Contes et récits du XIXe siècle/Souvenirs d’enfance

La bibliothèque libre.
Contes et récits du XIXe siècle (2e édition), Texte établi par Armand Weil et Émile MosellyLarousse (p. 12-14).

Souvenirs d’enfance

Lamartine eut une enfance heureuse à Milly, petit village près de Mâcon. Il se rappelle avec émotion les soirées de la maison familiale.

Il est nuit. Les portes de la petite maison de Milly sont fermées. Un chien ami jette de temps en temps un aboiement dans la cour. La pluie d’automne tinte contre les vitres de deux fenêtres basses, et le vent, soufflant par rafales, produit, en se brisant contre les branches de deux ou trois platanes et en pénétrant dans les interstices des volets, ces sifflements intermittents et mélancoliques que l’on entend seulement au bord des grands bois de sapins quand on s’asseoit à leurs pieds pour les écouter. La chambre où je me revois aussi est grande, mais presque nue. Au fond est une alcôve profonde avec un lit. Les rideaux du lit sont de serge blanche à carreaux bleus. C’est le lit de ma mère ; il y a deux berceaux sur des chaises de bois au pied du lit ; l’un est grand, l’autre petit. Ce sont les berceaux de mes plus jeunes sœurs qui dorment déjà depuis longtemps, Un grand feu de ceps de vigne brûle au fond d’une cheminée de pierres blanches. De grosses poutres noircies par la fumée, ainsi que les planches qu’elles portent, forment le plafond. Sous les pieds, ni parquet, ni tapis de simples carreaux de brique non vernissés… Aucune tenture, aucun papier peint sur les murs de la chambre rien que le plâtre éraillé à plusieurs places, et laissant voir la pierre nue du mur, comme on voit les membres et les os à travers un vêtement déchiré. Dans un angle, un petit clavecin ouvert, avec des cahiers de musique du Devin de village de Jean-Jacques Rousseau, épars sur l’instrument plus près du feu, au milieu de la chambre, une petite table à jeu avec un tapis vert tout tigré de taches d’encre et de trous dans l’étoffe ; sur la table, deux chandelles de suif qui brûlent dans deux chandeliers de cuivre argenté, et qui jettent un peu de lueur et de grandes ombres agitées par l’air sur les murs blanchis de l’appartement.

En face de la cheminée, le coude appuyé sur la table, un homme assis tient un livre à la main. Sa taille est élevée, ses membres robustes. Il a encore toute la vigueur de la jeunesse. Son front est ouvert, son œil bleu ; son sourire ferme et gracieux laisse voir des dents éclatantes. Quelques restes de son costume, sa coiffure surtout et une certaine roideur militaire de l’attitude, attestent l’officier retiré[1]. Si l’on en doutait, on n’aurait qu’à regarder son sabre, ses pistolets d’ordonnance, son casque et les plaques dorées des brides de son cheval, qui brillent suspendus par un clou à la muraille, au fond d’un petit cabinet ouvert sur la chambre. Cet homme, c’est notre père.

Sur un canapé de paille tressée est assise, dans l’angle que forment la cheminée et le mur de l’alcôve, une femme qui paraît encore très jeune, bien qu’elle touche déjà à trente-cinq ans. Sa taille, élevée aussi, a toute la souplesse et toute l’élégance de celle d’une jeune fille. Ses traits sont si délicats, ses yeux noirs ont un regard si candide et si pénétrant ; sa peau transparente laisse tellement apercevoir sous son tissu un peu pâle le bleu des veines et la mobile rougeur de ses moindres émotions ; ses cheveux très noirs, mais très fins, tombent avec tant d’ondoiements et des courbes si soyeuses le long de ses joues, jusque sur ses épaules, qu’il est impossible de dire si elle a dix-huit ou trente ans. Personne ne voudrait effacer de son âge une de ses années, qui ne servent qu’à mûrir sa physionomie et à accomplir sa beauté.

Cette beauté, bien qu’elle soit pure dans chaque trait si on les contemple en détail, est visible surtout dans l’ensemble par l’harmonie, par la grâce, et surtout par ce rayonnement de tendresse intérieure, véritable beauté de l’âme qui illumine le corps par dedans, lumière dont le plus beau visage n’est que la manifestation en dehors. Cette jeune femme, à demi renversée sur des coussins, tient une petite fille endormie, la tête sur une de ses épaules. L’enfant roule encore dans ses doigts une des longues tresses noires des cheveux de sa mère, avec lesquelles elle jouait tout. à l’heure avant de s’endormir. Une autre petite fille, plus âgée, est assise sur un tabouret au pie du : canapé ; elle repose sa tête blonde sur les genoux de sa mère. Cette jeune femme, c’est ma mère ; ces deux enfants sont mes deux plus grandes sœurs. Deux autres sont dans les deux berceaux.

Mon père, je l’ai dit, tient un livre dans la main. Il lit à haute voix. J’entends encore d’ici le son mâle, plein, nerveux et cependant flexible de cette voix qui roule en larges et sonores périodes, quelquefois interrompues par les coups du vent contre les fenêtres. Ma mère, la tête un peu penchée, écoute en rêvant. Moi, le visage tourné vers mon père et le bras appuyé sur un de ses genoux, je bois chaque parole, je devance chaque récit ; je dévore le livre dont les pages se déroulent trop lentement au gré de mon impatiente imagination…[2]

J’ai gardé précieusement les deux volumes je les ai sauvés de toutes les vicissitudes que les changements de résidence, les morts, les successions, les partages, apportent dans les bibliothèques de famille. De temps en temps, à Milly, dans la même chambre, quand j’y reviens seul, je les rouvre pieusement ; je relis quelques-unes de ces mêmes strophes à demi-voix, en essayant de me feindre à moi-même la voix de mon père, et en m’imaginant que ma mère est là encore avec mes sœurs, qui écoute et qui ferme les yeux. Je retrouve la même émotion dans les vers du Tasse, les mêmes bruits du vent dans les arbres, les mêmes pétillements des ceps dans le foyer mais la voix de mon père n’y est plus, mais ma mère a laissé le canapé vide, mais les deux berceaux se sont changés en deux tombeaux qui verdissent sur des collines étrangères ! Et tout cela finit toujours pour moi par quelques larmes dont je mouille le livre en le refermant.

Lamartine, Les Confidences (Hachette, édit.). 
  1. L’officier retiré : le père de Lamartine, capitaine dans un régiment de cavalerie, avait été, pendant la Révolution, un des défenseurs de Louis XVI. Emprisonné, puis remis en liberté, avec sa famille, dans son petit domaine de Milly.
  2. Il s’agit de la Jérusalem délivrée, poème italien du Tasse, traduit par Lebrun, en deux volumes. Le sujet en est la délivrance du Saint-Sépulcre pur Godefroy de Bouillon, qui dirigea la première croisade, et conquit à grand’peine Jérusalem sur les païens. Lamartine gardera toujours en goût de la lecture qui éventera, son intelligence, formera son âme, et contribuera à faire de lui un grand poète.