Corneille (Gustave Lanson)/07

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 119-144).

CHAPITRE VII

L’ACTION ET L’INTRIGUE

De Corneille date une transformation profonde de l’idée de l’action dramatique : jusqu’à lui, on entendait par là l’imitation vivante, le jeu figuré qui fait assister le public aux événements dont le livre ne peut offrir que la narration. L’action consistait donc dans l’emploi des moyens scéniques : Corneille appliqua le mot à une certaine qualité des choses mises en scène ; et, du travail mimique des acteurs, il le transporta au travail moral des personnages. C’est de lui que nous tenons la notion si fortement enracinée en nos esprits que l’action du personnage dramatique consiste à préparer ou exécuter quelque chose. Avant Corneille on pouvait le montrer dans une extrême misère, oppressé d’angoisses cruelles : toute « passion » déployée en scène était action ; il y avait action dès qu’on voyait la vie. Maintenant il faudra quelque chose de plus : il faudra que le héros, en quelque état qu’il soit, ne soit pas simplement passif, producteur de joie ou de douleur : il faudra qu’il soit actif, qu’il marche à un but, consulte, résolve, achève.

C’est une révolution dans l’art, et toute la structure, tout le mécanisme de la tragédie en sont modifiés. D’abord si l’intérêt n’est plus de voir un fait s’étaler en ses aspects pathétiques, mais consiste à suivre la génération d’un fait qui se prépare, se forme, se produit par des ressorts bien agencés, qui tour à tour s’approche ou s’éloigne jusqu’à ce qu’enfin il se fixe sous nos yeux, le rôle du personnage principal, où l’intérêt se concentre, va être renversé. Comme jadis le maximum de souffrance, maintenant le maximum d’activité va lui être attribué. Il était le centre des douleurs, il va être la source d’énergie. Si la constitution du genre exige qu’il nous émeuve par son péril et sa misère, il fera lui-même sa misère ou son péril. De patient, comme était encore surtout Sophonisbe chez Mairet, il devient agent de sa destinée. Il s’empare de l’action dès que la pièce s’ouvre, et la conduit jusqu’au dénouement par la force qu’il exerce. Ainsi le Cid, Horace, Auguste, Polyeucte sont les ouvriers de la besogne scénique.

Par une conséquence naturelle, la connaissance des moyens du fait prend la place qu’occupait dans l’ancienne tragédie l’impression de la qualité du fait. Et tout ce qui ne servait qu’à l’émotion va disparaître ou se transformer pour servir à la production des effets, à la notation des causes. Ainsi les ombres, les Furies, qui venaient dès le début imprégner d’horreur les âmes des spectateurs par une représentation anticipée de l’événement funeste, disparaîtront : les songes, qui tendaient au même effet, resteront comme un ornement traditionnel, qui souvent sera un hors-d’œuvre ; les accessoires attendrissants ou terrifiants, chaînes, grilles, prisons, seront éliminés. Le monologue prendra un autre caractère : de couplet lyrique, expression des troubles violents de l’âme, il va devenir instrument d’analyse, mesure de la force intérieure ; il va devenir, de plainte ou hymne qu’il était, examen de conscience, balance de motifs, délibération. Les narrations, tableaux imaginaires des faits pathétiques qu’on ne peut mettre sur la scène, vont être réduites et utilisées selon l’objet de la tragédie nouvelle. Elles seront destinées à produire des états de conscience chez les acteurs qui les écoutent, de façon à devenir causes des résolutions, donc principes d’action : on remarquera que les grandes narrations de Corneille se font au cours de la pièce, quand il y a de l’action encore à produire, et non au dénouement, pour exposer simplement l’action faite.

Les personnages souffrants, qui ne prennent dans l’action qu’une part de sympathie ou de condoléance, seront éliminés. À vrai dire, il en est resté quelques-uns dans les premières pièces de Corneille, l’infante du Cid, Sabine d’Horace : mais ils sont dans la tragédie cornélienne comme des rudiments d’organes, atrophiés et inutiles, témoins survivants d’un âge antérieur de l’espèce. Ils ne reprennent vie que quand la psychologie, à défaut de l’intrigue, les utilise : l’infante, pas du tout ; Sabine, un peu, au début de l’action, comme interprète touchante des affections de famille. Mais Corneille se débarrassera vite de ces êtres passifs : dès Cinna, il ne reçoit plus dans ses pièces que des agents efficaces, de bons travailleurs, capables de s’employer à trouver le dénouement sans perdre une minute en effusions ou en rêveries, en museries lyriques.

Il ne me paraît pas qu’il y ait entre Corneille et Racine l’opposition qu’on établit en examinant le rapport des caractères à l’action. Le principe est le même chez les deux poètes, et c’est précisément Corneille qui a eu le mérite de créer le patron de la tragédie psychologique, où l’action consiste dans le développement des caractères. Il a le premier nettement et décidément posé en règle que le ressort de l’action devait être non extérieur, mais intérieur : c’est-à-dire qu’excluant le hasard, les coïncidences ou la fatalité, il a transporté aux caractères la puissance de produire les révolutions qui aboutissent au dénouement. Il assemble dans son premier acte toutes les données, il définit tous les intérêts, il présente tous les personnages, pour que de la combinaison et de l’antagonisme des volontés naissent les situations tragiques, qui s’enchaîneront et s’attireront de scène en scène jusqu’à la fin.

Il est aisé de voir que, dans le Cid, la double situation initiale étant posée, c’est-à-dire le Cid et Chimène étant amants, don Diègue et don Gormas étant rivaux, le caractère de don Germas amène l’insulte, celui de don Diègue et celui de don Rodrigue nécessitent la vengeance, et celui de Chimène détermine la demande de justice. Dans le caractère de Rodrigue est la raison de l’inutilité des efforts de Chimène, et dans le caractère même de Chimène la raison de l’impossibilité où elle est de se refuser indéfiniment à cesser sa poursuite. Les situations n’obligent les personnages à agir comme ils font que parce qu’ils ont les caractères qu’ils ont ; et ces situations qui fournissent la matière, non la forme de leur action, sont elles-mêmes le produit de leurs caractères travaillant sur une situation antérieure. L’intrigue ne subsiste comme elle est que par la qualité interne des personnages. Du moment qu’une des âmes s’est émue à produire l’acte qui lui est propre, toutes les autres successivement sont entrées en jeu. Le choix du roi a été la chiquenaude qui a donné le mouvement à ce petit monde.

Dans Polyeucte, les données sur lesquelles se fait le jeu psychologique sont rassemblées au premier acte, les personnages par qui il se fait sont présentés. Et la pièce va à son but par le concours et le conflit des forces qui émanent des quatre personnages, Polyeucte, Pauline, Félix, Sévère : le travail scénique est produit par un engrenage de sentiments dont l’origine est dans des caractères antérieurs aux événements et indépendants des événements. Il suffît de poser Polyeucte chrétien, Sévère de retour : par la vertu des quatre caractères, tout suit.

Je ne dis pas que Corneille ait toujours réussi à faire marcher toutes ses tragédies par la seule force des ressorts que les âmes des personnages contenaient. Mais est-il étonnant qu’ayant inventé cette forme de mécanique théâtrale, il ne l’ait pas amenée d’abord à sa perfection et l’ait parfois maniée avec maladresse ? Il faut regarder son principe, et non les erreurs qui l’en écartent. Or il n’y a pas à douter, si l’on étudie ses théories, ou si l’on démonte les plus fortes parties de ses chefs-d’œuvre, que ce n’en soit là le principe.

Il n’importe après cela que Félix paraisse se convertir plutôt par une contrainte de la situation que par une illumination de la grâce, ou que la lettre de Quintus Aristius dans Sertorius vienne trop à point pour n’être pas un artifice d’auteur embarrassé de son dénouement. Il n’importe que la mort de Ptolomée dans Pompée, ou celle du roi des Huns dans Attila soient des accidents imprévus et soudains qui n’étaient pas contenus dans les données.

De pareils coups du destin, ces brusques apparitions de la Providence, ou du poète, dans le cours de l’intrigue sont après tout rares dans Corneille, et contraires à sa doctrine déclarée. Mais il peut se faire que des caractères exigent pour se mouvoir un certain changement des conditions extérieures. Il faut un choc du dehors pour motiver certaines modifications internes : dans ces cas, si un fait extérieur se produit, ce n’est pas artifice, ce n’est pas miracle, c’est pression du milieu, des circonstances. Cela aussi est vrai, est réel. Ainsi Phèdre, selon la pensée de Racine, dépend des événements ; il faut, pour qu’elle déclare son amour, que Thésée soit mort ou qu’elle le croie ; il faut, pour qu’elle laisse calomnier Hippolyte, que le retour imprévu de Thésée l’affole. De même il faut pour désarmer Chimène que Rodrigue ait une occasion de manifester son héroïsme : la venue des Maures satisfait à une nécessité psychologique tout comme le bruit de la mort et le retour de Thésée.

Il arrive que le principe posé par Corneille se retourne contre lui : s’étant fait une loi de présenter dès le premier acte tous les personnages qui devront concourir à l’action, s’étant retiré le droit de faire agir à un moment donné quelque personnage non prévu, il se trouve contraint d’imposer à un ou deux personnages secondaires toute l’action dont le héros et les héroïnes ne sauraient se charger, et ainsi de régler leurs sentiments sur leur emploi. Ce sont des utilités, à qui le rôle à remplir impose des états de conscience. Tel est Maxime : plus honnête homme que Cinna dans la délibération du second acte, jaloux et traître au troisième acte, repentant au cinquième, il offre un caractère incohérent ; c’est qu’il n’existe que par rapport à Cinna et à Emilie ; il a fonction de dire et de faire ce qu’il faut qui soit dit et fait pour les amener à l’action qui les révèle. De tels acteurs secondaires ont donc bien des caractères subordonnés aux situations, mais à des situations que leur imposent les caractères principaux. Il y a là une convention, dans les parties accessoires de l’œuvre, qui ne change pas le caractère de l’ensemble.

Le reproche qu’on pourrait faire à Corneille, ce serait, tout au contraire de ce qu’on dit, d’avoir trop exclusivement tiré l’action des caractères : à tel point que sa tragédie a parfois quelque chose de factice, l’air d’un jeu concerté, d’une partie liée et soumise à des conventions préalables. Les personnages ne comptent pas assez avec le hasard et les circonstances, ou avec leur propre cœur. Ils sont trop sûrs d’eux ; ils parent et ripostent avec une précision déconcertante. C’est de l’escrime, ce n’est plus de la vie. Rien n’intervient qui dérange leur action ; et le miracle précisément, à moins d’une règle du jeu, c’est que rien n’intervienne. Quand je vois Arsinoé suborner deux spadassins pour faire croire à Nicomède qu’ils ont mission d’elle de l’assassiner, et pour accuser ensuite Nicomède de les avoir subornés afin de faire croire à Prusias qu’Arsinoé les avait chargés d’assassiner Nicomède, quand je vois ces ressorts jouer à point nommé pour embarrasser Prusias et brouiller le père avec le fils, quoiqu’il n’y ait rien là qui ne soit prévu, qui ne soit le développement exact des données fournies par la volonté des personnages, je me dis que tout cela est trop compliqué, trop bien agencé pour être réel ; que c’est là de la mécanique, et non de la psychologie.

Ce que M. Brunetière appelle le machiavélisme de Corneille, consiste surtout en cela. Les personnages raffinent leurs motifs et compliquent leurs plans avec une subtilité invraisemblable. Ils ont l’air de joueurs d’échecs, et non pas d’hommes qui ont à compter non seulement avec des hommes, mais avec la multiple et mystérieuse force des choses. Les personnages cornéliens lisent trop aisément dans le jeu de l’adversaire et sont trop experts à se damer le pion les uns aux autres. Dans Félix, c’est exquis de naturel et de vérité : mais dans Rodogune, ou dans Sertorius, ou dans Attila, il y a certainement de l’excès.

La raison de cette disposition de l’intrigue doit le chercher toujours dans le parti pris psychologique de Corneille. Il peint des volontés. Ses personnages sont pleinement conscients, ils combinent leur action, la choisissent avec connaissance. Ils ne sont pas emportés, traînés : ils se déterminent, ils vont d’eux-mêmes. Les données du sujet leur ouvrent une sphère d’action, et en même temps la limitent : ils s’y meuvent par leur libre arbitre, agissant et réagissant entre eux, et composant un système fermé de forces qui trouvent enfin leur arrêt dans le dénouement. C’est ce jeu des caractères que Corneille cherche dans l’intrigue.

Même c’est la nécessité ou tout au moins l’utilité morale qui introduit parfois dans les pièces des personnages et des scènes dont l’intrigue pourrait à la rigueur se passer. Aurait-on besoin d’un monologue de don Diègue après qu’il a été désarmé, et avant qu’il demande à son fils de se venger ? Assurément non ; sans ce monologue, on imaginerait sans peine le cours des pensées du vieillard, et tout arriverait aussi bien. Qu’est-il donc ? moins une pièce de l’action qu’une pièce du caractère : Corneille nous arrête à regarder ce vieillard, à mesurer la hauteur de son âme, la profondeur de sa souffrance. Il ne lui suffit pas que nous comprenions qu’il doit s’adresser à Rodrigue, il faut que nous connaissions en quel état il va s’y adresser. L’action ne sera ainsi que le prolongement de l’état intérieur, et apparaîtra mieux en sa valeur d’effet psychologique. On saisit ici toute la distance qui sépare l’intrigue tragique de Corneille de l’intrigue mélodramatique : elle ne vaut pour lui que par la psychologie qu’elle manifeste.

À quoi sert Livie dans Cinna ? Livie, dit Voltaire, « se mêle des intérêts de la pièce sans y être nécessaire », et les comédiens ont eu raison de retrancher son rôle. Mais Corneille ne raisonne pas ainsi : Livie est humainement comme historiquement nécessaire. Il faut nous prévenir qu’Auguste ne donne pas un pardon politique : cela est nécessaire pour que nous ayons une juste idée de son caractère. Il faut donc qu’il ait examiné, et rejeté le parti de la clémence politique : d’où la nécessité de son entretien avec Livie. Cela révèle une tragédie organisée non pour l’intrigue, mais pour les âmes.

Si l’unité de l’action, malgré les règles sévères du temps, manque parfois aux pièces de Corneille, alors cette unité est rétablie par les caractères. L’intérêt se déplace du premier au second acte de Cinna, et passe des conspirateurs à Auguste : c’est par une exigence de l’étude morale ; il faut montrer d’abord le tyran qui doit se transformer en généreux empereur. Horace semble constitué par trois actions successives, un combat, un meurtre, un jugement : les caractères du jeune Horace et de Camille resserreront cette matière disjointe, et fourniront une liaison morale. Horace vainqueur, il faut que Camille entre en action ; cette victoire l’y force, et elle force son frère au meurtre, dont il ne saurait ni être puni ni se repentir. Voilà toute la tragédie unifiée par ces deux âmes.

Cependant on prétend que Corneille aime l’action, l’action pour elle-même, abstraction faite des caractères qui s’y expliquent. On dit qu’il tend au mélodrame, qu’il a créé le mélodrame.

On en donnera pour exemple le premier acte de Don Sanche, si romantique, les tragédies de Rodogune et d’Héraclius, si intriguées, et qui visiblement sont construites pour une ou deux situations de grand effet. Ces combats de la naissance et du mérite, dans Don Sanche, qui ne sont pas mis en discours, mais en action, plus qu’en action, en spectacle, ces disputes de seigneurs pour un siège, ces titres entassés en noms sonores sur la tête du soldat de fortune par une reine amoureuse, tout cela saisit l’imagination comme des scènes de Ruy Blas ou d’Hernani ; et ce don Sanche, qui fait sonner si fièrement sa roture, qui brave les grands et a l’amour de deux reines, ce beau cavalier campé en posture d’aventurier héroïque, la main sur la garde de l’épée, il semble bien que sa vraie patrie soit le « boulevard » d’il y a quarante ans, et son vrai nom Mélingue.

Dans Rodogune, les quatre premiers actes ne sont que des préparations pour arriver au terrible cinquième : une coupe de poison est là, préparée pour le héros. Mais qui l’a préparée ? Sa mère, ou sa femme. Il faut que ce soit l’une des deux, et il a autant de raisons de soupçonner l’une que l’autre.

Dans Héraclius, il s’agit d’arriver à poser ceci : un tyran a un fils et un ennemi ; il aime le fils et veut tuer son ennemi ; mais des deux jeunes gens qui s’offrent à son affection ou à sa haine, il ne sait lequel est son fils, lequel est son ennemi. Quoi qu’il fasse, il risque d’embrasser son assassin ou d’assassiner son enfant. Rien ne lui peut éclaircir ce doute.

De telles situations sont tout à fait en dehors du caractère de la tragédie classique ; elles ne fournissent de matière à aucune analyse psychologique. Elles sont purement pathétiques, faites pour serrer le cœur et donner de l’angoisse, dans l’attente fiévreuse de l’incident qui démêlera tout. Corneille donc devance ici le mélodrame du xixe siècle, à moins qu’il ne retourne à la tragédie du xvie.

Mais d’abord, est-ce par trois pièces qu’on peut juger de tout un théâtre ? Et cherchera-t-on plutôt Corneille dans Don Sanche, Héraclius ou Rodogune, que dans le Cid, Polyeucte et Cinna ? Si l’on pensait que ces tragédies, qui ont suivi les chefs-d’œuvre, nous marquent de quel côté le tempérament de Corneille l’incline, sur quelle pente il s’abandonne, on se tromperait : car dès Nicomède, il a repris sa voie ; et toutes les pièces des quinze dernières années, après sa rentrée, procéderont de Nicomède, aucune du premier acte de Don Sanche, du cinquième de Rodogune ou du quatrième d’Héraclius. Toutes seront des études de psychologie et de politique. Loin de représenter l’originalité de Corneille, ces sujets — accidentels dans son œuvre — sont des survivances du théâtre antérieur, relèvent de la tragédie pathétique et de la tragi-comédie romanesque auxquelles le Cid avait porté le coup de grâce.

Mais la marque de Corneille, dans ces sujets, c’est d’avoir fait effort pour les réduire au drame psychologique. M. Brunetière l’a justement remarqué : jamais la psychologie de Corneille n’a été plus fine, plus nuancée que dans les quatre premiers actes de Rodogune, en attendant le coup de tonnerre du cinquième acte, il nous a intéressé aux délicatesses des sentiments des deux frères, si pareils et pourtant si distincts. Il a essayé de préparer l’incertitude finale par des causes morales, par le duel et les caractères des deux femmes : il a pris le moins qu’il a pu d’incidents extérieurs et de signes matériels. Pour Héraclius, la pièce est un tissu d’intrigues où les vues de Léontine et les combinaisons d’Exupère produisent tout : qui aime la politique en peut trouver là, aussi subtile et byzantine qu’on peut la souhaiter. Et ce Phocas, dans le tableau des caractères cornéliens, représente, comme je l’ai dit, la misère d’une volonté sans motifs, qui aspire à l’action et ne voit pas de possibilité d’agir.

Enfin est-ce la peine de parler de Don Sanche ? quand le romantisme du premier acte aura séduit le lecteur, quand il admirera le grand Corneille d’avoir fait un drame de cape et d’épée, qu’il lise la suite : il verra bien vite qu’il n’y a plus rien dans les derniers actes que de la psychologie, un développement souvent subtil et curieux, toujours moral et intérieur, et tout en discours, des données du premier acte. Ce romantisme de Don Sanche, ce n’est qu’une exposition brillante, à l’espagnole : ce n’est pas la pièce, qui est aussi sévèrement classique que Cinna.

Il suffit de définir exactement ce qu’on entend par mélodrame pour comprendre que Corneille n’y tend pas du tout. Le mélodrame est une tragédie dont le but unique est d’agiter la sensibilité du spectateur en excitant sa curiosité. Les faits doivent surprendre par leur enchaînement imprévu, émouvoir par leur valeur pathétique. Ce qu’on appelle caractères et sentiments, ne sont que des silhouettes ou des attitudes capables d’« impressionner » par l’intensité de la bonté, vaillance ou scélératesse qu’elles expriment. Or la tragédie de Corneille est tout juste le contraire de cela. Il n’a souci que de prendre l’exacte mesure des âmes, d’en dégager la qualité essentielle, et d’assortir par une proportion rigoureuse les causes internes aux effets sensibles. Son progrès le conduit à vider presque la tragédie d’émotion, pour n’y laisser que l’étude des caractères. La différence entre les chefs-d’œuvre et les pièces de la décadence est précisément en ce que le cœur s’intéresse au Cid ou à Polyeucte, tandis que l’esprit seul peut goûter quelque satisfaction dans Othon ou Agésilas, dans Pulchérie ou Suréna.

Une chose serait incompréhensible si Corneille avait été entraîné vers le mélodrame, c’est qu’il eût repris Aristote d’avoir préféré les sujets à reconnaissances, et que, pour sa part, il les eût entièrement exclus. Pas une fois il n’a fait reposer l’intérêt de son drame sur la révélation pathétique de l’identité d’un personnage. Dans Don Sanche, la naissance royale du héros fait un dénouement postiche, où Corneille satisfait au préjugé de son temps : tout le sujet se déroule comme si en effet Sanche était fils d’un pêcheur. Dans Rodogune, l’incertitude sur l’ordre de la naissance des deux frères n’est qu’un moyen dont l’ambition de Cléopâtre se sert : la pièce finira sans que ce doute soit résolu ; et à vrai dire on n’en a pas souci. Reste donc Héraclius, où tout repose en effet sur l’ignorance de Phocas et de Martian : mais c’est cette ignorance qui est le sujet, et non la reconnaissance, dont Corneille ne songera pas à tirer parti.

Or les reconnaissances sont un des signes indiscutables du mélodrame. Dès que la tragédie fera prédominer l’art d’émouvoir les sensibilités sur l’art de peindre les caractères, après Racine, elle ira immédiatement aux sujets à reconnaissance : la Pénélope de l’abbé Genest, le Téléphonte de La Chapelle, tout La Grange-Chancel et tout Crébillon le montrent. On peut mesurer par l’aversion de Corneille pour les reconnaissances quelle distance sépare sa tragédie du mélodrame.

On ne saurait contester que l’intrigue dans la tragédie de Corneille ne soit plus compliquée, l’action plus drue que dans la tragédie de Racine, à laquelle on a l’habitude de demander toujours une mesure pour juger l’autre. Mais encore faut-il se demander ce que signifie cette différence, et d’où elle résulte.

Les théoriciens modernes de la tragédie y distinguaient deux catégories : l’une que l’on appelait simple, et l’autre à laquelle on réservait le nom de composée. Simple est le sujet où un seul fil d’action se déroule jusqu’au dénouement : la pièce est composée, quand elle présente, comme dit d’Aubignac, une histoire à deux fils. Le sujet simple est celui où tout se règle par le sort d’un seul personnage ; dans le sujet composé, il faut deux règlements distincts pour deux intérêts qui, tout en se liant, demeurent indépendants. Par exemple, si l’amour, comme il arrive si souvent, fournit l’intrigue, dans la tragédie simple, tout sera fini quand on saura si le héros épouse ou meurt ; dans la tragédie composée, il y aura deux mariages à décider ou empêcher.

En ce sens (qui n’est pas le sens de l’antiquité) presque toutes les tragédies de Racine sont simples : un homme aimé de deux femmes, une femme aimée de deux hommes ; tout est fini quand un des rivaux a détruit l’autre, ou que le personnage unique dont on se dispute l’amour a pris son parti ou subi sa destinée. Andromaque est au contraire une tragédie composée. Pyrrhus est placé entre Hermione et Andromaque ; mais à côté d’Hermione, il y Oreste ; derrière Andromaque, Astyanax. Pyrrhus tué, il y a deux intérêts à régler, celui d’Andromaque et celui d’Oreste. Avant ce meurtre, il y avait deux questions posées : à qui Andromaque serait-elle, à Hector toujours, ou à Pyrrhus pour son fils ? à qui Hermione serait-elle, à Pyrrhus ou à Oreste ? La tragédie implexe est faite, comme on voit, du rapport des deux tragédies simples.

Or Corneille a certainement aimé les histoires à deux fils. On le voit par sa Bérénice. Tandis que Racine prend une femme entre deux amants, Corneille assemble deux couples d’amants, Tite et Bérénice, Domitien et Domitie. Il a même construit un modèle d’intrigue d’une symétrie plus compliquée. Il pose un personnage central, en qui se réunissent les deux moitiés de l’action et qui fait l’unité. Imaginez Bajazet aimé d’Atalide et de Roxane : donnez un amant à Roxane et un amant à Atalide ; vous aurez un type cornélien d’intrigue tragique :

 Perpenna Viriate Sertorius Aristie Pompée.
 Ardaric Ildione Attila Honorie Valamir.
 Justine Léon Pulchérie Aspar Irène.


Et ici le dessin se complique encore : la figure centrale, Pulchérie, n’est pas entre deux amants, mais entre trois : à Léon, à Aspar, il faut ajouter Martian. Voilà bien des fils, si nous songeons surtout que l’intérêt d’amour n’est pas tout, et que Martian sera relié à Justine, Irène à Léon.

Mais il se trouve que les chefs-d’œuvre de Corneille sont précisément des tragédies simples. Dans le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, il n’y a vraiment qu’un seul fil d’histoire à suivre, un seul intérêt à régler. Même dans Rodogune, il n’y a pas d’épisode. Et pourtant, encore dans ces pièces, la tragédie paraît plus chargée de matière, moins nue que dans Racine. Cela tient à deux causes, à la nature des sujets, et au caractère de la psychologie.

On remarquera aisément que les tragédies vraiment nues de Racine sont les tragédies d’amour, à peine indiquées dans la légende ou l’histoire, comme Bérénice et Bajazet, ou déjà réduites à leur maximum de simplification par le travail des poètes antérieurs, comme Phèdre. Lorsque Racine veut encadrer l’amour dans une peinture historique, aussitôt la tragédie s’étoffe, les caractères de second plan se chargent de couleur, repoussent, et en même temps se multiplient : on a Britannicus. Corneille extrait presque toujours sa tragédie des historiens, dont il fait une étude minutieuse ; il reçoit toutes les données de l’histoire ; il tire de chacune d’elles ce qu’elle peut fournir d’explication ou de préparation. Comme il prend dans la politique et non dans l’amour la matière principale de l’intrigue, les personnages du second plan s’imposent en plus grand nombre. Dans l’amour, on peut montrer deux rivaux, trois au plus : mais dans la politique, le nombre est illimité de ceux qui peuvent tracasser autour de la même affaire et tâcher de tirer leur profit du même événement. Toute pièce historique et politique tend à se peupler de personnages plus nombreux, et par conséquent d’une intrigue plus accidentée.

Puis, Racine, qui peint l’homme faible, peut faire toute sa pièce des hésitations d’une âme tiraillée en tous sens, et qui est jetée ou se jette à la fin dans une action unique. Corneille ne le peut pas. Une volonté qui attendrait pendant cinq actes à se déterminer, ou qui changerait de direction d’acte en acte, ne saurait être une volonté forte. Il faut donc choisir entre deux partis. Ou bien le progrès de l’action fournira la volonté de motifs qui compléteront progressivement la connaissance : l’âme ne sera parfaitement éclairée qu’à la fin de la pièce, et alors seulement trouvera l’action qui lui convient. C’est le cas d’Auguste, dans Cinna, d’Attale dans Nicomède. Ou bien la raison aura déjà toute la lumière qu’elle peut avoir, et dans ce cas la volonté pourra être un moment en suspens, mais un moment seulement. Il ne faut de combat intérieur que ce qui suffit à prouver la force de l’obstacle. C’est le cas de Rodrigue ou de Polyeucte. Souvent il n’y aura pas de combat du tout : Chimène, Nicomède n’hésitent pas. De toute façon, la volonté étant vite ou instantanément déterminée, l’acte suit. Mais cet acte posera une situation nouvelle par la réaction qu’il excitera chez les autres personnages, d’où occasion et nécessité d’un nouvel acte par où la volonté s’affirmera de nouveau, et ainsi de suite jusqu’au dénouement. Horace du premier coup s’est porté au devoir de défendre Rome : sa victoire fait entrer Camille en ligne, et Camille oblige Horace à donner une seconde et différente expression de son fanatisme patriotique.

Polyeucte, après une courte lutte, va au baptême. Il en sort renouvelé : en vertu de ce premier effort, il devient capable du second, le bris des idoles, par où il passe à une autre action ; il cède la terre pour avoir le ciel ; il résigne Pauline à Sévère et court au martyre. Il a ainsi d’un bout à l’autre réalisé son caractère dans une série d’actes qui sortent naturellement les uns des autres.

Mais aussi, quand les actes du héros se multiplient ainsi, il faut que les obstacles aussi se multiplient : d’où la grande part d’action remise aux personnages secondaires, pour fournir au héros les obstacles, pour disposer les circonstances à travers lesquelles il trouvera sa voie. Dans le Cid, don Gormas, les Maures, don Sanche marquent les trois étapes de l’héroïsme de Rodrigue. Dans Polyeucte, Pauline, Néarque, Félix, à tour de rôle et diversement, tentent d’arrêter l’héroïque élan de Polyeucte. La volonté du personnage fournit la force qui crée l’action, les personnages secondaires donnent la matière de l’action possible ou nécessaire.

Si l’on songe que plus d’une fois le héros n’est pas seul, et entouré d’âmes médiocres ou mauvaises, mais que souvent, à côté de lui, une autre volonté également noble fournit parallèlement sa carrière, et que d’ailleurs même les personnages inférieurs ou mauvais ont aussi leurs fins auxquelles ils sont sérieusement appliqués, on se représentera aisément la quantité de travail contenue et produite dans une tragédie cornélienne, et pourquoi parfois le cadre des unités classiques semble trop étroit, et craque.

Mais on a vu que Corneille, qui d’abord suspendait un peu la volonté entre deux passions nobles ou deux devoirs, qui d’autres fois graduait la connaissance, laissant la volonté chercher sa voie, était vite arrivé à peindre la volonté fixée, avec une connaissance claire : dès lors plus d’hésitations, plus de combat intérieur, plus d’inquiétude des choses extérieures. Quoi qu’il arrive, l’âme sait ce qu’elle veut, et ce qu’elle fera. Cela va avoir de graves conséquences pour l’action.

Car cette volonté, dans la plénitude de la conscience et de l’énergie, se suffit à elle-même. Maîtresse de soi, elle a tout ce qu’on peut souhaiter. Elle renonce donc sans peine à s’exercer. Elle est trop au-dessus des intérêts du monde, trop au-dessus des compétitions et des compétiteurs, pour se mêler activement dans les combats de la politique. Rien ne l’ébranle plus : elle ne trouve plus d’obstacle au dedans, elle ne s’abaisse plus vers l’obstacle du dehors. Et ainsi elle se repose en elle-même : les impeccables, qui sont aussi des impassibles, deviennent enfin des immobiles.

Leur activité est une activité négative, de renoncement ou de résistance. Ils méprisent le succès qu’ils ne veulent pas préparer, ils acceptent le malheur auquel ils ne daignent pas se dérober. Ils disent non aux tentations comme aux menaces. Tout consiste dans ce non bien ferme qu’ils réitèrent à toute sommation. Ainsi Suréna ne veut pas de Mandane, sœur du roi. Qu’il consente à l’épouser, il est hors de péril. Pendant cinq actes, il dira non, parce qu’il ne saurait descendre à faire un mariage sans amour, pour sa sûreté. Pendant cinq actes, il saura prévoir qu’il périra par ce non, et il ne cherchera pas un moyen de salut, parce qu’il est au-dessous de lui de combattre en rebelle ou de se dérober en fugitif.

Cette psychologie de la volonté qui semblait introduire dans le drame un principe inépuisable d’activité, aboutit donc à la cessation de toute activité. La plénitude de la victoire héroïque supprime toute lutte, puis tout mouvement. La perfection de la volonté active se réalise dans un superbe non-agir ; quelle action, en effet, précise et déterminée, serait l’expression adéquate de ce vouloir infini ? Ainsi toutes les impulsions supprimées, consciente et contente de soi, sans désir ni regret, l’âme attend le destin, elle veut l’inévitable. Elle fait de la nécessité subie l’acte suprême de la liberté.

Donc le héros cornélien, extérieurement passif, battu des événements et des hommes, intérieurement actif, résistant aux événements et aux hommes, ramènera la tragédie à son point de départ : le tragique sera la catastrophe d’une grande âme, immobile et opprimée. Nicomède et Suréna rejoindront le Sédécie de Garnier. Et comme ils ne voudront rien faire que se prêter au destin, comme ils ne traduiront plus en des actes particuliers leur noblesse intérieure, ainsi que faisaient le Cid et Polyeucte : en attendant que le destin les tue ou les délivre, ces derniers héros de Corneille ne pourront que faire jaillir leur grandeur d’âme en discours exaltés. Du coup la porte sera rouverte au lyrisme.

Mais Corneille n’est pas lyrique, et il ne laisse pas sa tragédie s’attarder à des chants de souffrance même triomphale. Si le protagoniste n’agit plus, ce sera pourtant sa puissance d’agir qu’il étudiera : et il s’appliquera à noter moins la misère de son destin que la tension de sa volonté, qui fait équilibre à toutes les pressions du dehors. Pour mesurer exactement cette tension, le poète fera agir contre lui les personnages secondaires. Viriate, Aristie, Perpenna donneront assaut à la volonté de Sertorius. Vinius, Martian, Lacus, Camille investiront Othon. Arsinoé, Flaminius, Attale travailleront contre ou pour Nicomède. Autour de Théodore s’agitera l’action de son martyre : elle, comme un terme qui n’a ni bras ni jambes, selon le mot expressif de Corneille, n’y concourra que du cœur, qui s’offre à Dieu et défie le monde.

Et voilà bien la raison de la froideur qui, dès Théodore et dès Nicomède, glace la tragédie cornélienne, la rendant presque injouable, en dépit des beautés de caractère et des délicatesses de psychologie, en dépit de l’originalité des peintures de la vie politique. Les héros sont des termes imposants, mais des termes : l’action vient des comparses. Quoi qu’en pense Corneille, elle n’exprime plus les héros. Rodrigue, Chimène, s’expriment par l’action du Cid : le pardon des conjurés, le martyre sont le passage de la vertu à l’acte pour Auguste et pour Polyeucte. Mais que Sertorius ou Suréna soient assassinés, qu’Héraclius monte au trône, ces faits ne les expriment pas, ils expriment ceux qui les font, la scélératesse de Perpenna, l’ingratitude d’Orode, l’adresse d’Exupère. Or que me font Perpenna, Orode, Exupère ? Je les connais peu ; je ne les aime pas ; tout au plus les regardé-je comme de curieux originaux. Mais je ne m’émeus pas pour eux, pas même contre eux.

Car nous ne sommes pas dans la tragédie grecque ni dans le mélodrame, où l’on nous présente des hommes comme malheureux et souffrants. Écrasés par le destin, persécutés par des méchants, ils gémissent, et nous pleurons. Mais je ne pleure pas sur le héros cornélien qui ne gémit pas ; il n’est pas assez persuadé d’être une victime ; il consent trop fièrement à sa destinée. Pourquoi jugerais-je les choses autrement que lui ? Il croit triompher dans la mort : tant mieux pour lui. Une femme artificieuse envoie Théodore au supplice : mais la vierge chrétienne met sa félicité dans la souffrance reçue pour son Dieu. Un prince ingrat assassine Suréna : mais Suréna dédaigne une trahison qui n’a de prise ni sur sa volonté ni sur sa gloire. Nicomède, arrêté, ne frémit pas ; délivré, il n’exulte pas. Je participe à son calme. Voilà comment Corneille arrive à faire des pièces où il y a des criminels et pas de victimes, des malheurs et pas de malheureux. On s’étonne, quelquefois on admire : on n’est ni effrayé, ni attendri. On sait que cela ne finit jamais mal pour le héros, même s’il meurt.

Mais alors ces complots des méchants, ces dénouements sanglants nous font l’effet de simples machines de théâtre. L’impassibilité du héros répand sa froideur sur l’action. Et quand, au théâtre, des menées de scélérats, des meurtres ne troublent pas le spectateur, cela vient souvent de ce qu’il y reste incrédule ; mais cela fait aussi parfois qu’il y soit incrédule. Le ton posé du dialogue, la familiarité des sentiments, la sérénité ironique ou altière du personnage principal, tout cela ne nous prépare guère au fracas d’un dénouement sanglant : il nous paraît que le poète l’a voulu tel, pour que sa pièce fût tragédie. Et il l’a voulu en effet souvent pour l’histoire, sans que cette fin fût nécessaire à sa conception du sujet[1]. Et l’émeute qui ensanglante le dénouement d’Othon n’empêche pas que toute la pièce ne soit une comédie historique et politique.

C’est là à vrai dire que tend Corneille, par la disposition générale de l’intrigue, comme par sa constitution des caractères. Il n’écrit pas pour émouvoir, mais pour faire des études d’âmes. Il tend à subordonner d’abord, puis à exclure l’émotion. Il ne procède pas en romantique, par combinaisons contrastées de comique et de tragique. Sa tragédie aboutit à peu près au point où d’abord s’était tenue sa comédie : il est assez curieux de le remarquer. Corneille met le plaisir non dans le rire ni dans les larmes, mais dans la vérité de l’imitation. Il passe entre le tragique et le comique, prenant ce qu’il y a de moins violent dans l’un et dans l’autre, des demi-sentiments, des goûts modérés, des bassesses à peine plaisantes, des traits familiers plutôt que ridicules, des sujets où il y ait plus d’intrigue et de travail que de souffrance et d’oppression, où la précision des intérêts l’emporte sur le pathétique des événements. Il tend ainsi à une pièce d’analyse, également distante de la tragédie, de la comédie, et du drame ou mélodrame, tout organisée pour être l’image claire de la vie, telle que la voit le poète, et intéressante surtout par cette clarté. Nicomède, Tite et Bérénice, Agésilas, Pulchérie, qui finissent bien, Sertorius même, Othon et Suréna, malgré leurs dénouements funestes, définissent le genre, qui est au reste celui où tend presque fatalement le théâtre psychologique.

Mais Corneille, qui a reçu de la tradition une certaine idée du sujet tragique, ne s’en éloigne pas totalement. Il garde l’atrocité, le meurtre, le sang versé, et met tout cela comme en bordure de sa psychologie. Il retient l’immolation du héros comme un rite archaïque, comme une formalité absurde et respectable.

Il avait bien su s’en affranchir dans ses premières pièces. Quand la volonté du héros luttait, travaillait activement, elle emportait tout : ainsi le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte même (car Polyeucte ne subit pas, il recherche le martyre, qui est son bien) finissent heureusement. En rendant la volonté si parfaite, qu’elle est supérieure à tout acte, il se condamne à laisser les comparses et les circonstances disposer du héros, c’est-à-dire à le sauver par hasard, et plus souvent à le perdre. Il se ramène au dénouement malheureux, sans en vouloir tirer du pathétique.

  1. Il n’a pas vu aussi qu’en histoire les faits sont solidaires des mœurs, et que si on change les mœurs, la raison des faits est ôtée. Le Cid peut-il épouser Chimène ailleurs qu’au xie siècle ? Théodore être prostituée ailleurs que dans l’Antioche voluptueuse et païenne du ier siècle ? Rodogune et Cléopâtre demander une tête comme présent d’amour ailleurs que dans une Asie barbare ? Il faut donc de la couleur locale pour rendre les faits vraisemblables. Or Corneille l’exclut, et aussitôt les faits pour ainsi dire se décollent de ses analyses, et n’ont plus qu’une valeur de convention ou du symbole. On ne les prend plus pour réels.