens n’étaient pas heureux ; non pas qu’ils fussent dans la misère, mais parce qu’ils désiraient une fille et que leur vœu ne s’était pas réalisé. Ils n’en dormaient ni jour ni nuit, et ils en perdaient le boire et le manger.

Le bûcheron et sa femme auraient volontiers, je crois, donné leurs sept gars pour une fille, et ils avaient même décidé que si le bon Dieu leur en envoyait une, ils se débarrasseraient de leurs garçons et consacreraient à la fillette tous leurs instants.

Or, la ménagère était sur le point d’avoir un huitième enfant et leur appréhension était extrême.

Un matin, le père appela ses sept fils qui se disposaient à partir pour aller travailler, et leur dit :

« Mes enfants, lorsque vous reviendrez ce soir, si vous trouvez un bâton près de la porte vous entrerez comme de coutume. Si, au contraire, vous trouvez une quenouille, la porte vous sera fermée, parce que le moment sera venu pour vous de quitter le foyer paternel pour aller ailleurs tâcher de gagner votre vie. »

Les pauvres jeunes gens parurent bien surpris de cet ordre de leur père ; mais ils s’y résignèrent sans murmurer.

Tous s’en allèrent au travail et trouvèrent la journée bien longue en attendant le moment qui devait décider de leur sort.


II

Pendant ce temps-là, une fille était née au logis des époux Conan, qui ne se possédaient plus de joie et qui s’étaient empressés de planter une quenouille à leur porte.

Les sept garçons furent donc obligés d’aller coucher ailleurs. Ils choisirent un endroit dans la forêt pour y construire une demeure et se mirent immédiatement à la besogne. Comme ils étaient courageux et travailleurs, ils eurent bientôt élevé, avec des mottes de gazon et de jeunes arbres, une maison pouvant les préserver des attaques des animaux sauvages, et les mettre à l’abri des intempéries des saisons.

Il fut décidé entre eux que le plus jeune des garçons resterait au logis pour préparer les repas pendant que les autres iraient à leur journée.

Les sept frères s’aimaient beaucoup, et s’entendaient à merveille. C’était un vrai plaisir que de les voir, le soir en été, assis sur un banc à la porte de la cabane. Tout en causant de choses et d’autres, tout en riant à qui mieux mieux, ils mangeaient avec un appétit superbe la soupe et les mets plus ou moins bien accommodés par le plus jeune.

Des oiseaux familiers tels que des rouges-gorges et des pinsons venaient, sans crainte, jusqu’à leurs pieds, manger les miettes de pain tombées par terre.


III

Le père Conan sembla rajeunir à la vue de son frais bébé, et se remit à la besogne avec une nouvelle ardeur afin de procurer à la mère et à l’enfant le plus de douceurs possible.

Désirée — c’était le nom donné au poupon si longtemps attendu — devint bientôt une belle fille douce et mignonne quoique très gâtée.

Un jour qu’elle jouait, sur le seuil de la cabane, avec une bague que son père lui avait achetée, une pie, perchée sur un arbre voisin, fondit tout à coup sur l’objet brillant et s’en empara.

Qu’on juge du chagrin de la fillette qui, au lieu d’appeler sa mère, occupée à l’intérieur de la maison, se mit à poursuivre la voleuse et à lui réclamer son jouet en pleurant. La méchante bête se sauvait devant l’enfant, tout doucement, de branche en branche, se plaisant à l’entraîner au loin par des sentiers détournés.

Elles arrivèrent ainsi jusqu’à la demeure des sept frères. L’oiseau alla se percher sur la cheminée de la maison, ouvrit un large bec pour laisser choir la bague dans le foyer, puis s’envola tout-à-fait au milieu des arbres en jetant en l’air de petits cris qui ressemblaient assez à des rires moqueurs.

La petite fille, exténuée de fatigue, s’aperçut seulement qu’elle était loin de chez elle et qu’il lui serait impossible de retrouver son chemin toute seule. D’un autre côté, désirant avoir sa bague elle surmonta sa timidité et entra dans la cabane.

— Tiens, s’écria un petit garçon en l’apercevant, te voilà, Désirée ! tu viens donc voir tes frères ?

— Comment ! mes frères ! — répondit la fillette rassurée par la figure franche et ouverte du petit bûcheron, — je n’en ai pas.

— Détrompe-toi, la petiote, tu en as sept, et je suis le plus jeune.

— Mais alors, pourquoi n’êtes vous pas chez nous ?

— Parce que le papa et la maman Conan ont trouvé la couvée trop nombreuse apparemment et qu’il a fallu déguerpir…

— Alors je suis contente d’être venue ici faire votre connaissance.

— Tu es mignonne tout plein ! dit le petit garçon en embrassant sa sœur qu’il avait reconnue pour l’avoir vue plusieurs fois aux abords de la maison paternelle.

« Assieds-toi, lui dit-il, mange une tartine de miel, et des alizes que je viens de cueillir, puis ensuite tu me diras comment il se fait que tu sois seule en ces lieux.

Désirée raconta l’histoire de la pie qui l’avait volée et de la bague tombée dans les cendres.

Les deux enfants se dirigèrent aussitôt vers le foyer où ils se livrèrent à de minutieuses recherches qui furent couronnées de succès. Les frères aînés arrivèrent un instant après, et firent fête à leur sœur qui, trouvant leur maison plus gaie et plus belle que la sienne, ne pensa plus à s’en aller.

Plusieurs des petits bûcherons étaient très adroits et s’étaient amusés à sculpter des saints, des vierges et des petits objets en bois, de toutes sortes qu’ils donnèrent à Désirée.

Malgré l’insistance de ses frères, la fillette ne voulait pas retourner chez ses parents et n’y consentit qu’après plusieurs jours de supplications. Hélas ! quand elle revint, il était trop tard. Les bonnes gens n’avaient pu survivre à la perte de leur fille qu’ils avaient cru dévorée par les bêtes fauves. Force fut donc aux jeunes bûcherons de ramener leur sœur chez eux et de se charger de son éducation.


IV

Quand Désirée fut assez grande pour faire la cuisine, ses frères lui dirent :

« Tu resteras seule désormais à la maison pour préparer nos repas. Mais écoute bien la recommandation que nous allons te faire : ta vie en dépend. Ne laisse jamais ton feu s’éteindre, ou tu serais obligée d’aller en chercher chez la seule voisine que nous ayons, et comme son mari est un ogre, s’il venait à te rencontrer, il te mangerait.

— Oh ! alors, j’en prendrai bien soin, répondit-elle.

En effet, tout alla pour le mieux pendant les premiers mois. Malheureusement, un jour que Désirée s’était oubliée à donner à manger à ses oiseaux, le feu s’éteignit.

Elle pleura longtemps son étourderie. Cependant, comme l’heure du dîner approchait, il fallut bien aller chercher du feu dans la maison de l’ogre.

Ce ne fut pas sans hésitation et sans crainte qu’elle s’y résigna.

Par bonheur la femme de l’ogre était seule. En voyant la pauvre enfant tout en larmes, elle en eut pitié et s’empressa de lui remettre du feu, en lui disant : « Sauve-toi vite, car j’attends mon mari à l’instant même. »

La fillette traversait la cour de la maison pour s’en retourner, quand elle vit l’ogre qui rentrait. Elle n’eut que le temps de se blottir sous une brouette, qui se trouvait là par hasard, avant d’être aperçue par le mangeur de chair humaine.

Ce dernier passa près d’elle en dilatant les narines et en disant :

« Tiens ! tiens ! Il y a une souris de prise à la maison, car ça sent rudement la chair fraîche. »

Désirée tremblait comme la feuille. Aussitôt qu’elle l’eut vu entrer chez lui, elle se sauva à toutes jambes.

Pendant ce temps-là, l’ogre disait à sa femme : « Il y a quelqu’un ici, car je sens la chair fraîche.

— Tu te trompes, mon ami, c’est un veau qui tourne à la broche et qui répand cet odeur. »

L’ogre, ne pouvant croire qu’il se fut trompé de cette façon, fureta dans tous les coins sans rien découvrir bien entendu.

À partir de ce jour, Désirée surveilla très attentivement son feu.

Plusieurs mois s’écoulèrent encore de la sorte.

Malheureusement, un matin de printemps, pendant que l’enfant était allée cueillir les premières sylvies de la forêt, les tisons de l’âtre se changèrent en cendres, et malgré tout ce que put faire la pauvre fillette pour les rallumer, elle n’y parvint pas.

Hélas ! nouveau chagrin et nouvelles larmes qui ne servirent à rien. Il fallut retourner chez l’ogre.

Cette fois-ci, ce fut lui qui vint ouvrir.

Désirée manqua mourir de frayeur à la vue de cet énorme géant qui ouvrait une bouche démesurée en laissant voir des dents formidables. C’était sa manière à lui de manifester sa joie.

La malheureuse crut que c’était pour l’avaler, et jeta des cris perçants quand elle le vit s’avancer pour la prendre.

La femme de l’ogre intervint fort heureusement et supplia son mari de lui permettre de donner du feu à la petite fille et de la renvoyer. « C’est, lui dit-elle, la sœur de nos bons voisins les bûcherons, qui seraient vraiment désolés de ne plus la revoir. Rends-lui la liberté, je t’en supplie. »

L’ogre se récria d’abord très fort, mais finit cependant par se laisser fléchir parce qu’il venait de faire un copieux repas et que sa femme lui en promettait un pareil pour son souper. Désirée put donc s’en retourner.

Malheureusement, on se familiarise vite avec le danger, et une troisième fois elle laissa son feu s’éteindre.

L’ogre qui se trouvait encore là se montra moins traitable que précédemment. Malgré tout ce que put dire, faire, et promettre sa femme, il ne voulait pas laisser partir Désirée, et n’y consentit qu’à la condition suivante :

— Chaque matin, dit-il, je passerai devant la porte de la maison de tes frères, et tu me donneras ton petit doigt à sucer par le trou au chat.

Trop heureuse de s’en tirer de la sorte l’enfant y consentit.


V

Le lendemain matin, l’ogre s’en alla frapper à la porte des bûcherons qui étaient déjà au travail. Désirée l’entendit et passa la main par l’endroit convenu. Le monstre lui suça le petit doigt jusqu’au sang.

Le surlendemain ce fut de même, ainsi que les jours suivants.

De fraîche et rose qu’elle était, l’infortunée fillette devint promptement maigre comme un hareng.

De plus, ses doigts, sa main, son bras enflèrent, et elle ne put bientôt plus s’en servir.

Ses frères lui demandèrent souvent ce qu’elle avait, mais elle répondit toujours invariablement : « Ce n’est rien. Je me suis coupée en taillant le pain de la soupe ; mais je suis presque guérie. »

Il arriva cependant qu’un matin la pauvre enfant ne put passer sa main par le trou, tellement elle était enflée.

L’ogre fut obligé d’avancer la tête à l’intérieur de la maison pour arriver à ses fins.

Les bûcherons s’alarmèrent de l’état de santé de leur sœur et finirent, à force de questions, par connaître la vérité.

Après s’être bien consultés, ils décidèrent que le lendemain matin, lorsque le monstre viendrait pour sucer le doigt de Désirée, ils se cacheraient, armés de haches, des deux côtés de la porte, et lui abattraient la tête.

En effet, le lendemain, l’ogre arriva comme de coutume, frappa à la porte de la cabane et avança la tête comme il avait fait la veille. Aussitôt les haches s’abattirent et lui coupèrent le cou.

Leur joie fut grande, à ces pauvres enfants, en se voyant pour toujours débarrassés du monstre qui désolait la contrée et faisait frémir d’effroi.


VI

Les bûcherons traînèrent le cadavre de leur ennemi dans un petit jardin qu’ils avaient défriché derrière leur habitation. Ils le coupèrent en plusieurs morceaux et l’enfouirent dans une fosse qu’ils recouvrirent de terre.

Pour se souvenir de l’endroit où ils l’avaient enterré, ils y semèrent une fève.

Qu’on juge de leur surprise lorsqu’ils virent cette plante croître dans l’espace de quelques jours, d’une façon prodigieuse. Elle atteignit promptement la hauteur des arbres les plus élevés et finit par disparaître dans les nuages.

L’aîné des frères voulant connaître son élévation grimpa le long des rameaux qui étaient opposés l’un à l’autre, et formaient pour ainsi dire une échelle, ce qui en facilitait l’ascension.

Il monta toute la journée et arriva enfin à la porte du ciel, où il trouva saint Pierre qui, après lui avoir demandé son nom et divers renseignements auxquels le jeune homme répondit sans hésiter, lui dit :

« Entre dans le Paradis. Ta place y est marquée, car tu as toujours été honnête et bon.

Plusieurs jours s’écoulèrent et ses frères furent très inquiets de ne pas le voir revenir.

Le cadet voulut s’assurer de ce qu’il était devenu, et monta, lui aussi, le long de la fève. Il eut le même sort que son aîné.

Tous montèrent les uns après les autres, et furent admis dans le Paradis.

Quand vint le tour du plus jeune, Désirée se mit à pleurer comme une Madeleine, en s’écriant :

— Oh ! ne me quitte pas, je t’en supplie. Toi aussi, tu ne reviendras plus, j’en sais persuadée, et alors je serai seule ici.

— Rassure-toi, sœur, lui répondit l’enfant, dans quelques heures, tu me reverras.

En effet, lorsque saint Pierre lui ouvrit la porte du Paradis, le petit garçon refusa d’entrer à cause de la promesse qu’il avait faite à sa sœur. Mais quand le saint lui eut assuré que Désirée le rejoindrait, il consentit à pénétrer dans le séjour des bienheureux.

La pauvre fillette l’attendit vainement pendant un long mois, et voyant qu’il ne revenait pas, elle porta un escabeau au pied de la fève afin d’atteindre les premières branches, puis monta, elle aussi, le mieux qu’elle put.

Tout alla bien pendant quelques heures ; bientôt cependant, elle eut le vertige en regardant au-dessous d’elle ; ses forces l’abandonnèrent, elle perdit courage, eut peur et s’empressa de descendre.

Ne voulant pourtant pas rester au milieu des bois, elle recommença le lendemain et ne fut pas plus heureuse, bien qu’elle montât un peu plus haut.

Enfin, après de ferventes prières à tous les saints, et à force de temps et de persévérance, elle arriva à la porte du ciel, où saint Pierre l’attendait.

Il lui ouvrit la porte toute grande.

Elle aperçut aussitôt ses frères, ainsi que son père et sa mère, qui étaient autour d’une table somptueusement servie.

Elle se précipita dans leurs bras, et, après les avoir tous embrassés avec effusion, elle continua avec eux le festin commencé, ce qui lui rendit les forces qu’elle avait perdues dans son voyage.

(Conté par Julie Jamelot,
ravaudeuse, à Rennes).