Contes du jour et de la nuit (éd. Flammarion, 1885)/Le Petit
LE PETIT
Lemonnier était demeuré veuf avec un enfant. Il avait aimé follement sa femme, d’un amour exalté et tendre, sans une défaillance, pendant toute leur vie commune. C’était un bon homme, un brave homme, simple, tout simple, sincère, sans défiance et sans malice.
Étant devenu amoureux d’une voisine qui était pauvre, il la demanda en mariage et l’épousa. Il faisait un commerce de draperie assez prospère, gagnait pas mal d’argent et ne douta pas une seconde qu’il n’eût été accepté pour lui-même par la jeune fille.
Elle le rendit heureux d’ailleurs. Il ne voyait qu’elle au monde, ne pensait qu’à elle, la regardait sans cesse avec des yeux d’adorateur prosterné. Pendant les repas, il commettait mille maladresses pour ne point détourner son regard du visage chéri, versait le vin dans son assiette et l’eau dans la salière, puis se mettait à rire comme un enfant, en répétant :
— Je t’aime trop, vois-tu ; cela me fait faire un tas de bêtises.
Elle souriait, d’un air calme et résigné ; puis détournait les yeux, comme gênée par l’adoration de son mari, et elle tâchait de le faire parler, de causer de n’importe quoi ; mais il lui prenait la main à travers la table, et la gardait dans la sienne en murmurant :
— Ma petite Jeanne, ma chère petite Jeanne !
Elle finissait par s’impatienter et par dire :
— Allons, voyons, sois raisonnable ; mange, et laisse-moi manger.
Il poussait un soupir et cassait une bouchée de pain, qu’il mâchait ensuite avec lenteur.
Pendant cinq ans, ils n’eurent pas d’enfants. Puis tout à coup elle devint enceinte. Ce fut un bonheur délirant. Il ne la quitta point de tout le temps de sa grossesse ; si bien que sa bonne, une vieille bonne qui l’avait élevé et qui parlait haut dans la maison, le mettait parfois dehors et fermait la porte pour le forcer à prendre l’air.
Il s’était lié d’une intime amitié avec un jeune homme qui avait connu sa femme dès son enfance, et qui était sous-chef de bureau à la Préfecture. M. Duretour dînait trois fois par semaine chez M. Lemonnier, apportait des fleurs à madame, et parfois une loge de théâtre ; et, souvent, au dessert, ce bon Lemonnier attendri s’écriait, en se tournant vers sa femme :
— Avec une compagne comme toi et un ami comme lui, on est parfaitement heureux sur la terre.
Elle mourut en couches. Il en faillit mourir aussi. Mais la vue de l’enfant lui donna du courage : un petit être crispé qui geignait.
Il l’aima d’un amour passionné et douloureux, d’un amour malade où restait le souvenir de la mort, mais où survivait quelque chose de son adoration pour la morte. C’était la chair de sa femme, son être continué, comme une quintessence d’elle. Il était, cet enfant, sa vie même tombée en un autre corps ; elle était disparue pour qu’il existât. — Et le père l’embrassait avec fureur. — Mais aussi il l’avait tuée, cet enfant, il avait pris, volé cette existence adorée, il s’en était nourri, il avait bu sa part de vie. — Et M. Lemonnier reposait son fils dans le berceau, et s’asseyait auprès de lui pour le contempler. Il restait là des heures et des heures, le regardant, songeant à mille choses tristes ou douces. Puis, comme le petit dormait, il se penchait sur son visage et pleurait dans ses dentelles.
L’enfant grandit. Le père ne pouvait plus se passer une heure de sa présence ; il rôdait autour de lui, le promenait, l’habillait lui-même, le nettoyait, le faisait manger. Son ami, M. Duretour, semblait aussi chérir ce gamin, et il l’embrassait par grands élans, avec ces frénésies de tendresse qu’ont les parents. Il le faisait sauter dans ses bras, le faisait danser pendant des heures à cheval sur une jambe, et soudain, le renversant sur ses genoux, relevait sa courte jupe et baisait ses cuisses grasses de moutard et ses petits mollets ronds. M. Lemonnier, ravi, murmurait :
— Est-il mignon, est-il mignon !
Et M. Duretour serrait l’enfant dans ses bras en lui chatouillant le cou de sa moustache.
Seule, Céleste, la vieille bonne, ne semblait avoir aucune tendresse pour le petit. Elle se fâchait de ses espiègleries, et semblait exaspérée par les câlineries des deux hommes. Elle s’écriait :
— Peut-on élever un enfant comme ça ! Vous en ferez un joli singe.
Des années encore passèrent, et Jean prit neuf ans. Il savait à peine lire, tant on l’avait gâté, et n’en faisait jamais qu’à sa tête. Il avait des volontés tenaces, des résistances opiniâtres, des colères furieuses. Le père cédait toujours, accordait tout. M. Duretour achetait et apportait sans cesse les joujoux convoités par le petit, et il le nourrissait de gâteaux et de bonbons.
Céleste alors s’emportait, criait :
— C’est une honte, monsieur, une honte. Vous faites le malheur de cet enfant, son malheur, entendez-vous. Mais il faudra bien que cela finisse ; oui, oui, ça finira, je vous le dis, je vous le promets, et pas avant longtemps encore.
M. Lemonnier répondait en souriant :
— Que veux-tu, ma fille ? je l’aime trop, je ne sais pas lui résister ; il faudra bien que tu en prennes ton parti.
Jean était faible, un peu malade. Le médecin constata de l’anémie, ordonna du fer, de la viande rouge et de la soupe grasse.
Or, le petit n’aimait que les gâteaux et refusait toute autre nourriture ; et le père, désespéré, le bourrait de tartes à la crème et d’éclairs au chocolat.
Un soir, comme ils se mettaient à table en tête-à-tête, Céleste apporta la soupière avec une assurance et un air d’autorité qu’elle n’avait point d’ordinaire. Elle la découvrit brusquement, plongea la louche au milieu, et déclara :
— Voilà du bouillon comme je ne vous en ai pas encore fait ; il faudra bien que le petit en mange, cette fois.
M. Lemonnier, épouvanté, baissa la tête. Il vit que cela tournait mal.
Céleste prit son assiette, l’emplit elle-même, la reposa devant lui.
Il goûta aussitôt le potage et prononça :
— En effet, il est excellent.
Alors la bonne s’empara de l’assiette du petit et y versa une pleine cuillerée de soupe. Puis elle recula de deux pas et attendit.
Jean flaira, repoussa l’assiette et fit un « pouah » de dégoût. Céleste, devenue pâle, s’approcha brusquement et, saisissant la cuiller, l’enfonça de force, toute pleine, dans la bouche entr’ouverte de l’enfant.
Il s’étrangla, toussa, éternua, cracha, et, hurlant, empoigna à pleine main son verre qu’il lança contre la bonne. Elle le reçut en plein ventre. Alors, exaspérée, elle prit sous son bras la tête du moutard, et commença à lui entonner coup sur coup des cuillerées de soupe dans le gosier. Il les vomissait à mesure, trépignait, se tordait, suffoquait, battait l’air de ses mains, rouge comme s’il allait mourir étouffé.
Le père demeura d’abord tellement surpris qu’il ne faisait plus un mouvement. Puis, soudain, il s’élança avec une rage de fou furieux, étreignit sa servante à la gorge et la jeta contre le mur. Il balbutiait :
— Dehors !… dehors !… dehors !… brute !
Mais elle, d’une secousse, le repoussa et, dépeignée, le bonnet dans le dos, les yeux ardents, cria :
— Qu’est-ce qui vous prend, à c’t’ heure ? Vous voulez me battre parce que je fais manger de la soupe à c’t’ enfant que vous allez tuer avec vos gâteries !…
Il répétait, tremblant de la tête aux pieds :
— Dehors !… va-t’en… va-t’en, brute !…
Alors, affolée, elle revint sur lui et, l’œil dans l’œil, la voix tremblante :
— Ah !… vous croyez… vous croyez que vous allez me traiter comme ça, moi, moi ?… Ah ! mais non… Et pour qui, pour qui… pour ce morveux qui n’est seulement point à vous… Non… point à vous !… Non… point à vous !… point à vous !… point à vous !… Tout le monde le sait, parbleu ! excepté vous… Demandez à l’épicier, au boucher, au boulanger, à tous, à tous…
Elle bredouillait, étranglée par la colère ; puis, elle se tut, le regardant.
Il ne bougeait plus, livide, les bras ballants. Au bout de quelques secondes, il balbutia d’une voix éteinte, tremblante, où palpitait pourtant une émotion formidable :
— Tu dis ?… tu dis ?… Qu’est-ce que tu dis ?
Elle se taisait, effrayée par son visage. Il fit encore un pas, répétant :
— Tu dis ?… Qu’est-ce que tu dis ?
Alors, elle répondit, d’une voix calmée :
— Je dis ce que je sais, parbleu ! ce que tout le monde sait.
Il leva les deux mains et, se jetant sur elle avec un emportement de bête, essaya de la terrasser. Mais elle était forte, quoique vieille, et agile aussi. Elle lui glissa dans les bras et, courant autour de la table, redevenue soudain furieuse, elle glapissait :
— Regardez-le, regardez-le donc, bête que vous êtes, si ce n’est pas tout le portrait de M. Duretour ; mais regardez son nez et ses yeux, les avez-vous comme ça, les yeux ? et le nez ? et les cheveux ? les avait-elle comme ça aussi, elle ? Je vous dis que tout le monde le sait, tout le monde, excepté vous ! C’est la risée de la ville ! Regardez-le…
Elle passait devant la porte, elle l’ouvrit, et disparut.
Jean, épouvanté, demeurait immobile, en face de son assiette à soupe.
Au bout d’une heure, elle revint, tout doucement, pour voir. Le petit, après avoir dévoré les gâteaux, le compotier de crème et celui des poires au sucre, mangeait maintenant le pot de confitures avec sa cuiller à potage.
Le père était sorti.
Céleste prit l’enfant, l’embrassa et, à pas muets, l’emporta dans sa chambre, puis le coucha. Et elle revint dans la salle à manger, défit la table, rangea tout, très inquiète.
On n’entendait aucun bruit dans la maison, aucun. Elle alla coller son oreille à la porte de son maître. Il ne faisait aucun mouvement. Elle posa son œil au trou de la serrure. Il écrivait, et semblait tranquille.
Alors elle retourna s’asseoir dans sa cuisine pour être prête en toute circonstance, car elle flairait bien quelque chose.
Elle s’endormit sur une chaise, et ne se réveilla qu’au jour.
Elle fit le ménage, comme elle avait coutume, chaque matin ; elle balaya, elle épousseta, et, vers huit heures, prépara le café de M. Lemonnier.
Mais elle n’osait point le porter à son maître ne sachant trop comment elle allait être reçue ; et elle attendit qu’il sonnât. Il ne sonna point. Neuf heures, puis dix heures passèrent.
Céleste, effarée, prépara son plateau et se mit en route, le cœur battant. Devant la porte elle s’arrêta, écouta. Rien ne remuait. Elle frappa ; on ne répondit pas. Alors, rassemblant tout son courage, elle ouvrit, entra, puis, poussant un cri terrible, laissa choir le déjeuner qu’elle tenait aux mains.
M. Lemonnier pendait au beau milieu de sa chambre, accroché par le cou à l’anneau du plafond. Il avait la langue tirée affreusement. La savate droite gisait, tombée à terre. La gauche était restée au pied. Une chaise renversée avait roulé jusqu’au lit.
Céleste, éperdue, s’enfuit en hurlant. Tous les voisins accoururent. Le médecin constata que la mort remontait à minuit.
Une lettre adressée à M. Duretour fut trouvée sur la table du suicidé. Elle ne contenait que cette ligne :
« Je vous laisse et je vous confie le petit. »