Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/Texte entier

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Correspondance avec Voltaire
Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 46-247).

CORRESPONDANCE

AVEC VOLTAIRE.





Paris, ce 24 auguste 1752.


Jai appris, monsieur, tout ce que vous avez bien voulu faire pour l’homme de mérite auquel je m’intéresse, et qui est à Potsdam depuis peu de temps (l’abbé de Prades). J’avais prié madame Denis de vouloir bien vous écrire en sa faveur, et on ne saurait être plus reconnaissant que je le suis des égards que vous avez eus à ma recommandation. Je me flatte qu’à présent que vous connaissez la personne dont il s’agit, elle n’aura plus besoin que d’elle-même pour vous intéresser en sa faveur et pour mériter vos bontés. Je sais par expérience que c’est un ami sûr, un homme d’esprit, un philosophe digne de votre estime et de votre amitié, par ses lumières et par ses sentiments. Vous ne sauriez croire à quel point il se loue de vos procédés, et combien il est étonné qu’agissant et pensant comme vous faites, vous puissiez avoir des ennemis. Il est pourtant payé pour en être moins étonné qu’un autre ; car il n’a que trop bien appris combien les hommes sont méchants, injustes et cruels. Mon collègue dans l’Encyclopédie se joint à moi pour vous remercier de toutes vos bontés pour lui, et du bien que vous avez dit de l’ouvrage à la fin de votre admirable Essai sur le siècle de Louis XIV. Nous connaissons mieux que personne tout ce qui manque à cet ouvrage. Il ne pourrait être bien fait qu’à Berlin, sous les yeux et avec la protection et les lumières de votre prince philosophe ; mais enfin nous commencerons, et on nous en saura peut-être à la fin quelque gré. Nous avons essuyé cet hiver une violente tempête ; j’espère qu’enfin nous travaillerons en repos. Je me suis bien douté qu’après nous avoir aussi maltraités qu’on a fait, on reviendrait nous prier de continuer, et cela n’a pas manqué. J’ai refusé pendant six mois, j’ai crié comme le Mars d’Homère ; et je puis dire que je ne me suis rendu qu’à l’empressement extraordinaire du public. J’espère que cette résistance si longue nous vaudra dans la suite plus de tranquillité. Ainsi soit-il.

J’ai lu trois fois consécutives, avec délices, votre Louis XIV : j’envie le sort de ceux qui ne l’ont pas encore lu, et je voudrais perdre la mémoire pour avoir le plaisir de le relire. Votre Duc de Foix m’a fait le plus grand plaisir du monde ; la conduite m’en paraît excellente, les caractères bien soutenus, et la versification admirable. Je ne vous parle pas de Lisois, qui est sans contredit un des plus beaux rôles qu’il y ait au théâtre ; mais je vous avouerai que le duc de Foix m’enchante. Avec combien d’amour, de passion et de naturel il revient toujours à son objet, dans la scène entre lui et Lisois, au troisième acte ! en écoutant cette scène et bien d’autres de la pièce, je disais à M. de Voltaire comme la prêtresse de Delphes à Alexandre : Ah ! mon fils, on ne peut te résister. On nous flatte de remettre Rome sauvée après la Saint-Martin : vos amis et le public seront charmés de la revoir ; mais ils aimeraient encore mieux revoir votre personne. Je suis fâché, pour l’honneur de notre nation et de notre siècle, que vous n’ayez pu dire comme Cicéron :

Scipion, accusé sur des prétextes vains,
Remercia les Dieux et quitta les Romains.
Je puis en quelque chose imiter ce grand homme :
Je rendrai grâce au ciel, et resterai dans Rome.

Il ne me reste de place que pour vous réitérer mes remerciements, et vous prier de penser quelquefois au plus sincère de vos amis, et au plus zélé de vos admirateurs.


Lyon, 28 juillet 1756.


Puisque la montagne ne veut pas venir à Mahomet, il faudra donc, mon cher et illustre confrère, que Mahomet aille trouver la montagne. Oui, j’aurai dans quinze jours le plaisir de vous embrasser et de vous renouveler l’assurance de tous les sentiments d’admiration que vous m’inspirez. Je compte être à Genève au plus tard le 10 du mois prochain et y passer le reste du mois. Je vous y porterai les vœux de tous vos compatriotes, et leur regret de vous voir si éloigné d’eux. Je m’arrête ici quelques jours pour y voir un très petit nombre d’amis qui veulent bien me montrer ce qu’il y a de remarquable dans la ville, et surtout ce qu’il peut être utile de connaître pour le bien de notre Encyclopédie. Je me refuse à toute autre société, parce que je pense avec Montaigne, que d’aller de maison en maison faire montre de son caquet, est un métier très messéant à un homme d’honneur. Nous avons ici une comédie détestable et d’excellente musique italienne médiocrement exécutée. Le bruit a couru ici que vous deviez venir entendre mademoiselle Clairon dans la nouvelle salle, et voir jouer ce rôle d’Idamé qui a fait tourner la tête à tout Paris. Je craignais fort que vous ne vinssiez à Lyon pendant que j’irais à Genève, et que nous ne jouassions aux barres ; mais on me rassure en m’apprenant que vous restez à Genève. La nouvelle salle est très belle, et digne de Soufflot qui l’a fait construire. C’est la première que nous ayons en France, et je serais d’avis d’y mettre pour inscription : Longo post tempore venit. Adieu, mon cher et illustre confrère ; rien n’est égal au désir que j’ai de vous embrasser, de vous remercier de toutes vos bontés pour nous, et de vous en demander de nouvelles. Permettez-moi d’assurer mesdames vos nièces des mêmes sentiments. Vale, vale.


Paris, 13 décembre 1756.


Vous avez, mon cher et illustre maître, très grande raison sur l’article Femme et autres ; mais ces articles ne sont pas de mon bail ; ils n’entrent point dans la partie mathématique dont je suis chargé ; et je dois d’ailleurs à mon collègue la justice de dire qu’il n’est pas toujours le maître ni de rejeter ni d’élaguer les articles qu’on lui présente. Cependant le cri public nous autorise à nous rendre sévères, et à passer dorénavant par-dessus toute autre considération : et je crois pouvoir vous promettre que le septième volume n’aura pas de pareils reproches à essuyer.

J’ai reçu les articles que vous m’avez envoyés, dont je vous remercie de tout mon cœur. Je vous ferai parvenir incessamment l’article Histoire contre-signé. Nos libraires vous prient de vouloir bien leur adresser dorénavant vos paquets sous l’enveloppe de M. de Malesherbes, afin de leur en épargner le port qui est assez considérable. Quelqu’un s’est chargé du mot Idée. Nous vous demandons l’article Imagination. Qui peut mieux s’en acquitter que vous ? vous pouvez dire comme M. Guillaume : Je le prouve par mon drap.

Le roi tient actuellement son lit de justice pour cette belle affaire du parlement et du clergé,

Et l’Église triomphe ou fuit en ce moment.

Tout Paris est dans l’attente de ce grand événement qui me paraît à moi bien petit en comparaison des grandes affaires de l’Europe. Les prêtres et les robins aux prises pour les sacrements vis-à-vis les grands intérêts qui vont se traiter au parlement d’Angleterre, vis-à-vis la guerre de Bohême et de Saxe, tout cela me paraît des coqs qui se battent vis-à-vis des armées en présence.

Personne ne croit ici que les vers contre le roi de Prusse soient votre ouvrage, excepté les gens qui ont absolument résolu de croire que ces vers sont de vous, quand même ils seraient d’eux. J’ai vu aussi cette petite édition de la Pucelle ; on prétend qu’elle est de l’auteur du Testament politique d’Alberoni ; mais comme on sait que cet auteur est votre ennemi, il me paraît que cela ne fait pas grand effet. D’ailleurs les exemplaires en sont fort rares ici ; et cela mourra, selon toutes les apparences, en naissant. Je vous exhorte cependant là-dessus au désaveu le plus authentique, et je crois que le meilleur est de donner enfin vous-même une édition de la Pucelle, que vous puissiez avouer. Adieu, mon cher et illustre maître ; nous vous demandons toujours pour notre ouvrage vos secours et votre indulgence.

Mon collègue vous fait un million de compliments. Permettez que madame Denis trouve ici les assurances de mon respect. Vous recevrez au commencement de l’année prochaine l’Encyclopédie : quelques circonstances qui ont obligé à réimprimer une partie du troisième volume, sont cause que vous ne l’avez pas dès à présent. Iterum vale et nos ama.


Paris, 23 janvier 1757.


La Religion vengée, mon cher et illustre philosophe, est l’ouvrage des anciens maîtres de François Damiens, des précepteurs de Châtel et de Ravaillac, des confrères du martyr Guignard, du martyr Oldecorn, du martyr Campian, etc. Je ne connais comme vous cette rapsodie que par le titre ; elle ne fait ici aucune sensation, quoiqu’il en ait déjà paru plusieurs cahiers. Le jésuite Berthier, grand directeur du Journal de Trévoux, est à la tête de cette belle entreprise, qui tend à décrier, auprès du dauphin, les plus honnêtes gens et les plus éclairés de la nation. Ces gens-là sont le contraire d’Ajax ; ils ne cherchent que la nuit pour se battre ; mais laissons-les dire et faire ; la raison finira par avoir raison : malheureusement vous et moi nous n’y serons plus, quand ce bonheur arrivera au genre humain. Quelqu’un qui lit le Journal de Trévoux (car pour moi je rends justice à tous ces libelles périodiques en ne les lisant jamais) me dit hier que dans le dernier journal vous étiez nommément et indécemment attaqué : ce poète, dit-on, qui s’appelle l’ami des hommes, et qui est l’ennemi du Dieu que nous adorons. Voilà comme ils vous habillent, et voilà ce que M. de Malesherbes, le protecteur déclaré de toute la canaille littéraire, laisse imprimer avec approbation et privilège.

Le malheureux assassin Damiens n’a point encore parlé ; il persifle ses juges et ses gardes ; il demande la question, et je crois qu’il ne sollicitera pas longtemps. C’est un mystère d’iniquité effroyable, dont peut-être on ne saura jamais les vrais auteurs.

Votre Histoire fait beau et grand bruit, comme elle le mérite ; le chapitre d’Henri IV surtout a charmé tout le monde. J’ai reçu Imagination, et je vous en remercie. Adieu, mon cher et illustre confrère ; vous devriez bien nous donner quelque ouvrage digne de vous, sur l’attentat commis en la personne du roi. En attendant, je vous recommande à vos moments perdus les auteurs de la Religion vengée. Vale et nos ama.


Paris, avril 1757.


Jai reçu et lu, mon cher et illustre philosophe, l’article Liturgie. Il faudra changer un mot dans les psaumes ; et dire, ex ore sacerdotum perfecisti laudem, Domine. Nous aurons pourtant bien de la peine à faire passer cet article, d’autant plus qu’on vient de publier une déclaration qui inflige la peine de mort à tous ceux qui auront publié des écrits tendant à attaquer la religion ; mais avec quelques adoucissements tout ira bien, personne ne sera pendu, et la vérité sera dite. J’ai fait vos compliments à mon camarade, qui vous remercie de tout son cœur, et qui compte vous faire lui-même les siens, en vous écrivant incessamment. Je suis charmé que vous ayez quelque satisfaction de notre ouvrage ; vous y trouverez, je crois, presque en tous genres d’excellents articles. Il y en a dont nous ne sommes pas plus contents que vous ne le serez ; mais nous n’avons pas toujours été les maîtres de leur en substituer d’autres. À tout prendre, je crois que l’ouvrage gagne à la lecture, et je compte que le volume septième, auquel nous travaillons, effacera tous les précédents. Je renverrai aujourd’hui à Briasson sa Religion vengée, et je n’aurai pas le même reproche à me faire que vous, car je ne l’ouvrirai pas. Je vous recommande Garasse Berthier, qui, à ce qu’on m’a assuré, vous a encore harcelé dans son dernier journal. Voilà les ouvrages qui auraient besoin d’être réprimés par des déclarations. Je gage que le nouveau règlement contre les libelles n’empêchera pas la gazette janséniste de paraître à son jour. À propos de jansénistes, savez-vous que l’évêque de Soissons vient de faire un mandement où il prêche ouvertement la tolérance, et où vous lirez ces mots : Que la religion ne doit influer en rien dans l’état civil, si ce n’est pour nous rendre meilleurs citoyens, meilleurs parents, etc. ; que nous devons regarder tous les hommes comme nos frères, païens ou chrétiens, hérétiques ou orthodoxes, sans jamais persécuter pour la religion qui que ce soit, sous quelque prétexte que ce soit. Je vous laisse à penser si ce mandement a réussi à Paris. Adieu, mon cher confrère ; je vous embrasse de tout mon cœur.


Paris, 21 juillet 1757.


Jai reçu, il y a déjà quelque temps, mon cher et très illustre confrère, les articles Magie, Magicien et Mages de votre prêtre de Lausanne ; j’ai en même temps envoyé votre lettre à Briasson, qui m’a fait dire que vos commissions étaient déjà faites avant qu’il la reçût.

Les articles que vous nous envoyez de ce prédicateur hétérodoxe sont peut-être une des plus grandes preuves des progrès de la philosophie dans ce siècle. Laissez-la faire, et dans vingt ans la Sorbonne, toute Sorbonne qu’elle est, enchérira sur Lausanne. Nous recevrons, avec reconnaissance, tout ce qui nous viendra de la même main. Nous demandons seulement permission à votre hérétique de faire patte de velours dans les endroits où il aura un peu trop montré la griffe : c’est le cas de reculer pour mieux sauter. À propos, vous faites injure au chevalier de Jaucourt de mettre sur son compte l’article Enfer ; il est de notre théologien, docteur et professeur de Navarre, qui est mort depuis à la peine, et qui sait actuellement si l’enfer de la nouvelle loi est plus réel que celui de l’ancienne. Au reste, cet article Enfer n’est pas sans mérite ; l’auteur y a eu le courage de dire qu’on ne pouvait pas prouver l’éternité des peines par la raison : cela est fort pour un sorboniste.

Sans doute nous avons de mauvais articles de théologie et de métaphysique ; mais, avec des censeurs théologiens et un privilège, je vous défie de les faire meilleurs. Il y a d’autres articles moins au jour, où tout est réparé. Le temps fera distinguer ce que nous avons pensé d’avec ce que nous avons dit. Vous serez, je crois, content de notre septième volume, qui paraîtra dans deux mois au plus tard.

Les affaires de Bohême ont bien changé de face depuis un mois. Voilà, je crois, ma pension à tous les diables ; mais j’en suis d’avance tout consolé. Si la guerre dure, je ne réponds pas que celles du trésor royal soient mieux payées.


Paris, 11 janvier 1758.


Je reçois, presque en même temps, vos deux dernières lettres, mon très cher et très illustre philosophe, et je me hâte d’y répondre. J’ai reçu, il y a quelques jours, une lettre du docteur Tronchin, qui m’écrit au nom de vos ministres, pour me porter leurs plaintes ; mais la manière dont ils se plaignent suffirait pour faire connaître la vérité de ce que j’ai dit, et l’embarras où ils sont. Ils prétendent que je les ai accusés de n’être pas chrétiens, et se taisent sur le reste. Ma réponse a été bien simple ; si M. Tronchin veut vous la communiquer, je me flatte que vous la trouverez raisonnable et mesurée. Je réponds donc à l’ambassadeur que je n’ai pas dit un mot, dans l’article Genève, qui puisse faire croire que les ministres de Genève ne sont pas chrétiens, que j’ai dit, au contraire, qu’ils respectaient Jésus-Christ et les Écritures ; ce qui suffit, selon leurs propres principes, pour être réputé chrétien : du reste, comme M. Tronchin ne m’a dit mot, ni sur le socinianisme, ni sur l’enfer, ni sur la divinité du Verbe, je ne lui réponds rien non plus sur tous ces objets, et je feins d’ignorer leurs cris. Comme je ne doute pas que ma réponse à M. Tronchin ne m’attire une seconde lettre, je ferai ce que vous me conseillez, et je leur répondrai que vous voulez bien vous charger de finir cette affaire. Je vous prie donc, en cas de nouvelles plaintes de leur part, de leur signifier, 1.o que je n’ai rien avancé dans l’article Genève que je n’aie recueilli de leurs conversations, et de l’opinion qui m’a paru générale à Genève, sur la manière actuelle de penser du clergé ; 2.o que ce n’est point par conséquent un secret que j’ai violé, puisque c’est une chose avouée de tout le monde, et que d’ailleurs ce n’est point tête à tête, mais en présence de témoins que j’ai eu des conversations avec eux ; 3.o que bien loin d’avoir eu dessein de les offenser par ce que j’ai dit, j’ai cru au contraire leur faire honneur, persuadé, comme je suis, que, de toutes les sociétés séparées de l’Église romaine, les sociniens sont les plus conséquents ; et que quand on ne reconnaîtra, comme font les protestants, ni tradition, ni autorité de l’Église, la religion chrétienne doit se réduire à l’adoration d’un seul Dieu, par la médiation de Jésus-Christ.

On m’assure que ces messieurs vont envoyer une députation à la cour de France pour m’obliger de me rétracter. Je ne sais si la cour leur fera l’honneur de les écouter, ni ce qu’elle exigera de moi ; mais je sais bien que je ne répondrai jamais autre chose que ce que vous venez de lire. Savez-vous, pour comble de sottise, que cet article Genève a pensé être dénoncé au parlement, à ce parlement plus intolérant et plus ridicule encore que le clergé qu’il persécute ? On prétend que je loue les ministres de Genève d’une manière injurieuse à l’Église catholique. Ce qui doit pourtant me rassurer, c’est que j’ai trouvé d’honnêtes prêtres de paroisse qui regardent ce même article comme fort avantageux à l’Église romaine, parce que j’y prouve, disent-ils, par les faits, ce que Bossuet a démontré par le raisonnement, que le protestantisme mène au socinianisme. Tout cela n’est-il pas bien plaisant ?

On ne peut s’empêcher d’en pleurer et d’en rire.

J’ai reçu vos deux articles Habile et Hauteur avec leurs dérivés ; je vous en remercie de tout mon cœur, et je vous enverrai au premier jour, sous enveloppe, l’article Histoire ; mais vous pouvez ne pas vous presser sur le reste. J’ignore si l’Encyclopédie sera continuée : ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle ne le sera pas par moi. Je viens de signifier à M. de Malesherbes et aux libraires qu’ils pouvaient me chercher un successeur. Je suis excédé des avanies et des vexations de toute espèce que cet ouvrage nous attire. Les satires odieuses et même infâmes qu’on publie contre nous, et qui sont non seulement tolérées, mais protégées, autorisées, applaudies, commandées même par ceux qui ont l’autorité en main ; les sermons, ou plutôt les tocsins qu’on sonne à Versailles contre nous en présence du roi, nemine reclamante ; l’inquisition nouvelle et intolérable qu’on veut exercer contre l’Encyclopédie, en nous donnant de nouveaux censeurs plus absurdes et plus intraitables qu’on n’en pourrait trouver à Goa ; toutes ces raisons, jointes à plusieurs autres, m’obligent de renoncer pour jamais à ce maudit travail.

Rien n’est plus vrai ni plus juste que ce que vous me mandez sur l’Encyclopédie. Il est certain que plusieurs de nos travailleurs y ont mis bien des choses inutiles, et quelquefois de la déclamation ; mais il est encore plus certain que je n’ai pas été le maître que cela fût autrement. Je me flatte qu’on ne jugera pas de même de ce que plusieurs de nos auteurs et moi avons fourni pour cet ouvrage, qui vraisemblablement demeurera à la postérité, comme un monument de ce que nous avons voulu et de ce que nous n’avons pu faire.

Oui, vraiment, votre disciple a repris Breslau, avec une armée toute entière qui était dedans, et des magasins de toute espèce ; on dit même aujourd’hui que Schweidnitz s’est rendu le 30. Ainsi voilà les Autrichiens hors de Silésie, et sans armée. J’ai bien peur que, nous autres Français, nous ne soyons aussi bientôt sans armée, et sur le Rhin. Que je suis fâché que le plus grand prince de notre siècle ait contristé celui qui était si digne d’écrire son histoire ! pour moi, comme Français et comme philosophe, je ne puis m’affliger de ces succès. Nos Parisiens ont aujourd’hui la tête tournée du roi de Prusse. Il y a cinq mois qu’ils le traînaient dans la boue : et voilà les gens dont on ambitionne le suffrage ! Je n’ai point de nouvelles de notre hérétique de Prades ; mais j’ai peine à croire, comme vous, qu’il ait trahi son bienfaiteur. Voilà un long bavardage, mon cher philosophe ; mais je cesse de vous ennuyer en vous embrassant de tout mon cœur.


Paris, 20 janvier 1758.


Cest à tort, mon cher et illustre philosophe, que vous vous plaignez de mon silence ; vous avez dû recevoir il y a plusieurs jours une longue lettre de moi, dont le bavardage vous aura sans doute ennuyé. Je vous y faisais part de mes dispositions par rapport à l’article Genève ; ces dispositions sont toujours les mêmes, et aucune autorité divine ni humaine ne pourra les changer. Tant que ces messieurs se borneront à se plaindre (comme ils l’ont fait par la lettre que le docteur Tronchin m’a écrite) que je les ai taxés, dans l’article Genève, de n’être pas chrétiens, ma réponse sera bien simple ; elle se bornera à leur représenter, comme j’ai fait dans ma réponse, que je n’ai pas dit un mot de ce dont ils m’accusent ; mais s’ils portent leurs plaintes plus loin, s’ils disent que j’ai trahi leur secret, et que je les ai représentés comme sociniens, je leur répondrai, et je répondrai à toute la terre s’il le faut, que j’ai dit la vérité, et une vérité notoire et publique, et que j’ai cru, en la disant, faire honneur à leur logique et à leur judiciaire. Voilà tout ce qu’ils auront de moi ; et soyez sûr, quelque chose qu’ils fassent, qu’homme, dieu, ange ni diable, ne m’en feront pas dire davantage.

À l’égard de l’Encyclopédie, quand vous me pressez de la reprendre, vous ignorez la position où nous sommes, et le déchaînement de l’autorité contre nous. Des brochures et des libelles ne sont rien en eux-mêmes ; mais des libelles protégés, autorisés, commandés même par ceux qui ont l’autorité en main, sont quelque chose, surtout quand ces libelles vomissent contre nous les personnalités les plus odieuses et les plus infâmes. Observez d’ailleurs que si nous avons dit jusqu’à présent, dans l’Encyclopédie, quelques vérités hardies et utiles, c’est que nous avons eu affaire à des censeurs raisonnables, et que les docteurs n’ont censuré que la théologie qui est faite pour être absurde, et qui cependant l’est moins encore dans l’Encyclopédie qu’elle ne pourrait l’être. Mais qu’on établisse aujourd’hui ces mêmes docteurs pour réviseurs généraux de tout l’ouvrage, et qu’on nous donne par ces moyens des entraves intolérables, c’est à quoi je ne me soumettrai jamais. Il vaut mieux que l’Encyclopédie n’existe pas, que d’être un répertoire de capucinades, Je ne sais quel parti Diderot prendra ; je doute qu’il continue sans moi ; mais je sais que s’il continue, il se prépare des tracasseries et du chagrin pour dix ans. En un mot, il faut qu’on dise de nous :

Non sibi, sed patriæ scripserunt ;
Nec plus scripserunt quàm illa voluit.


C’est une parodie de l’épitaphe du maréchal de Catinat, où il y a vicit au lieu de scripserunt.

Adieu, mon cher et illustre philosophe : je vous embrasse de tout mon cœur. Voilà votre Alcibiade qui revient plus couvert de gale que de gloire, et votre disciple qui traite le Meckelbourg comme il a fait la Saxe. On dit que l’armée autrichienne est détruite par l’affaire du 5 et la prise de Breslau.

P. S. Les libraires n’ont plus d’exemplaires de mes Mélanges ; il faut que je les réimprime. Je tâcherai, en attendant, de vous les trouver ; mon exemplaire est trop raturé pour que je vous l’envoie.


Paris, 28 janvier 1758.


Je suis infiniment flatté, mon très cher et illustre philosophe, du suffrage que vous accordez à l’article Géométrie. J’en ai fait beaucoup d’autres pour ce septième volume, dont je désirerais fort que vous fussiez content, et où j’ai tâché de mettre de l’instruction sans verbiage, tels que Force, Fondamental, Gravitation, Gravité, Forme substantielle, Fortuit, Fornication, Formulaire, Futur contingent, Frères de la charité, Fortune, etc. Vous trouverez aussi, à la fin de l’article Goût, des réflexions sur l’application de l’esprit philosophique aux matières de goût, où j’ai tâché de mettre de la vérité sans déclamation ; car je déteste la déclamation, à votre exemple : mais vous avez bien mieux à faire que de lire tout cela. Envoyez-nous de quoi nous faire lire, et ne nous lisez point.

Oui, sans doute, mon cher maître, l’Encyclopédie est devenue un ouvrage nécessaire, et se perfectionne à mesure qu’elle avance ; mais il est devenu impossible de l’achever dans le maudit pays où nous sommes. Les brochures, les libelles, tout cela n’est rien ; mais croiriez-vous que tel de ces libelles a été imprimé par des ordres supérieurs, dont M. de Malesherbes n’a pu empêcher l’exécution ? croiriez-vous qu’une satire atroce contre nous, qui se trouve dans une feuille périodique, qu’on appelle les Affiches de province, a été envoyée de Versailles à l’auteur avec ordre de l’imprimer ; et qu’après avoir résisté autant qu’il a pu, jusqu’à s’exposer à perdre son gagne-pain, il a enfin imprimé cette satire, en l’adoucissant de son mieux. Ce qui en reste, après cet adoucissement, fait par la discrétion du prêteur, c’est que nous formons une secte qui a juré la ruine de toute société, de tout gouvernement et de toute morale. Cela est gaillard ; mais vous sentez, mon cher philosophe, que si on imprime aujourd’hui de pareilles choses par ordre exprès de ceux qui ont l’autorité en main, ce n’est pas pour en rester là ; cela s’appelle amasser les fagots au septième volume, pour nous jeter dans le feu au huitième. Nous n’avons plus de censeurs raisonnables à espérer, tels que nous en avions eu jusqu’à présent ; M. de Malesherbes a reçu là-dessus les ordres les plus précis, et en a donné de pareils aux censeurs qu’il a nommés. D’ailleurs, quand nous obtiendrions qu’ils fussent changés, nous n’y gagnerions rien ; nous conserverions alors le ton que nous avons pris, et l’orage recommencerait au huitième volume. Il faudrait donc quitter de nouveau, et cette comédie-là n’est pas bonne à jouer tous les six mois. Si vous connaissiez d’ailleurs M. de Malesherbes, si vous saviez combien il a peu de nerf et de consistance, vous seriez convaincu que nous ne pourrions compter sur rien avec lui, même après les promesses les plus positives.

Mon avis est donc, et je persiste, qu’il faut laisser là l’Encyclopédie, et attendre un temps plus favorable (qui ne reviendra peut-être jamais) pour la continuer. S’il était possible qu’elle s’imprimât dans le pays étranger en continuant, comme de raison, à se faire à Paris, je reprendrais demain mon travail ; mais le gouvernement n’y consentira jamais ; et quand il le voudrait bien, est-il possible que cet ouvrage s’imprime à cent ou deux cents lieues des auteurs ? Par toutes ces raisons je persiste en ma thèse.

Parlons un peu de Genève et de vos ministres. Je n’ai garde, monsieur le plénipotentiaire de l’Encyclopédie, de vous interdire les politesses avec ces sociniens honteux ; mais surtout ne passez pas les politesses et vos pouvoirs ; point de rétractation ni directe ni indirecte. Dites-leur bien de ma part que je n’ai point violé leur secret, que je n’ai rien dit qui ne soit connu de toute l’Europe, et sur quoi ils se justifieraient vainement ; qu’enfin j’ai cru leur faire beaucoup d’honneur en les représentant comme les prêtres du monde qui ont le plus de logique. Proposez-leur à signer cette profession de foi de deux lignes : Je soussigné crois comme article de foi que les peines de l’enfer sont éternelles, et que Jésus-Christ est Dieu, égal en tout à son père. Vous verrez les Pharisiens aux prises avec les Saducéens, et nous aurons les rieurs pour nous.

La commission établie, pour savoir ce qu’il faut faire, ressemble au grand conseil qui se tint à Dresde le lendemain du jour que Charles XII y passa ; et je crois qu’elle aura la même issue.

Je reviens à l’Encyclopédie ; je doute fort que votre article Histoire puisse passer avec les nouveaux censeurs, et je vous renverrai cet article, quand vous voudrez, pour y faire les changements que vous avez en vue : mais rien ne presse ; je doute que le huitième volume se fasse jamais. Voyez donc la foule d’articles qu’il est impossible de faire : Hérésie, Hiérarchie, Indulgence, Infaillibilité, Immortalité, Immatériel, Hébreux, Hobbisme, Jésus-Christ, Jésuites, Inquisition, Jansénistes, Intolérance, etc., et tant d’autres. Encore une fois, il faut nous en tenir là. À vos moments perdus jetez les yeux, je vous prie, sur Figure de la terre, au sixième volume.


Paris, 8 février 1758.


Vous m’écrivez, mon cher et grand philosophe, de votre lit, où vous voyez dix lieues de lac, et moi je vous réponds de mon trou où je vois le ciel long de trois aunes. Ce trou suffirait pourtant à mon bonheur, si la persécution ne venait pas m’y chercher ; mais la violence à laquelle elle est montée, et l’autorité de ceux qui l’exercent, me font envier le sort de ceux qui peuvent avoir un trou ailleurs. J’ai découvert encore de nouvelles atrocités, depuis ma dernière lettre. Il est très certain que l’on a forcé M. de Malesherbes à laisser imprimer les Cacouacs ; il est très certain que la satire plus que violente, insérée contre nous dans les Affiches de province, vient des bureaux d’un ministre, aussi cacouac pour le moins que nous, mais qui a cru pouvoir faire sa cour au redoutable protecteur des Cacouacs, par un sacrifice in anima vili. Jugez à présent, mon cher et illustre maître, s’il est possible d’achever, dans cette terre de perdition, le monument que nous avions commencé d’élever à la gloire des lettres. Diderot se borne à dire qu’il ne peut pas continuer sans moi. J’ignore quel parti il prendra en dernière instance, mais je sais que s’il continue, il se prépare des chagrins de toute espèce ; Dieu veuille l’en préserver ! mais c’est son affaire. Il me paraît d’ailleurs impossible, d’un côté, que cet ouvrage se continue sur le même pied qu’auparavant ; de l’autre, qu’il puisse se continuer sur un autre pied, et il vaut mieux le laisser imparfait que d’en faire une espèce de satyre à tête d’homme et à pieds de bête. Je suis plus fâché que vous des déclamations et des trivialités qu’on a insérées dans l’Encyclopédie, mais croyez que je n’en ai pas été le maître ; comme je n’ai proprement de juridiction que sur la partie mathématique, la voie de représentation est la seule dont je puisse user sur le reste : d’ailleurs, M. Diderot a été souvent dans l’impossibilité de faire autrement. Tel auteur qui nous est utile par un grand nombre de bons articles, exige souvent, pour prix de ce qu’il nous donne de bon, qu’on admette aussi ce qu’il fournit de mauvais ; nous nous serions trouvés tout seuls, si nous avions voulu tyranniser nos collègues. C’est un petit ou un grand mal, si vous voulez, que l’on a été forcé d’endurer pour un plus grand bien. Vous ne me parlez plus de vôtre disciple ; en avez-vous des nouvelles ? le voilà plus couvert de gloire que jamais. J’oubliais de vous dire que les Cacouacs sont de l’auteur d’une mauvaise brochure intitulée : l’Observateur hollandais, qui, n’osant plus tourner le roi de Prusse en ridicule depuis ses victoires, s’est jeté sur l’Encyclopédie. Envoyez-moi, je vous prie, par M. de Malesherbes ou autrement, la profession de foi de vos ministres. J’ai proposé à M. de Cubières de leur en faire signer une fort courte : Je reconnais que Jésus-Christ est Dieu, égal et consubstantiel à son père. Ils ne signeront pas cela, me dit M. de Cubières. Si cela est, lui répondis-je, j’ai eu raison ; car vous savez que le consubstantiel est le grand mot, l’homoousios du concile de Nicée, à la place duquel les ariens voulaient l’homoiousios. Ils étaient hérétiques pour ne s’écarter de la foi que d’un iota. O miseras hominum mentes ! Adieu, mon cher et illustre maître ; je vous embrasse de tout mon cœur.


Paris, 15 février 1758.


Diderot ne vous traite pas mieux, mon cher maître, que ses meilleurs et ses plus anciens amis. Pendant tout le temps que j’ai été à Lyon et à Genève, je n’en ai pas eu signe de vie. Il faut lui pardonner comme à Crispin, à cause de l’habitude. Je ne sais quel parti il prendra, mais je sais bien celui qu’il aurait dû prendre. Jusqu’à présent il se borne à dire qu’il ne peut pas continuer sans moi : il me semble qu’il devrait dire plus ; mais ce sont ses affaires. Il ne sait pas tous les dégoûts et toutes les tracasseries qui l’attendent. Au reste, nous n’en sommes pas moins bons amis, et nous le sommes assez pour que je lui fasse les reproches qu’il mérite de son silence à votre égard. Vos papiers sont entre mes mains, et n’en sont pas sortis ; je vous les renverrai, si vous le jugez à propos ; mais vous pouvez être sûr que je ne les laisserai sortir de mes mains que par votre ordre exprès.

Vous me demandez si monsieur et madame une telle ne nous protègent pas. Pauvre républicain que vous êtes ! si vous saviez de quel bureau partent quelques-unes des satires dont nous nous plaignons ; si vous saviez que l’auteur des Cacouacs est le même que celui de l’Observateur hollandais, cette insipide satire de nos ennemis et du roi de Prusse en particulier ; si vous saviez enfin que l’auteur des Affiches de province, où nous sommes à peu près traités de cartouchiens, est le même que celui de la Gazette de France, et reçoit l’ordre des mêmes ministres, vous sentiriez combien vous avez raison quand vous dites que vous voyez tout de trop loin. Qu’ils s’adressent aux faiseurs de Cacouacs, d’Observateur très hollandais, de libelles et de gazettes pour faire l’Encyclopédie, s’ils veulent que cet ouvrage se continue.

Il faut que je vous divertisse un moment au sujet de l’article Fornication. Quatre évêques se trouvèrent, il y a peu de jours, chez un prince de l’Église romaine, mon double confrère ; l’article fut mis sur le bureau, lu et pesé avec attention ; on n’y trouva à redire que ces paroles : En faisant abstraction de la religion, de la probité même, etc. qui furent vivement défendues par un des assistants comme irrépréhensibles ; mais ce même assistant, homme de tête, comme vous allez voir, trouva un venin bien caché dans la fin de cet article, sur ce que j’y dis du peu de pouvoir de la religion pour servir de frein aux crimes. D’autre part, un vieux Cacouac de mes amis m’a dit qu’il avait lu cet article sur le bruit qu’on en faisait, et qu’il le trouvait très édifiant et très favorable à la religion. Cela est un peu fort, mais à la bonne heure ; tout cela prouve que nos fanatiques sentent les coups, sans savoir de quel côté ils viennent.

J’attends, avec la plus grande impatience, la profession de foi : le mot de votre ami Hubert est excellent. Je crois bien que nos sociniens honteux y auront été fort embarrassés ; et j’imagine que cette profession de foi me donnera bien gain de cause : car on dit qu’il n’y a là-dedans non plus de consubstantiel ni d’homoousios que dans mon œil, et vous savez que le consubstantiel est en cette matière res prorsùs substantialis, comme disait Newton de quelque chose de mieux. Enfin nous la verrons ; Cubières m’a promis de me l’apporter dès qu’il la recevrait. Il ne m’a pas trop caché que cet article de la Divinité de qui vous savez, embarrasse un peu les ministres, et qu’ils étaient au fond pour le père. Ce qu’il y a de certain, lui dis-je, c’est qu’Arius et Eusèbe de Nicomédie auraient signé le catéchisme de Vernet, sur cet article, ou plutôt l’auraient condamné ; car leur hérésie consistait uniquement à dire que le fils était semblable au père, mais non le même ; et voilà pourquoi les pères de Nicée les ont anathématisés. Il est vrai qu’ils ont eu leur revanche à Sirmich et à Rimini ; je crois que ces deux conciles auraient retranché Vernet de leur communion. Cubières finit par me dire qu’assurément on était fort trompé à Genève sur mon compte, qu’on m’y croyait fort en peine, et qu’on ne savait pas combien je me réjouissais à leurs dépens.

Adieu, mon très cher et très illustre philosophe. On dit que vous jouez la comédie à Lausanne tant que vous pouvez : celle que nous jouons ici n’est pas si bonne que la vôtre. L’année 1758 sera remarquable par deux époques un peu différentes, la déroute de l’Encyclopédie et de la Sorbonne. Cette dernière est aux abois ; elle refuse de garder le silence sur la constitution, et ne veut plus se taire sur ce qu’on a eu tant de peine à lui faire dire. Il y a déjà des exilés ; la théologie est perdue.


Paris, 25 février 1758.


Diderot doit vous avoir répondu, mon cher maître. Je ne sais ce qu’il a fait ni ce qu’il fera de vos lettres. À l’égard de vos articles ils sont tous entre mes mains, n’en sont pas sortis, et, comme je vous l’ai mandé, n’en sortiront que par votre ordre exprès. Si vous persistez à vouloir qu’on vous les renvoie, j’en ferai un paquet que je remettrai à M. d’Argental. J’y suis d’autant plus disposé que je persiste dans la résolution de ne plus travailler à l’Encyclopédie. Au reste, Diderot ne m’avait rien dit de votre lettre, et je n’ai su que par vous que vous redemandiez vos papiers. Encore une fois, soyez sûr que vous les aurez au premier mot que vous direz ; mais soyez sûr en même temps qu’ils ne courent aucun risque d’être jamais remis à d’autres qu’à vous.

Il est vrai que j’ai fort lieu de me plaindre de Duclos. Dispensez-moi du détail. L’origine de notre brouillerie vient de ce qu’il a voulu faire mettre dans l’Encyclopédie des choses auxquelles je me suis opposé. Du reste, on a fait sur notre désunion beaucoup d’histoires qui ne sont pas vraies. On n’oublie rien pour semer la zizanie entre nous. Ne dit-on pas dans Paris que vous avez lu, approuvé et conseillé d’imprimer une des brochures qu’on a faites en dernier lieu contre nous ? j’ai soutenu que cela n’était pas vrai, et je le soutiendrai contre tous.

M. de Cubières vient de m’envoyer la profession de foi de Genève. Comme il serait facile d’embarrasser ces gens-là avec quatre lignes de réponse ! mais je veux bien me taire, pourvu que les choses en restent là, et que cette profession de foi ne soit pas un nouveau prétexte d’injures.

Je ne sais ce que c’est que le prétendu voyage de Jean-Jacques en Hollande. Il est toujours à Montmorency, haïssant, comme de raison, la nature humaine.

Adieu, mon cher et grand philosophe ; je suis aussi dégoûté de la France que de l’Encyclopédie. Je trouve bien heureux ceux qui sont à Genève, surtout quand ils ne sont pas obligés de dire que les ministres croient la divinité de Jésus-Christ et les peines éternelles, Vale.


Paris, 30 juillet 1758.


Cette lettre vous sera rendue, mon cher et très illustre confrère, par M. l’abbé Morellet, qui, quoique théologien et presque docteur, fait le voyage de Lyon à Genève tout exprès pour vous voir, et pour aller de là s’en vanter à Rome où il compte se rendre pour le conclave, qui probablement ne tardera pas à se tenir. Je suis seulement fâché qu’il n’ait pas à vous demander des lettres de recommandation pour votre ami Benoît XIV. Vous serez moins étonné de l’empressement qu’un théologien a de vous voir, quand vous saurez que ce théologien est celui de l’Encyclopédie, mais non pas l’auteur de l’article Enfer qui vous a tant scandalisé. M. l’abbé Morellet est une nouvelle et excellente acquisition que nous avons faite ; il est le quatrième théologien auquel nous avons eu recours depuis le commencement de l’Encyclopédie. Le premier a été excommunié, le second expatrié, et le troisième est mort. Nous ne saurions en élever un ; Dieu veuille que cela ne porte point de préjudice à notre nouveau collègue ! J’ose vous assurer que vous en serez fort content. Vous le trouverez aussi tolérant et probablement beaucoup plus aimable que votre prêtre de Lausanne ; et je crois que vos ministres de Genève, en le voyant, prendront assez bonne opinion de la Sorbonne depuis que l’Encyclopédie se l’est associée. Je me flatte que, par amitié pour moi, et par l’estime que vous prendrez bientôt pour lui, vous voudrez bien lui procurer, dans le pays où vous êtes, tous les agréments qui dépendront de vous. Adieu, mon cher confrère ; je vous embrasse de tout mon cœur, et j’espère que vous voudrez bien présenter notre théologien à madame Denis. Celui-là lui permettrait bien de jouer la comédie à Genève : il serait même homme à y prendre un rôle.


Paris, 24 février 1759.


Il y a plus de six ans, mon cher et illustre maître, que je ne lis point les sottises menstruelles du Garasse de Trévoux ; mais j’entends dire qu’elles n’ont point dégénéré. Ce que je sais, c’est que le frère Berthier et ses complices n’osent paraître actuellement dans les rues, de peur qu’on ne leur jette des oranges de Portugal à la tête. Dieu et M. de Carvalho nous feront raison de cette canaille.

L’apologiste de l’édit de Nantes et de la Saint-Barthelemy est un abbé de Caveirac, protecteur et protégé de cet évêque du Puy, Pompignan, dont nous avons la Dévotion réconciliée avec l’esprit, ou la réconciliation normande, et qui nous a aussi donné des Questions sur l’incrédulité, dont la première est pour prouver qu’il n’y a point d’incrédules, et le reste du livre pour les réfuter.

L’avocat sans cause qui prouvait, il y a deux ans, que le roi de Prusse serait anéanti dans trois mois, et qui entre les batailles de Rosbac et de Lissa s’est mis à faire les Cacouacs, est un nommé Moreau, pensionné de la cour pour ses Lettres hollandaises.

Enfin le polisson qui est aujourd’hui l’oracle du parlement de Paris, ce tribunal respectable qui ne s’embarrasse guère que le peuple ait du pain, pourvu qu’il ait les sacrements, est un décrotteur d’Orléans, appelé Chaumeix, qui est venu à Paris, il y a six mois, avec des sabots, et qui, pour gagner son pain et boire son eau, barbouille du papier contre vous et contre l’Encyclopédie.

Je n’entends point parler de Jean-Jacques depuis sa capucinade contre moi. Pour Diderot il s’acharne toujours à vouloir faire l’Encyclopédie ; mais le chancelier, à ce qu’on assure, n’est pas de cet avis ; il va supprimer le privilège de l’ouvrage, et donnera à Diderot la paix malgré lui. Je n’ai de nouvelles du roi de Prusse que par son argent ; il m’a fait payer, il y a un mois, ma pension de 1758. Vous voyez qu’il n’est en reste avec personne.

Je ne sais pas si on exigera de nous des rétractations comme on l’a fait d’Helvétius ; mais je sais que je n’en ai point à donner, et je crois qu’on peut être aussi heureux en buvant de l’eau du Rhône que de celle de la Seine. Adieu, mon cher et grand philosophe ; ne m’oubliez pas auprès de mesdames vos nièces.


Paris, 13 mai 1759.


Vous ne m’avez pas bien lu, mon cher et illustre maître. Je n’ai point dit que les sciences fussent plus redevables aux Français qu’à aucune des autres nations ; j’ai dit seulement, et cela est vrai, que l’astronomie physique leur est aujourd’hui plus redevable qu’aux autres peuples. Si vos occupations vous permettaient de lire ce qu’on a fait en France depuis dix ans, vous verriez que je n’ai rien exagéré. Depuis la mort de Newton les Anglais ne font presque plus rien que de nous prendre des vaisseaux et de nous ruiner.

Ma Laubrussellerie aurait mieux valu si je l’avais faite auprès de vous ; mais telle qu’elle est je crois qu’elle ne sera pas inutile à la philosophie. Les fanatiques grinceront les dents et ne pourront pas mordre ; je ne leur ai donné que des coups de baguette, mais cela les préparera aux coups de bâton. Quant à vous, mon cher ami, frappez fort ; vous êtes en place marchande pour cela : exurgat Deus, et dissipentur inimici ejus ; car ces gens-là sont autant les ennemis de Dieu que ceux de la raison.

J’eus, il y a quelques jours, la visite d’un fort honnête jésuite à qui je donnai de bons avis. Je lui dis que sa société avait eu grand tort de se brouiller avec vous, qu’elle s’en trouverait mal, qu’elle en aurait l’obligation à leur beau Journal de Trévoux et à leur fanatique Berthier : mon jésuite, qui apparemment n’aime pas Berthier, et qui n’est pas du journal, applaudissait à mes remontrances. Cela est bien fâcheux, me disait-il ; oui, très fâcheux, mon révérend père, lui répondis-je, car vous n’aviez pas besoin de nouveaux ennemis. Adieu, mon très cher et très illustre maître ; je recommande à vos bonnes intentions et la canaille jésuitique, et la canaille jansénienne, et la canaille sorbonique, et la canaille intolérante. Je vous embrasse de tout mon cœur.


Paris, 27 décembre 1759.


Cette lettre vous sera rendue mon cher et illustre confrère, par M. l’abbé de Saint-Non, neveu de M. de Boullongne, qui va en Italie pour y voir les chefs-d’œuvre des arts, y entendre de bonne musique, et y connaître les bouffons de toute espèce que ce pays renferme. Il passe par Genève pour aller à Rome ; et avant d’aller demander la bénédiction du pape, il souhaite recevoir la vôtre. Si feu votre ami Benoît XIV vivait encore, je vous demanderais une lettre de recommandation pour notre voyageur ; mais la philosophie a perdu jusqu’au pape. Je me borne donc à vous prier de procurer à M. l’abbé de Saint-Non tous les agréments qui dépendront de vous, parmi les hérétiques avec lesquels vous vivez. Il vous rapportera des indulgences, et vous assurera en attendant de toute la reconnaissance que j’aurai de ce que vous voudrez bien faire pour lui. Si vous le présentez à quelqu’un de nos sociniens honteux, gardez-vous bien de prononcer mon nom ; il est trop mal sur leurs papiers. Je crois au reste que notre voyageur est peu curieux de sociniens comme eux ; il leur préfère un catholique comme vous, et il va chercher à Genève ce qu’il aurait dû trouver à Paris. Adieu, mon cher philosophe ; ne m’oubliez pas auprès de madame Denis.


Paris, 22 décembre 1759.


Le nouveau moine ou frère lai que vous venez de recevoir, mon cher et illustre maître, m’a été adressé, il y a plusieurs années, par une nièce de mademoiselle Quinault, qui est mariée à Bourges, et qui me le recommanda. Il me parut, comme à vous, assez bon diable ; et d’ailleurs je lui trouvai quelques connaissances mathématiques. Il présenta, quelque temps après, à l’Académie des sciences, un traité de gnomonique qu’elle approuva, et qu’il m’a fait l’honneur de me dédier. Depuis ce temps il a été errant de ville en ville, et m’a écrit de temps en temps pour m’engager à le placer, sans que j’en aie pu trouver les moyens. Je suis aise qu’il ait trouvé un asile chez vous, et je crois que vous en pourrez tirer quelque secours ; au surplus, je ne vous demande vos bontés pour lui qu’autant qu’il s’en rendra digne.

Je ne crois pas la paix si prochaine que vous, mais je la désire encore plus que je n’en doute, et je la désire par mille raisons. Je suis bien las de Paris, mais serais-je mieux ailleurs ? c’est ce qui est fort incertain. Vous avez choisi, comme Marthe, la meilleure part ; mais vous êtes riche et je suis pauvre. Je n’attends que la paix pour voyager ; je tâterai de différents pays, et quamprimium tetigero benè moratam ac liberam civitatem, in ea conquiescam. Peut-être, quod Deus avertat ! finirais-je comme Scarmentado. On continue toujours ici à nous persécuter et à nous susciter tracasseries sur tracasseries. Voilà encore une querelle d’Allemand qu’on fait à Diderot et aux libraires, au sujet des planches de l’Encyclopédie : j’espère qu’ils s’en tireront avantageusement, car pour le coup ils n’ont affaire ni au parlement ni à la Sorbonne. Adieu, mon cher philosophe ; quand je vous vois du port contempler les orages, je me rappelle ces vers de Virgile :

Hos ego degrediens lacrymis affabar obortis :
Vivite felices, quibus est fortuna peracta
Jam sua ; nos alla ex aliis in fata vocamur.
Vobis parta quies ; nullum maris æquor arandum.

Je vous embrasse de tout mon cœur.


Paris, 14 avril 1760.


Quand on a le bonheur d’être dans un pays libre, mon cher et grand philosophe, on est bien heureux, car on peut écrire librement pour la défense des philosophes, contre les invectives de ceux qui ne le sont pas.

Quand on a le malheur d’être dans un pays de persécution et de servitude, au milieu d’une nation esclave et moutonnière, on est bien heureux qu’il y ait dans un pays libre des philosophes qui puissent élever la voix.

Quand les philosophes persécutés auront lu l’apologie écrite en leur faveur par le philosophe libre, ils remercieront Dieu et l’auteur.

Voilà, mon cher philosophe, ma réponse à une petite feuille que je viens de recevoir de Genève[1]. Ne sauriez-vous point par hasard qui m’a fait ce présent-là ? Ce ne saurait être vous, car depuis quatre jours tout le monde veut ici que vous soyez mort ; on vous désignait même, à quatre lieues d’ici, l’ancien évêque de Limoges pour successeur ; votre éloge aurait été fait par un prêtre, et cela eût été plaisant : j’aime pourtant mieux ne pas entendre votre éloge sitôt, dût-il être fait par le frère Berthier ou par M. de Pompignan.

Il faudrait imprimer, à la suite du discours de notre nouveau confrère, une épître que je viens de recevoir du roi de Prusse contre les fanatiques ; les dévots, les jésuites et notre saint-père le pape y sont bien traités. Adieu, mon cher et grand philosophe ; vivez long-temps et portez-vous bien tout mort que vous êtes.

P. S. Il ne manquait plus à la philosophie que le coup de pied de l’âne. On va jouer, sur le théâtre de la Comédie-Française, une pièce intitulée : les Philosophes modernes. Préville doit y marcher à quatre pattes pour représenter Rousseau. Cette pièce est fort protégée. Versailles la trouve admirable.


Paris, 6 mai 1760.


Mon cher et grand philosophe, je satisfais, autant qu’il est en moi, aux questions que vous me faites. La pièce contre les philosophes a été jouée vendredi pour la première fois, et hier pour la troisième, et jusqu’ici avec beaucoup d’affluence. On dit, car je ne l’ai point vue et ne la verrai point, qu’elle n’est pas mal écrite, surtout dans le premier acte ; que du reste il n’y a ni conduite ni invention. Nous n’y sommes attaqués personnellement ni l’un ni l’autre. Les seuls maltraités sont Helvétius, Diderot, Rousseau, Duclos, madame Geoffrin et mademoiselle Clairon, qui a tonné contre cette infamie. Il me paraît en général que les honnêtes gens en sont indignés. Jusqu’à présent la pièce n’a été applaudie que par des gens payés, presque tous les billets de parterre ayant été donnés. Le premier jour, entre autres, il y en avait quatre cent cinquante de donnés, et malgré cela le peu de spectateurs libres qui restaient, furent révoltés au point qu’à la seconde représentation on a été obligé de retrancher plus de cinquante vers. Le but de cette pièce est de représenter les philosophes, non comme des gens ridicules, mais comme des gens de sac et de corde, sans principes et sans mœurs ; et c’est M. Palissot, maquereau de sa femme et banqueroutier, qui leur fait cette leçon.

Les protecteurs femelles (déclarés) de cette pièce sont mesdames de Villeroi, de Robeck et du Deffant, votre amie et ci-devant la mienne. Ainsi la pièce a pour elle des putains en fonction et des putains honoraires ; en hommes, il n’y a jusqu’ici de protecteur déclaré que maître Aliboron dit Fréron, de l’académie d’Angers ; mais il n’est certainement que sous-protecteur, et l’atrocité de la pièce est telle qu’elle ne peut avoir été jouée sans protecteurs puissants. On en nomme plusieurs qui tous la désavouent. Les seuls qui soient un peu plus francs, sont messieurs les gens du roi, Séguier et Joly de Fleuri, auteurs de ce beau réquisitoire contre l’Encyclopédie. M. Séguier a dit, en plein foyer, qu’il avait lu la pièce, et qu’il n’y avait rien trouvé de répréhensible. Voilà, mon cher philosophe, ce que je sais sur ce sujet. Vous êtes indigné, dites-vous, que les philosophes se laissent égorger : vous en parlez bien à votre aise ; et que voulez-vous qu’ils fassent ? écriront-ils contre Palissot ? en vaut-il la peine ? contre des femmes, contre des gens puissants et inconnus qui protègent la pièce et qui le nient ? C’est à vous, mon cher maître, qui êtes à la tête des lettres, qui avez si bien mérité de la philosophie, et sur qui la pièce tombe plus peut-être que sur personne ; c’est à vous, qui n’avez rien à craindre, à venger l’honneur des gens de lettres outragés. Vous en avez un moyen bien sûr et bien facile ; c’est de retirer des mains des comédiens votre pièce qu’on répète actuellement, et de leur déclarer que vous ne voulez pas être joué sur le théâtre où l’on vient de mettre de pareilles infamies. Tous les gens de lettres vous en sauront gré, et vous regarderont comme leur digne chef. Si vous daignez m’en croire, vous suivrez ce conseil. Je suis sur les lieux, et mieux à portée que vous de juger de l’effet que cette démarche produira.

Il est vrai que l’épître que le roi de Prusse m’a adressée est peut-être ce qu’il a fait de mieux. Je viens d’en recevoir encore un autre papier intitulé : Relation de Phihihu, émissaire de l’empereur de la Chine. C’est une satire violente des prêtres. Je ne sais ce qu’il deviendra, et moi aussi ; mais si la philosophie n’a pas en lui un protecteur, ce sera grand dommage.

Je ne connais que légèrement Helvétius ; mais je ne puis m’empêcher d’être indigné de la barbarie avec laquelle on le traite. À l’égard de Saurin, je le vois plus souvent ; c’est un homme d’un esprit plus juste que chaud : sa pièce de Spartacus a, ce me semble, de beaux endroits.

J’ignore absolument quel sera le sort de l’Encyclopédie. J’ai donné presque entièrement aux libraires ma partie mathématique, à l’exception des deux dernières lettres ; du reste, je ne me mêle et ne me mêlerai de rien. On grave actuellement les planches qu’apparemment la Sorbonne et le parlement ne condamneront pas, et dont on aura un volume cette année.

Voilà, mon cher philosophe, le triste état de la philosophie, que milord Shafstesbury appellerait bien aujourd’hui poor lady. Vous voyez combien elle est malade ; elle n’a de recours qu’en vous ; elle attend avec impatience et avec confiance ce que vous voudrez bien faire pour elle. Je vous embrasse de tout mon cœur.


Paris, 16 juin 1760.


Mon cher et illustre maître, 1.o ce n’est pas tout d’être mourante, il faut encore n’être pas vipère. Vous ignorez sans doute avec quelle fureur et quel scandale madame de R… a cabalé pour faire jouer la pièce de Palissot ; vous ignorez qu’elle a empêché qu’on ne jouât votre tragédie, que les comédiens voulaient représenter avant les Philosophes, espérant par là gagner de l’argent et du temps, et fuir ou éloigner la honte dont ils sont couverts. Vous ignorez qu’elle s’est fait porter à la première représentation, toute mourante qu’elle est, et qu’elle fut obligée, tant elle était malade ce jour-là, de sortir avant la fin du premier acte. Quand on est atroce et méchante à ce point, on ne mérite, ce me semble, aucune pitié, eût-on… avec Dieu le père et son fils.

2.o Cette méchante femme d’ailleurs a été ménagée dans la Vision : on dit, il est vrai, qu’elle est bien malade ; mais cela ne lui fait aucun tort ; et si c’est là un crime, j’ai grand’peur pour celui qui imprimera ses billets d’enterrement ; car puisqu’il n’est pas permis de dire qu’elle se meurt, il le sera encore moins de dire qu’elle est morte.

3.o Il est très vrai qu’on a arrêté Robin-mouton du Palais-Royal.

Ils m’ont pris ce pauvre Robin,
Robin-mouton qui par la ville
Vendait tout pour un peu de pain, etc.

Mais soyez sûr que madame de Robeck n’en est pas la cause. Ceux qui persécutent les philosophes ne se soucient guère ni de Dieu ni d’elle ; mais ils sont au désespoir d’être démasqués : hinc iræ, hinc lacrymæ. Ils croyaient qu’on serait la dupe de leurs cachotteries, et ils se voient l’objet des cris et de la haine publique. Je ne vous en dis pas davantage ; mais souvenez-vous de ce que je vous ai marqué dans ma dernière lettre que vos amis l’étaient encore plus de Palissot, et relisez la Vision dans cette idée, vous verrez clair.

4.o Il est très vrai que la persécution est plus grande que jamais. On vient d’arrêter et de mettre à la Bastille un abbé Morellet, Morlet ou Mords-les, qu’on accuse ou qu’on soupçonne d’avoir fait cette Vision ; item d’avoir fait les Si et les Pourquoi ; item les notes sur la Prière du déiste. Je ne sais ce qui en est ; mais je sais seulement que c’est un homme de beaucoup d’esprit, ci-devant théologien ou théologal de l’Encyclopédie, que je vous avais adressé il y a un an à Genève, et qui ne vous y trouva pas : au reste, il est traité à la Bastille avec beaucoup d’égards et de ménagements. Tout Paris crie, tout Paris s’intéresse pour lui. Il y a apparence que sa captivité ne sera ni longue ni fâcheuse, et il lui restera la gloire d’avoir vengé la philosophie contre les Palissots mâles et femelles, contre les Palissots de Nanci et ceux de Versailles.

5.o Palissot se vante d’avoir reçu de vous une lettre pleine d’éloges ; il va, dit-il, la faire imprimer. M. d’Argental sera à portée de lui donner le démenti.

6.o Il vous mande qu’il a voulu venger mesdames de Robeck et de La M… C’est un mensonge impudent ; car depuis deux ans il est brouillé avec madame de La M…, et il en tient les propos les plus insolents et les plus infâmes. Elle ne l’ignore pas, non plus que M. d’Ayen, et tous deux ont regardé sa pièce comme une infamie.

7.o Je ne crois pas plus que tous que Diderot ait jamais rien écrit contre ces deux femmes ; ce qui est certain, c’est que personne n’avait plus à s’en plaindre que moi, et qu’assurément je n’ai rien écrit contre elles. Mais quand Diderot aurait été coupable, fallait-il, pour venger madame de Robeck, attaquer Helvétius et tous les encyclopédistes qui ne lui avaient fait aucun mal ?

8.o J’ai grande envie de voir le petit poème dont vous parlez. Je suis certain que feu Vadé a des héritiers auprès de Genève. Vous devriez bien vous adresser à eux pour me faire parvenir ce poème ; mais s’il n’y a rien sur la pièce des Philosophes, on ne sera pas content de feu Vadé.

9.o C’est très bien fait au chef de recommander l’union aux frères ; mais il faut que le chef reste à leur tête, et il ne faut pas que la crainte d’humilier des polissons protégés l’empêche de parler haut pour la bonne cause, sauf à ménager, s’il le veut, les protecteurs, qui au fond regardent leurs protégés comme des polissons.

10.o Avez-vous lu le mémoire de Pompignan ? il faut qu’il soit bien mécontent de l’Académie, car il ne lui en a pas envoyé d’exemplaire, quoiqu’il l’ait envoyé partout. Pour répondre à ce qu’il dit sur sa naissance, on vient, dit-on, de faire imprimer sa généalogie, qui remonte, par une filiation non interrompue, depuis lui jusqu’à son père.

11.o Tout mis en balance, le meilleur parti est toujours de finir par une phrase académique, je m’en… ; c’est aussi ce que je fais de tout mon cœur. Les sottises des hommes méritent qu’on en rie, et non pas qu’on s’en fâche.

Adieu, mon cher et grand philosophe ; j’attends votre catéchisme newtonien, et je ne vous ferai pas attendre dès que je l’aurai.


Paris, 18 juillet 1760.


Vous me paraissez persuadé, mon cher et grand philosophe, que je me trompe dans les jugements que je porte de certaines personnes ; je suis persuadé, moi, que vous vous trompez sur ces mêmes gens ; il ne reste plus qu’à savoir qui de nous deux a raison ; et vous m’avouerez du moins qu’il y a à parier pour celui qui voit les choses de près contre celui qui ne voit que de cent lieues.

Quoi qu’il en soit, vous pouvez rendre un grand service à la philosophie, en intercédant auprès de M. de Choiseul pour le pauvre abbé Morellet. Il y a quinze jours que madame de Robecq est morte, et il y a six semaines qu’il est à la Bastille : il me semble qu’il est assez puni.

J’aurais plus d’envie que vous de voir Diderot à l’Académie. Je sens tout le bien qui en résulterait pour la cause commune ; mais cela est plus impossible que vous ne pouvez l’imaginer. Les personnes dont vous parlez le serviraient peut-être ; mais très mollement, et les dévots crieraient, et l’emporteraient. Mon cher philosophe, il n’y a plus d’autre parti à prendre que de pleurer sur les ruines de Jérusalem, à moins qu’on n’aime mieux en rire comme vous, et finir tous les soirs, en se couchant, par la phrase académique ; c’est là le plus sage parti.

Pour moi, j’attends la paix avec impatience, non pour me mettre au service de qui que ce soit (n’ayez pas peur que je fasse cette sottise), mais pour éloigner mes yeux de tout ce que je vois. Je vous embrasse.


Paris, 3 auguste 1760.


Il y a apparence, mon cher et grand philosophe, que celui de nous deux qui se trompe sur la personne en question, se trompera longtemps ; car nous ne paraissons disposés ni l’un ni l’autre à changer d’avis. Quoi qu’il en soit, je n’entends rien à cette nouvelle jurisprudence qui permet à une femme de la cour de se mettre à la tête d’une cabale infâme contre des gens de lettres estimables, et qui ne permet pas aux gens de lettres outragés de donner un léger ridicule à la protectrice. Au surplus, l’abbé Morellet est enfin sorti de la Bastille, et sa détention n’aura point d’autres suites. M. Duclos, avec qui je suis d’ailleurs fort mal, mais avec qui je me réunirai s’il est nécessaire pour la bonne cause, me dit hier en confidence que vous lui aviez écrit au sujet de l’admission de Diderot à l’Académie. Nous convînmes des difficultés extrêmes, et peut-être insurmontables de ce projet ; il croit cependant qu’on pourrait le tenter, quoiqu’à dire vrai j’en désespère. Je crois bien que madame de Pompadour et même M. de Choiseul seront favorables ; mais je doute que tout-puissants qu’ils sont, ils aient assez de crédit dans cette occasion. Vous entendrez de Genève crier les dévots de Paris et de Versailles, et ces dévots iront au roi directement, et à coup sûr ils l’emporteront. Or, je n’imagine pas qu’il faille tenter cette affaire, si elle ne doit pas réussir.

À quoi vous servirait ce zèle impétueux ?
Qu’à charger vos amis d’un crime infructueux.

Au reste, l’élection ne se fera de trois ou quatre mois, et nous tâterons doucement le gué, avant que de rien entreprendre. Je verrai Diderot, je reparlerai à Duclos, et nous nous concerterons avec vous, et je vous rendrai compte de la suite de nos démarches.

L’Écossaise a un succès prodigieux ; j’en fais mon compliment à l’auteur. Hier, à la quatrième représentation, il y avait plus de monde qu’à la première. On dit que Fréron avait prouvé, il y a quinze jours, dans une feuille, que cette pièce ne devait pas réussir. Je ne l’ai point encore vue ; et quand on m’en a demandé la raison, j’ai répondu que, si un décrotteur m’avait insulté, et qu’il fût mis au carcan à ma porte, je ne me presserais pas de mettre la tête à la fenêtre.

Quelqu’un me dit, le jour de la première représentation, que la pièce avait commencé fort tard ; c’est apparemment, lui dis-je, que Fréron était monté à l’hôtel-de-ville.

Un conseiller de la classe du parlement de Paris, dont on n’a pu me dire le nom, disait avant la pièce que cela ne vaudrait rien, qu’il en avait lu l’extrait dans Fréron ; on lui répondit qu’il allait voir quelque chose de meilleur, l’extrait de Fréron dans la pièce.

Ce n’est ni Bourgelat ni personne de ma connaissance qui a envoyé au Journal encyclopédique l’extrait de l’épître du roi de Prusse ; c’est apparemment quelqu’un de ceux à qui je l’ai lue, et qui en aura retenu ces bribes. Au reste, les endroits outrecuidans ne se trouvent pas dans l’imprimé, et j’en suis fort aise.

Savez-vous que votre ami Palissot a eu une prise très vive dans les foyers avec M. Séguier, qui avait pourtant fort protégé les Philosophes ? il trouvait, lui Palissot, que l’Écossaise était une chose atroce. À ce propos, je vous dirai que vos amis ne sont point contents de votre troisième lettre. Il ne faut point plaisanter avec de pareils gens, surtout lorsqu’ils s’enferrent d’eux-mêmes, comme Palissot a fait dans ses dernières réponses. Adieu, mon cher philosophe.


Paris, 2 septembre 1760.


Il y a un siècle, mon cher et grand philosophe, que je ne vous ai rien dit. Un grand diable d’ouvrage de géométrie, que je viens de mettre sous presse, en est la cause. Je profite du premier moment pour me renouveler dans votre souvenir.

La difficulté n’est pas de trouver dans l’Académie des voix pour Diderot, mais 1.o de lui en trouver assez pour qu’il soit élu ; 2.o de lui sauver douze ou quinze boules noires qui l’excluraient à jamais ; 3.o d’obtenir le consentement du roi. Il serait médiocrement soutenu à Versailles ; chacun de nos candidats y a déjà ses protecteurs. Je sais que cela ferait une guerre civile ; et je conviens avec vous que la guerre civile a son amusement et son mérite ; mais il ne faut pas que Pompée y perde la vie.

J’ai dit à l’abbé Mords-les toutes les obligations qu’il vous a, et dès qu’il sera sédentaire à Paris, il se propose de vous en remercier. Il est pourtant un peu fâché de ce que, dans vos lettres à Palissot, vous appelez la Vision une pièce… ou autant vaut : c’est pourtant cette… pièce qui a mis les rieurs de notre côté.

J’ai donné à Thiriot le peu d’anecdotes que je savais sur les différents personnages dont vous me parlez. J’y ajoute que Chaumeix a, dit-on, gagné la vérole à l’Opéra-Comique ; que l’abbé Trublet prétend avoir fait autrefois beaucoup de conquêtes par le confessionnal, lorsqu’il était prêtre habitué à Saint-Malo. Il me dit un jour qu’en prêchant aux femmes de la ville, il avait fait tourner toutes les têtes ; je lui répondis : C’est peut-être de l’autre côté.

L’Écossaise a été bravement et avec affluence jusqu’à la seizième représentation. On assure que les comédiens la reprendront cet hiver, et ils feront fort bien. J’ai lu le jour de Saint-Louis, à l’Académie Française, un morceau contre les mauvais poètes, et en votre honneur. Je ne vous ai trouvé que deux défauts impardonnables, c’est d’être Français et vivant. C’est par là que je finissais, et le public a battu des mains beaucoup moins pour moi que pour vous. J’ai aussi étrillé les Wasp en passant. En un mot, cela a fort bien réussi. Adieu, mon cher et grand philosophe.


Paris, 22 septembre 1760.


Mon cher et illustre maître, je viens de remettre à l’ami Thiriot une copie de ma petite drôlerie, que vous me paraissez avoir envie de lire. Je souhaiterais qu’elle fût de votre goût, mais je désire encore plus vos conseils. Personne au monde n’en a de copie que vous, et je compte qu’elle ne sortira pas de vos mains.

Je fus avant hier, pour la troisième fois, à Tancrède. Tout le monde y fond en larmes, à commencer par moi, et la critique commence à se taire. Laissez dire les aliborons, et soyez sûr que cette pièce restera au théâtre. Mademoiselle Clairon y est incomparable, et au-dessus de tout ce qu’elle a jamais été. En vérité, elle mériterait bien de votre part quelque monument marqué de reconnaissance. Vous avez célébré Gaussin qui ne la vaut pas ; vous lui devez au moins une épître sur la déclamation, sur l’art du théâtre, sur ce que vous voudrez, en un mot ; mais vous lui devez une statue pour la postérité. Vous saurez de plus qu’elle est philosophe ; qu’elle a été la seule, parmi ses camarades, qui se soit déclarée ouvertement contre la pièce de Palissot ; qu’elle a pris grande part au succès de l’Écossaise, quoiqu’elle n’y jouât pas ; qu’enfin elle est digne, à tous égards, d’un petit souvenir de votre part, tant par ses talents que par sa manière de penser.

L’abbé d’Olivet, qui ne lit qu’Aristophane et Sophocle, alla voir votre pièce, il y a quelques jours, sur tout ce qu’il en entendait dire. Il prétend que, depuis défunt Roscius, pour lequel Cicéron plaida, il n’y a point eu d’actrice pareille ; elle fait tourner toutes les têtes, non pas dans le sens de l’abbé Trublet, mais du bon côté. J’écrivais ces jours-ci à son amant qu’elle finirait par me mettre à mal, et que

Si non pertæsum cunni penisque fuisset,
Huic uni forsan potui succumbere culpæ.

Je vous ai écrit, il y a quelques jours, pour vous recommander un homme d’esprit et de mérite, M. le chevalier de Maudave. Vous aurez bientôt une autre visite dont je vous préviens ; c’est celle de M. Turgot, maître des requêtes, plein de philosophie, de lumières et de connaissances, et fort de mes amis, qui veut aller vous voir en bonne fortune ; je dis en bonne fortune, car, propter metum judæorum, il ne faut pas qu’il s’en vante trop, ni vous non plus. Adieu, mon cher et grand philosophe.


8 octobre 1760.


Je m’attendais bien, mon cher et grand philosophe, que vous seriez content de l’Indien que vous ai adressé, et qui brûlait d’envie d’aller prendre vos ordres pour les Bramines. À l’égard de mon discours, maître Aliboron, votre ami et le mien, n’en a pas pensé comme vous. Il ne l’a ni lu ni entendu ; et en conséquence il vient de faire deux feuilles contre moi, que je n’ai aussi ni lues ni entendues, et dans lesquelles je sais seulement que vous avez votre part. Il prétend que, si votre siècle a des bontés pour vous, la postérité ne vous promet pas poires molles, et il vous met au-dessous de tous les poëtes passés, présents et à venir, depuis Homère jusqu’à Pompignan. J’ai hésité si je vous annoncerais crûment cette humiliation ; mais je veux être l’esclave de ces triomphateurs romains, et vous apprendre à ne pas mettre au pilori, comme vous avez fait, l’honneur de la littérature française.

Je ne sais pas si les comédiens ont cassé bras et jambes à Tancrède ; mais je sais que, pour un roué, il avait encore très bonne grâce. Au reste, je suis bien aise de vous apprendre encore, car je veux absolument vous humilier aujourd’hui, que l’on répète à cette occasion ce qu’on a dit régulièrement à chacune de vos pièces, que vous n’avez encore rien fait d’aussi faible ; il est vrai qu’on dit cela les yeux gros, et cela doit essuyer les vôtres.

Vraiment je vous félicite de tout mon cœur de la conquête que vous venez de faire à la vigne du Seigneur. Depuis le voyage de la reine de Saba, il n’y en a point de plus édifiant que celui de ce bon gentilhomme qui fait cent cinquante lieues pour être bien sûr que deux et un font trois ; il est vrai que vous étiez fait plus que personne pour lui persuader que trois ne font qu’un ; car il a dû voir que vous en valiez bien trois autres.

Je ne doute point que vous ne conserviez précieusement le dieu que M. de Maudave vous a apporté des Indes[2]. Ces gens-là sont plus sensés que nous ; nous avons fait notre dieu d’une gaufre ; les Indiens vont, comme Bartholomée, droit au solide.

Priapum
Maluit esse deum.


C’est celui-là qu’on peut bien appeler Dieu le père.

Je passe à Boileau d’avoir parlé en vers de sa perruque, mais je ne lui passe pas de s’être donné là-dessus les violons. La poésie, quoi qu’il en dise, ne doit se permettre qu’à regret les petits détails qui ne valent pas la peine qu’ils donnent ; elle est faite pour exprimer de grandes choses, nobles et vraies. Si vous ne pensiez pas comme moi, je dirais que vous avez fait, comme M. Jourdain, de la prose sans le savoir.

Oui, en vérité, vous devez une épître à mademoiselle Clairon, et je ne vous laisserai point en repos que vous n’ayez acquitté cette dette. Je vous permets, pour vous mettre à votre aise, d’y parler de tout ce qu’il vous plaira, même de votre perruque ; et s’il vous en faut encore une autre, je vous abandonne celles de Pompignan, Fréron et Trublet, que vous avez déjà si bien peignées.

M. Turgot m’écrit qu’il compte être à Genève vers la fin de ce mois ; vous en serez sûrement très content. C’est un homme d’esprit, très instruit et très vertueux, en un mot, un très honnête cacouac, mais qui a de bonnes raisons pour ne le pas trop paraître ; car je suis payé pour savoir que la cacouaquerie ne mène pas à la fortune, et il mérite de faire la sienne.

Comment diable, quarante-neuf convives à votre table, dont deux maîtres des requêtes et un conseiller de grand’chambre, sans compter le duc de Villars et compagnie !

Vous êtes donc comme le père de famille de l’Évangile, qui admet à son festin les clairvoyants et les aveugles, les boiteux et ceux qui marchent droit ? votre maison va être comme la bourse de Londres ; le jésuite et le janséniste, le catholique et le socinien, le convulsionnaire et l’encyclopédiste vont bientôt s’y embrasser de bon cœur, et rire encore de meilleur cœur les uns des autres. Si vous pouviez encore engager Jean-Jacques Rousseau à venir à quatre pattes, de Montmorenci à Genève, faire amende honorable à la comédie, en se redressant sur ses deux pieds de derrière pour jouer dans quelqu’une de vos pièces, ce serait vraiment là une belle cure, et plus belle que celle de votre campagnard nouveau converti ; mais je crois que pour Jean-Jacques, l’heure de la grâce n’est pas encore venue.

Il me semble, comme à vous, que votre ancien disciple est un peu remonté sur sa bête ; mais je crains qu’elle ne soit encore un peu récalcitrante, et je ne le vois pas bien affermi sur ses étriers. Mais, à propos de bête, que dites-vous de la figure que nous faisons sur la nôtre ? que dites-vous de ce fameux duc de Broglie,

Sage en projets, et vif dans les combats,
Qui va venger les malheurs de la France ?

Il me semble qu’il perd sa réputation sou à sou : c’est se ruiner assez platement. En attendant, nous avons perdu le Canada. Voilà le fruit de la besogne de ce grand cardinal que vous appeliez si bien Margot la bouquetière, et dont j’osais dire autrefois, en lui entendant lire ses poésies, que si on coupait les ailes aux Zéphirs et à l’Amour, on lui couperait les vivres. Nous ne nous attendions pas, vous et moi, qu’il nous prouverait un jour, par le traité de Versailles, que sa prose vaudrait encore moins que ses vers. Nous n’aurions pas cru cela lorsqu’il lisait à l’Académie son poème contre les incrédules, pour attraper un petit bénéfice de l’archimage Yébor, qui l’écoutait en branlant sa vieille tête de singe, et qui semblait lui dire : Non, non, non, vous n’aurez rien, quoi que vous disiez ; on ne m’attrape pas ainsi. Que Dieu le bénisse, lui, ses vers et sa prose ! on dit qu’il a permission d’aller se promener dans ses abbayes ; on aurait dû l’envoyer promener quatre ans plus lot. Il ne reste plus qu’à savoir ce que nous allons devenir, et quel parti nous allons prendre.

Quand on a tout perdu, quand on n’a plus d’espoir,
La guerre est un opprobre, et la paix un devoir.

Quant à nos sottises intestines, elles commencent à foisonner un peu moins dans ce moment-ci. Il n’y a rien de nouveau, que je sache, du quartier général de l’Encyclopédie et de la Palissoterie. La philosophie est entrée en quartier d’hiver. Dieu veuille qu’on l’y laisse respirer !

Adieu, mon cher et illustre maître, continuez à rire de tout ce qui se passe. J’en ris tout autant que vous, quoique je sois dans la poêle : heureux qui, comme vous, a trouvé moyen de sauter dehors ! Vous ne vous plaindrez pas que cette épître est une lettre de Lacédémonien ; pourvu qu’elle ne vous paraisse pas une lettre de Béotien, je serai consolé de mon bavardage.

À propos, vraiment j’oubliais de vous dire que je suis raccommodé, vaille que vaille, avec madame du Deffant ; elle prétend qu’elle n’a point protégé Palissot ni Fréron, et j’ai tout mis aux pieds, non du pendu, mais de Socrate. Ainsi, qu’elle ne sache jamais ce que je vous avais écrit pour me plaindre d’elle ; cela me ferait de nouvelles tracasseries que je veux éviter.


Paris, 9 avril 1761.


Je vous remercie, mon cher maître, de m’avoir envoyé votre charmante épître sur l’agriculture, qui ne parle guère d’agriculture, et qui n’en vaut que mieux. C’est, à mon avis, un des plus agréables ouvrages que vous ayez faits. Des gens de votre connaissance, qui en ont pensé comme moi, et qui ne sont pas descendus d’Ismaël, car ils servent et Baal et le Dieu d’Israël, l’ont trouvée si bonne, qu’ils ont voulu la lire à la reine ; mais il y avait deux vers mal-sonnants et offensant les oreilles pieuses, qu’il a fallu corriger pour mettre votre épître en habit décent, et pour la rendre propre à être portée aux pieds du trône ; et croiriez-vous que c’est moi qui ai fait cette correction ? J’ai donc mis le bon mari d’Ève, au lieu du sot mari, qui était pourtant la vraie épithète ; et au lieu de manger la moitié de sa pomme, qui est plaisant, j’ai mis goûter de la fatale pomme, qui est bien plat ; mais cela est encore trop bon pour Versailles.

Riez, si vous voulez, de cette petite anecdote ; mais, s’il vous plaît, riez-en tout seul, et n’allez pas en écrire à Paris, comme vous avez fait de ce que je vous ai mandé au sujet des parrains de l’archidiacre. L’abbé d’Olivet me dit, l’autre jour, à l’Académie, d’un ton cicéronien : Vous êtes un fripon : vous avez écrit à Genève que j’avais molli dans l’affaire de Trublet. Je niai le fait, à la vérité assez faiblement. Il me répondit qu’il en avait la preuve dans sa poche, et je ne lui demandai point à la voir, je craignais d’être trop confondu. Peu m’importe d’avoir des tracasseries avec d’Olivet et même avec d’autres ; mais il vaut encore mieux n’en pas avoir. C’est pourquoi si vous voulez savoir les nouvelles de l’école, promettez-moi que vous ne me vendrez plus, et commencez par ne pas parler de ceci, même à d’Olivet.

Je suis sûr, au moins autant qu’on le peut être, que le surintendant de la reine a nommé Saurin ; mais il est vrai que je ne lui ai parlé que la veille de l’élection, et il se pourrait bien qu’avant ce temps-là il en eût servi un autre ; c’est ce que je ne sais pas assez positivement pour pouvoir vous l’assurer. Après tout, c’est ce qu’il est fort peu important d’approfondir ; par malheur, le vin et Trublet sont tirés, il faut les boire.

Nous recevons aujourd’hui l’évêque de Limoges qui ne sait pas lire, et Batteux qui ne sait pas écrire ; mais en revanche nous avons un directeur qui sait lire et écrire, qui s’en pique du moins. Je m’attends à un grand déluge d’esprit, et je crois qu’il faudra qu’on me tienne, comme à Rémond de Saint-Mard, la tête bien ferme. À lundi prochain la réception de l’archidiacre, qui évoquera sûrement l’ombre de Fontenelle, et à qui le directeur fera apparemment compliment sur ses bonnes fortunes ; car il prétend en avoir eu beaucoup par le confessionnal et par la prédication.

Nous avons encore une place vacante à l’Académie ; mais ce ne sera pas, je crois, pour Marmontel. M. le duc d’Aumont fait peur à ces messieurs. Vous devez juger par là qu’ils ne sont pas fort braves. Ainsi nous aurons eu sept places vacantes à la fois, et nous n’aurons pas choisi le seul homme qu’il nous convenait de prendre. Je ne ferai qu’en rire ( car il n’y a que cela de bon ), tant qu’ils n’iront pas jusqu’à l’avocat sans cause, auteur des Cacouacs ; car pour lors cela passerait la raillerie, et je pourrais bien les prier de nommer Chaumeix ou Omer à ma place, surtout si vous vouliez en même temps donner la vôtre à frère Berthier.

Je viens à Jean-Jacques, non pas à Jean-Jacques Le Franc de Pompignan, qui pense être quelque chose, mais à Jean-Jacques Rousseau, qui pense être cynique, et qui n’est qu’inconséquent et ridicule. Je veux qu’il vous ait écrit une lettre impertinente, je veux que vous et vos amis vous ayez à vous en plaindre ; malgré tout cela, je n’approuve pas que vous vous déclariez publiquement contre lui comme vous faites ; et je n’aurai sur cela qu’à vous répéter vos propres paroles : Que deviendra le petit troupeau, s’il est désuni et dispersé ? Nous ne voyons point que ni Platon, ni Aristote, ni Sophocle, ni Euripide aient écrit contre Diogène, quoique Diogène leur ait dit à tous des injures. Jean-Jacques est un malade de beaucoup d’esprit, et qui n’a d’esprit que quand il a la fièvre. Il ne faut ni le guérir ni l’outrager.

À propos, j’oubliais de vous demander si vous avez reçu un mémoire que j’ai fait sur l’inoculation, et dans lequel je crois avoir prouvé, non que l’inoculation est mauvaise, mais que ses partisans ont assez mal raisonné jusqu’ici, et ne se sont pas douté de la question. Ce mémoire très clair, à ce que je crois, et très impartial, a été lu il y a six mois à une assemblée publique de l’Académie des sciences, et m’a paru avoir fait beaucoup d’impression sur les auditeurs. On vient d’imprimer dans une gazette, à la vérité assez obscure, qu’un médecin de Clermont en Auvergne, ayant inoculé son fils, le fils est mort de l’inoculation, et que le père est mort de chagrin. Ce fait, s’il est vrai, serait très fâcheux contre l’inoculation, quoiqu’au fond il ne soit pas décisif. Adieu, mon cher confrère ; je ne vous écrirai pourtant plus de l’Académie Française ; je crains qu’il ne faille dire bientôt de ce titre-là ce que Jacques Rostbif dit du nom de monsieur : Il y a trop de faquins qui le portent. Adieu.


Pontoise, 9 juillet 1761.


Jai reçu, mon cher philosophe, votre petit billet, en partant pour la campagne. Il est vrai que je suis un peu en retard avec vous ; prenez-vous-en à un gros livre de géométrie, tout plein de calculs, que je fais imprimer actuellement, et dont j’espère être bientôt débarrassé. Je ne sais pas de la part de qui vous m’avez envoyé le Grizel ; ce Grizel est un drôle de corps. Si Me. Huerne avait aussi bien plaidé, les rieurs auraient été pour lui ; mais ni Me. Huerne, ni Me. Le Dain, ni Me. Omer, ne sont faits pour avoir les rieurs de leur côté. Les jésuites même ne les ont plus depuis qu’ils se sont brouillés avec la philosophie ; ils sont à présent aux prises avec les pédants du parlement, qui trouvent que la société de Jésus est contraire à la société humaine, comme la société de Jésus trouve de son côté que l’ordre du parlement n’est pas de l’ordre de ceux qui ont le sens commun, et la philosophie jugerait que la société de Jésus et l’ordre du parlement ont tous deux raison.

Je ne sais ce qui arrivera du Laquais de Vénus ; j’ai bien peur que ce ne soit un laquais de louage, qui ne lui restera pas longtemps, d’autant que ledit laquais n’a pas suivi sa maîtresse dans son passage sur le soleil. Si Fontenelle n’était pas mort, il vous dirait là-dessus les plus jolies choses du monde ; par exemple, que Vénus a trop de satellites sur la terre pour en avoir besoin dans le ciel ; et que les vieux galants qui ne peuvent plus lui faire leur cour, regretteront le temps où Vénus se promenait toute seule dans le ciel,

Sans laquais, sans ajustement,
De ses seules grâces ornée, etc.

Son chancelier Trublet vous en dira davantage, pour peu que vous vouliez savoir le reste. Je vous dirai moi, plus sérieusement, que nous attendons les observations faites aux Indes et en Sibérie, pour savoir, par la comparaison avec celles de France, à combien de postes nous sommes du soleil ; et s’il nous faut quelques jours de plus ou de moins pour y arriver, que nous ne l’avons cru jusqu’ici.

Je n’aurai pas besoin d’ameuter l’Académie Française sur l’édition de Pierre Corneille ; il n’y a aucun de nous qui ne se fasse un plaisir et un devoir de souscrire, et quelques-uns même pour plusieurs exemplaires. Cette entreprise fera beaucoup d’honneur à l’entrepreneur, à l’Académie et à la nation ; et je me flatte qu’elle avertira enfin l’Académie de ce qu’elle doit faire, de donner des éditions grammaticales des auteurs classiques.

Adieu ; mon cher maître ; que le ciel vous tienne toujours en joie ! N’oubliez pas vos amis et vos admirateurs ; je me flatte que vous me comptez parmi les premiers, et je prends la liberté de me mettre parmi les seconds. Je ne sais pas s’il en est de même du professeur Formey, et s’il prendra cette qualité dans ses lettres aux journalistes, et dans sa bibliothèque partiale, toute impartiale qu’elle prétend être. Vale iterum.


Paris, 8 septembre 1761.


Je ne sais, mon cher maître, si vous avez reçu une lettre que je vous écrivis, il y a quelque temps, de Pontoise. Je vous y parlais, ce me semble, de votre édition de Corneille, et de l’intérêt que j’y prenais comme homme de lettres, comme Français, comme académicien, et encore plus comme votre confrère, votre disciple et ami. Depuis ce temps, nous avons reçu à l’Académie vos remarques sur les Horaces, sur Cinna, et sur le Cid, la préface du Cid, et l’épître dédicatoire. Tout cela a été lu avec soin dans les assemblées, et Duclos nous dit hier que vous aviez reçu nos remarques, et que vous en paraissiez content. N’oubliez pas d’insister plus que vous ne faites dans votre épître, sur la protection qu’on accordait aux persécuteurs de Corneille, et sur l’oubli profond où sont tombées toutes les infamies qu’on imprimait contre lui, et qui vraisemblablement lui causaient beaucoup de chagrin. Vous pouvez mieux dire, et avec plus de droit que personne, à tous les gens de lettres et à tous les protecteurs, des choses fort utiles aux uns et aux autres, que cette occasion vous fournira naturellement.

Nous avons été très contents de vos remarques sur les Horaces ; beaucoup moins de celles sur Cinna, qui nous ont paru faites à la hâte. Les remarques sur le Cid sont meilleures, mais ont encore besoin d’être revues. Il nous a semblé que vous n’insistiez pas toujours assez sur les beautés de l’auteur, et quelquefois trop sur des fautes qui peuvent n’en pas paraître à tout le monde. Dans les endroits où vous critiquez Corneille, il faut que vous ayez si évidemment raison, que personne ne puisse être d’un avis contraire ; dans les autres, il faut ou ne rien dire ou ne parler qu’en doutant. Excusez ma franchise ; vous me l’avez permise, vous l’avez exigée ; et il est de la plus grande importance pour vous, pour Corneille, pour l’Académie et pour l’honneur de la littérature française, que vos remarques soient à l’abri même des mauvaises critiques. Enfin, mon cher confrère, vous ne sauriez apporter dans cet ouvrage trop de soin, d’exactitude et même de minutie. Il faut que ce monument que vous élevez à Corneille, en soit aussi un pour vous, et il ne tient qu’à vous qu’il le soit.

Je souscris, si vous le trouvez bon, pour deux exemplaires, pour l’un comme votre ami, et pour l’autre comme homme de lettres et comme Français. Si les gens de lettres de cette frivole et moutonnière nation qui les persécute en riant, ne soutiennent pas l’honneur de la chère patrie, comme disent les Allemands, hélas ! que deviendra ce malheureux honneur ? Vous voyez le beau rôle que nous jouons sur la terre et sur l’onde ; et ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que nous avons l’air de le jouer encore quelque temps, car la paix ne paraît pas prochaine. Cependant le parlement se bat à outrance avec les jésuites, et Paris en est encore plus occupé que de la guerre d’Allemagne ; et moi, qui n’aime ni les fanatiques parlementaires, ni les fanatiques de Saint-Ignace, tout ce que je leur souhaite, c’est de se détruire les uns par les autres, fort tranquille d’ailleurs sur l’événement, et bien certain de me moquer de quelqu’un, quoi qu’il arrive. Quand je vois cet imbécile parlement, plus intolérant que les capucins, aux prises avec d’autres ignorants, imbéciles et intolérants comme lui, je suis tenté de lui dire ce que disait Timon-le-Misanthrope à Alcibiade : Jeune écervelé, que je suis content de te voir à la tête des affaires ! tu me feras raison de ces marauds d’Athéniens. La philosophie touche peut-être au moment où elle va être vengée des jésuites ; mais qui la vengera des Omer et compagnie ? pouvons-nous nous flatter que la destruction de la canaille jésuitique entraînera après elle l’abolition de la canaille jansénienne et de la canaille intolérante ? Prions Dieu, mon cher confrère, que la raison obtienne de nos jours ce triomphe sur l’imbécillité. En attendant, portez-vous bien, commentez Corneille, et aimez-moi.


Paris, 10 octobre 1761.


Je ne sais pas, mon cher et illustre maître, si mes lettres sont aussi plaisantes que vous le prétendez, mais je sais que tout ce qui se passe y fournit bien matière ; et s’il est vrai, comme vous le dites, qu’il est bon de rire un peu pour la santé, jamais saison n’a été si favorable pour se bien porter. Voici, par exemple, Paul Le Franc de Pompignan (je ne sais si c’est Paul l’Apôtre ou Paul-le-Simple ) qui vient encore de fournir aux rieurs de quoi rire, par son Éloge historique du duc de Bourgogne. J’imagine qu’on vous aura envoyé cette pièce, et qu’en la lisant vous aurez dit comme l’ermite de La Fontaine :

Voici de quoi ; si tu sais quelque tour,
Il te le faut employer, frère Luce.

Je sais que la matière est un peu délicate, et qu’en donnant des croquignoles au vivant, il faut prendre garde d’égratigner le mort ; mais

À vaincre sans péril on triomphe sans gloire.


On prétend que Pompignan sollicite, pour récompense de son bel ouvrage, une place d’historiographe des enfants de France ; je voudrais qu’on la lui donnât, avec la permission de commencer dès le ventre de la mère, et la défense d’aller au-delà de sept ans. Je ne sais si cette impertinence vous paraîtra aussi plaisante qu’à moi ; mais il est sûr que

… Si Dieu m’avait fait naître
Propre à tirer marrons du feu,
Certes, Le Franc verrait beau jeu.

Me voilà presque aussi en train de vous citer des vers que M. le théologien Martin Kahle qui vous en citait tant de mauvais, pour vous prouver que ce monde ridicule était le meilleur des mondes possibles. Laissons là et Martin Kahle et Pompignan, et parlons de Corneille.

Nous avons relu vos remarques Sur Cinna, et vous avez dû recevoir la réponse de l’Académie sur vos nouvelles critiques. Voulez-vous que je vous parle net comme le Misanthrope, et sur la pièce et sur vos remarques ? Je vous avouerai d’abord que la pièce me paraît d’un bout à l’autre froide et sans intérêt ; que c’est une conversation en cinq actes, et en style tantôt sublime, tantôt bourgeois, tantôt suranné ; que cette froideur est le grand défaut, selon moi, de presque toutes nos pièces de théâtre ; et qu’à l’exception de quelques scènes du Cid, du cinquième acte de Rodogune, et du quatrième d’Héraclius, je ne vois rien, dans Corneille en particulier, de cette terreur et de cette pitié qui fait l’âme de la tragédie. Si je suis si difficile, prenez-vous-en à vos pièces, qui m’ont accoutumé à chercher sur le théâtre tragique de l’intérêt, des situations et du mouvement. Si je suivais donc mon penchant, je dirais que presque toutes ces pièces sont meilleures à lire qu’à jouer ; et cela est si vrai, qu’il n’y a presque personne aux pièces de Corneille, et médiocrement à celles de Racine ; mais ce n’est pas le tout d’avoir raison, il faut être poli ; il faut donc de grands ménagements pour avertir les gens qu’ils s’ennuient et qu’ils n’osent le dire.

À l’égard de vos raisonnements et des nôtres sur les remords de Cinna qui, selon vous, viennent trop tard, et qui selon nous viennent assez tôt, ce sont là, ce me semble, de ces questions sur lesquelles on peut dire le pour et le contre sans se convaincre réciproquement. Je voudrais donc, sans prétendre que vous ayez tort, car le diable m’emporte si j’en sais rien, je voudrais que vous ne fissiez aucune critique qui fut sujette à contradiction, et que vous vous bornassiez aux fautes évidentes contre le théâtre ou la grammaire, vous aurez encore assez de besogne. Croyez-moi, ne donnez point de prise sur vous aux sots et aux malintentionnés, et songez qu’un vivant qui critique un mort en possession de l’estime publique, doit avoir raison et demie pour parler, et se taire quand il n’a que raison. Voyez comme on a reçu les pauvres gens qui ont relevé les sottises d’Homère ; ils avaient pourtant au moins raison et demie, ces pauvres diables-là ; et le grand tort de La Mothe n’a pas été de critiquer l’Iliade, mais d’en faire une.

Réservez donc, mon cher maître, les vessies de cochon au lieu d’encensoir pour les Pompignan et consorts ; pour ceux-là, ou ne demande qu’à rire à leurs dépens, et vous aurez le double plaisir de faire rire et d’avoir raison. Il est vrai que si la guerre continue, je crois que Pompignan même ne fera plus rire personne. Pour moi, je rirai le plus longtemps que je pourrai, et je vous aimerai plus longtemps encore. Adieu, mon cher philosophe.


Paris, 31 octobre 1761.


Je suis, mon cher et illustre maître, un peu inquiet de votre santé ; il faut qu’elle ne soit pas si bonne que l’année passée. Il y a un an que vous vouliez, disiez-vous, ne faire que rire de tout pour vous bien porter ; aujourd’hui vous voulez vous fâcher, et c’est contre Moïse de Montauban ! voilà un plaisant objet pour vous échauffer la bile ! Eh, pardieu, laissez-le devenir historiographe, instituteur, correcteur, éberneur des enfants de France, et tout ce qu’il voudra ; et soyez, vous, mais toujours en riant, l’historiographe de ses sottises, l’instituteur de votre nation, et le correcteur des fanatiques.

Je vous remercie de ce que vous m’envoyez de la part de la bonne âme de Montauban ; je l’ai lu avec plaisir, et j’en ferai part aux bonnes âmes de Paris. Je crois cependant que cela aurait encore été plus utile, si la bonne âme de Montauban n’avait voulu que rire, et n’avait point voulu se fâcher. Vous voyez, mon cher philosophe, combien j’ai profité de vos leçons ; autrefois tout me donnait de l’humeur, depuis la comédie des Philosophes jusqu’au mémoire de Pompignan ; aujourd’hui je verrais Moïse de Montauban premier ministre, et Aaron grand aumônier, que je crois que j’en rirais encore. Je me fierais à la Providence qui, à la vérité, ne gouverne pas trop bien ce meilleur des mondes possibles, mais qui pourtant fait parfois des actes de justice. Qui aurait dit, par exemple, il y a dix ans, aux jésuites, que ces bons pères, qui aiment tant à brûler les autres, verraient bientôt venir leur tour, et que ce serait le Portugal, c’est-à-dire le pays le plus fanatique et le plus ignorant de l’Europe, qui jetterait le premier jésuite au feu ? Ce qu’il y a de très plaisant, c’est que cette aventure commence à réconcilier les jansénistes avec l’inquisition qu’ils haïssaient jusqu’ici mortellement. En vérité, disent-ils, cet établissement a du bon ; les affaires y sont jugées avec beaucoup plus de maturité et de justice qu’on ne croit en France, et il faut avouer que ce tribunal-là fait fort bien en Portugal. Ils ont imprimé que Malagrida se souvenait encore, dans l’oisiveté de la prison, de son ancien métier de jésuite ; qu’on l’a surpris quatre fois s’amusant tout seul, pour donner, disait-il, du soulagement à son corps. Notez qu’il a soixante et treize ans ; cela serait en vérité fort beau à cet âge-là ; mais je crois que les jansénistes n’en parlent que par envie.

Laissons brûler Malagrida, et venons à Corneille qui, selon vous et selon moi, n’est pas si chaud. Si c’est moi qui ai écrit qu’on s’intéresse à Auguste, je n’ai écrit en cela que l’avis de l’Académie, et point du tout le mien ; je ne crois ni avec elle qu’on s’intéresse à Auguste, ni avec vous qu’on s’intéresse à Cinna ; je crois qu’on ne s’intéresse à personne, qu’on ne se soucie pas plus d’Auguste, d’Émilie et de Cinna, que de Maxime et d’Euphorbe, et que cet ouvrage est meilleur à lire qu’à voir jouer. Aussi n’y va-t-il personne.

Oui, en vérité, mon cher maître, notre théâtre est à la glace. Il n’y a, dans la plupart de nos tragédies, ni vérité, ni chaleur, ni action, ni dialogue. Donnez-nous vite votre œuvre de six jours, mais ne faites pas comme Dieu, et ne vous reposez pas le septième. Ce n’est point un plat compliment que je prétends vous faire ; mais je ne vous dis que ce que j’ai déjà dit cent fois à d’autres : vos pièces seules ont du mouvement et de l’intérêt ; et, ce qui vaut bien cela, de la philosophie, non pas de la philosophie froide et parlière, mais de la philosophie en action. Je ne vous demande plus d’échafauds ; je sais et je respecte toute la répugnance que vous y avez, quoique depuis Malagrida les échafauds aient leur mérite ; mais je vous demande de nous faire voir, ce qui ne tient qu’à vous, qu’en fait de tragédies nous ne sommes encore que des enfants bien élevés, et les autres peuples de vieux enfants. Votre réputation vous permet de risquer tout ; vous êtes à cent lieues de l’envie ; osez, et nous pleurerons, et nous frémirons, et nous dirons : Voilà la tragédie, voilà la nature : Corneille disserte, Racine converse, et vous nous remuerez.

À propos, vraiment, j’oubliais de vous remercier de la mention honorable que vous avez faite de moi dans votre lettre à l’abbé d’Olivet, telle que vous l’avez envoyée au Journal encyclopédique ; car il est bon de vous dire que mon nom ni celui de Duclos ne se trouvent point dans l’imprimé de Paris, malgré ce que vous aviez recommandé à ce sujet, comme je le sais de science certaine ; c’est votre ancien instituteur, Josephus Olivetus, qui a fait, en tout bien et tout honneur, cette petite suppression dont j’aurai le plaisir de le remercier à la première occasion favorable, mais toujours en riant, parce que cela est bon pour la santé.

Oui, vraiment, les prêtres de Genève sont comme des diables contre la comédie ; mais on dit aussi que vous en êtes un peu la cause. Vous vous êtes un peu trop moqué de ces sociniens honteux ; vous avez fait rire à leurs dépens ; et, pour s’en venger, ils voudraient bien que vous ne fissiez pleurer personne. Il faut que les comédiens de l’Église et ceux du théâtre se ménagent réciproquement. À l’égard de Rousseau, j’avoue que c’est un déserteur qui combat contre sa patrie ; mais c’est un déserteur qui n’est plus guère en état de servir, ni par conséquent de faire du mal ; sa vessie le fait souffrir, et il s’en prend à qui il peut. Prions Dieu qu’il conserve la nôtre.

On dit que les jésuites font courir dans les maisons trois mémoires manuscrits pour leur justification. C’est beaucoup que trois, car je crois qu’ils auraient de la peine à en faire lire un seul, tant l’animosité publique est grande. On dit qu’ils prouvent, dans un de ces mémoires, que le parlement a falsifié et tronqué les passages de leurs constitutions. Cela pourrait bien être, puisqu’Omer Anitus, dans son beau réquisitoire, a bien falsifié et tronqué, d’après Abraham Chaumeix, les passages de l’Encyclopédie. Adieu, mon cher philosophe ; faites des tragédies, moquez-vous de tout, et portez-vous bien.


Paris, 27 janvier 1762.


Vous avez dû, mon cher et illustre confrère, recevoir, il y a peu de temps, par monsieur Damilaville, le Manuel des Inquisiteurs, que j’étais chargé de vous faire parvenir. Que dites-vous de ce monument d’atrocité et de ridicule, qui rend tout à la fois l’humanité si odieuse et si à plaindre ? Il n’y a, je crois, de terme dans aucune langue pour exprimer le sentiment que cette lecture fait naître. On ne peut s’empêcher d’en frémir et d’en rire. L’auteur, ou plutôt le traducteur et l’éditeur utile de cette abomination, qu’il était si bon de faire connaître, m’a prié de vous présenter son ouvrage de sa part, en vous assurant des sentiments qu’il vous a voués, et qui vous sont dus par tous les amateurs de la raison et des lettres. Cet auteur est le même abbé Morellet, ou Morlet, ou Mords-les, qui fut mis, il y a dix-huit mois, non à la grande inquisition aragonaise, mais à la petite inquisition de France, pour avoir dit, dans une vision meilleure que celle d’Ezéchiel, qu’une méchante femme, qu’il ne nommait pas, était bien malade. Dieu ne tarda pas à venger son prophète ; car avant qu’il fût sorti de prison, la méchante femme était morte ; ce qui prouve qu’en effet elle ne se portait pas bien, et qu’il avait eu raison de jeter quelques doutes sur sa santé.

Admirez, mon cher philosophe, combien la raison gagne de terrain ; cet ennemi de la persécution, qui travaille si bien à la rendre ridicule, est un prêtre, ci-devant théologien ou théologal de l’Encyclopédie, qui nous a donné pour cet ouvrage l’article Figure, où vous verrez entre autres que S. Ambroise ou S. Augustin ( je ne sais plus lequel ) compare les dimensions de l’arche à celle du corps de l’homme, et la petite porte de l’arche au trou du derrière ; c’est un beau passage qui vous a échappé dans votre chapitre sur les allégories.

Comme il faut encourager les gens de bien, écrivez-moi, je vous prie, un mot d’honnêteté pour cet honnête ecclésiastique ; il le mérite par son zèle pour la bonne cause, et par son respect pour vous.

Je ne sais si je vous ai prié de remercier M. le chevalier de Molmire de ses Étrennes aux sots, et M. le rabbin Akib de son sermon. Je vous prie de leur dire à l’un et à l’autre que si l’un s’avise encore de prêcher, et l’autre de donner des étrennes, ils n’oublient pas de m’en faire part.

Nous continuons à lire vos remarques sur Corneille, et nous venons de finir Héraclius. Je prends la liberté de vous répéter à ce sujet ce que vous m’avez déjà permis de vous dire ; ne critiquez Corneille que lorsque vous aurez deux fois raison ; il a un nom très respecté, il est mort ; voilà déjà une raison bien forte (je ne vous dis pas bien bonne) en sa faveur. Vous savez mieux que moi que, dans un genre tel que celui du théâtre, dont les règles renferment beaucoup d’arbitraire, on peut condamner et justifier presque tout ; et pour peu que Corneille soit justifiable par des raisons telles quelles, dans les endroits où vous l’attaquez, vous êtes sûr d’avoir contre vous les pédants et les sots, qui déchireraient Corneille s’il n’était pas mort, et qui seront bien aises de vous déchirer parce que vous êtes vivant. Attendez-vous, par exemple, au mal qu’ils diront de Zulime. Je ne ferai pas chorus avec eux, car cette pièce m’a fait beaucoup de plaisir, au moins dans le rôle principal ; j’y trouve la passion bien ressentie, bien exprimée et bien différente de cet amour de ruelle qui affadit notre théâtre.

Si par hasard vous connaissez l’auteur de l’Écueil du sage, dites-lui aussi, je vous prie, que son ouvrage m’a fait plaisir, qu’il est surtout très moral, et par cette raison digne de rester au théâtre ; que le troisième et le quatrième acte sont excellents, qu’il y a dans les autres des scènes fort agréables, et des détails fort intéressants. J’y voudrais un autre cinquième acte : la pièce eût été meilleure en quatre ou même en trois ; mais voilà ce que fait la superstition des règles. Il me semble que les auteurs dramatiques sont pour les règles comme les Français sont pour les impôts ; ils y obéissent en murmurant.

Que dites-vous de l’état fâcheux de votre ancien disciple ? Il y a longtemps que je n’en ai reçu de nouvelles ; vous écrit-il toujours ? Je le crois aux abois, et c’est grand dommage ; la philosophie ne retrouvera pas aisément un prince tolérant comme lui par indifférence, ce qui est la bonne manière de l’être, et l’ennemi de la superstition et du fanatisme.

On dit que vos bons amis et les miens vont avoir un vicaire-général en France ; on ajoute qu’ils en sont très mécontents : leur principale raison pour se plaindre est que, si on leur donne ce vicaire, ils ne seront plus rien ; c’est précisément ce qu’il faut qu’ils soient.

Je fais mon compliment, non à vous, mais au gouvernement, sur la pension qu’on vient de vous rendre. Si on n’en donnait qu’à des gens comme vous, l’État donnerait beaucoup moins, et encouragerait beaucoup plus.

Adieu, mon cher philosophe ; portez-vous bien, écrivez-moi quelquefois, et surtout moquez-vous de tout, car il n’y a que cela de solide. Le vicaire-général des jésuites fait dire qu’au moyen de cet arrangement, il va y avoir en France un vice-général de plus : voilà de quoi vivent les Parisiens.


Paris, 31 mars 1762.


Un malentendu a été cause, mon cher philosophe, que je n’ai reçu que depuis peu de jours l’ouvrage de Jean Meslier, que vous m’aviez adressé il y a près d’un mois ; j’attendais que je l’eusse pour vous écrire. Il me semble qu’on pourrait mettre sur la tombe de ce curé : Ci-gît un fort honnête prêtre, curé de village, en Champagne, qui, en mourant, a demandé pardon à Dieu d’avoir été chrétien, et qui a prouvé par là que quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Champenois ne font pas cent bêtes. Je soupçonne que l’extrait de son ouvrage est d’un Suisse qui entend fort bien le français, quoiqu’il affecte de le parler mal. Cela est net, pressant et serré, et je bénis l’auteur de l’extrait, quel qu’il puisse être.

C’est du Seigneur la vigne travailler.

Après tout, mon cher philosophe, encore un peu de temps, et je ne sais si tous ces livres seront nécessaires, et si le genre humain n’aura pas assez d’esprit pour comprendre par lui-même que trois ne font pas un, et que du pain n’est pas Dieu. Les ennemis de la raison font dans ce moment assez sotte figure, et je crois qu’on pourrait dire comme dans la chanson :

Pour détruire tous ces gens-là,
Tu n’avais qu’à les laisser faire.

Je ne sais ce que deviendra la religion de Jésus, mais sa compagnie est dans de mauvais draps. Ce que Pascal, Nicole et Arnaud n’ont pu faire, il y a apparence que trois ou quatre fanatiques absurdes et ignorés en viendront à bout : la nation fera ce coup de vigueur au dedans, dans le temps où elle en fait si peu au dehors ; et on mettra dans les abrégés chronologiques futurs, à l’année 1762 : Cette année, la France a perdu toutes ses colonies et chassé les jésuites. Je ne connais que la poudre à canon qui, avec si peu de force apparente, produise d’aussi grands effets.

Il s’en faut beaucoup, j’en conviens, que les fanatiques d’un certain rang tiennent, entre les fanatiques de Loyola et les fanatiques de Saint-Médard, la balance aussi égale qu’un certain philosophe de vos amis ; mais laissons les pandoures détruire les troupes régulières. Quand la raison n’aura plus que les pandoures à combattre, elle en aura bon marché.

À propos des pandoures, savez-vous qu’ils ne laissent pas de faire encore quelques incursions par-ci par-là sur nos terres ? Un curé de Saint-Herbland, de Rouen, nommé Le Roi (ce n’est pas le roi des orateurs), qui prêche à Saint-Eustache, vous a honoré, il y a environ quinze jours, d’une sortie apostolique, dans laquelle il a pris la liberté de vous mettre en accolade avec Bayle. N’oubliez pas cet honnête homme, à la première bonne digestion que vous aurez ; son sermon mérite qu’il soit recommandé au prône.

En voilà assez sur les sots et les sottises. Tout cela ne serait rien, si nous n’avions pas perdu la Martinique, et si tout, jusqu’aux Russes, ne se moquait pas de nous. Eh bien, que dites-vous de votre ancien disciple ? Je ne crois pas qu’il regrette autant que vous Elisabeth Petrowna. Par ma foi, il avait besoin de cette mort, et il en a bien promptement tiré parti. Je me souviens de ce que vous me disiez, il y a six ans : Il a plus d’esprit qu’eux tous. Dieu veuille que nous profitions de l’exemple ou du prétexte que les Russes nous donnent pour nous débarrasser de cette maudite alliance autrichienne, qui nous coûtera plus que l’Espagne n’a coûté à Louis XIV.

Laissons les rois s’égorger, ainsi que les parlements et les jésuites, et parlons un peu de votre tragédie. Je suis charmé des corrections que vous y faites ; il faut qu’Olympie et Cassandre intéressent, et c’est là la grande affaire. À l’égard de la figure que fait Antigone au premier acte, pendant la bénédiction nuptiale de Cassandre et d’Olympie, je ne prétends point du tout qu’Antigone doive troubler cette bénédiction. Je suis trop bon chrétien pour exiger qu’on donne, dans l’église, des coups de pied dans le cul à un prêtre qui fait ses fonctions ; mais, pour s’épargner cette incartade, quand on n’est pas sûr de soi, il faut faire comme vous, mon cher maître, il faut ne point aller à l’église : et pourquoi Antigone y reste-t-il pour y faire une si sotte figure ? que ne se tient-il chez lui pendant ce temps-là ? il me paraît que sa présence et son silence le rendent en cette occasion un personnage de comédie. Tout cela soit dit, mon cher maître, sauf votre meilleur avis, comme de raison ; je suis aussi flatté de votre confiance que peu attaché à mes opinions.

Où en est l’édition de Corneille ? Il y a bien longtemps que nous n’avons reçu de vos notes. Au nom de Dieu, soyez sur vos gardes ; ayez raison autant qu’il vous plaira, mais soyez poli ; c’est où vos ennemis vous attendent ; ils vous déchireront pour peu que vous maltraitiez Corneille ; et quand vous n’y serez plus, il ne leur en coûtera rien pour dire que vous aviez raison : ne serez-vous pas bien avancé ?

Vous ne me dites rien du mémoire de M. de La Chalotais. C’est, à mon avis, un terrible livre contre les jésuites, d’autant plus qu’il est fait avec modération. C’est le seul ouvrage philosophique qui ait été fait jusqu’ici contre cette canaille. Il s’en faut bien que l’esprit de philosophie règne dans les parlements. Vous savez, sans doute, ce que le parlement de Toulouse vient de faire, en condamnant à la corde un pauvre ministre dont tout le crime était d’avoir fait, au désert, des baptêmes et des mariages ; et en faisant rouer vif un pauvre vieillard protestant de soixante et dix ans, accusé faussement d’avoir pendu son fils. Tous les inquisiteurs ne sont pas à Lisbonne.

Adieu, mon cher philosophe. Quel atroce et ridicule monde que ce meilleur des mondes possibles ! encore s’il n’était que ridicule sans être atroce, il n’y aurait que demi-mal ; les impertinences jésuitiques et médardiques et parlementaires seraient les menus plaisirs de la philosophie ; mais peut-on avoir le courage de rire, quand on voit tant d’hommes s’égorger pour les sottises des prêtres et pour celles des rois ? Tâchons, mon cher maître, de ne nous laisser égorger ni par personne ni pour personne. Je ne sais, mais cette année 1762 me paraît grosse de grands événements politiques et civils. Les bavards auront de quoi parler, les fanatiques de quoi crier, et les philosophes de quoi réfléchir. Adieu ; je suis charmé que mademoiselle Corneille croisse, comme Jésus-Christ, en sagesse et en grâce devant Dieu et devant les hommes.


Paris, 4 mai 1762.


Oui, mon cher et illustre maître, j’ai lu ou plutôt parcouru, en bâillant, l’impertinente diatribe de ce petit socinien honteux, qui mériterait bien d’être catholique, et qui m’a fait l’honneur de m’associer avec vous pour être l’objet de sa plate satire. Il me serait bien aisé de le couvrir de ridicules, mais c’est un honneur que je ne juge pas à propos de lui faire. Peut-être cependant trouverai-je occasion de lui donner quelque jour une légère marque de reconnaissance : ses variations plaisantes sur la révélation, dont il a d’abord fait valoir la nécessité, qu’il a bornée à de l’utilité dans une édition suivante, et qu’apparemment il assurera dans la troisième être une chose tout-à-fait commode, et, comme on dit, bien gracieuse ; ces sottises et d’autres donneraient beau jeu à la plaisanterie : mais l’auteur et le sujet sont trop plats pour qu’on soit tenté d’en plaisanter.

Je pourrais bien en effet mériter un peu les reproches que vous me faites d’avoir fait trop d’honneur à vos prédicants, en les peignant comme des hommes raisonnables ; ce sera, si vous voulez, une fable morale que je voulais faire servir d’instruction à nos prêtres fanatiques : mais si vos Genevois sont offensés du bien que j’ai dit d’eux, ils n’ont qu’à parler, et je les tiendrai pour aussi sots qu’ils veulent l’être. Nos jésuites de Paris se défendent, à tort ou à droit, d’être des assassins, des voleurs, des fourbes, des sodomites : et encore cela en vaut-il la peine. Vos jésuites presbytériens se défendent de toutes leurs forces d’avoir le sens commun ; ils sont bien plus avancés que les nôtres.

Est-ce que les Genevois osent aller à vos comédies ? On m’avait pourtant assuré que la sérénissime ou obscurissime république avait rendu un décret portant que tout cordonnier, tailleur, barbier, gadouard ou autre, qui serait atteint et convaincu d’avoir assisté à cette œuvre du démon, ne pourrait devenir magistrat. Vous n’avez que votre théâtre dans la tête, et vous ne vous souciez guère, à ce que je vois, que les États de ce monde soient bien gouvernés.

Quant à nous, malheureuse et drôle de nation, les Anglais nous font jouer la tragédie au dehors, et les jésuites la comédie au dedans. L’évacuation du collège de Clermont nous occupe beaucoup plus que celle de la Martinique. Par ma foi, ceci est très sérieux ; et les classes du parlement n’y vont pas de main morte. Ce sont des fanatiques qui en égorgent d’autres ; mais il faut les laisser faire : tous ces imbéciles qui croient servir la religion, servent la raison sans s’en douter ; ce sont des exécuteurs de la haute justice, pour la philosophie, dont ils prennent les ordres sans le savoir ; et les jésuites pourraient dire à S. Ignace : Mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. Ce qui me paraît singulier, c’est que la destruction de ces fantômes, qu’on croyait si redoutables, se fasse avec aussi peu de bruit. La prise du château d’Arensberg n’a pas plus coûté aux Hanovriens que la prise des biens des jésuites à nos seigneurs du parlement. On se contente, à l’ordinaire, d’en plaisanter. On dit que Jésus-Christ est un pauvre capitaine réformé, qui a perdu sa compagnie. Il n’y a pas jusqu’aux sulpiciens qui ne s’avisent aussi d’être plaisants. Le curé de Saint-Sulpice, qui n’est pourtant pas un homme à bons mots, dit qu’il n’ose demander pour son petit séminaire la maison du noviciat des jésuites, parce qu’il a peur des revenants. Quant au P. de La Tour, il se croit pour le moins Caton et Socrate : Il en arrivera, dit-il, tout ce qui plaira à Dieu, je n’en serai pas moins l’être le plus vertueux qui existe. Cela me fait souvenir de l’abbé de Dangeau, qui disait, dans le temps de nos malheurs à Hochstet et à Ramillies : Il en arrivera ce qu’il pourra, j’ai là-dedans, en montrant son bureau, trois mille verbes bien conjugués.

Votre parlement de Toulouse, qui ne se presse pas de chasser les jésuites, comme il ne s’en pressa pas du temps de l’assassinat d’Henri IV, et qui en attendant fait rouer des innocents, ressemble, s’il est permis de rire en matière si triste, à ce capitaine suisse qui faisait enterrer les blessés pour morts, et qui s’écriait sur leurs plaintes : Bon, bon, si on voulait en croire tous ces gens-là, il n’y en aurait pas un de mort.

Écrasez l’inf…, me répétez-vous sans cesse : eh, mon Dieu ! laissez-la se précipiter elle-même ; elle y court plus vite que vous ne pensez. Savez-vous ce que dit Astruc ? Ce ne sont point les jansénistes qui tuent les jésuites, c’est l’Encyclopédie, mordieu, c’est l’Encyclopédie. Il pourrait bien en être quelque chose, et ce maroufle d’Astruc est comme Pasquin, il parle quelquefois d’assez bon sens. Pour moi qui vois tout, en ce moment, couleur de rose, je vois d’ici les jansénistes mourant l’année prochaine de leur belle mort, après avoir fait périr cette année-ci les jésuites de mort violente ; la tolérance s’établir ; les protestants rappelés, les prêtres mariés, la confession abolie, et l’infâme écrasée sans qu’on s’en aperçoive.

À propos, vous ne me parlez plus de votre ancien disciple qui doit offrir une si belle chandelle à Dieu, et dire un si beau De profundis pour la czarine. Que dites-vous de sa position actuelle ? Je ne doute point qu’il n’ait déjà fait des vers pour le czar ; assurément la chose en vaut bien la peine. Quant à moi, le papier m’avertit de finir ma prose, en vous embrassant mille fois.


Paris, 31 juillet 1762.


Comment avez-vous pu imaginer, mon cher et illustre maître, que j’aie eu l’intention de vous comparer à Zoïle ? Je ne suis ni injuste ni sot à ce point-là ; j’ai seulement cru devoir vous représenter que vos ennemis, qui vous ont déjà dit tant d’autres injures plus graves et aussi peu méritées, ne vous épargneraient pas cette nouvelle qualification, pour peu que vous laissiez subsister dans vos remarques sur Corneille ce ton sévère qui se montre surtout dans celles sur Rodogune, et qui a paru blesser quelques-uns de nos confrères. Il pourrait même nuire à vos critiques les plus justes, et il ne faut pas donner cet avantage à vos ennemis. Il s’en faut, de beaucoup, en mon particulier, que je trouve Rodogune une bonne pièce, soit pour le fond, soit pour le style ; mais si j’avais des coups de bâton à lui donner, ce serait comme Alcidas à Sganarelle, dans le Mariage forcé, avec de grandes protestations de respect et de désespoir d’y être obligé. On me fait haïr, dit Montaigne, les choses les plus évidentes, quand on me les plante pour infaillibles. J’aime ces mots qui adoucissent la témérité de nos propositions : il me semble, par aventure, il pourrait être, etc.

Vous trouvez si mauvais, dans votre critique de Polyeucte, qu’il aille briser à grands coups les autels et les idoles ; ne faites donc pas comme lui ; faites remarquer tout doucement au peuple que cette idole, qu’il croyait d’or pur, est farcie d’alliage ; vous serez pour lors très utile, sans vous nuire à vous-même. Les adoucissements que je vous propose sont d’ailleurs d’autant plus nécessaires, qu’en matière de pièces de théâtre (vous le savez mieux que moi), l’opinion peut jouer un grand rôle. Telle critique qui sera trouvée excellente dans une pièce médiocre, trouvera des contradicteurs dans une pièce consacrée, à tort ou à droit, par l’estime publique. Et que ne justifie-t-on pas quand on le veut ? combien y a-t-il dans Homère d’absurdités qui ne sont encore des absurdités que pour très peu de gens ? Je suis convaincu que la plupart des pièces de Corneille n’auraient aujourd’hui qu’un médiocre succès ; qu’elles sont froides, boursouflées, peu théâtrales et mal écrites : mais je me garderai bien de le dire, et encore moins de l’imprimer, à moins que je ne veuille être banni à perpétuité du royaume, comme les prêtres de paroisse qui refusent les sacrements aux jansénistes. Le public est un animal à longues oreilles, qui se rassasie de chardons, qui s’en dégoûte peu à peu, mais qui brait quand on veut les lui ôter de force ; ses opinions moutonnières, et le respect qu’il veut qu’on leur porte, me paraissent dire aux auteurs : Il se peut faire que je ne sois qu’un sot, mais je ne veux pas qu’on me le dise.

Voyez un peu ce pauvre diable de Jean-Jacques ; le voilà bien avancé de s’être brouillé avec les dieux, les prêtres, les rois et les auteurs. On dit qu’il est actuellement dans les États du roi de Prusse, près de Neuchâtel. Je ne voudrais pas répondre qu’il y restât ; car le roi de Prusse, tout roi de Prusse qu’il est, n’est pas le maître à Neuchâtel comme à Berlin ; et les vénérables pasteurs de ce pays-là n’entendent point raillerie sur l’affaire de la religion ; c’est une vieille...... pour laquelle ils ont d’autant plus d’égards, qu’ils s’en soucient moins.

On dit que son livre cause de la rumeur parmi le peuple à Genève ; que ce peuple trouve la religion de Jean-Jacques meilleure que celle qu’on lui prêche, et qu’il le dit assez haut pour embarrasser ses dignes pasteurs. La grande utilité ou commodité que le ministre Vernet trouve à la révélation, est pourtant bien agréable. Il serait fâché d’être obligé de renoncer ainsi aux commodités de ce monde. On prétend que Rousseau fait actuellement trois partis dans la sérénissime république : les ministres pour l’auteur et contre le livre, le conseil pour le livre et contre l’auteur, et le peuple pour le livre et pour l’auteur. Vous y ajouterez, sans doute, un quatrième parti contre le livre et contre l’auteur ; et j’avoue que ce parti-là peut avoir ainsi ses raisons ; mais voilà encore ce qu’il ne faudrait pas dire trop haut, surtout à Paris, car Jean-Jacques y est un peu le roi des halles.

Vous nous reprochez de la tiédeur ; mais je crois vous l’avoir déjà dit, la crainte des fagots est très rafraîchissante. Vous voudriez que nous fissions imprimer le testament de Jean Meslier, et que nous en distribuassions quatre ou cinq mille exemplaires ; le fanatisme infâme, puisque infâme y a, n’y perdrait rien ou peu de chose, et nous serions traités de fous par ceux même que nous aurions convertis. Le genre humain n’est aujourd’hui plus éclairé que parce qu’on a eu la précaution ou le bonheur de ne l’éclairer que peu à peu. Si le soleil se montrait tout à coup dans une cave, les habitants ne s’apercevraient que du mal qu’il leur ferait aux yeux ; l’excès de lumière ne serait bon qu’à les aveugler sans ressource. Ce que vous savez doit être attaqué comme Pierre Corneille, avec ménagement.

Ce qui n’en mérite point, c’est le parlement de Toulouse, si en effet, comme il y a toute apparence, les Calas sont innocents. Il est très important que tout le public soit au fait de cette horrible aventure. Vous n’avez pas donné assez d’exemplaires des pièces justificatives ; à peine les connaît-on ici, et tout Paris devrait en être inondé. Je vous réponds bien de ne pas me taire, et de faire crier tous ceux qui m’écouteront ; jésuites, parlements, jansénistes, prédicants de Genève, franche canaille que tout cela, et par malheur, canaille méchante et dangereuse. Enfin le 6 du mois prochain la canaille parlementaire nous délivrera de la canaille jésuitique ; mais la raison en sera-t-elle mieux, et l’inf… plus mal ?

Madame du Deffant me charge de vous faire mille compliments, et de vous dire que, si elle ne vous importune point de ses lettres, c’est par attention pour vous et par respect pour votre temps ; qu’elle a pris beaucoup de part au rétablissement de votre santé ; qu’elle est toujours de la bonne doctrine, et n’encense point les faux dieux ; c’est ce qu’elle m’a expressément recommandé de vous dire.

Adieu, mon cher et grand philosophe ; portez-vous bien, moquez-vous de la sottise des hommes ; j’en fais autant que vous, mais je n’ai pas la sottise de m’en moquer trop haut ni trop fort ; il ne faut point faire son tourment de ce qui ne doit servir qu’aux menus plaisirs.


Paris, 8 septembre 1762.


LAcadémie m’a chargé, mon cher confrère, en l’absence de M. Duclos, de vous remercier de la traduction que vous lui avez envoyée de Jules César de Shakespeare. Elle l’a lue avec plaisir, et elle pense que vous avez très bien fait de relever par ce parallèle le mérite de notre théâtre. Elle s’en rapporte à vous pour la fidélité de la traduction, n’ayant pas eu d’ailleurs l’original sous les yeux. Elle est étonnée qu’une nation qui n’est pas barbare puisse applaudir à des rapsodies si grossières ; et rien ne lui paraît plus propre, comme vous l’avez très bien pensé, à assurer la gloire de Corneille.

Après m’être acquitté des ordres de l’Académie, voici maintenant pour mon compte. Quelque absurde que me paraisse la pièce de Shakespeare, quelque grossiers que soient réellement les personnages, quelque fidélité que je pense que vous ayez mise dans votre traduction, j’ai peine à croire qu’en certains endroits l’original soit aussi mauvais qu’il le paraît dans cette traduction. Il y a un endroit, par exemple, où vous faites dire à un des acteurs, mes braves gentilshommes ; il y a apparence que l’anglais porte gentlemen, ou peut-être worthy gentlemen, expression qui ne renferme pas l’idée de familiarité qui est attachée dans notre langue à celle-ci, mes braves gentilshommes. Vous savez d’ailleurs mieux que moi que gentlemen en anglais ne signifie pas ce que nous entendons par gentilhomme. Vous faites dire à un des conjurés, après l’assassinat de César, l’ambition vient de payer ses dettes : cela est ridicule en français, et je ne doute point que cela ne soit fidèlement traduit ; mais cette façon de parler est-elle ridicule en anglais ? je m’en rapporte à vous pour le savoir. Si je disais de quelqu’un qui est mort, il a payé ses dettes à la nature, je m’exprimerais ridiculement ; cependant la phrase latine correspondante, naturæ solvit debitum, n’aurait rien de répréhensible. Vous sentez bien, mon cher maître, que je ne fais en tout ceci que vous proposer mes doutes ; je sais très médiocrement l’anglais ; je n’ai point l’orginal sous les yeux ; la présomption est pour vous à tous égards ; et moi-même tout le premier je parierais pour vous contre moi : mais comme l’anglais et le français sont deux langues vivantes, et dans lesquelles, par conséquent, on connaît parfaitement ce qui est bas ou noble, propre ou impropre, sérieux ou familier, il est très important que dans votre traduction vous ayez conservé partout le caractère de l’original dans chaque phrase, afin que les Anglais ne vous reprochent pas ou d’ignorer la valeur des expressions dans leur langue, ou d’avoir défiguré leur idole, pour ne pas dire leur magot.

J’ai lu aussi dans l’imprimé la fin des notes sur Cinna. Le ton m’en paraît convenable et beaucoup mieux que dans les notes manuscrites. Vous pouvez tout dire, et vous ferez même très bien ; il ne s’agit que de la manière.

J’ai lu à l’Académie Française, le jour de la Saint-Louis, un morceau sur la poésie, et principalement sur l’ode : les partisans de Rousseau (qui n’en a plus guère) ne seront pas trop contents de moi, car j’ai osé dire que ce poète pensait peu, et que chez lui la partie du sentiment est nulle. Comme rien n’est plus vrai, les clameurs que cette décision pourra exciter ne m’inquiètent guère, d’autant que Rousseau n’a pas encore, comme Corneille, les honneurs de l’apothéose. J’ai trouvé occasion, dans le même écrit, de vous rendre la justice que vous méritez, à l’occasion de l’usage de la philosophie dans la poésie, genre de mérite rare et précieux, que vous seul avez eu parmi eux.

Qu’est-ce qu’un Éloge de Crébillon, ou plutôt une satire sous le nom d’éloge, qu’on vous attribue ? Quoique je pense absolument comme l’auteur de cette brochure sur le mérite de Crébillon, je suis très fâché qu’on ait choisi le moment de sa mort pour jeter des pierres sur son cadavre ; il fallait le laisser pourrir de lui-même, et cela n’eût pas été long.

Les amis de Rousseau (non plus de Rousseau le poète, mais de Rousseau de Genève) répandent ici que vous le persécutez, que vous l’avez fait chasser de Berne, et que vous travaillez à le faire chasser de Neuchâtel. Je suis persuadé qu’il n’en est rien, et que, malgré les torts que Rousseau peut avoir avec vous, vous ne voudriez pas l’écraser à terre. Je me souviens d’un beau vers de Sémiramis :

La pitié dont la voix,
Alors qu’on est vengé, fait entendre ses lois.

Souvenez-vous d’ailleurs que si Rousseau est persécuté, c’est pour avoir jeté des pierres, et d’assez bonnes pierres, à cet infâme fanatisme que vous voudriez voir écrasé, et qui fait le refrain de toutes vos lettres, comme la destruction de Carthage était le refrain de tous les discours de Caton au sénat. Rousseau ressemble à cet homme des fables d’Ésope, qui donnait des soufflets aux passants, et à qui on conseilla, pour son malheur, d’aller souffleter aussi un sot accrédité qui se trouva sur son chemin, et qui lui fit payer les soufflets pour lui et pour les autres passants. Mais il ne faut pas que la philosophie, tout insultée qu’elle est par lui, puisse être accusée d’avoir contribué, ou même d’insulter à son malheur. L’archevêque vient de faire contre lui un grand diable de mandement, qui donnera envie de lire sa profession de foi à ceux qui ne la connaissaient pas. Un mandement d’archevêque n’est qu’un titre de plus pour la célébrité ; cela s’appelle sortir avec les honneurs de la guerre.

On dit que le parlement est assemblé dans ce moment pour défendre aux jésuites de prêcher : c’est ainsi qu’en parlant il leur fait ses adieux. Je n’aurais jamais cru que la destruction de cette vermine dût faire un si petit événement. À peine en a-t-on parlé deux jours, et ces jésuites si orgueilleux périssent comme des capucins, sans faire de sensation. On dit pourtant qu’il y a des personnes très considérables à Versailles, qui ne prennent pas la chose si fort en patience, qui en maigrissent à vue d’œil, et dont les joues rentrent en dedans à mesure que les jésuites sont poussés dehors.

À propos de cela, savez-vous que frère Berthier a pensé être instituteur des enfants de France ? heureusement ce ridicule choix n’a pas eu lieu ; voilà en effet un plaisant instituteur qu’un capelan sans philosophie, sans goût, sans connaissance des hommes ! Si on le faisait balayeur de la bibliothèque du roi, je le trouverais mieux placé.

Que dites-vous de la révolution de Russie, et de votre ancien disciple dont vous vous obstinez à ne me point parler ? Vous avez toujours cru qu’il périrait ; il s’en tirera pourtant, si je ne me trompe, grâce à son activité et à son courage. Je me flatte qu’après la paix, qu’on nous fait espérer bientôt, il redeviendra notre ami, et que tout rentrera dans l’ordre accoutumé.

Adieu, mon cher et illustre philosophe ; vous me négligez un peu : je ne reçois plus de vos nouvelles que de loin en loin, et je trouve cela très mauvais.


Paris, 25 septembre 1762.


Ce que vous me mandez de votre santé, mon cher et illustre maître, m’inquiète et m’afflige. Votre conversation et la lecture de vos ouvrages m’ont tant fait remercier Dieu de n’être ni sourd ni aveugle, que je le trouverais bien injuste s’il vous punissait par deux sens que vous avez rendus si précieux à tous ceux qui savent penser. J’espère que vous conserverez vos yeux en les ménageant, et c’est de quoi je vous prie bien fort. À l’égard des oreilles, je n’y sais point d’autre remède que d’entendre le moins de sottises que vous pourrez ; par malheur ce remède n’est pas d’une observation facile.

J’ai annoncé à l’Académie l’Héraclius de Caldéron, et je ne doute point qu’elle ne le lise avec plaisir, comme elle a lu l’arlequinade de Gilles Shakespeare. Ce que je vous marquais sur votre traduction n’était qu’un doute ; et je suis convaincu, puisque vous m’en assurez, que vous avez conservé dans cette traduction le génie des deux langues ; personne n’est plus à portée de cela que vous.

Grâce à vous, j’espère que les Calas viendront à bout de prouver leur innocence ; mais savez-vous ce qu’il y a de plus fort à objecter à leurs mémoires ? C’est qu’il n’est pas possible d’imaginer, je ne dis pas que des magistrats, mais que des hommes qui ne marchent pas à quatre pattes, aient condamné sur de pareilles preuves un père de famille à la roue. Il est absolument nécessaire, et je le leur ai dit, qu’ils préviennent dans leurs mémoires cette objection, en demandant que les pièces du procès soient mises sous les yeux du public. Cela est d’autant plus important, qu’il y a ici des émissaires du parlement de Toulouse, qui répandent que Calas le père a été justement condamné, que toute la ville de Toulouse en est convaincue, et que c’est par commisération qu’on n’a pas fait mourir les trois autres qui le méritaient aussi. La justification est bien ridicule, puisque, de façon ou d’autre, il s’ensuivrait que les juges auraient prévariqué ; mais n’importe, il y a des sots qui se paient de pareilles raisons, et ces sots-là en entraînent d’autres, et de sots en sots l’innocence et la vérité restent opprimées.

Je ne suis pas plus édifié que vous de la profession de foi de Jean-Jacques, d’autant que je ne crois pas cette momerie fort nécessaire pour dîner et pour souper tranquillement, et dormir de même, dans les États de votre ancien disciple, où Jean-Jacques s’est réfugié après avoir dit assez de mal du maître. Je plains le malheur que sa bile et ses persécuteurs lui causent ; mais, s’il a besoin pour être heureux d’approcher de la sainte table, et d’appeler sainte, comme il le fait, une religion qu’il a vilipendée, j’avoue que je rabats beaucoup de l’intérêt. Au reste, je ne suis surpris ni que vous lui ayez offert un asile, ni qu’il l’ait refusé ; il eût été trop inconséquent d’aller demeurer chez le corrupteur de son pays, car c’est ainsi que vous m’avez mandé qu’il vous appelait. Mais enfin il a travaillé sans le vouloir, et beaucoup mieux qu’il ne pensait, pour la vigne du Seigneur, et pour ma part je lui en tiens beaucoup de compte.

Je ne sais ce que c’est que cette bêtise qu’on a imprimée, sous votre nom et sous le mien, dans les journaux d’Angleterre. Si vous voulez me la faire parvenir, je suis prêt à donner tous les désaveux que vous jugerez nécessaires.

Frère Berthier avait envie, à ce qu’il disait, d’aller à la Trape, et il a fini par vouloir être à Versailles. Il y a actuellement dans ce pays-là dix-sept ou dix-huit ci-devant soi-disant jésuites, comme les classes du parlement les appellent ; ils sont réfugiés là ; jamais il n’y en a tant eu, et ils ont dit, en quittant Paris, à frère Berthier, comme Strabon au paysan son pourvoyeur :

Nous allons à la cour, on t’a mis du voyage.

On dit qu’il se mêlera de l’éducation sans avoir de titre ; il se contentera d’être appelé sans être élu.

À propos de cela, savez-vous qu’on m’a proposé, à moi qui n’ai pas l’honneur d’être jésuite, l’éducation du grand duc de Russie ? Mais je suis trop sujet aux hémorroïdes ; elles sont trop dangereuses en ce pays-là ; et je veux avoir mal au derrière en toute sûreté.

Savez-vous ce qu’on me dit hier de vous ? que les jésuites commençaient à vous faire pitié, et que vous seriez presque tenté d’écrire en leur faveur, s’il était possible de rendre intéressants des gens que vous avez rendus si ridicules. Croyez-moi, point de faiblesse humaine ; laissez la canaille janséniste et parlementaire nous défaire tranquillement de la canaille jésuitique, et n’empêchez point ces araignées de se dévorer les unes les autres.

Je ne puis être fâché ni pour la France ni pour la philosophie de voir votre ancien disciple remonté sur sa bête. Il m’a envoyé, il y a un mois, trois pages de vers contre la géométrie. J’attends pour lui répondre qu’il ait fini le siège de Schweidnitz ; ce serait trop d’avoir à la fois la maison d’Autriche et la géométrie sur les bras.

Adieu, mon cher et illustre philosophe ; conservez votre santé, vos yeux, vos oreilles, votre gaieté, et surtout votre amitié pour moi. Mille respects à madame Denis, et mille compliments à frère Thiriot. S’il plaît aux rois de faire la paix, je ne désespère pas d’avoir encore le plaisir de vous embrasser.


Paris, 2 octobre 1762.


Oui, mon cher et illustre maître, j’ai reçu l’invitation de M. Schouvaloff, et j’y ai répondu comme vous vous y attendiez.

Scipion, accusé sur des prétextes vains,
Remercia les Dieux et quitta les Romains ;
Je puis en quelque chose imiter ce grand homme ;
Je rendrai grâce au ciel, et resterai dans Rome.

Quand je dis que je rendrai grâce au ciel, je crois que cela est bien honnête à moi, que je n’en ai pas trop de sujet, et que le ciel pourrait répondre à mes remerciements : il n’y a pas de quoi. Je mettrais bien plus volontiers à la tête de l’Encyclopédie, si jamais nous la finissons :

Faites rougir ces dieux qui vous ont condamnée.

Vous mettriez peut-être ces sots au lieu de ces dieux, et vous auriez raison. Mais demandez à ces sots s’ils ne se croient pas les dieux de la France, ses dieux tutélaires, ses dieux vengeurs, ses dieux lares, surtout depuis qu’ils ont chassé les dieux lares des jésuites.

L’air doux qu’on respire en France me fait supporter l’air du fanatisme dont on voudrait l’infecter, et je pardonne au moral en faveur du physique. Il faut faire dans ce pays-ci comme en temps de peste, prendre les précautions raisonnables, et ensuite aller son chemin, et s’abandonner à la Providence, si Providence y a. Voilà, mon cher et grand philosophe, mes dispositions ; je ne désire, même dans mon propre pays, ni places ni honneurs ; jugez si j’en irai chercher à huit cents lieues ; mais je suis d’ailleurs de votre avis. Il faut faire servir les offres qu’on nous fait à l’humiliation de la superstition et de la sottise ; il faut que toute l’Europe sache que la vérité persécutée par les bourgeois de Paris, trouve un asile chez des souverains qui auraient dû l’y venir chercher ; et que la lumière, chassée par le vent du midi, est prête à se réfugier dans le nord de l’Europe, pour venir ensuite refluer de là contre ses persécuteurs, soit en les éclairant, soit en les écrasant.

Avouez pourtant, mon cher philosophe, malgré vos plaintes continuelles, que vous ne devez pas être trop mécontent de votre mission : vous voyez que la philosophie commence déjà très sensiblement à gagner les trônes, et adieu l’infâme pour peu qu’elle en perde encore quelques uns. Votre illustre et ancien disciple a commencé le branle, la reine de Suède a continué, Catherine les imite tous deux, et fera peut-être mieux encore ; quelques autres, à ce qu’on dit, branlent au manche, et je rirais bien de voir le chapelet se défiler de mon vivant, pourvu néanmoins que le chapelet, avant de se défiler, ne nous donne pas encore quelque coup sur les oreilles.

Il n’y a point ici de sottises nouvelle qui méritent que je vous en parle. On dit du bien d’une lettre adressée à Jean-Jacques sur son Émile ; je ne l’ai point encore lue ; j’entends dire qu’elle est gaie et de bon goût, à l’exception de la réfutation du savoyard, qui est plate et ennuyeuse. Si la czarine avait proposé à Jean-Jacques l’éducation de son fils, j’imagine que sa première question aurait été : Madame, quel métier voulez-vous que je lui fasse apprendre ? Il y a aussi une grosse et longue réfutation de Rousseau par quelque prêtre de paroisse ; on pourrait l’intituler : Réfutation du vicaire savoyard, par un décrotteur.

Un homme d’esprit, qui par malheur a besoin d’être théologien ou de le contrefaire, vient de donner en deux gros volumes in-12 un Dictionnaire des hérésies, qui mérite d’être parcouru ; il y a mis avec beaucoup de bonne foi les objections d’un côté et les réponses de l’autre, et on peut bien dire pour le coup que la foi ne trouve pas son compte avec la bonne foi. Par ma foi, c’est un terrible livre, à mon avis, contre l’inf… que vous haïssez tant. Ce que l’auteur dit entre autres choses pour expliquer la transsubstantiation (voilà un cruel mot à concevoir et à prononcer) est tout-à-fait comique ; il prétend qu’au moyen d’une vitesse infinie un corps peut être en plusieurs lieux à la fois, et que moyennant un million de fois plus d’agilité qu’un lévrier, le corps de Jésus-Christ peut se trouver à la fois dans les gauffres de Paris et dans celles de Goa.

Avouez que tous les matins ce pauvre corps-là ne sait à qui entendre, et qu’il doit avoir besoin de repos l’après-midi. Pauvre espèce humaine ! je serais tenté de dire à l’auteur :

C’est trop peu si c’est raillerie ;
C’en est trop si c’est tout de bon.

Adieu, mon très cher et très illustre maître. Comment vont les oreilles et les yeux ?


Paris, 26 octobre 1762.


Je crois, mon cher et illustre confrère, avoir fait encore mieux que vous ne me paraissez désirer. Vous me demandiez, il y a huit jours, copie de la lettre que vous m’avez écrite le 22 de mars, et je vous ai envoyé l’original même. Vous me priez aujourd’hui d’envoyer l’original à M. le duc de Choiseul ; vous êtes à portée de le lui faire parvenir, si vous le jugez à propos. Quant à moi, comme il ne m’est rien revenu de sa part sur cette ridicule et atroce imputation qu’on nous fait à tous deux, j’ai supposé qu’il en avait fait le cas qu’elle mérite ; je me suis tenu et me tiendrai tranquille, et j’ai trop bonne opinion, comme je vous l’ai déjà dit, de l’équité du gouvernement, pour croire qu’il ajoute foi si légèrement à de pareilles infamies. Il faudrait avoir aussi peu de lumières que de goût, et se connaître aussi mal en style qu’en hommes, pour vous croire capable d’écrire une aussi plate et aussi indigne lettre, et moi de la faire courir de quelque part que je l’eusse reçue, pour imaginer que vous donniez des éloges à un aussi mauvais poème que celui du Balai, que vous vous déchaîniez indignement contre la majesté royale dont vous n’avez jamais parlé ni écrit qu’avec le respect qui lui est dû, et que vous vouliez manquer grossièrement et bêtement à des ministres dont vous avez tout lieu de vous louer. Il vous est trop facile, mon cher et illustre maître, de confondre la calomnie, pour être aussi affecté que vous me le paraissez de l’impression qu’elle peut faire. Quant à moi, je fais comme Horace, je m’enveloppe de ma vertu ; je ne crains ni n’attends rien de personne ; ma conduite et mes écrits parlent pour moi à ceux qui voudront les écouter. Je défie la calomnie, et je la mets à pis faire.

Nous sommes fort heureux, vous et moi, que l’imbécile et impudent faussaire ait conservé quelques phrases de votre lettre du 29 de mars ; il vous a fourni les moyens, en produisant l’original, de mettre l’imposture à découvert. Il est certain, mon cher confrère, qu’il a couru des copies de ce véritable original ; j’en ai vu une, il y a trois ou quatre mois, entre les mains de l’abbé Trublet. On les vendait manuscrites, à ce qu’il m’a dit lui-même, à la porte des Tuileries, où il avait acheté la sienne. De vous dire comment ces copies ont couru, c’est ce que j’ignore ; ce qu’il y a de certain, c’est que je n’en ai donné ni laissé prendre à personne ; mais d’ailleurs il n’y a pas grand mal à cela, puisqu’il y a une différence énorme entre l’original et la lettre infâme qu’on vous impute, et que l’on vous met à portée de vous justifier pleinement de l’autre. Si vous avez traité messieurs de Toulouse comme le méritent les pénitents blancs, je n’imagine pas que Versailles puisse vous en faire un crime ; la canaille fanatique, tant jésuitique que parlementaire, est ici-bas pour le menu plaisir des sages ; il faut s’en amuser comme de chiens qui se battent.

Il me paraît bien difficile, pour ne pas dire impossible, de remonter jusqu’au fabricateur de la lettre en question : on pourrait savoir de l’auteur du journal anglais où elle a été imprimée, de qui il l’a reçue. Pour moi j’imagine que c’est l’ouvrage de quelque maraud de Français réfugié à Londres, qui me paraît avoir eu principalement en vue de rendre la religion catholique et la nation française odieuses à toute l’Europe. Je lui abandonne de tout mon cœur la religion catholique, et même une grande partie de la nation, comme qui dirait la classe du parlement et la hiérarchie ecclésiastique, aussi méprisables l’une que l’autre ; mais je respecte le roi, et j’aime ma patrie, et je crois l’avoir prouvé aux dépens de ma fortune. La Prusse et la Russie peuvent me rendre ce témoignage, et méritent bien autant d’en être crues qu’un faussaire obscur, sans esprit et sans pudeur.

Adieu, mon cher et illustre philosophe ; vous ne mériteriez pas ce dernier nom, si une plate calomnie, facile à confondre, avait pu vous rendre malade ; j’aime mieux en accuser le travail et le changement de saison que la bêtise et l’imposture. Je me garderai vraiment bien de convenir qu’une pareille cause ait pu altérer votre santé ; ce serait bien le cas de dire :

Et vous, heureux Romains, quel triomphe pour vous !

Adieu ; le ciel vous tienne en paix et en joie ! Quand aurons-nous Corneille, la suite du Czar, Olympie, etc., etc. ? Voilà ce qui mérite de vous occuper, et non pas des atrocités absurdes.


Paris, 17 novembre 1762.


Vous auriez eu très grand tort, mon cher et illustre maître, de faire une satire contre un ministre à qui vous avez, dites-vous, de si grandes obligations ; vous auriez même eu tort de l’outrager, quand vous eussiez été intéressé dans la comédie des Philosophes, dont il a procuré et favorisé la représentation. Il ne faut jamais attaquer plus fort que soi. D’ailleurs, c’est peine perdue que l’éloge ou la satire d’un homme en place, parce que toutes ses actions étant, pour ainsi dire, au soleil, il n’y a personne qui ne sache par soi-même ce qu’il peut mériter de louanges ou de blâme ; et j’ai toujours remarqué qu’à cet égard le public était très juste, et sait bien mettre à leur place les auteurs ou les objets de l’éloge ou de la critique. Quant à moi, qui par bonheur ou par malheur, comme il vous plaira, n’ai pas la plus petite obligation à aucun de ceux qui gouvernent aujourd’hui, et à qui ils n’ont fait proprement ni bien ni mal, j’ai pris pour devise à leur égard ce beau passage de Tacite : Mihi Galba, Otho, Vitellius, nec beneficio nec injuriâ cogniti ; sed incorruptam fidem professis, nec amore quisquam, et sine odio dicendus est. J’aurais été très fâché que l’on m’eût soupçonné d’être le bureau d’adresse des satires qu’on s’avise de faire contre le gouvernement, dont je n’ai ni à me louer ni à me plaindre, et dont je ne voudrais d’ailleurs me venger, si j’en étais persécuté, que par une conduite qui fît rougir les persécuteurs. Mais de quoi je suis bien étonné, c’est qu’on ait pu vous attribuer un moment une rapsodie où il n’y a ni goût, ni style, ni finesse, et où on a même eu l’esprit de défigurer le peu qu’on a conservé de votre véritable lettre. Je crois, en effet, que M. de Choiseul doit voir à présent que nous sommes dignes de son estime ; à l’égard de ses bontés, je vous en souhaite la continuation. Vous devriez l’engager, puisqu’il vous écoute et vous aime, à accorder quelque protection aux pauvres roués de Toulouse. La veuve vint me voir, il y a quelques jours, et m’apporter son mémoire ; ce spectacle me fit grande pitié. Il ne faut pas se plaindre d’être malheureux, quand on voit une famille qui l’est à ce point-là. Je parlerai et crierai même en leur faveur, c’est tout ce que je puis faire ; mais s’ils sont innocents, comme j’en suis persuadé, et qu’on ne force pas le parlement de Toulouse à leur faire réparation, je ne pourrai m’empêcher de dire : Dans quel pays sommes-nous !

Pour la philosophie, je ne crois pas qu’Omer et Palissot lui fassent réparation sitôt ; mais, en attendant, on fait justice de ses ennemis : cependant il y a, dit-on, vingt-quatre jésuites à Versailles ; ce sont les vingt-quatre vieillards des Provinciales ou de l’Apocalypse, comme il vous plaira. Le parlement ne les y voit pas de bon œil, et se propose, dit-on, dès qu’il sera rentré, d’enfumer les terriers où se sont accroupis ces renards, ou plutôt ces vieux lapins, car ils ne sont plus guère renards. L’abbé Chauvelin sera dans cette chasse le basset à jambes torses.

Eh bien, que dites-vous de la paix ? et croyez-vous, pour le coup, que votre ancien disciple s’en tire ? Ce serait un grand malheur pour la philosophie que la maison d’Autriche, encore superstitieuse, fût la maîtresse de l’Allemagne, où la vigne du Seigneur ne laisse pas de fructifier. On dit que pour dédommager la maison de Saxe, qui a bien l’air de payer les frais, on donnera un évêché en France ou en Allemagne au prince Clément ; ce sera une maison crossée et mitrée. À propos de ceux qui la crossent, avez-vous des nouvelles de la czarine ? On a mis, dans le Journal encyclopédique, une lettre où on parle des propositions qu’elle a eu la bonté de me faire. Les journalistes ont ajouté une note où ils disent, assez mal-à-propos, que je suis aussi cher à la France qu’à la Russie ; je crois bien être cher à quelques Français qui me le sont aussi ; mais cher à la France, tout me prouve que je n’ai pas l’honneur de l’être.

Je vois, par ce que vous me mandez, que nous ne tarderons pas à avoir le Corneille. N’oubliez pas de le louer beaucoup quand il est sublime ; et quand il est rabâcheur, faites-le sentir sans le dire : vous y gagnerez et l’art y gagnera, parce que vous direz vrai et ne blesserez personne. Je vous félicite, au surplus, de tous les plaisirs dont vous jouissez ; je ne doute point, sur ce que vous m’en dites, de la bonté de vos acteurs ; je crois pourtant que vous aimeriez bien autant Clairon et Préville, si vous les aviez. On vient de m’apporter le billet d’enterrement du pauvre Sarrazin, que vous m’avez entendu si bien contrefaire. Vous pourriez me dire comme Phèdre :

Seigneur, il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.

À l’égard de l’infâme, si les dégoûts qu’on lui donne continuent, il ne sera pas nécessaire de lui arracher le masque, il tombera de lui-même ; en tout cas, je crois trop dangereux de l’arracher, mais très bien fait de le décoller peu à peu. Plus fait douceur que violence.

Adieu, mon cher et illustre philosophe, portez-vous bien, moquez-vous de tout, et même des méchancetés qu’on veut vous faire, et aimez-moi comme je vous aime. Je vous embrasse de tout mon cœur. Je serai bien content de voir Olympie régénérée, et je crois qu’elle en avait besoin : il n’y a que Candide au monde qui puisse trouver que tout soit bien dans l’ouvrage des six jours. J’ai bien entendu parler de ce Dictionnaire des hérésies dont vous ne me dites qu’un mot, et j’ai grande envie de le voir ; la mine est précieuse et abondante.


Paris, 12 janvier 1763.


Il est vrai, mon cher et illustre maître, que je n’aime les grands que quand ils le sont comme vous, c’est-à-dire par eux-mêmes, et qu’on peut vraiment se tenir pour honoré de leur amitié et de leur estime ; pour les autres, je les salue de loin, je les respecte comme je le dois, et je les estime comme je peux. Je ne dis pas cependant que, si j’avais comme vous le bonheur d’avoir des terres et le malheur d’avoir affaire à des intendants, je ne fusse très reconnaissant envers le ministre qui me délivrerait de l’intendant, et qui affranchirait mes terres ;

Mais pour moi, Dieu merci, qui n’ai ni feu ni lieu,
Je me loge où je puis, et comme il plaît à Dieu,


dit Despréaux. J’ajoute, et je ne dis ni bien ni mal des gens en place, pourvu que je conserve la mienne, qui est trop petite pour incommoder personne, et pour faire envie aux intendants.

S’il est vrai que le duc de Choiseul ait protégé la comédie des Philosophes, et qu’en même temps il rende à la philosophie (peut-être sans le vouloir) le bon service de la délivrer des jésuites, la philosophie pourra dire de lui ce que Corneille disait du cardinal de Richelieu :

Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal,
Il m’a trop fait de mal pour en dire du bien.

Au surplus, si vous voulez savoir mon tarif, je trouve qu’un philosophe vaut mieux qu’un roi, un roi qu’un ministre, un ministre qu’un intendant, un intendant qu’un conseiller, un conseiller qu’un jésuite, et un jésuite qu’un janséniste ; et qu’un ami comme vous vaut mieux que tout cela pris ensemble.

En vérité, on a eu bien de la bonté à Versailles de juger enfin, à force de discernement, que vous n’aviez pas écrit une lettre insolente et absurde : il est vrai que, dans ce pays-là, on dit à toutes les sottises qui se font : c’est la philosophie ; comme Crispin dit : c’est votre léthargie. Savez-vous que c’est à la philosophie que ces messieurs imputent nos disgrâces ? Il est vrai, leur a-t-on répondu, que les Anglais et le roi de Prusse ne sont pas philosophes.

À propos de ce roi de Prusse, le voilà pourtant qui surnage ; et je pense bien comme vous, en qualité de Français et d’être pensant, que c’est un grand bonheur pour la France et pour la philosophie. Ces Autrichiens sont des capucins insolents qui nous haïssent et nous méprisent, et que je voudrais voir anéantis avec la superstition qu’ils protègent : je parle, comme vous, de la superstition, et non pas de la religion chrétienne, que j’honore comme les sociniens honteux de Genève honorent son divin fondateur. Voilà encore le socinien Vernet qui vient d’imprimer deux lettres contre vous et moi ; il ne m’a pas été possible de les achever ; cela est d’un style et d’un goût exécrables. Ne pourrait-on pas pourtant donner sur les oreilles à ce prestolet ; mais il faudrait avoir, pour cela, ce qui a été écrit contre lui en Hollande et ailleurs, au sujet de son catéchisme ; et puis il faudrait avoir du temps de reste pour lire toutes ces rapsodies, et pour en écrire d’autres sur celles-là ; et ni vous ni moi n’avons du temps à perdre.

Avez-vous entendu parler d’une nouvelle feuille périodique intitulée : la Renommée littéraire, où l’on dit que vous êtes assez maltraité ? Que de chenilles qui rongent la littérature ! par malheur ces chenilles durent toute l’année, et celles des bois n’ont qu’une saison. On dit que l’auteur de cette infamie, que je n’ai pas eu le temps ni le courage de lire, est un certain Le Brun, à qui vous avez eu la bonté d’écrire une lettre de remerciement sur une mauvaise ode qu’il vous avait adressée. Je me souviens que, dans cette ode, il y avait un vers qui finissait par les lauriers touffus : une femme avec qui je lisais cette ode trouva l’épithète singulière : Je la trouve comme vous, lui dis-je ; je ne crois pourtant pas que ce soit une faute d’impression. Les lauriers de M. Le Brun se contentent de rimer à touffus, mais ne le sont pas.

Laissons là toutes ces vilenies, et dites-moi où vous en êtes de Corneille, du Czar et d’Olympie. À propos, on dit que vous serez obligé de changer le titre de cette dernière pièce, à cause de l’équivoque, ô l’impie ! Et puis dites que nous ne sommes pas plaisants ?

Il paraît que l’affaire des Calas prend une tournure assez favorable ; cependant ces pauvres gens-là ont bien des ennemis, et on écrit de Toulouse que les absous sont coupables, mais que le roué n’était pas innocent. Pour moi, je suis persuadé, comme vous, que cette malheureuse famille a été victime des pénitents blancs. Croiriez-vous qu’un conseiller au parlement disait, il y a quelques jours, à un des avocats de la veuve Calas, que sa requête ne serait point admise, parce qu’il y avait en France plus de magistrats que de Calas ? Voilà où en sont ces pères de la patrie.

En attendant que vous répondiez à Caveirac, qui n’en vaut pas la peine, le châtelet vient de décréter ce Caveirac de prise de corps, pour avoir fait l’Appel à la raison en faveur des jésuites. Tous ces fanatiques en appellent de part et d’autre à la raison ; mais la raison fait pour eux comme la mort :

La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles,
Et les laisse crier.

On dit que le frère Griffet pourrait bien se trouver impliqué dans l’affaire de Caveirac, qui très sagement a pris la fuite. Notez que ledit Caveirac est l’auteur de l’Apologie de la Saint-Barthélemi, pour laquelle on ne lui a pas dit plus haut que son nom ; mais on veut le pendre pour l’Apologie des jésuites. Au surplus, pourvu qu’il soit pendu, n’importe le pourquoi. Le parlement vient déjà de faire pendre un prêtre pour quelques mauvais propos ; cela affriande ces messieurs, et l’appétit leur vient en mangeant. Adieu, mon cher et illustre maître.


P. S. Damilaville, qui sort d’ici, m’a dit qu’il vous enverrait la Renommée littéraire. On dit qu’il y en a une seconde feuille. On dit aussi que Le Brun a pour associé un abbé Aubry, qui est apparemment un descendant d’un bâtard d’Aubry-le-Boucher.

Nous n’avons point encore reçu à l’Académie l’Héraclius de Caldéron ; je le crois sans peine digne d’être placé à côté du César de Shakespeare. À propos de Caldéron et de Shakespeare, que dites-vous du mausolée qu’on fait élever à Crébillon ? Je crois que vous pouvez être tranquille ; ce mausolée-là sera bien son tombeau, et ne sera pas le vôtre. Voilà le premier monument que le ministère élève aux lettres ; il semble qu’on aurait pu commencer plus tôt et commencer mieux. Adieu, mon cher philosophe ; je suis actuellement absorbé dans la géométrie ; on m’a reproché que je n’en faisais plus, et de rage j’ai donné deux volumes de diablerie l’an passé, et j’en vais encore donner deux. Damilaville m’a montré ce que vous dites de l’Encyclopédie dans l’Histoire générale ; vous avez bien fait de retrancher ce qui regarde le parlement ; vous avez pourtant toute raison, mais ces messieurs ne l’entendent pas. Adieu, encore une fois.


Paris, 12 février 1763.


Je commence à croire, mon cher et illustre maître, que le fanatisme pourrait bien avoir le même sort que l’empire romain, d’être détruit par les Tartares. Les souverains de la zone glaciale donneront ce grand exemple aux princes des zones tempérées ; et Fontenelle eût dit à Catherine qu’elle est destinée à être l’aurore boréale de l’Europe. En attendant, je ris, à part moi, de la manière dont les choses sont arrangées dans ce meilleur des mondes possibles ; au Midi, la philosophie persécutée, vilipendée sur le théâtre ; au fond du Nord, une princesse qui la protège et qui la cultive :

C’est dommage, Garo, que tu n’es point entré
Au conseil de celui que prêche ton curé,
Tout en eût été mieux.

J’ai bien peur que Catherine d’Alexandrie, qui confondit, comme vous savez, les philosophes avec tant de succès, ne voie de fort mauvais œil l’accueil que leur fait Catherine de Russie, et ne se récuse pour sa patronne. Il faut espérer que la cour de Pétersbourg sera plus fidèle au traité qu’elle fait avec la philosophie, qu’elle ne l’a été à ceux qu’elle a faits avec le cardinal de Bernis. Il est vrai que le fruit de ces derniers a été de faire égorger un million d’hommes, et que la philosophie aura peut-être le bonheur d’en éclairer un plus grand nombre. Je ne sais pourtant si jusqu’ici elle doit se réjouir ou s’affliger, tant ses succès sont équivoques, du moins sur les bords de la Seine. Expliquez-moi par quelle fatalité la philosophie ne peut se résoudre à quitter ces bords, malgré les dégoûts qu’elle y éprouve, et le peu de prosélytes qu’elle y fait. Les philosophes sont comme la femme du Médecin malgré lui, qui veut que son mari la batte. Il est vrai que, pour se dédommager, ils viennent de faire donner aux jésuites quelques coups de bâton, et qu’ils se flattent même d’être au moment d’en faire maison nette ; il faudra voir ce que cela produira.

Je n’ai point lu l’apologie des jésuites dont vous me parlez ; mais je trouve la France fort à plaindre de perdre d’un coup de filet tant de grands génies. Il faut espérer que le collège de la Propagande en fera recrue. Nous pourrions même y ajouter, par-dessus le marché, ce prédicateur Le Roi, qui vraisemblablement n’est pas le roi des prédicateurs, et dont le nom, ignoré dans son quartier, a eu le bonheur de parvenir jusqu’à vous. Vous m’apprenez de Genève que M. Le Roi prêche à Paris. Je voudrais que les avocats de la famille infortunée des Calas eussent mis dans leurs mémoires moins de pathos et plus de pathétique ; mais je conviens avec vous que leur zèle et leur désintéressement font un véritable honneur à notre siècle ; tant de vertu me fait désirer une éloquence qui y réponde. Je plaindrais mademoiselle Corneille, si elle n’avait pour dot que les souscriptions des gens de Versailles. Tout le Mercure est infecté d’épitaphes de Crébillon, qui sont ignorées comme ses vers ; voici celle que je ferais à quelqu’un de votre connaissance, à condition qu’elle ne servirait de longtemps : Il fut l’auteur de la Henriade…., etc., etc., et maria la nièce du grand Corneille.

Avec cette épitaphe-là, on peut se passer d’un mausolée fait par Le Moine, et même d’être loué après sa mort dans le Mercure ; mais, en attendant les petits cousins que vous aller donner à Cinna, puissiez-vous, mon cher maître, donner encore longtemps des frères à Tancrède ! J’attends l’Héraclius de Caldéron, mais je suis bien plus curieux de l’Histoire générale. Vous avez bien fait de n’y pas peindre le genre humain tout-à-fait de face ; ce triste visage n’est pas bon à être vu dans toute la difformité de ses traits ; je crains même qu’il ne se trouve trop hideux étant montré de trois-quarts, et qu’il ne lui prenne envie de brûler le tableau, et de crier au feu contre le peintre qui heureusement se trouvera à cent lieues des Omer et des Berthier. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; conservez bien vos yeux, sans quoi les fanatiques diraient que vous ressemblez à Tirésias, que les dieux aveuglèrent pour avoir révélé leur secret aux hommes. Vivez, voyez et écrivez longtemps pour l’honneur des lettres, pour le progrès de la raison, et pour le bien de l’humanité ; et souvenez-vous quelquefois qu’il y a sur les bords de la Seine un homme qui vous aime, vous honore et vous admire, et qui vous eût conservé les mêmes sentiments sur les bords de la Sprée et sur ceux de la Néva.


Postdam, 7 auguste 1763.


Depuis six semaines, mon cher confrère, que je suis arrivé ici, j’ai toujours voulu vous écrire sans en pouvoir trouver le moment ; différentes occupations et des distractions de toute espèce m’en ont empêché ; cependant je ne veux pas retourner en France sans vous donner signe de vie. Mon voyage a été des plus agréables, et le roi me comble de toutes les bontés possibles. Je puis vous assurer que ce prince est supérieur à la gloire même qu’il vient d’acquérir par la justice qu’il rend à ses ennemis, et par la modestie bien sincère avec laquelle il parle de ses succès. Vous êtes convenu avec moi, et vous avez bien raison, que la destruction de sa puissance eût été un grand malheur pour les lettres et pour la philosophie. Les gazettes ont dit, mais sans fondement, que j’étais président de l’académie ; je ne puis douter, à la vérité, que le roi ne le désire, et j’ose vous dire que l’académie même m’a paru le souhaiter beaucoup ; mais mille raisons dont aucune n’est relative au roi, et dont la plupart sont relatives à moi seul, ne me permettent pas de fixer mon séjour en ce pays. Le roi me parle souvent de vous. Il sait vos ouvrages par cœur, il les lit et relit, et il a été charmé tout récemment de la lecture qu’il a faite de vos additions à l’Histoire générale. Je puis vous assurer qu’il vous rend bien toute la justice que vous pouvez désirer. Le marquis d’Argens me charge de vous faire mille compliments de sa part ; il vous regrette beaucoup, et me le dit souvent ; il n’en fait pas de même de Maupertuis qui, ce me semble, n’a pas laissé beaucoup d’amis dans ce pays.

Je ne vous donne aucune nouvelle de littérature, car je n’en sais point ; et vous savez combien elles sont stériles dans ce pays où personne, excepté le roi, ne s’en occupe. Que dites-vous du bel arrêt du parlement de Paris pour consulter la faculté de théologie sur l’inoculation, cette même faculté qu’il a déclarée ne pouvoir être juge en matière de sacrements. Cette nouvelle sottise française nous rend la fable des étrangers. Il faut avouer que nous ne démentons notre gloire sur rien.

Adieu, mon cher et illustre maître. Comme je compte partir à la fin de ce mois pour retourner en France, adressez-moi votre réponse à Paris. Je compte toujours faire le voyage d’Italie, et vous embrasser en allant ou en revenant.


Paris, 8 octobre 1763.


Je ne me pique, mon cher et illustre maître, d’être ni aussi sublime que Platon, s’il est vrai qu’il soit aussi sublime qu’on le prétend, ni aussi obscur qu’il me paraît l’être ; vous me faites donc trop d’honneur de me comparer à lui. À l’égard de celui que vous appelez Denis de Syracuse, et que vous avouez valoir un peu mieux, je crois que s’il était réduit à se faire maître d’école, comme l’autre, les généraux et les ministres feraient bien de se mettre en pension chez lui. Ce qu’il y a de certain, c’est que je suis plus affligé que je ne puis vous dire, que le protecteur et le soutien de la philosophie ne soit pas bien avec tous les philosophes ; que ne donnerais-je point pour que cela fût ! Il m’a écrit, peu de jours avant mon départ, une lettre pleine d’amitié, par laquelle il me marque qu’il laissera la présidence vacante jusqu’à ce qu’il me plaise de venir l’occuper. Il m’a donné son portrait, m’a très bien payé mon voyage, et m’a témoigné beaucoup de regrets de me voir partir. Ma satisfaction eût été parfaite si j’avais pu me trouver à Potsdam avec vous… Mais… que je suis fâché de ce qui s’est passé ! Ce que je puis vous assurer, c’est que vous êtes regretté de tout le monde, le marquis d’Argens à la tête, qui est assurément votre serviteur et votre ami. Il ne dit pas la même chose, ni les autres non plus, du défunt président, à qui Dieu fasse paix.

Je n’ai point repassé par chez vous, parce que je comptais vous voir en allant en Italie ; mais des raisons de santé et d’affaires m’obligent à différer ce voyage ; en tout cas, ce n’est que partie remise ; croyez que je ne préfère pas les rois à mes amis. Je ne suis point étonné que ce que vous savez soit bafoué à Genève comme à Paris, par les gens raisonnables. Je ne serais pas fâché non plus que Jean-Jacques, tout fou qu’il est, fût réhabilité pour l’honneur de la bonne cause qui a servi de prétexte à la persécution qu’il a éprouvée. Nous avons lu à Sans-Souci le Catéchisme de l’honnête homme, et nous en avons jugé comme vous, le révérend père abbé à la tête. Vous avez raison ; je suis bien peu zélé, et je me le reproche ; mais songez donc que le bon sens est emprisonné dans le pays que j’habite :

En quoi peut un pauvre reclus
Vous assister ? que peut-il faire,
Que de prier le ciel qu’il vous aide en ceci ?

Savez-vous que Jean-George Le Franc, frère de Jean-Simon Le Franc, vient de faire une grosse Instruction pastorale contre nous tous ? Il m’a fait l’honneur de me l’envoyer : je l’ai renvoyée au libraire, et j’ai écrit à l’auteur, en deux mots, que sûrement c’était une méprise, et que ce présent n’était pas pour moi. J’avais projeté, pour toute réponse, de lui faire une chanson sur l’air : M. l’abbé, où allez-vous, vous allez vous casser le cou, vous allez sans chandelle, etc. Achevez le reste, mon cher maître ; il me semble que vous allez sans chandelle est assez heureux. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; celui que je viens de quitter l’est plus que jamais en tout sens, et me l’a rendu aussi en tout sens plus encore que je ne l’étais. Je ne veux plus penser, comme l’Ecclésiaste, qu’à me moquer de tout en liberté ; ce n’est pas que Jean-George Le Franc n’assure que vous n’avez pas entendu l’Ecclésiaste ; mais j’en crois plutôt vos commentaires que les siens. Adieu ; je vous embrasse mille et mille fois.


Paris, 8 décembre 1763.


Jai, mon cher et illustre maître, des remerciements et des reproches tout à la fois à vous faire ; les remerciements seront de grand cœur, et les reproches sans amertume. Je vous remercie donc d’abord de la lettre du quakre que vous m’avez envoyée ; c’est apparemment un de vos amis de Philadelphie qui vous a chargé de me faire ce cadeau-là ; il ne pouvait choisir une voie plus agréable pour moi de me faire parvenir sa petite remontrance à Jean-George. Je ne sais si je vous ai dit que ce Jean-George, qui assurément n’est pas aussi habile à se battre contre le diable que l’était George son patron, a fait une réponse assez impertinente à la lettre par laquelle je lui mandais que j’avais renvoyé son Instruction pastorale à son libraire et à ses moutons. J’ai répondu à sa réponse, en lui prouvant très poliment qu’il était un sot et un menteur, et Jean-George, tout Jean-George qu’il est, n’a pas répliqué, quoique je ne lui parlasse pas, comme votre ami le quakre, le chapeau sur la tête, mais le chapeau sous le bras, en lui donnant, à la vérité, de grands coups de bâton. J’aurais bien envie de lui faire essuyer quelque petite humiliation publique, de lui donner en cinq ou six pages quelques petits dégoûts sur sa charmante Instruction. Il y donne assurément beau jeu, et ne s’attend pas aux questions que je lui ferais ; mais celles que lui fait notre ami le quakre me paraissent suffisantes pour l’occuper.

Je vous remercie de plus, mon cher philosophe, de vos excellentes additions à l’Histoire générale ; non seulement de celles que vous avez refondues dans l’ouvrage, mais de celles que vous avez données à part en un petit volume, et qui m’ont paru excellentes. L’ambassade de César aux Chinois, et l’arrivée du brame philosophe parmi nous, sont deux apologues admirables. Ce qu’il y a d’heureux, c’est que ces apologues, bien meilleurs que ceux d’Ésope, se vendent assez librement. Je commence à croire que la librairie n’aura rien perdu à la retraite de M. de Malesherbes. Il est vrai qu’on a fait aux gens de lettres l’honneur de les mettre dans le même département que les filles de joie, auxquelles j’avoue qu’ils sont assez semblables par l’importance de leurs querelles, l’objet de leur ambition, la modération de leurs haines, et l’élévation de leurs sentiments ; mais enfin il me semble que personne n’aura à se plaindre, si la presse, la religion et la coucherie sont également libres en France.

Venons à présent aux reproches. J’ai entendu parler d’un Traité de la Tolérance, qui est aussi d’un de vos amis, à ce qu’on m’assure, et qui ne vient pas de Philadelphie ; je demande cet ouvrage à tout ce que je vois, comme Iphigénie demande Achille, et je ne puis parvenir à l’avoir, et j’apprends que votre ami l’a envoyé à des gens qu’il ne devrait pas tant aimer que moi, et qui, sans me vanter, ne sont pas aussi dignes que moi de lire tout ce qui vient de lui. Dites, je vous prie, à votre ami qu’il n’est pas trop équitable dans ses préférences. Je pourrais faire là-dessus un long commentaire ; mais les commentaires ne sont pas faits pour l’ami dont je parle ; je m’en rapporte à ceux qu’il fera lui-même.

Voilà donc enfin Marmontel de l’Académie. J’en suis d’autant plus charmé que la querelle qu’on lui faisait au sujet de M. d’Aumont n’était qu’un prétexte pour ceux qui désiraient de l’exclure. La véritable raison était sa liaison avec des gens qu’on a pris fort en haine, je ne sais pas pourquoi, à quatre lieues d’ici ; en un mot, avec les philosophes qui font aujourd’hui également peur aux dévots et à ceux qui ne le sont pas. L’affaire de Marmontel était comme celle des jésuites ; il y avait une raison apparente qu’on mettait en avant, et une raison vraie que l’on cachait. Heureusement pour la philosophie, tous les gens faits pour la craindre n’ont pas pensé de même. M. le prince Louis de Rohan, tout coadjuteur qu’il est de l’évêché de Strasbourg, a bien voulu en cette occasion être le coadjuteur de la philosophie, et lui a rendu, sans manquer à son état, tous les services imaginables ; c’est par lui que vous avez aujourd’hui dans l’Académie Française un partisan et un admirateur de plus. M. le prince Louis mérite en vérité la reconnaissance de tous les gens de lettres, par la manière dont il sait les défendre et les servir dans l’occasion ; et quand vous l’auriez préféré à moi, comme vous avez fait d’autres, pour lui envoyer l’ouvrage de votre ami sur la tolérance, bien loin de vous en faire des reproches, je vous en ferais des remerciements. Il faut, mon cher maître, que chacun de nous serve la bonne cause suivant ses petits moyens. Vous la servez de votre plume, et moi, à qui on n’en laisserait pas une sur le dos, si j’en faisais autant, je tâche de lui gagner des partisans dans le pays ennemi ; et ces partisans ne seront point compromis, parce qu’ils ne doivent jamais l’être ; mais ils recevront de moi, de tous mes amis, et ils devraient recevoir de vous le tribut de reconnaissance que tous les êtres pensants leur doivent. À propos de la bonne cause, je vous apprendrai encore qu’on m’a fait d’indignes et odieuses tracasseries au sujet de mon voyage de Prusse ; on m’a prêté des discours que je n’ai jamais tenus, et que je n’aurais rien gagné à tenir. J’en ai appelé au témoignage du roi de Prusse lui-même, et ce prince vient de m’écrire une lettre qui confondrait mes ennemis, s’ils méritaient que je la leur fisse lire. Vous savez apparemment qu’il y a actuellement à Berlin un fort honnête circoncis qui, en attendant le paradis de Mahomet, est venu voir votre ancien disciple de la part du sultan Moustapha. J’écrivais l’autre jour en ce pays-là que, si le roi voulait seulement dire un mot, ce serait une belle occasion pour engager le sultan à faire rebâtir le temple de Jérusalem. Cela nous vaudrait vraisemblablement une nouvelle instruction pastorale de Jean-George, où il nous prouverait que, quoique le temple fût rebâti à chaux et à ciment, le Christ n’en aurait pas moins dit la vérité. Que pensez-vous de ce projet ? il me semble que l’exécution en serait fort divertissante. Je m’étonne que vos bons amis les Turcs n’y aient pas encore pensé ; cela prouve le grand cas qu’ils font de nos prophéties. Adieu, mon cher et illustre maître ; aimez-moi, je vous prie, toujours. Il me semble que vous me négligez un peu ; vous m’écrivez de petits billets, et vous ne m’envoyez presque rien. Je crains bien que celle-ci ne vous dégoûte d’en écrire de longues. Adieu, je vous embrasse mille fois.

P. S. Je ne parle point de tout ce qui se passe ici au sujet des déclarations, des édits, des impôts. Je laisse messieurs du parlement se mêler de tout cela sans y entendre. Il y a deux de ces messieurs qui sont à Berlin ; ils ont désiré de voir le roi de Prusse, et le roi n’y a consenti qu’après qu’ils ont assuré qu’ils n’avaient pas été d’avis de consulter la Sorbonne sur l’inoculation, et de s’opposer à la liberté du commerce des grains. Il faut avouer que le parlement et la Sorbonne n’ont point de reproches à se faire mutuellement.


Paris, 26 décembre 1763.


Je vous prends au mot, mon cher et illustre maître, comme Fontenelle prenait la nature sur le fait. M. de La Reynière, fermier des postes, veut bien me servir de chaperon pour recevoir vos épîtres canoniques ; faites-moi donc le plaisir de lui adresser dorénavant ce que vous voudrez bien m’envoyer. Je n’ai point reçu l’exemplaire de la Tolérance que vous m’annoncez. Tous les corsaires ne sont pas à Tétuan et sur la Méditerranée ; cependant frère Damilaville me donne encore quelque espérance.

Dieu conduise la barque, et la mène à bon port ! J’ai écrit à frère Hippolyte Bourgelat. J’ai bien de la peine à croire qu’il soit coupable ; car c’est un des meilleurs tireurs de la voiture philosophique, et assurément des mieux dressés, qui ont le plus de cœur à l’ouvrage : mais il ignorait sans doute ce que ce ballot contenait ; il se trouvait dans la circonstance critique du changement de ministre de la librairie ; il n’a osé rien hasarder, il a craint d’être mis en fourrière, et assurément la voiture y aurait perdu beaucoup : mais aussi pourquoi MM. Cramer n’ont-ils pas attendu huit jours ? Puisque vous dites que l’ouvrage du saint prêtre sur la Tolérance a été toléré des ministres et des personnes plus que ministres, un petit mot dit de leur part à Hippolyte Bourgelat, qui ne se pique pas d’être plus intolérant qu’un ministre, aurait levé toute difficulté, et le ballot serait présentement à Paris, au lieu qu’il est peut-être actuellement entre les mains du roi de Maroc, qui aimerait mieux un traité de la tolérance des corsaires que de celle des religions, et qui peut-être fera donner quelques centaines de coups de bâton de plus aux esclaves chrétiens pour apprendre à nos prêtres à vivre. S’il y a quelque pauvre mathurin ou père de la Merci dans les prisons de Méquinez, vous m’avouerez qu’il se passerait bien de cette aubaine que MM. Cramer lui auront valu.

Je vous envoie de mémoire, car je n’en ai point gardé de copie, mon petit commerce avec Jean-George[3] ; vous verrez qu’il n’est pas long. Jean-George n’a pas répondu à la réplique qui, en effet, était un peu embarrassante pour un sot et pour un fripon à qui on prouve géométriquement qu’il n’est pas autre chose. Sa réponse sera apparemment pour la prochaine instruction pastorale. Vous m’accusez d’enfouir mes talents, parce que je n’ai pas donné les étrivières, comme je le pouvais, à ce fanatique Aaron ; prenez-vous-en au peu de sensation que sa rapsodie a faite à Paris. C’était lui donner une existence que de l’attaquer sérieusement ; car, dans la position où je suis, je ne pouvais l’attaquer que de la sorte, et des plaisanteries auraient mal réussi, surtout après les vôtres. Au reste, ne m’accusez point, mon respectable patriarche, de ne pas servir la bonne cause ; personne peut-être ne lui rend de plus grands services que moi. Savez-vous à quoi je travaille actuellement ? à faire chasser de Silésie la canaille jésuitique, dont votre ancien disciple n’a que trop d’envie de se débarrasser, attendu les trahisons et perfidies qu’il m’a dit lui-même en avoir éprouvées durant la dernière guerre. Je n’écris point de lettres à Berlin, où je ne dise que les philosophes de France sont étonnés que le roi des philosophes, le protecteur déclaré de la philosophie, tarde si longtemps à imiter les rois de France et de Portugal. Ces lettres sont lues au roi qui est très sensible, comme vous le savez, à ce que les vrais croyants pensent de lui ; et cette semence produira sans doute un bon effet, moyennant la grâce de Dieu qui, comme dit très bien l’Écriture, tourne le cœur des rois comme un robinet. Je ne doute pas non plus que nous ne parvinssions à faire rebâtir le temple des Juifs, si votre ancien disciple ne craignait de perdre à cette négociation quelques honnêtes circoncis qui emporteraient de chez lui trente ou quarante millions.

Marmontel, dans son discours à l’Académie, a parlé de vous comme il le devait, et comme nous en pensons tous. Je me flatte comme vous que c’est une acquisition pour la bonne cause. Petit à petit l’église de Dieu se fortifie.

Je ne connais point l’ouvrage de du Marsais dont vous me parlez. S’il est en effet aussi utile que vous le dites, je prie Dieu de donner à l’auteur, dans l’autre monde, un lieu de rafraîchissement, de lumière et de paix, comme s’exprime la très sainte messe. Mais ce que je connais, et ce qui m’a fait très grand plaisir, ce sont deux jolis contes qui courent le monde, et qui seront, à ce qu’on m’assure, suivis de beaucoup d’autres. Que le Seigneur bénisse et conserve l’aveugle très clairvoyant à qui nous devons de si jolies veillées ! puisse-t-il faire longtemps de pareils contes, et se moquer longtemps de ceux dont on nous berce ! Il y aurait encore bien d’autres choses dont il pourrait se moquer s’il le voulait ; mais il a (car je suis en train de citer l’Évangile) la prudence du serpent, et peut-être aussi la simplicité de la colombe, en croyant de ses amis des gens qui n’en sont guère. Après tout, il est bon que la philosophie fasse flèche de tout bois, et que tout concoure à la servir, même les parlements, qui ne s’en doutent pas, et quelques honnêtes gens qui la détestent ; mais qui, tout en la détestant, lui sont utiles malgré eux.

Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir !

Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse.


Paris, 15 janvier 1764.


Ce que j’ai d’abord de plus pressé, mon cher et très respectable maître, c’est de justifier frère Hippolyte Bourgelat, qui, comme je m’en doutais bien, n’est point coupable, ainsi que vous le verrez par la lettre qu’il m’a écrite à ce sujet, et dont je vous envoie copie. J’espère que M. Galatin échappera aux griffes des vautours et que je pourrai lire enfin cette tolérance dont nosseigneurs de la rue Plâtrière, qui ont presque autant d’esprit que nosseigneurs du parlement, me privent avec une cruauté intolérable. La vérité est que ceux qui ont lu le livre ne se soucient guère qu’on le lise, et que les fanatiques qui en ont eu vent craignent qu’il ne soit lu. Voilà la solution du problème que vous me proposez sur le calcul des probabilités.

Si je n’avais pas donné du monseigneur à Jean-George, il aurait fait imprimer ma lettre, et mis contre moi tous les monseigneurs et les monsignori de l’Europe ; mais un évêque s’appelle monseigneur comme un chien citron. Le point essentiel, c’est d’avoir prouvé à monseigneur qu’il est un sot et un menteur ; c’est ce que je me flatte d’avoir démontré. Quoi qu’il en soit, je vous promets, s’il m’écrit encore, de l’appeler mon révérend père ; et de l’avertir qu’il a eu moi un fils bien mal morigéné. Je ne désespère pas de lui en dire quelque chose un jour plus solennellement que je n’ai fait, au risque d’être excommunié au Puy en Velay.

Tandis que j’écris des lettres obscures à ce plat monseigneur, il en est un qui mérite ce titre mieux que lui, et à qui vous devriez écrire une lettre ostensible, pour le remercier au nom de nous tous de la manière honnête dont il se conduit avec les gens de lettres : c’est M. le prince Louis de Rohan, qui serait certainement très flatté de recevoir de vous cette marque d’estime, et d’autant plus flatté qu’il n’a aucune liaison avec vous. Si vous pouviez même joindre à votre lettre quelques vers (vous en faites bien pour MM. Simon et George Le Franc), le tout n’en irait que mieux. Vous devez bien être sûr qu’il a pour vous tous les sentiments que vous pouvez désirer, et qu’il n’est pas du nombre des fanatiques qui ont mis dans leurs intérêts les commis de la poste.

À propos d’Académie, ne croyez pas que moi et quelques autres de vos amis exigions la plate souscription de très humble et très obéissant serviteur[4] : la pluralité l’a emporté, et je pense qu’attendu le sot public, le contraire eût peut-être fait tenir de plats discours, et que vous ferez mieux de suivre l’usage ; mais, à l’égard de votre nom, il me paraît indispensable pour vous, pour l’Académie, pour le public et pour Corneille.

Je ferai chercher ce livre de du Marsais dont je n’ai aucune connaissance ; c’était un grand serviteur de Dieu. Je me souviens du compliment qu’il fit au prêtre qui lui apporta les sacrements, et qui venait de l’exhorter : Monsieur, je vous remercie ; cela est fort bien ; il n’y a point là dedans d’alibiforains. Je vous remercie, de mon côté, de la lettre de votre secrétaire à celui de Simon Le Franc. Je ne doute point qu’en la lisant Simon Le Franc ne s’écrie :

Quid domini facient, audent cum talia fures ?

Je vous remercie aussi d’avance de tous les contes de ma Mère l’oie, que je compte à présent recevoir de la première main ; car je n’imagine pas que l’intolérance s’étende jusqu’à empêcher les oies de conter, à moins que la philosophie, dont ils ont tant de peur, ne s’avise de se comparer aux oies du Capitole, à qui les Gaulois se repentirent bien de n’avoir pas coupé le cou.

Voilà l’archevêque de Paris qui voudrait bien rejoindre le cou des jésuites avec leur tête que les Gaulois du parlement en ont séparée. Il a fait, pour leur défense, un grand diable de mandement qui va, dit-on, être dénoncé ; et on ajoute que l’auteur pourrait aller à la conciergerie, si le roi n’aime mieux l’envoyer à la Roque. En attendant, le parlement travaille à de belles remontrances sur l’affaire de M. Fitz-James ; ils prétendent que cela sera fort beau, et qu’ils pourront dire du gouvernement, comme M. de Pourceaugnac : Il me donna un soufflet, mais je lui dis bien son fait.

Que dites-vous du nouveau contrôleur-général ? Auriez-vous cru, il y a six ans, que les jansénistes parviendraient à la tête des finances ? Comme ils se connaissaient en convulsions, on a cru apparemment qu’ils seraient plus propres à guérir celles de l’État, et à empêcher les Anglais de nous donner une autre fois des coups de bûche. Et du cardinal de Bernis, qu’en pensez-vous ? Croyez-vous qu’après avoir fait le poème des Quatre Saisons, il revienne encore à Versailles faire la pluie et le beau temps ? L’éclaircissement, comme dit la comédie, nous éclaircira ; et moi j’attends tout en patience, sûr de me moquer de quelqu’un et de quelque chose, quoi qu’il arrive.

Je n’ai point eu, depuis quelque temps, des nouvelles de votre ancien disciple. Dieu veuille qu’il envoie les jésuites allemands prêcher et s’enivrer hors de chez lui !

Adieu, mon cher maître ; envoyez-moi tout ce que vous ferez ; car j’aime vos ouvrages autant que votre personne. Ménagez vos yeux et votre santé, et continuez à rire aux dépens des sots et des fanatiques. Marmontel engraisse à vue d’œil, depuis qu’il est de l’Académie ; ce n’est pourtant pas pour la bonne chère qu’on y fait.


Paris, 22 février 1764.


Je crains, mon cher et illustre maître, que votre frère et disciple Protagoras ne vous ait contristé par ce que vous appelez ses cruelles critiques. Quoique vous m’assuriez que mes lettres vous divertissent, je suis encore plus pressé de vous consoler que de vous réjouir. Je vous prie donc de regarder mes réflexions comme des enfants perdus que j’ai jetés en avant sans m’embarrasser de ce qu’ils deviendraient, et surtout d’être persuadé que ces enfants perdus n’ont été montrés qu’à vous, pour en faire tout ce qu’il vous plaira, et leur donner même les étrivières s’ils vous déplaisent. Permettez-moi cependant, toujours sous les mêmes conditions, d’ajouter deux ou trois réflexions, bonnes ou mauvaises, à celles que je vous ai déjà faites. Les Juifs, cette canaille bête et féroce, n’attendaient que des récompenses temporelles, les seules qui leur fussent promises : il ne leur était défendu ni de croire, ni d’attaquer l’immortalité de l’âme, dont leur charmante loi ne leur parlait pas. Cette immortalité était donc une simple opinion d’école, sur laquelle leurs docteurs étaient libres de se partager, comme nos vénérables théologiens se partagent en scotistes, thomistes, mallebranchistes, descartistes, et autres rêveurs et bavards en istes. Direz-vous pour cela que ces messieurs sont tolérants, eux qui jetteraient si volontiers dans le même feu calvinistes, anabaptistes, piétistes, spinosistes, et surtout philosophes, comme les Juifs auraient jeté Philistins, Jébuséens, Amorrhéens, Cananéens, etc., dans un beau feu que les Pharisiens auraient allumé d’un côté, et les Saducéens de l’autre ? Juifs et chrétiens, rabbins et sorbonnistes, tous ces polissons consentent à se partager entre eux sur quelques sottises ; mais tous crient de concert haro sur le premier qui osera se moquer des sottises sur lesquelles ils s’accordent. C’est une impiété de ne pas convenir avec eux que Dieu est habillé de rouge, mais ils disputent entre eux si les bas sont de la couleur de l’habit.

J’ai bien peur, ainsi que vous, mon cher et illustre confrère, qu’on ne puisse faire un traité solide de la tolérance, sans inspirer un peu cette indifférence fatale qui en est la base la plus solide. Comment voulez-vous persuader à un honnête chrétien de laisser damner tranquillement son cher frère ? Mais, d’un autre côté, c’est tirer la charrue en arrière, que de dire le moindre mot d’indifférence à des fanatiques qu’on voudrait rendre tolérants. Ce sont des enfants méchants et robustes qu’il ne faut pas obstiner, et ce n’est pas le moyen de les gagner que de leur dire : Mes chers amis, ce n’est pas le tout que d’être absurde, il faut encore n’être pas atroce. La matière est donc bien délicate, et d’autant plus que tous les prédicateurs de la tolérance, parmi lesquels je connais même quelques honnêtes prêtres, quelques évêques qui ne les désavouent pas, sont véhémentement suspectés, comme disent nosseigneurs du parlement, et plusieurs atteints et convaincus de cette maudite indifférence si raisonnable et si pernicieuse. Mon avis serait donc de faire à ces pauvres chrétiens beaucoup de politesses, de leur dire qu’ils ont raison, que ce qu’ils croient et ce qu’ils prêchent est clair comme le jour, qu’il est impossible que tout le monde ne finisse par penser comme eux ; mais qu’attendu la vanité et l’opiniâtreté humaine, il est bon de permettre à chacun de penser ce qu’il voudra, et qu’ils auront bientôt le plaisir de voir tout le monde de leur avis ; qu’à la vérité il s’en damnera bien quelques-uns en chemin jusqu’au moment marqué par Dieu le père pour cette conviction et réunion universelle, mais qu’il faut sacrifier quelques passagers pour amener tout le reste à bon port.

Voilà, mon cher et grand philosophe, sauf votre meilleur avis, comment je voudrais plaider notre cause commune. Je travaille en mon petit particulier, et selon mon petit esprit (pro mentula mea, comme disait un savant et humble capucin), à donner de la considération au petit troupeau. Je viens de faire entrer dans l’académie de Berlin Helvétius et le chevalier de Jaucourt. J’ai écrit à votre ancien disciple les raisons qui me le faisaient désirer, et la chose a été faite sur-le-champ ; car cet ancien disciple est plus tolérant et plus indifférent que jamais. Je voudrais seulement qu’il prît le temple de Jérusalem un peu plus à cœur.

J’ai lu et je sais par cœur Macare et Thélème ; cela est charmant, plein de philosophie, de justesse, et conté à ravir. On nous dira comme M. Thibaudois : Conte-moi un peu, conte ; et je veux que tu me contes, etc. C’est bien dommage que vous vous soyez avisé si tard de ce genre dans lequel vous réussissez à ravir comme dans tant d’autres. Ce n’est pourtant pas que je n’aie entendu faire de belles critiques de ce charmant ouvrage, à des gens qui à la vérité sont un peu difficiles, excepté sur les feuilles de Fréron. Ce sont pourtant des gens que vous louez (la marquise du Deffant), que vous croyez de vos amis, à qui vous écrivez, et même en prose et en vers : je vous laisse à deviner ; mais si vous devinez juste, ne me trahissez pas, et faites-en seulement votre profit.

À propos de lettres, vous en avez écrit une charmante au prince Louis qui en est ravi ; il la montre à tout le monde ; et en vérité il mérite ce que vous lui dites, par la manière dont il se conduit avec les gens de lettres.

Nosseigneurs du parlement travaillent à force leurs grosses et pesantes remontrances sur le mandement de l’archevêque de Paris en faveur des jésuites : cela est bien long, et surtout bien important. On prétend pourtant que l’effet de ces remontrances sera d’expulser les frères jésuites de Versailles, et peut-être du royaume : je leur souhaite à tous un bon voyage. Leur ami Caveirac, auteur de l’Apologie de la Saint-Barthélemi, a fait en leur faveur un ouvrage forcené qui a pour titre : Il est temps de parler ; je crois qu’on y répondra par : Il est temps de partir. Notez que ce Caveirac, qui écrit pour de l’argent, a autrefois fait des factums contre le P. Girard en faveur de La Cadière : ainsi sont faits ces marauds-là.

Adieu, mon cher maître. Vous me conseillez de rire, j’y fais de mon mieux, et je vous assure que j’ai bien de quoi. Je ne sais de quel côté le vent tournera pour l’auteur des Quatre Saisons ; mais si son ambition se borne à faire le saint chrême et à donner la confirmation, je le trouve bien modeste pour un cardinal philosophe. J’aimerais mieux qu’il donnât un soufflet au fanatisme en l’expulsant, qu’à ses diocésains en les confirmant. Adieu, encore une fois ; je vous embrasse et vous révère. Vous prétendez que mes lettres vous amusent ; je vous répondrai comme le feu médecin Dumoulin, grand fesse-mathieu de son métier : Mes enfants, disait-il à ses héritiers, vous n’aurez jamais autant de plaisir à dépenser l’argent que je vous laisse, que j’en ai eu à l’amasser.


Paris, 2 mars 1764.


Je n’ai ni lu ni aperçu, mon cher et illustre maître, cet ouvrage ou rapsodie de Crévier, dont vous me parlez, et j’en ignorerais l’existence, si vous ne preniez la peine de m’écrire de Genève qu’un cuistre, dans son galetas, barbouille du papier à Paris. Vous êtes bien bon de le croire digne de votre colère, et même de la mienne qui ne vaut pas la vôtre. Que voulez-vous qu’on dise à un homme qui, parlant dans son Histoire romaine d’un cordonnier devenu consul, dit, à ce qu’on m’a assuré, que cet homme passa du tranchet aux faisceaux ? il faut l’envoyer écrire chez son compère le savetier, les sottises qu’il se chausse dans la tête ; voilà tout ce qu’on y peut faire. Sérieusement ce livre est si parfaitement ignoré, que ce serait lui donner l’existence qu’il n’a pas que d’en faire mention, et je vous dirai comme le valet du joueur :

............................ Laissez-le aller ;
Que feriez-vous, monsieur, du nez d’un marguillier ?


Il est vrai que cette canaille janséniste, dont Crévier fait gloire d’être membre, devient un peu insolente depuis ses petits ou grands succès contre les jésuites : mais ne craignez rien, cette canaille ne fera pas fortune ; le dogme qu’ils prêchent et la morale qu’ils enseignent sont trop absurdes pour étrenner. La doctrine des ci-devant Jésuites était bien plus faite pour réussir ; et rien n’aurait pu les détruire s’ils n’avaient pas été persécuteurs et insolents. Les voilà qui font tous leurs paquets plutôt que de signer ; cela est attendrissant. Les jansénistes sont un peu déroutés de leur voir tant de conscience, dont ils ne les soupçonnaient pas. J’ai écrit en m’amusant quelques réflexions fort simples sur l’embarras où les jésuites se trouvent entre leur souverain et leur général. Le but de ces réflexions est de prouver qu’ils font une grande sottise de se laisser chasser, et qu’ils peuvent en conscience (puisque conscience y a) signer le serment qu’on leur demande : mais je suis si aise de les voir partir, que je n’ai garde de les tirer par la manche pour les retenir ; et si je fais imprimer mes réflexions, ce sera quand je les saurai arrivés à bon port, pour me moquer d’eux ; car vous savez qu’il n’y a de bon que de se moquer de tout. Une autre raison me fait désirer beaucoup de voir, comme on dit, leurs talons ; c’est que le dernier jésuite qui sortira du royaume emmènera avec lui le dernier janséniste dans le panier du coche, et qu’on pourra dire le lendemain les ci-devant soi-disant jansénistes, comme nosseigneurs du parlement disent aujourd’hui les ci-devant soi-disant jésuites. Le plus difficile sera fait, quand la philosophie sera délivrée des grands grenadiers du fanatisme et de l’intolérance ; les autres ne sont que des cosaques et des pandoures qui ne tiendront pas contre nos troupes réglées. En attendant, toutes les dévotes de la cour, que les jésuites absolvaient des petits péchés commis dans leur jeune âge, crient beaucoup contre la persécution qu’on leur fait souffrir, et sur la précipitation avec laquelle on les expulse. Je leur ai répondu que le parlement ressemblait à ce capitaine suisse qui faisait enterrer sur le champ de bataille des blessés encore vivants ; et qui, sur les représentations qu’on lui faisait, répondait que, si on voulait s’amuser à les écouter, il n’y en aurait pas un seul qui se crût mort, et que l’enterrement ne finirait pas.

À propos de Suisse, savez-vous que frère Berthier se retire dans votre voisinage ? les uns disent à Fribourg, les autres chez l’évêque de Bâle. Il prétend qu’il ne veut plus aller chez des rois, puisqu’on l’accuse de les vouloir assassiner ; mais l’évêque de Bâle est roi aussi dans son petit village ; et à sa place je ne me croirais pas en sûreté. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est que ce frère Berthier, si scrupuleux sur son vœu d’obéissance, ne l’est pas tant sur son vœu de pauvreté, s’il est vrai, comme on l’assure, qu’il s’en aille avec 4000 livres de pension pour la bonne nourriture qu’il a administrée aux enfants de France. Par ma foi, mon cher maître, si cet homme est si près de chez vous, vous devriez quelque jour le prier à dîner, et m’avertir d’avance, je m’y rendrais ; nous nous embrasserions ; nous conviendrions réciproquement, nous, que nous ne sommes pas chargés de foi, lui, qu’il nous est ennuyeux ; et tout serait fini, et cela ressemblerait à l’âge d’or.

On dit que le Corneille arrive. J’ai bien peur qu’il n’excite de grandes clameurs de la part des fanatiques (car la littérature a aussi les siens), et que vous ne soyez réduit à dire comme George-Dandin : J’enrage de bon cœur d’avoir tort lorsque j’ai raison. Après tout, l’essentiel est pourtant d’avoir raison ; cela est de précepte, et la politesse n’est que de conseil. L’éclaircissement, comme dit la comédie, nous éclaircira sur la sensation que produira cet ouvrage. En attendant, riez, ainsi que moi, de toutes les espèces de fanatiques, loyolistes, médardistes, homéristes, cornélistes, racinistes, etc. ; ayez soin de vos yeux et de votre santé ; aimez-moi comme je vous aime, et écrivez-moi quand vous n’aurez rien de mieux à faire ; mais surtout laissez ce Crévier en repos. Quand les généraux sont bien battus, comme Jean-George et Simon son frère, les goujats doivent obtenir l’amnistie. Adieu, mon cher maître ; il faut que je respecte bien peu votre temps pour vous étourdir de tant de balivernes.


Paris, 6 avril 1764.


Je vous dois une réponse depuis longtemps, mon cher et illustre maître ; et il y a plus de quinze jours que vous l’auriez, si je n’en avais été empêché par un débordement de bile, non pas au moral et au figuré (quoiqu’en vérité ce monde si parfait en vaille bien la peine), mais au propre et au physique, et presque aussi abondamment que Palissot vient d’en verser dans sa Dunciade. Avez-vous lu ce joli ouvrage, ou plutôt avez-vous pu le lire ? il faut avouer que de pareils écrivains font bien de l’honneur à leurs Mécènes. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que l’auteur, pour avoir représenté, dans sa pièce des Philosophes, de très honnêtes gens comme des cartouchiens, a été loué à la cour, protégé, récompensé. Il s’avise, dans sa Dunciade, de dire que Crévier est un âne ; Crévier, vieux janséniste, se plaint au parlement ; le parlement veut mettre Palissot au pilori ; et les protecteurs de Palissot le font exiler, pour le soustraire au parlement ; on le traite avec la même faveur que l’archevêque de Paris. Dites après cela que les lettres ne sont pas favorisées. Quant à moi, j’en suis fort content ; et si je fais jamais une Dunciade, je me flatte d’en être quitte aussi pour quelques mois d’absence ; mais je ne ferai point de Dunciade, ou si j’avais le malheur d’en faire une, ce ne serait ni M. Blin, ni M. du Rosoi, ni M. Sabatier, ni M. Rochon, ni même M. Fréron que j’y mettrais, ce serait des noms plus illustres.

Laissons toutes ces infamies, et parlons d’Olympie. Je vous félicite de ce grand succès. Vous y avez fait des changements heureux. Le rôle de Statira et celui de l’hiérophante sont beaux, celui de Cassandre a des moments de chaleur qui intéressent, celui d’Antigone et d’Olympie m’ont paru faibles ; mais mademoiselle Clairon y est admirable au dernier acte. Quand elle serait un mandement d’évêque ou d’Encyclopédie, elle ne se jetterait pas au feu de meilleure grâce. Voiture lui dirait qu’on ne lui reprochera pas de n’être bonne ni à rôtir ni à bouillir. Le spectacle est d’ailleurs grand et auguste, et cela s’appelle une tragédie bien étoffée : la représentation m’a fait très grand plaisir, et la lecture que j’en ai refaite depuis a ajouté au plaisir de la représentation.

J’ai lu aussi depuis peu, par une espèce de fraude, un certain conte intitulé, l’Éducation d’un prince ; cela me paraît bien fort pour feu Vadé ; croyez-vous qu’il ait fait cela ? Pour moi, sans faire tort à la manière de Vadé, j’aime encore mieux ce conte-là que tous ceux qu’il nous a donnés, et que j’aime pourtant beaucoup. Mais à propos de ces contes, permettez-moi, mon cher maître, de vous dire que vous êtes un drôle de corps. Je vous écris qu’une personne qui se dit de vos amis, dénigre Macare ; les fruits de cet avertissement, après m’avoir marqué le peu de cas que vous faites de cette personne et de ses jugements, est une longue lettre que vous lui écrivez, et à laquelle vous joignez le conte des Trois manières, en la priant de vouloir bien lui être favorable ; cela s’appelle offrir une chandelle au diable. Encore passe si vous n’en offriez qu’à des diables de cette espèce, qui, après tout, ne sont que des diablotins ; mais vous avez des torts bien plus grands, et vous sacrifiez sur les hauts lieux, ce qui, comme vous le savez, est une abomination devant le Seigneur, du moins, si je me souviens encore du livre des Rois et des Paralipomènes dont vous vous souvenez mieux que moi.

Nous touchons au moment de n’avoir plus de jésuites ; et ce qui m’étonne, c’est que les herbes poussent comme à l’ordinaire, et que le soleil ne s’obscurcit pas ; la dernière éclipse même n’a pas été aussi forte que nous nous y attendions. « L’univers ne sent pas la perte qu’il va faire ; » voilà un beau vers de tragédie.

J’ai reçu une lettre charmante de votre ancien disciple ; il me mande que, depuis qu’il a fait la paix, il n’est en guerre ni avec les cagots, ni avec les jésuites, et qu’il laisse à une nation belliqueuse, comme la française, le soin de ferrailler envers et contre tous.

Que je confonde, dites-vous, ce maraud de Crévier, je m’en garderai bien ; je n’ai pas d’envie d’être au pilori ou exilé. Ah ! monsieur Crévier, que je trouve que vous avez raison dans tout ce que vous dites !

Cette tolérance n’est point encore tolérée, et je ne sais quand elle pourra parvenir à l’être. Il me semble qu’on n’en distribue point encore. Nous attendons le Corneille ; il est entre les mains d’un cuistre nommé Marin, qui doit décider si le public pourra le lire. Il faut rire de cela, ainsi que de tout le reste. Adieu, mon cher confrère.


Paris, 30 juin 1764.


Cette lettre, mon cher et illustre confrère, vous sera remise par M. Desmarets, homme de mérite et bon philosophe, qui désire de vous rendre hommage en allant en Italie où il se propose des observations d’histoire naturelle, qui pourraient bien donner le démenti à Moïse. Il n’en dira mot au maître du sacré palais ; mais si par hasard il s’aperçoit que le monde est plus ancien que ne le prétendent même les Septante, il ne vous en fera pas un secret. Je vous prie de le recevoir et de l’accueillir comme un savant plein de lumières, et qui est aussi digne qu’empressé de vous voir. Adieu, mon cher et illustre confrère ; je vous embrasse de tout mon cœur, et je voudrais bien partager avec M. Desmarets le plaisir qu’il aura de se trouver avec vous.


Paris, 9 juillet 1764.


Si vous aviez l’honneur, mon cher et illustre maître, d’être Simon Le Franc, je vous dirais comme défunt le Christ à défunt Simon Pierre, Simon, dormis ? Il y a un siècle que je n’ai entendu parler de vous. Je sais que vous êtes très occupé et même à une besogne très édifiante ; mais laissez là le Talmud un moment pour me dire que vous m’aimez toujours, et après cela je vous laisserai en liberté reprendre Moïse et Esdras au cul et aux chausses. Votre long silence m’a fait craindre un moment que vous ne fussiez mécontent de la liberté avec laquelle je vous ai dit mon avis sur le Corneille, comme vous me l’aviez demandé ; cependant, réflexions faites, cet avis ne peut vous blesser, puisqu’il se réduit à dire que vous n’avez pas fait assez de révérences, en donnant des croquignoles, et que vous auriez dû multiplier les croquignoles et les révérences. À propos de croquignoles, vous venez d’en donner une assez bien conditionnée à maître Aliboron et à l’honnête homme qui, comme vous le dites très plaisamment, lui fait sa litière. Il est vrai que vous l’aviez belle et qu’on ne peut pas présenter son nez de meilleur grâce. Cette croquignole était d’autant plus nécessaire, que maître Aliboron, à ce qu’on m’a assuré, répandait sourdement que vous lui aviez fait faire des propositions de paix. J’ai prétendu que, si vous lui en aviez fait, c’était apparemment comme Sganarelle en fait à sa femme après l’avoir bien battue. En attendant, maître Aliboron est allé faire les délices de la cour de Deux-Ponts, et il a laissé ses feuilles à fabriquer, pendant son absence, à quelques sous-marauds qui sont à sa solde ; on prétend même qu’il va les quitter tout-à-fait pour être bailli ou maître d’école dans quelque village d’Allemagne. Ou assure aussi que le duc de Deux-Ponts, son digne ami et protecteur, qui a joué un rôle si brillant dans la dernière guerre à la tête des troupes de l’Empire, doit l’emmener à la cour de Manheim qui se prépare à le fêter beaucoup, et qui apparemment a oublié l’honneur que vous avez fait, il y a quelques années, au maître de la maison.

Ce sont, je crois, de plates gens que tous ces petits principiaux d’Allemagne, et je me souviens que quand le roi de Prusse me demanda si, en retournant en France, je m’arrêterais dans toutes ces petites cours borgnes, je lui répondis que non, parce que quand on vient de voir Dieu, on ne se soucie guère de voir S. Crépin.

Savez-vous que je viens de recevoir de l’impératrice de Russie une lettre qui devrait être imprimée et affichée dans la salle du conseil de tous les princes ? elle me dit ces propres paroles : On devrait faire dans tout gouvernement éclairé une loi qui défende aux citoyens de s’entre-persécuter, de quelque façon que ce soit… Les guerres de plumes qui, en décourageant les talents, détruisent le repos des citoyens sous le misérable prétexte de quelque différence d’opinion, sont aussi détestables que minutieuses...... Vous me dites, ajoute-t-elle, que le Nord donne des leçons au Midi : mais d’où vient donc que vous autres peuples du Midi, passez pour si éclairés, si les règles les plus naturelles et les plus simples n’ont pas encore pris racine chez vous ? ou est-ce qu’à force de raffinement elles vous ont échappé ? Comme elle vient de réunir au domaine de la couronne tous les biens du clergé, elle ajoute très plaisamment : Chez nous on respecte trop le spirituel pour le mêler au temporel, et celui-ci se prête à soulager l’autre des vanités qui lui sont étrangères. Avouez, mon cher philosophe, que tous les princes et princesses, sans en excepter le duc de Deux-Ponts, ne sont pas aussi avancés ; mais, comme dit très-bien la sainte Écriture, l’esprit souffle ou il veut. Je ne sais de quel côté le vent va souffler pour la philosophie. Voilà déjà des parlements qui concluent à garder les jésuites, j’ai bien peur que ce ne soit enterrer le feu sous la cendre. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble, à en juger par bien de petites circonstances, que depuis la mort d’une certaine dame, qui n’aimait pourtant pas les philosophes, le parti jésuitique commence à revirer tant soit peu de bord, à la vérité insensiblement, et comme le père Canaye, par un mouvement de fesse imperceptible. Si ce mouvement de fesse allait en s’accélérant comme la chute des graves, la pauvre philosophie se trouverait une seconde fois dans le margouillis dont Dieu et vous la vouliez préserver. En attendant, il faut qu’elle se tienne à la fenêtre, pour voir la fin de tout ceci, sans pourtant se refuser le plaisir de jeter de temps en temps quelques pétards aux passants qui lui déplairont, lorsqu’elle n’aura point à craindre que cette miévreté la fasse mettre à l’amende. À propos, on m’a prêté cet ouvrage attribué à Saint-Evremont, et qu’on dit de du Marsais, dont vous m’avez parlé il y a longtemps : cela est bon, mais le testament de Meslier, par extrait, vaut encore mieux. On m’a parlé aussi d’un dictionnaire (le Dictionnaire philosophique) où beaucoup d’honnêtes fripons ont rudement sur les oreilles ; je voudrais bien qu’il me fût possible d’en avoir un exemplaire. Si vous connaissiez l’auteur, vous devriez bien lui dire de m’en faire tenir un par quelque voie sûre ; il peut être persuadé que j’en ferai bon usage. Eh bien ! voilà pourtant les Calas qui vraisemblablement gagneront tout-à-fait leur procès, et tout cela grâce à vous. Messieurs les pénitents blancs devraient bien rougir d’être si noirs. Adieu, mon cher philosophe ; vous ne me parlez jamais de madame Denis ? est-ce qu’elle m’a entièrement oublié ? Je voudrais bien vous aller embrasser, mais j’ai un estomac qui me joue d’aussi mauvais tours que si je l’obligeais à digérer tout ce qui se fait et tout ce qui se dit en France.


Paris, 29 août, ou auguste, ou sextile 1764, comme il vous plaira.


Vous recevrez, mon cher et illustre maître, presque en même temps et peut-être en même temps que cette lettre, par le canal du frère Damilaville, un ouvrage intitulé : Sur le sort de la poésie en ce siècle philosophe, avec d’autres pièces de littérature et de poésie, dont je recommande l’auteur à vos bontés. C’est un de mes amis nommé Chabanon, de l’Académie des belles-lettres, qui est digne par ses talents et son caractère de vous intéresser. Je crois que vous serez content et de l’ouvrage et de la lettre qu’il y a jointe, et je compte assez sur votre amitié pour moi, pour espérer que vous voudrez bien l’étendre jusqu’à lui.

Parlons un peu à présent de nos affaires. J’ai lu, par une grâce spéciale de la Providence, ce dictionnaire de Satan dont vous me parlez. Si j’avais des connaissances à l’imprimerie de Belzébuth, je le prierais de m’en procurer un exemplaire, car cette lecture m’a fait un plaisir de tous les diables. Vous, mon cher philosophe, qui êtes assez bien dans ce pays-là, à ce que m’a dit frère Berthier, ne pourriez-vous pas me rendre ce petit service ? Je vous avoue que je serais bien charmé de pouvoir digérer un peu à mon aise ce que j’ai été obligé d’avaler gloutonnement, en mettant, comme ou dit, les morceaux en double. Assurément, si l’auteur va jamais dans les États de celui qui a fait imprimer cet ouvrage infernal, il sera au moins son premier ministre ; personne ne lui a rendu des services plus importants ; et il est vrai qu’il ne faut pas dire à celui-là, ni tu dors, Brutus, ni tu dors, Brute.

À propos de Brute, savez-vous que Simon Le Franc est à Paris ? Il est vrai que c’est bien incognito, et qu’il n’y tient pas de table de vingt-six couverts. Je l’aperçus l’autre jour à l’enterrement du pauvre M. d’Argenson, où il était comme parent, et moi comme homme de lettres. Il ne fit pas semblant de me voir, ni moi lui. Quelqu’un qui l’avait vu arriver, me dit qu’il était entré avec un air d’embarras que tout son fanatisme orgueilleux et impudent ne pouvait cacher :

Honteux comme un renard qu’une poule aurait pris,
Serrant la queue, et portant bas l’oreille.

Il aurait peut-être eu le plaisir d’aller aussi à mon enterrement, si mon estomac avait continué à se dispenser de la digestion. Des amis, qui ne croient pas à la médecine plus que vous et moi, m’avaient conseillé et forcé, malgré ma répugnance, de voir un médecin, à peu près comme ils m’auraient conseillé de voir un confesseur. Les remèdes que j’ai faits n’ont servi qu’à empirer mon état ; et je ne me trouve mieux que depuis que j’ai envoyé paître les remèdes et la médecine qui est bien la plus ridicule chose, à mon avis, que les hommes aient inventée ; à moins que vous ne vouliez mettre devant la théologie, qui en effet est bien digne de la première place dans le catalogue des impertinences humaines. Pour tout remède à mon estomac, je me suis prescrit un régime dont je me trouve très bien et que je suivrai très fidèlement ; et je compte qu’avant un mois mes entrailles rentreront dans l’ordre accoutumé.

Je doute fort qu’il en soit de même pour les jésuites, quoique plusieurs parlements aient jugé à propos de les conserver sous le masque et d’enfermer ainsi le loup dans la bergerie.

Nosseigneurs de la classe de Paris ont prétendu être essentiellement et uniquement la cour des pairs. Nosseigneurs des autres classes en ont mis leur bonnet de travers ; et en conséquence, parce qu’ils n’ont pu faire rouer le duc de Fitz-James, frère d’un évêque janséniste, leur bon ami, ils laissent au milieu de nous ces hommes qu’ils ont déclarés empoisonneurs publics, assassins, cartouchiens, sodomites, etc. Il y a bien à tout cela de quoi rire un peu de l’esprit conséquent qui dirige toutes les démarches de ces messieurs, et de l’esprit patriotique qui les anime.

J’ai reçu une belle et grande lettre de votre ancien disciple, pleine d’une très saine et très utile philosophie. C’est bien dommage que ce prince philosophe ne soit pas, comme autrefois, le meilleur ami du plus aimable et du plus utile de tous les philosophes de nos jours. Que ne donnerais-je point pour que cela fût !

J’oubliais vraiment un article de votre dernière lettre qui mérite bien réponse. Si vous êtes amoureux, dites-vous, restez à Paris. À propos de quoi me supposez-vous l’amour en tête ? Je n’ai pas ce bonheur ou ce malheur-là ; et mes entrailles sont d’ailleurs trop faibles pour avoir besoin d’être émues par autre chose que par un dîner qui leur donne assez d’occupation pour qu’elles n’en cherchent point ailleurs. J’imagine bien qui peut vous avoir écrit cette impertinence, et à propos de quoi ; mais il vaut mieux qu’on vous écrive que je suis amoureux, que si on vous mandait des faussetés plus atroces dont on est bien capable. On n’a voulu que me rendre ridicule, et ce ridicule-là ne me fait pas grand mal. Je craindrais bien plus le ridicule de ne pas digérer un peu et rire beaucoup, voilà à quoi je borne mes prétentions.

Mes amours prétendus me rappellent une chose charmante que j’ai lue sur l’amour-propre dans ce dictionnaire du diable ; que l’amour-propre ressemble à l’instrument de la génération qui nous est nécessaire, qui nous fait plaisir, mais qu’il faut cacher. Cette comparaison est aussi charmante que juste. L’auteur aurait pu ajouter qu’il y a cette seule différence entre l’instrument physique et le moral, que le priapisme est l’état naturel et perpétuel du second, et que dans l’autre c’est une maladie dont frère Thiriot aurait pu nous donner autrefois des nouvelles, mais dont par malheur il est bien guéri. Adieu, mon cher philosophe et mon illustre maître.


Paris, 4 octobre 1764.


Vous ne voulez donc pas absolument, mon cher maître, être l’auteur de cette abomination alphabétique qui court le monde au grand scandale des Garasses de notre siècle ? Vous avez assurément bien raison de ne vouloir pas être soupçonné de cette production d’enfer ; et je ne vois pas d’ailleurs sur quel fondement ou pourrait vous l’imputer. Il est évident, comme vous dites que l’ouvrage est de différentes mains ; pour moi, j’y en ai reconnu au moins quatre, celle de Belzébulh, d’Astaroth, de Lucifer et d’Asmodée ; car le docteur angélique, dans son Traité des anges et des diables, a très bien prouvé que ce sont quatre personnes différentes, et qu’Asmodée n’est pas consubstantiel à Belzébuth et aux autres. Après tout, puisqu’il faut bien trois pauvres chrétiens pour faire le Journal chrétien (car ils sont tout autant à cette édifiante besogne), je ne vois pas pourquoi il faudrait moins de trois ou quatre pauvres diables pour faire un dictionnaire diabolique. Il n’y a pas jusqu’à l’imprimeur qui ne soit aussi un pauvre diable ; car assurément il n’a su ce qu’il faisait, tant l’ouvrage est misérablement imprimé. Soyez donc tranquille, mon cher et illustre confrère, et surtout n’allez pas faire comme Léonard de Pourceaugnac, qui crie : Ce n’est pas moi, avant qu’on songe à l’accuser. Il me paraît d’ailleurs que l’auteur, quel qu’il soit, n’a rien à craindre ; les pédants à petit rabat n’ont pas le haut du pavé, les pédants à grand rabat sont allés planter leurs choux. L’ouvrage, quoique peu commun passe de main en main sans bruit et sans scandale ; on le lit, on a du plaisir, et on fait le signe de la croix pour empêcher que le plaisir ne soit trop grand, et tout se passe fort en douceur. Il y a pourtant une femme (la marquise du Deffant) de par le monde qui, se trouvant offensée de ce que l’auteur ne lui a pas envoyé cet ouvrage, assure que c’est un chiffon posthume de Fontenelle parce que l’auteur, en parlant de l’amour, dit (avec beaucoup de justesse selon moi) que c’est l’étoffe de la nature que l’imagination a brodée. Pour moi, je trouverais cette phrase très bien quand même l’abbé Trublet serait de mon avis. Je ne vous nomme point cette femme ; mais vous la connaissez de reste et vous êtes, après Fréron, la personne qu’elle estime le plus. Les lettres que vous avez la bonté de lui écrire ne l’empêchent pas de prendre grand plaisir à celles de l’Année littéraire, dont elle goûte fort les gentillesses qui, à la vérité, ne sont pas du Fontenelle. Ah, mon cher maître, que les lettres et la philosophie ont d’ennemis ! les ennemis publics et découverts ne sont rien, ceux-là on les secoue et on les écrase ; ce sont les ennemis cachés et puissants, ce sont les faux amis qui sont à craindre. Je me pique de savoir démêler un peu les uns et les autres, et assurément ils ne peuvent pas se vanter de m’avoir pris pour dupe. Votre contemporain d’Argenson est mort assez joliment ; une heure avant que d’expirer, il disait à son curé qui lui parlait de sacrements : Cela ne presse pas. On dit pourtant qu’il a eu l’extrême-onction ; grand bien lui fasse ! c’est un homme que les gens de lettres doivent regretter, du moins il ne les haïssait pas.

Ma bonne amie de Russie vient de faire imprimer un grand manifeste sur l’aventure du prince Ivan qui était en effet, comme elle le dit, une espèce de bête féroce. Il vaut mieux, dit le proverbe, tuer le diable, que le diable nous tue. Si les princes prenaient des devises comme autrefois, il me semble que celle-là devrait être la sienne. Cependant il est un peu fâcheux d’être obligé de se défaire de tant de gens, et d’imprimer ensuite qu’on en est bien fâché, mais que ce n’est pas sa faute. Il ne faut pas faire trop souvent de ces sortes d’excuses au public. Je conviens avec vous que la philosophie ne doit pas trop se vanter de pareils élèves ; mais que voulez-vous ? il faut aimer ses amis avec leurs défauts. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; c’est dommage que le papier me manque, car je suis en train de bien dire, aussi mon estomac va-t-il mieux ; on cherche le siège de l’âme, c’est à l’estomac qu’il est.

P. S. À propos, j’oublie de vous dire que vous n’avez point écrit au président Hénault qui vous a envoyé son portrait. Cela est assez mal, surtout quand on a le temps d’écrire à madame du Deffant.


Paris, 10 octobre 1764.


Vous me paraissez, mon illustre maître, bien alarmé pour peu de chose ; j’ai déjà tâché de vous rassurer par ma lettre précédente, et je vous répète que je ne vois pas jusqu’ici de raison de vous inquiéter. Et quelle preuve a-t-on que vous soyez l’auteur de cette production diabolique ? et quelle preuve peut-on en avoir ? et sur quel fondement peut-on vous l’attribuer ? Vous me mandez que c’est un petit ministre postulant, nommé Dubut, qui est l’auteur de cette abomination ; au lieu du petit ministre Dubut, j’avais imaginé le grand diable Belzébuth : je me doutais bien qu’il y avait du Buth à ce nom-là, et je vois que je ne me trompais guère. S’il ne tient qu’à crier que l’ouvrage n’est pas de vous, ne vous mettez pas en peine ; je vous réponds, comme Crispin, d’une bouche aussi large qu’il est possible de le désirer. Il est évident, comme je vous l’ai dit, que cette production de ténèbres est l’ouvrage ou d’un diable en trois personnes, ou d’une personne en trois diables. À vous parler sérieusement, je ne m’aperçois pas, comme je vous l’ai dit, que cette abomination alphabétique cause autant de scandale que vous l’imaginez, et je ne vois personne tenté de s’arracher l’œil à cette occasion, comme l’Évangile le prescrit en pareil cas. D’ailleurs les pédants à grand rabat, les seuls à craindre en cette circonstance, sont allés voir leurs confrères les dindons, et quand ils reviendront de leurs chaumières, le mal sera trop vieux pour s’en occuper. Ils n’ont rien dit à Saül ; que diantre voulez-vous qu’ils disent à Dubut ?

Vous me faites une querelle de Suisse que vous êtes, au sujet du Dictionnaire de Bayle ; premièrement, je n’ai point dit : Heureux s’il eût plus respecté la religion et les mœurs ! ma phrase est beaucoup plus modeste ; mais d’ailleurs qui ne sait que, dans le maudit pays où nous écrivons, ces sortes de phrases sont style de notaire, et ne servent que de passe-port aux vérités qu’on veut établir d’ailleurs ? personne au monde n’y est trompé, et vous me cherchez là une mauvaise chicane. Je trouverais, si je voulais, à peu près l’équivalent de ce que vous me reprochez dans plusieurs ouvrages où assurément vous ne le désapprouvez pas, et jusque dans le dictionnaire même de Dubut, quelque infernal qu’il vous paraisse ainsi qu’à moi. Adieu, mon cher confrère ; soyez tranquille ; comptez que je vais braire comme un âne, mais à condition que vous ne me reprocherez pas d’avoir pris des précautions pour empêcher les ânes de braire après moi. Vale.


Paris, 3 janvier 1765.


Je ne vous le dissimule point, mon cher maître, vous me comblez de satisfaction par tout ce que vous me dites de mon ouvrage. Je le recommande à votre protection, et je crois qu’en effet il pourra être utile à la cause commune, et que l’infâme, avec toutes les révérences que je fais semblant de lui faire, ne s’en trouvera pas mieux. Si j’étais comme vous assez loin de Paris, pour lui donner des coups de bâton, assurément ce serait de tout mon cœur, de tout mon esprit et de toutes mes forces, comme on prétend qu’il faut aimer Dieu ; mais je ne suis posté que pour lui donner des croquignoles, en lui demandant pardon de la liberté grande, et il me semble que je ne m’en suis pas mal acquitté. Puisque vous voulez bien veiller à l’impression, je vous prie de faire main basse sur tout ce qui vous paraîtra long ou de mauvais goût ; je vous en aurai une véritable obligation. Je vous prie aussi d’engager M. Cramer à hâter l’impression ; je désirerais que le caractère en fût un peu gros, afin que l’ouvrage pût être lu plus aisément, et aussi pour ses intérêts. À l’égard des miens, je les remets entièrement entre vos mains et entre celles de frère Damilaville. J’espère qu’il obtiendra sans peine la permission de faire entrer l’ouvrage.

Dites-moi un peu, je vous prie, si vous le savez, ce que c’est qu’une histoire qu’on fait courir d’une lettre des Corses à Jean-Jacques, pour le prier d’être leur législateur ? Vous avez écrit à quelqu’un que les Corses l’avaient seulement prié de mettre leurs lois en bon français : cela me paraît un persifflage ou de leur part ou de la vôtre. C’est comme si nosseigneurs écrivaient à Paoli de mettre leurs arrêts en bon corse, ou aux sauvages du Canada de les mettre en bon iroquois. J’avoue que cette dernière traduction conviendrait assez aux réquisitoires d’Omer. Quoi qu’il en soit, dites-moi, je vous prie, ce que vous savez là-dessus de certain. On assure qu’il a écrit une lettre à M. Abauzit, que peut-être vous serez à portée de voir, dans laquelle il se félicite beaucoup de l’honneur que les Corses lui font ; et, en même temps, on assure qu’il a écrit, il y a peu de temps, à Duchesne, son libraire à Paris, pour lui dire que cette prétendue lettre des Corses est fausse, et que c’est un nouveau tour que lui jouent ses ennemis. On ajoute que c’est vous qui lui avez joué ce tour-là, mais sans en apporter la moindre preuve. Je sais que Jean-Jacques a des torts avec vous, et qu’il vous a écrit des folies au sujet des comédies que vous faisiez jouer auprès de Genève ; mais je ne puis croire que vous cherchiez à le tourmenter dans sa solitude, où il est déjà assez malheureux par sa santé, par sa pauvreté, et surtout par son caractère. Il vient de faire des Lettres de la Montagne, qui mettent, dit-on, tout Genève en combustion ; mais qui vraisemblablement, si j’en crois ses plus zélés partisans, ne feront pas grande sensation ailleurs. On dit qu’il y chante la palinodie à mon égard sur le socianisme qu’il me reprochait d’avoir imputé aux Genevois. Ce n’est pas la première fois qu’il se contredit ; mais il souffre, il est malheureux, il faut bien lui passer quelque chose. Il faut dire de lui comme le régent disait d’un homme qui prenait force lavements à la Bastille : Il n’y a que ce plaisir-là. Vous avez cru comme moi, sans fondement, que l’abbé de Condillac était mort ; heureusement il est tiré d’affaire, et reviendra bientôt chez nous jouir de la fortune et de la réputation qu’il mérite. La philosophie aurait fait en lui une grande perte. En mon particulier, j’en aurais été inconsolable. Adieu, mon cher et illustre confrère ; n’oubliez pas votre commentaire de Corneille pour l’Académie. Duclos m’a dit que vous veniez de lui écrire à ce sujet. Je lui avais fait part de votre lettre, et je ne doute point que l’oubli ne vienne de Cramer. Tout cela sera bien aisé à réparer : c’est un petit mal.

Si vous voulez savoir la généalogie du descendant de Gabrielle d’Estrées, adressez-vous à l’abbé d’Olivet, qui vous en dira des nouvelles. Son père était laquais de feu M. de Maucroix ; ce ne serait pas un tort, si le fils n’était pas un maraud ; mais ce n’est pas le tout d’être laquais, il faut être honnête.

Dites-moi un peu, je vous prie, sous le sceau de la confession, ce que vous pensez d’un M. le chevalier de La Tremblaye qui a été vous voir, qui fait, dit-on, de petits vers innocents, et à qui vous écrivez, à ce qu’on prétend, des lettres qui lui tournent la tête de vanité. Des personnes très considérables désireraient de savoir le jugement que vous en portez, et m’ont prié de vous le demander.


Paris, 3 janvier 1765.


Je commence, mon cher et illustre maître, par vous remercier des soins que vous voulez bien vous donner pour moi. Voici une lettre où je prie M. Cramer de hâter l’impression. Je ne lui parle qu’en passant de ce qui concerne mes intérêts ; c’est votre affaire de lui dire là-dessus ce qui convient ; cela devrait être fait de sa part. Je désirerais beaucoup d’avoir à me louer de lui, parce que j’aurai vraisemblablement, dans le courant de cette année, d’autres ouvrages à lui donner, étant comme résolu de ne plus rien imprimer en France. Assurément je n’ai point envie de me faire d’affaire avec les pédants à long et à petit rabat ; mais c’est bien assez de me couper les ongles moi-même de bien près, sans qu’un censeur vienne encore me les couper jusqu’au sang. M. Cramer peut compter, si j’ai lieu d’être content de lui en cette occasion, qu’il imprimera désormais tout ce que je ne voudrais pas soumettre à l’inquisition de nos Midas.

Je suis bien fâché, pour la philosophie et pour les lettres, du parti que prend Jean-Jacques, et en particulier de ce qu’il a dit contre vous dans son dernier livre que je n’ai pu lire, tant la matière est peu intéressante pour qui n’est pas bourdon ou guêpe de la ruche de Genève. Il a couru un bruit que vous lui aviez fait une réponse injurieuse ; je ne l’ai pas cru, et des gens en état d’en juger qui ont lu cette réponse, m’ont assuré qu’elle n’était pas de vous. Au nom de Dieu, si vous lui répondez, ce qui n’est peut-être pas nécessaire, du moins c’est le parti que je prendrais à votre place, répondez-lui avec le sang-froid et la dignité qui vous conviennent. Il me semble que vous avez beau jeu, ne fût-ce qu’en opposant aux horreurs qu’il dit aujourd’hui de sa patrie tous les éloges qu’il en a faits, il y a quatre ou cinq ans, dans la dédicace d’un de ses ouvrages, sans compter son petit procédé avec moi, à qui il a donné tort et raison, selon que ses intérêts l’exigeaient. Il est bien fâcheux que la discorde soit au camp de la philosophie, lorsqu’elle est au moment de prendre Troie. Tâchons du moins de n’avoir rien à nous reprocher de ce qui peut nuire à la cause commune.


Paris, 27 février 1765.


Mon cher et illustre maître, je compte que nous aurons bientôt ici la Destruction, car frère Damilaville m’a dit, il y a plusieurs jours, que vous lui aviez mandé, il y avait aussi plusieurs jours, que tout était fini. Dieu veuille que cette Destruction puisse servir in ædificationem multorum ! Nous verrons ce que les pédants à grande et à petite queue en diront. Je m’attends à quelques hurlements de la part des seconds, et peut-être à quelques grincements de dents de la part des premiers ; mais je compte m’être si bien mis à couvert de leurs morsures, que fragili quærens illidere dentem offendent solido. Enfin nous verrons : s’ils avalent ce crapaud, je leur servirai d’une couleuvre, elle est toute prête : je ferai seulement la sauce plus ou moins piquante, selon que je les verrai plus ou moins en appétit. Je respecterai toujours, comme de raison, la religion, le gouvernement, et même les ministres ; mais je ne ferai point de quartier à toutes les autres sottises, et assurément j’aurai de quoi parler.

On dit que vous avez renoncé aux Délices, et que vous n’habitez plus le territoire de la parvulissime. Je vous conseillerais cependant, attendu les pédants à grands rabats, qui deviennent de jour en jour plus insolents et plus sots, de conserver toujours un pied à terre chez nos bons amis les Suisses.

Fréron a pensé aller au Fort-l’Évêque ou Four-l’Évêque, pour avoir insulté grossièrement, à son ordinaire, mademoiselle Clairon : elle s’en est plainte, mais le roi son compère[5] et la reine ont intercédé pour ce maraud qui est toujours cependant aux arrêts chez lui, sous la verge de la police. Il est bien honteux qu’un pareil coquin trouve des protections respectables ; en vérité, on ne peut s’empêcher d’en pleurer et d’en rire. Puisque les choses sont ainsi, je prétends moi aussi avoir mon franc-parler, et, à l’exception des choses et des personnes auxquelles je dois respect, je dirai mon avis sur le reste. Avez-vous entendu parler d’une tragédie du Siège de Calais qu’on joue actuellement avec grand succès ? comme cette pièce est pleine de patriotisme, on dit, pour rendre les philosophes odieux, qu’ils sont déchaînés contre elle. Rien n’est plus faux, mais cela se dit toujours, pour servir ce que de raison. Quelle pauvre espèce que le genre humain ! Adieu, mon cher maître ; moquez-vous toujours de tout, car il n’y a que cela de bon.


Paris, 26 mars 1765.


Oh, la belle lettre, mon cher maître, que vous venez d’écrire à frère Damilaville sur l’affaire des malheureux Sirven ! aussi a-t-elle le plus grand et le plus juste succès ; on se l’arrache, on verse des larmes, et on la relit, et on en verse encore, et on finit par désirer de voir tous les fanatiques dans le feu ou ils voudraient jeter les autres. Je suis bien heureux que ma rapsodie sur la destruction de Loyola n’ait pas paru en même temps ; votre lettre l’aurait effacée, et le cygne aurait fait taire la pie. Je ne sais quand ma Destruction arrivera ; mais ce que je sais, c’est qu’il y a des personnes à Paris qui l’ont déjà, et que mon secret n’a pas été trop bien gardé. Quoi qu’il en soit, je recommande ce malheureux enfant à votre protection. Le bien que vous direz sera l’avis de beaucoup de gens, et surtout le fera vendre ; car c’est là l’essentiel pour que M. Cramer ne soit pas lésé.

Je ne sais ni le nom ni le sort du jeune jésuite que Simon Le Franc poussait par le cul à la procession. Je n’ai vu Simon depuis long-temps qu’une seule fois, à l’enterrement de M. d’Argenson, où il était, non comme homme de lettres, car il est trop grand seigneur pour se parer de ce titre, mais comme parent au quatre-vingt-dixième degré. S’il est encore à Paris, c’est si obscurément, que personne n’en sait rien. Il lui arrivera ce qui arriva à l’abbé Cotin, que les satires de Despréaux obligèrent à se cacher si bien, que le Mercure annonça sa mort trois ou quatre ans d’avance. Il en est arrivé à peu près autant au poète Roy, cet ennuyeux coquin qui, depuis une centaine de coups de bâton qu’il reçut il y a dix ans, avait pris le parti de la retraite, et dont on avait annoncé la mort, il y a plus d’un an, dans les gazettes, quoiqu’il n’ait rendu que depuis peu sa belle âme à son créateur.

Oui vraiment, le bâtard du Portier des chartreux, Marsy, olim jésuite, comme il l’a mis à la tête d’un de ses ouvrages, est allé violer les anges en paradis. Il avait commencé par être l’associé d’Aliboron avec qui il s’était ensuite brouillé, du moins à ce que l’on m’a dit, car je n’avais l’honneur de fréquenter ni l’un ni l’autre.

Vous avez su que les Calas ont pleinement gagné leur procès ; c’est à vous qu’ils en ont l’obligation. Vous seul avez remué toute la France et toute l’Europe en leur faveur. Je ne sais ce qui arrivera des malheureux Sirven. On dit que l’avocat Beaumont va plaider leur cause ; je voudrais bien qu’avec une si belle âme et si honnête, cet homme eût un peu plus de goût ; et qu’il ne mît pas dans ses mémoires tant de pathos de collège. Le parlement de Toulouse est furieux, dit-on, et veut casser l’arrêt qui casse le sien ; il ne lui manque plus que cette sottise-là à faire. Les parlements finiront mal, et plus tôt qu’on ne croit ; ils sont trop fanatiques, trop sots et trop tyrans.

Adieu, mon cher maître ; moquez-vous de tout, comme vous faites, sans cesser de secourir les malheureux et d’écraser le fanatisme. Mes respects à madame Denis. Je suis charmé qu’elle ait été contente de ma petite drôlerie que la canaille janséniste et loyoliste ne trouvera pourtant guère drôle.


Paris, 29 avril 1765.


Vous avez dû, mon cher et illustre maître, recevoir, il y a peu de jours, par frère Damilaville, un excellent manuscrit pour justifier la Gazette littéraire des imputations ridicules des fanatiques. L’auteur, qui ne veut point être connu, vous prie de faire parvenir à l’imprimeur cette petite correction-ci qu’il faudra mettre dans l’errata, si par hasard cet endroit était déjà imprimé. J’espère qu’on ne fera pas la même faute pour cet ouvrage qu’on a faite pour le mien, d’en envoyer deux ou trois exemplaires extravasés à Paris, avant que le tout soit arrivé ; cette imprudence est cause que la canaille jansénienne et jésuitique a crié d’avance contre la Destruction, et que la publication en est suspendue par ordre du magistrat, quoique tous les gens sages qui l’ont lue trouvent l’ouvrage impartial, sage et utile. Tout ce que j’appréhende, c’est que pendant tous ces délais on n’en fasse une édition furtive qui pourrait léser M. Cramer. Ce ne sera pas la faute de l’auteur, mais il faut espérer que ceci servira d’avis pour une autre fois. J’attends que cette affaire soit finie pour en entamer une autre ; mais il faudra désormais être plus précautionné contre l’inquisition. Je viens de recevoir de votre ancien disciple une lettre charmante. Il me mande qu’il attend Helvétius qui doit être arrivé actuellement. J’espère qu’il sera bien reçu, et que l’inf… aura encore ce petit désagrément. J’ai vu des additions au Dictionnaire philosophique, qui m’ont fait beaucoup de plaisir. La dispute sur le chien de Tobie, barbet ou lévrier, m’a extrêmement diverti, sans parler du reste. On dit que les ministres de Neufchâtel ne veulent plus de Jean-Jacques, et que votre ancien disciple n’aura pas le crédit de l’y faire rester malgré cette canaille. Je me souviens qu’il y a quatre ans, il fut obligé d’abandonner un pauvre diable qui avait prêché contre les peines éternelles, et que le consistoire avait chassé. Le roi de Prusse écrivit à milord Maréchal : Puisque ces b......-là veulent être damnés éternellement, dites-leur que je ne m’y oppose pas ; que le diable les emporte et qu’il les garde. Au fond, le pauvre Jean-Jacques est fou. Il y a cinq ou six ans qu’il mettait Genève à côté de Sparte, et aujourd’hui il en fait une caverne de voleurs. Il faudrait, pour toute réponse, faire imprimer l’éloge à côté de la satire, et y mettre pour épigraphe ce vers de je ne sais quelle comédie :

Vous mentez à présent, ou vous mentiez tantôt.

Adieu, mon illustre et respectable maître ; on peut dire de ce monde comme Petit-Jean dans les Plaideurs :

Que de fous ! je ne fus jamais à telle fête.


Paris, 3 janvier 1765.


Mon cher et illustre maître, il est arrivé ce que nous espérions au sujet de l’histoire de la Destruction des jésuites. Les gens raisonnables ont trouvé l’ouvrage impartial et utile, les amis des jésuites même savent gré à l’auteur de n’avoir dit de la Société que le mal qu’elle méritait ; mais les conseillers de la cour, jansénistes convulsionnaires, et attendant le prophète Élie, qui aurait bien dû leur prédire la tuile qui leur tombe aujourd’hui sur la tête, ont crié comme tous les diables. Ils voudraient, dit-on, dénoncer le livre au parlement ; mais comme le parlement y est traité avec ménagement, il y a apparence qu’on leur rira au nez ; ils commencent à perdre de leur crédit, même dans la compagnie : jugez de l’état où sont leurs affaires. Ce qu’il y a déplaisant, c’est que cette canaille trouve mauvais qu’on lui applique sur le dos les coups de bûche qu’elle se fait donner sur la poitrine. Il me semble pourtant que des coups de bûches sont toujours des secours, et que la place doit leur être indifférente ;

.............Car il ne m’importe guère
Que Pascal soit devant, ou Pascal soit derrière.


J’enverrai incessamment à frère Gabriel de quoi les faire brailler encore ; car, pendant qu’ils sont en train de brailler, il n’y a pas de mal à leur tenir toujours la bouche ouverte. J’ai commencé par les croquignoles, je continuerai par les coups de houssine, ensuite viendront les coups de gaule, et je finirai par les coups de bâton ; quand ils en seront là, ils seront si accoutumés à être battus, qu’ils prendront les coups de bâton pour des douceurs. Mon dieu, l’odieuse et plate canaille ! mais elle n’a pas longtemps à vivre, et je ne lui épargnerai pas un coup de stylet.

Vous avez su l’aventure de la comédie ; nous allons vraisemblablement perdre mademoiselle Clairon, qui ne remontera plus sur le théâtre, si elle ne veut pas perdre l’estime des honnêtes gens. Votre maréchal a tenu une jolie conduite (le maréchal de Richelieu) ; son procédé est atroce et abominable ; aussi finira-t-il aux yeux du public par avoir tout l’odieux et tout le ridicule de cette affaire. Je ne doute pas que plusieurs comédiens ne se retirent, s’ils ne sont pas en effet aussi vils qu’on voudrait les rendre. Vous avez beau faire, mon cher maître, vos vers passeront à la postérité, mais le nom de votre maréchal n’y passera pas ; on lira vos vers, on demandera qui était cet homme, et l’histoire dira : Je ne m’en souviens plus. Il faut avouer que vos protégés de la cour (car je ne leur fais pas l’honneur et à vous le tort de dire vos protecteurs), ne sont pas heureux en renommée ; voyez le beau coton qu’ils jettent tous. Que dites-vous de la belle colonie de Cayenne, pour laquelle on a dépensé des sommes immenses ? on y a envoyé, il y a dix-huit mois, quatorze mille hommes dont il ne restait plus que quinze cents il y a trois mois ; on va ramener tout ce qui reste, et peut-être n’en reviendra-t-il pas six cents. Que le roi est à plaindre d’être si indignement servi, lorsqu’il mérite tant de l’être bien ! Helvétius me paraît bien content de son voyage. Adieu, mon cher maître.


Paris, 18 mai 1765.


Mon cher et illustre confrère, voilà M. le comte de Valbelle que vous connaissiez déjà par ses lettres, et que sûrement vous serez charmé de connaître par sa personne. Une heure de conversation avec lui vous en dira plus en sa faveur que je ne pourrais vous en écrire ; il a voulu absolument que je lui donnasse une lettre pour vous, quoiqu’assurément il n’en ait pas besoin. Il vous dira des nouvelles de mademoiselle Clairon, et de l’intérêt qu’ont pris tous les gens de lettres à la manière indigne dont elle a été traitée. Je ne sais pas si elle remontera jamais sur le théâtre, mais je l’estime assez pour croire qu’elle n’en fera rien. C’est bien assez d’être excommuniée, sans être encore opprimée par des tyrans, et traitée avec la dernière barbarie. Les Welches mériteraient d’être réduits à la messe et au sermon pour toute nourriture ; et j’espère qu’ils finiront par ce régime si digne d’eux. Si les comédiens, comme vous dites, ne profitent pas de cette circonstance pour demander qu’on leur rende tous les droits de citoyens, même celui de rendre le pain bénit, ils seront à mes yeux les derniers des hommes. Mon avis serait qu’ils présentassent requête à l’assemblée du clergé pour obtenir main-levée de l’excommunication, et la liberté de communier à bouche que veux-tu. Je voudrais bien savoir ce que la cour aurait à leur dire, s’ils refusaient de jouer en cas qu’on leur refusât leur demande ; sans compter qu’il serait assez bon que l’assemblée du clergé qui va demander à cor et à cri le rappel des jésuites, qu’elle n’obtiendra pas, demandât en même temps, à toute force, la réhabilitation des comédiens au giron de l’Église, et en vînt à bout. Imaginez-vous quel beau sujet de réflexions pour le gazetier janséniste. À propos de gazetier janséniste, il me semble que ses amis du parlement ont renoncé au projet de dénoncer la Destruction ; ils ont senti, à force de discernement, car ils ont l’esprit fin, le ridicule dont ils se couvriraient. J’en suis sincèrement fâché, car vous savez tout le bien que je leur veux ; je ne perdrai aucune occasion de leur donner des marques de souvenir et d’attachement. Adieu, mon cher et illustre confrère ; mon attachement pour vous est d’une nature un peu différente, mais il n’en sera pas moins durable. Je vous embrasse de tout mon cœur, et j’envie bien à M. de Valbelle le plaisir qu’il aura de vous voir.

Les comédiens ont gagné leur procès contre votre Alcibiade. Ne convenez-vous pas qu’il jette un beau coton ? Vous aurez beau faire, mon cher philosophe, vous n’en ferez jamais qu’un vieux freluquet, bien peu digne d’être célébré par une plume telle que la vôtre.


Paris, 30 juin 1765.


Vous êtes bien bon, mon cher maître, de prendre tant de part à l’injustice que j’éprouve ; il est vrai qu’elle est sans exemple. Je sais que le ministre n’a point encore rendu de réponse définitive ; mais vouloir me faire attendre et me faire valoir ce qui m’est dû à tant de titres, c’est un outrage presque aussi grand que de me le refuser. Sans mon amour extrême pour ma liberté, j’aurais déjà pris mon parti de quitter la France, à qui je n’ai déjà fait que trop de sacrifices. J’approche de cinquante ans ; je comptais sur la pension de l’Académie comme la seule ressource de ma vieillesse. Si cette ressource m’est enlevée, il faut que je songe à m’en procurer d’autres, car il est affreux d’être vieux et pauvre. Si vous pouviez savoir les charges considérables et indispensables, quoique volontaires, qui absorbent la plus grande partie de mon très petit revenu, vous seriez étonné du peu que je dépense pour moi ; mais il viendra un temps, et ce temps n’est pas loin, où l’âge et les infirmités augmenteront mes besoins. Sans la pension du roi de Prusse, qui m’a toujours été très exactement payée, j’aurais été obligé de me retirer ou à la campagne ou en province, ou d’aller chercher ma subsistance hors de ma patrie. Je ne doute point que ce prince, quand il saura ma position, ne redouble ses instances pour me faire accepter la place qu’il me garde toujours, de président de son Académie ; mais le séjour de Postdam ne convient point à ma santé, le seul bien qui me reste ; et d’ailleurs un roi est toujours meilleur pour maîtresse que pour femme. Je vous avoue que ma situation m’embarrasse. Il est dur de se déplacer à cinquante ans, mais il ne l’est pas moins de rester chez soi pour y essuyer des nasardes. Ce qui vous étonnera davantage, c’est que le ministre, qui en agit si indignement à mon égard, a dit à M. le prince Louis qu’il n’avait rien à me reprocher, ni pour mes écrits ni pour ma conduite. Le prince Louis voulait aller au roi, qui sûrement ignore cette indignité ; mais il n’en a rien fait, dans la crainte de me nuire auprès du ministre, en voulant me servir. Ma seule consolation est de voir que l’Académie, le public, tous les gens de lettres, à l’exception de ceux qui sont l’opprobre de la littérature, ne sont pas moins indignés que vous du traitement que j’éprouve. J’espère que les étrangers joindront leurs cris à ceux de la France ; et je vous prie de ne laisser ignorer à aucun de ceux que vous verrez, le nouveau genre de persécution qu’on exerce contre les lettres.

Adieu, mon cher et illustre confrère ; je suis très sensible à l’amitié que vous me témoignez ; je crois la mériter un peu par mes sentiments pour vous. J’oublie de vous dire que j’ai écrit au ministre une lettre simple et convenable, sans bassesse et sans insolence, et que je n’en ai pas eu plus de réponse que l’Académie. Si on attend que je fasse d’autres démarches, on attendra longtemps.


16 juillet 1765.


Mon cher et illustre maître, je reçois à l’instant votre lettre du 8, que M. de Villette m’envoie de sa campagne ; et comme il serait trop long, et peut-être peu sûr de vous répondre par son canal, en son absence je profite de l’occasion de mademoiselle Clairon pour vous ouvrir mon cœur. Il est très vrai que j’ai écrit tout ce qu’on vous a dit ; mais, comme cela n’intéresse point le roi, je croyais pouvoir écrire en sûreté, persuadé qu’on ne rendait compte qu’à lui de ce que pouvaient contenir mes lettres. Il n’est pas moins vrai que l’homme en place, dont vous me parlez, est parvenu à se rendre l’exécration des gens de lettres, dont il lui était si facile de se faire aimer. Je crois bien qu’il me hait, et je me pique de reconnaissance ; cependant je n’imagine pas qu’il influe beaucoup dans le refus ou le délai de ma pension ; je crois plutôt que les dévots de la cour ont fait peur au ministre, qui n’ose le dire pourtant, et qui donne de son délai toutes sortes de mauvaises raisons. Au reste, je vous laisse le maître de faire les démarches que vous jugerez utiles, pourvu que ces démarches ne m’engagent à rien : ce qui est bien certain, c’est que je n’en ferai pour ma part aucune. Le roi de Prusse m’a déjà fait écrire, et j’attends une lettre de lui. On me dit de sa part que la place de président est toujours vacante, qu’elle m’attend, et que, pour cette fois, il espère que je ne la refuserai pas ; mais ma santé ne me permet plus de me transplanter, et puis je suis plus amoureux de la liberté que jamais, et si je quittais la France, ce qui pourrait bien arriver si le roi de Prusse venait à mourir, ce serait pour aller dans un pays libre. Il est sûr que cette France m’est bien odieuse, et que, si ma raison est pour la Grèce, assurément mon cœur n’y est pas. Tous les savants de l’Europe sont déjà informés par moi ou par d’autres, de l’indignité absurde avec laquelle on me traite, et quelques-uns m’en ont déjà témoigné leur indignation. Il arrivera de mon affaire ce qui plaira au destin. Je quitterai Paris du moment où je ne pourrai plus y vivre, et j’irai m’enterrer dans quelque solitude. On me fera tout le mal qu’on voudra ; j’espère que mes amis, le public et les étrangers me vengeront. Adieu, mon cher maître ; je ne vous dis rien de la porteuse de cette lettre, elle porte sa recommandation avec elle.


Paris, 13 auguste 1765.


Jai pensé, mon cher et illustre maître, aller demander ma pension au Père éternel, qui sûrement ne m’aurait pas traité plus mal qu’on ne le fait à Versailles. Une inflammation d’entrailles m’a mis un pied dans la barque à Caron, dans laquelle il me semble que je descendais sans regret. Heureusement ou malheureusement le grand danger n’a pas été long, quoique le médecin, qui craignait une fièvre maligne, n’ait osé prononcer pendant plusieurs jours. Je suis à présent bien rétabli, à un peu de faiblesse près. Quel beau livre j’ai soufflé aux jésuites et aux jansénistes ! et que de magnifiques choses ils auraient dites, si le diable m’avait emporté ! J’apprends, par une voie indirecte, qu’il a été au moment d’en faire autant de vous, mais que vous lui avez échappé comme moi. Il faut que le diable, qui nous guette l’un et l’autre, ne sache pas son métier, ou n’ait pas les serres bien fortes ; il se console apparemment en pensant que ce qui est différé n’est pas perdu.

Je suis bien aise que vous n’ayez point écrit en ma faveur à l’homme dont vous me parlez, par deux raisons ; la première, parce que je ne puis ni l’aimer ni l’estimer, ne fût-ce que par la protection ouverte qu’il a donnée à une satire infâme jouée sur le théâtre contre de fort honnêtes gens dont il n’avait point à se plaindre ; il s’est déclaré l’ennemi des lettres, et je ne crois pas que cela lui tourne à bien. Quoique je sente les inconvénients de la pauvreté, j’aime mieux rester pauvre que de devoir ma fortune à de pareilles gens, et je me souviens de trois beaux vers de Zaïre, que je crains pourtant d’estropier :

.... Il est affreux pour un cœur magnanime
D’attendre des bienfaits de ceux qu’on mésestime ;
Leurs refus sont affreux ; leurs bienfaits font rougir.

Ma seconde raison pour ne faire auprès de cet homme aucune démarche, c’est que je suis persuadé, encore une fois, qu’il a moins influé que vous ne croyez dans l’avanie qu’on m’a faite ; je crois que la cabale des dévots, dont le petit bout de ministre Saint-Florentin a eu peur, y a plus de part que lui. Ajoutez que ce petit bout de ministre, qui ne me voit jamais dans son antichambre avec mes autres confrères, a été tout capable de me prendre, par cela seul, en aversion, et de chercher à me donner un dégoût qu’il n’ose pourtant consommer. Il vient d’écrire à l’Académie des Sciences pour lui demander une seconde fois son avis, qu’elle lui a déjà donné sans qu’il le lui demandât. On dit même que c’est cela en partie qui l’a piqué. L’Académie doit lui répondre demain : enfin il faut espérer que cela finira. Le roi de Prusse me presse de nouveau très vivement ; mais, avec quelque indignité que la cour me traite, Paris m’a si bien vengé de Versailles, pendant ma maladie, que j’aimerais mieux être magister de Chaillot ou de Vaugirard, que président de la plus brillante académie étrangère. Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à l’intérêt que le public m’a témoigné en cette occasion, et mes amis même ont été au-delà de ce que je pouvais désirer. Je puis dire qu’à quelque chose le malheur est bon, puisqu’il m’a fait voir que j’avais en France de la considération et des amis. Me voilà cloué pour jamais à cette barque ou galère, comme vous voudrez l’appeler, à moins que quelque sous-pilote ne veuille me noyer, auquel cas,

Je me sauve à la nage, et j’aborde où je puis.

Adieu, mon cher et illustre maître ; vous avez eu, et peut-être vous avez encore mademoiselle Clairon. Elle a été encore plus maltraitée que moi ; mais on a besoin d’elle, et on ne se soucie guère de moi ; on la cajolera pour la ramener ; elle succombera peut-être et j’en serai fâché pour elle. Je voudrais qu’on, apprît une bonne fois dans ce pays-ci à respecter les talents dont on a besoin pour son plaisir ou pour son instruction, et à ne pas croire qu’après les avoir outragés et avilis, on les regagne par des caresses. Je suis fâché de vous l’avouer, mon cher et illustre maître ; mais pourquoi n’épancherais-je pas mon cœur avec vous ? vous avez un peu gâté les gens qui nous persécutent. J’avoue que vous avez eu besoin plus qu’aucun autre de les ménager, et que vous avez été obligé d’offrir une chandelle à Lucifer pour vous sauver de Belzébuth ; mais Lucifer en est devenu plus orgueilleux, sans que Belzébuth en ait été moins méchant. Conservez-vous néanmoins pour la bonne cause, dussiez-vous brûler encore à regret quelque petit bout de chandelle devant ces idoles que vous connaissez, Dieu merci, pour ce qu’elles sont.

Parlons de choses un peu moins tristes. Savez-vous que je vais être sevré ? À quarante-sept ans, ce n’est pas s’y prendre de trop bonne heure. Je sors de nourrice où j’étais depuis vingt-cinq ans ; j’y prenais d’assez bon lait, mais j’étais renfermé dans un cachot où je ne respirais pas, et je sens que l’air m’est absolument nécessaire ; je vais chercher un logement où il y en ait. Il m’en coûte 600 liv. de pension que je fais à cette pauvre femme pour la dédommager de mon mieux ; c’est plus que la pension de l’Académie ne me vaudra, supposé qu’on veuille bien enfin me faire la grâce de me la donner. Adieu, mon cher maître ; frère Damilaville, qui est plus malade que moi, va vous voir, et je l’envie.


7 octobre 1765.


Vous avez donc cru, mon cher maître, ainsi que frère Damilaville, que j’avais enfin ma pension ; détrompez-vous : il est vrai que l’Académie a fait, en ma faveur, une seconde démarche encore plus authentique et plus marquée, puisqu’elle ne l’a faite que d’après une lettre du ministre, qui lui demandait une seconde fois son avis sur ce sujet, imaginant apparemment qu’elle serait assez absurde pour en changer. Elle a répondu comme Cinna :

Le même que j’avais, et que j’aurai toujours ;


et, depuis le 14 d’auguste qu’elle a fait cette réponse, le ministre n’a encore rien dit. Il est vrai qu’il a eu le poing coupé[6], et c’est une raison ; mais il s’est passé trois semaines et davantage entre la lettre de l’Académie et la coupure de son poing. Ce poing, d’ailleurs, n’est que le poing gauche, et on dit qu’il recommence à signer du droit. Nous verrons s’il en fera usage à ma satisfaction. Quoi qu’il en soit, je viens d’envoyer au Journal encyclopédique une petite lettre fort simple à ce sujet, où je dis simplement les faits sans me plaindre de personne.

En vérité, si vous ne m’assuriez ce que vous m’apprenez de Rousseau, j’aurais peine à le croire. Quoi ! il a promis d’écrire contre Helvétius pour être admis à sa communion huguenote ! en vérité cela est incroyable. C’est bien le cas de dire comme Pourceaugnac : Voilà bien des raisonnements pour manger un morceau.

J’imagine que vous avez encore frère Damilaville, et je vous en fais mon compliment à l’un et à l’autre. Ma santé serait passable si je dormais mieux ; il faut espérer que cela reviendra. Je suis actuellement dans les embarras et les dépenses d’un emménagement qui me donne beaucoup d’ennui et d’impatience ; c’est ce qui fait que je ne vous dis que deux mots.

Adélaïde a eu beaucoup de succès, et continue à en avoir. Vous avez très-bien fait de redonner la pièce sous son ancien nom. Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse mille fois.


Paris, 22 décembre 1765.


On a enfin accordé, mon cher maître, non à mes sollicitations, car je n’en ai fait aucune, mais aux démarches réitérées de l’Académie, aux cris du public, et à l’indignation de tous les gens de lettres de l’Europe, la magnifique pension de trois à quatre cents livres (car elle ne sera pas plus forte pour moi) qu’on jugeait à propos de me faire attendre depuis six mois. Vous croyez bien que je n’oublierai de ma vie cet outrage atroce et absurde ; je dis cet outrage, car le délai m’a plus offensé que n’aurait fait un prompt refus qui m’aurait vengé en déshonorant ceux qui me l’auraient fait. Vous avez pu voir, dans le Journal encyclopédique, la petite lettre que j’y ai fait insérer ; elle fait un contraste bien ridicule et bien avilissant pour ceux qui en sont l’objet, avec l’article du même journal mis en note au bas de cette lettre. Si jamais j’ai été tenté de prendre mon parti, je puis vous dire que je l’ai été vivement dans cette occasion. Le roi de Prusse me mettait bien à mon aise par les propositions qu’il me faisait ; mais j’ai résolu de ne me mettre jamais au service de personne, et de mourir libre comme j’ai vécu. On dit que Rousseau va à Postdam ; je ne sais si la société du roi de Prusse sera de son goût ; j’en doute, d’autant plus qu’il s’en faut de beaucoup que ce prince soit enthousiaste de ses ouvrages. Quant à moi, tout ce que je désirerais, ce serait d’être assez riche pour pouvoir me retirer dans une campagne, où je me livrerais en liberté à mon goût pour l’étude, qui est plus grand que jamais. L’affaiblissement de ma santé, les visites à rendre et à recevoir, la sujétion des Académies, auxquelles malheureusement ma subsistance est attachée, me rendent la vie de Paris insupportable. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est que je ne vois nul moyen de parvenir à cet heureux état ; il mettrait le comble à mon indépendance, pour laquelle j’ai plus de fureur que jamais. J’ai fait un supplément à la Destruction des jésuites, où les jansénistes, les seuls ennemis qui nous restent, sont traités comme ils le méritent ; mais je ne sais ni quand, ni où, ni comment je dois le donner. Je voudrais bien servir la raison, mais je désire encore plus d’être tranquille. Les hommes ne valent pas la peine qu’on prend pour les éclairer ; et ceux même qui pensent comme nous, nous persécutent. Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur.


Paris, 3 mars 1766.


Il y a un siècle, mon cher et illustre maître, que je ne vous ai demandé de vos nouvelles et donné des miennes. Vous voulez savoir comment je me porte ? médiocrement, avec un estomac qui a bien de la peine à digérer ; ce que je fais ? bien des choses à la fois, géométrie, philosophie et littérature ; je travaille à la dioptrique (non pas à celle de l’abbé de Molières, qui prouvait par la dioptrique la vérité de la religion chrétienne), à différents éclaircissements que je prépare sur mes éléments de philosophie, et dans lesquels je touche délicatement à des matières délicates ; à un supplément assez intéressant pour l’ouvrage Sur la destruction des Jésuites ; enfin à quelques autres broutilles : voilà mes occupations. Vous voulez savoir si j’irai m’établir en Prusse ? non assurément ; ni ma santé, ni mon amour pour l’indépendance, ni mon attachement pour mes amis ne me le permettent ; si je resterai à Paris ? oui, tant que j’y serai forcé par mon peu de fortune qui me rend nécessaire l’assiduité aux académies : mais si je devenais plus à mon aise, j’irais m’enfermer dans quelque campagne où je vivrais seul, heureux, et affranchi de toute espèce de contrainte. Vous devez juger par cette manière de penser que je suis bien éloigné du mariage, quoique les gazettes m’aient marié ? Eh ! mon Dieu, que deviendrais-je avec une femme et des enfants ? La personne à laquelle on me marie (dans les gazettes) est, à la vérité, une personne respectable par son caractère, et faite par la douceur et l’agrément de sa société pour rendre heureux un mari ; mais elle est digne d’un établissement meilleur que le mien, et il n’y a entre nous ni mariage, ni amour, mais de l’estime réciproque et toute la douceur de l’amitié. Je demeure actuellement dans la même maison qu’elle, où il y a d’ailleurs dix autres locataires : voilà ce qui a occasionné le bruit qui a couru. Je ne doute pas d’ailleurs qu’il n’ait été appuyé par madame du Deffant, à laquelle on dit que vous écrivez de belles lettres (je ne sais pas pourquoi). Elle sait bien qu’il n’en est rien, de mon mariage ; mais elle voudrait faire croire qu’il y a autre chose. Une vieille et infâme catin comme elle, ne croit pas aux femmes honnêtes ; heureusement elle est bien connue, et crue comme elle le mérite.

Je ne sais pas si le ministre dont vous parlez est tel que vous dites ; ce que je sais, c’est qu’à la mort de Clairaut, il a mieux aimé partager entre deux ou trois polissons une pension que Clairaut avait sur la marine, que de me la donner, quoique je fusse seul en état de remplacer Clairaut. Il est vrai que je ne l’ai pas demandée ; j’étais trop sûr d’être refusé, et je ne me plains ni ne m’étonne qu’on ne soit pas venu me chercher ; mais je suis sûr qu’on lui a parlé pour moi, et qu’il a donné à d’autres, ce qui prouve, comme on dit, la bonne amitié des gens. Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur. On dit que le professeur Euler quitte Berlin ; j’en serais fâché ; c’est un homme fort maussade, mais un très grand géomètre. Nous sommes accablés d’oraisons funèbres faites par des évêques et des abbés. Dieu veuille que l’Europe, la philosophie et les lettres ne fassent la vôtre de longtemps !


Paris, 11 mars 1766.


Ce n’est point un jésuite, mon cher et illustre ami, qui vous remettra cette lettre de ma part, quelque aguerri que vous deviez être à voir cette robe, puisque vous en nourrissez un depuis dix ans ; je ferais scrupule de vous surcharger de pareille marchandise. Ce n’est donc point un jésuite, mais beaucoup mieux à tous égards, que je vous prie de recevoir et d’accueillir ; c’est un barnabite italien, nommé le père Frisi, mon ami depuis longtemps, et digne d’être le vôtre ; grand géomètre qui a remporté plusieurs prix dans les plus célèbres académies de l’Europe, excellent philosophe malgré sa robe, et dont je vous annonce d’avance que vous serez très content. Il s’en retourne à Milan, où il est professeur de mathématiques, après avoir passé près d’un an à Paris, aimé et estimé de tous nos amis communs. Avant que de rentrer dans le séjour de la superstition autrichienne et espagnole, il a désiré d’en voir le fléau qui n’est pas fait pour faire peur à mon barnabite. Il a voulu voir mieux encore, l’ornement et la gloire de la littérature française ou plutôt européenne ; car un homme tel que vous n’appartient pas au pays des Welches où il est persécuté, tandis qu’on l’admire ailleurs. Le père Frisi a pour compagnon de voyage un jeune seigneur milanais de beaucoup d’esprit, que je vous recommande ainsi que lui. Je me flatte, mon cher philosophe, que vous voudrez bien les recevoir l’un et l’autre comme deux personnes de beaucoup de mérite, et pour lesquels j’ai beaucoup d’amitié et d’estime. Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur. Si vous avez besoin d’indulgences, mes deux voyageurs pourront vous en ménager ; car ils ont quelque crédit à la cour du S. Père qui, par parenthèse, pourrait bientôt faire banqueroute ; ainsi ceux qui veulent des absolutions doivent se dépêcher. Iterum vale et me ama.


Paris, 23 juin 1766.


Je savais bien, mon cher et illustre maître, que le nommé Vernet, au cou tord ou tors, avait publié incognito des lettres contre vous, contre moi et contre bien d’autres ; mais j’ignorais qu’il voulût les ressusciter ; elles étaient si bien mortes ou plutôt elles étaient mortes-nées. Quoi qu’il en soit, j’aurai soin de ce jésuite presbytérien, et je ne manquerai pas de lui dire un mot d’honnêteté à la première occasion ; mais un mot seulement, parce qu’il n’en mérite pas davantage, et que je ne veux pas tout-à-fait demeurer en reste avec un honnête prêtre comme lui : Ne prorsùs insalutatum dimittam.

À propos de latin, quoique cela ne vienne pas à ce que nous, disons, dites-moi, je vous prie (j’ai besoin de le savoir et pour cause), si c’est vous, comme je le crois, qui avez fait les deux vers latins qui sont à la tête de votre Dissertation sur le Feu, et si le second est cuncta fovet ou cuncta parit ?

J’ai actuellement entre les mains le livre de Fréret, ou si vous le voulez, d’un capitaine au régiment du roi, ou de qui il vous plaira. Si ce capitaine était au service de notre saint-père le pape, je doute qu’il le fît cardinal, à moins que ce ne fût pour l’engager à se taire ; car ce capitaine est un vrai cosaque qui brûle et qui dévaste tout. C’est dommage que l’assemblée du clergé finisse, elle aurait beau jeu pour demander que le capitaine Fréret fût mis au conseil de guerre, pour être ensuite livré au bras séculier, et traité suivant la douceur des ordonnances de notre mère sainte Église.

Quoi qu’il en soit, ce livre est, à mon avis, un des plus diaboliques qui aient encore paru sur ce sacré sujet, parce qu’il est savant, clair et bien raisonné. On dit qu’il y a un curé de village d’auprès de Besançon qui y avait fait une réponse ; mais que, toutes réflexions faites, on l’a prié de la supprimer, parce que la défense était beaucoup plus faible que l’attaque.

Le bâillon de Lalli a révolté jusqu’à la populace, et l’énoncé de l’arrêt a paru bien absurde à tous ceux qui savent lire. Je suis persuadé comme vous que Lalli n’était point traître, car l’arrêt n’aurait pas manqué de le dire, et trahir les intérêts du roi ne signifie rien, puisque c’est trahir les intérêts du roi que de frauder quelques sous d’entrée, ce qui, à mon avis, ne mérite pas la corde. Je crois bien que ce Lalli était un homme odieux, un méchant homme, si vous voulez, qui méritait d’être tué par tout le monde, excepté par le bourreau. Les voleurs du Canada étaient bien plus dignes de la hart ; mais ils avaient des parents premiers commis, et Lalli n’avait pour parents que des prêtres irlandais, à qui il ne reste d’autres consolations que de dire force messes pour lui. Quoi qu’il en soit, qu’il repose en paix, et que ses respectables juges nous y laissent !

Je n’ai point vu l’actrice nouvelle par qui on prétend que mademoiselle Clairon sera remplacée ; mais j’entends dire qu’elle a en effet beaucoup de talent, d’âme et d’intelligence ; qu’elle n’a que des défauts qui se perdent aisément, mais qu’elle a toutes les qualités qui ne s’acquièrent point. Pour mademoiselle Clairon, elle a absolument quitté le théâtre, et a très bien fait : il faut en ce monde-ci avoir le moins de tyrans qu’il est possible, et il ne faut pas rester dans un état que tout concourt à avilir. Elle a pourtant joué, dans une maison particulière, le rôle d’Ariane, pour le prince de Brunswick, qui en a été enchanté. Ce prince de Brunswick a été ici fort goûté et fort fêté de tout le monde, et il le mérite. Il y a un gros prince de Deux-Ponts qui a commandé, dans la dernière guerre, l’armée de l’Empire, et qui durant la paix protège Fréron et autres canailles.

Ledit prince trouve très mauvais qu’on accueille le prince de Brunswick, et qu’on ne le regarde pas, lui gros et grand seigneur, héritier de deux électorats, et surtout, comme vous voyez, amateur des gens de mérite ; c’est que par malheur le prince de Brunswick a de la gloire, et que le gros prince de Deux-Ponts n’en a point.

Oui, j’ai lu, dans son temps, la prédication de l’abbé Coyer, et je crois qu’après la prédication même, c’est un des livres les plus inutiles qui aient été faits.

Je crois aussi que la préface de l’Histoire de l’Église est de votre ancien disciple ; il y a des erreurs de fait, mais le fond est bon. Quant à l’ouvrage, il est maigre, mais il est aisé de lui donner de l’embonpoint dans une seconde édition ; et c’est un corps de bon tempérament qui ne demande qu’à devenir gros et gras. Je présume qu’il le deviendra ; la carcasse est faite, il n’y a plus qu’à la couvrir de chair. Dans ces sortes d’ouvrages, c’est beaucoup que d’avoir le cadre, et un nom tel que celui-là à mettre au bas, parce qu’on n’ose pas brûler, à peine de ridicule, les cadres qui portent des noms pareils.

Adieu, mon cher et illustre maître ; vous devez avoir vu l’abbé Morellet ou Mords-les, qui sûrement ne vous aura point mordu, et que vous aurez bien caressé comme il le mérite. Vous avez vu aussi M. le chevalier de Rochefort, qui est un galant homme, et qui m’a paru aussi enchanté de la réception que vous lui avez faite, qu’il l’est peu du séjour de Versailles et de la société des courtisans. Iterum vale. Je vous embrasse de tout mon cœur.

Réponse, je vous prie, sur les deux vers latins ; j’en suis un peu pressé. J’oubliais de vous dire que mademoiselle Clairon a déjà rendu le pain bénit ; voilà ce que c’est que de quitter le théâtre.


16 juillet 1766.


Avez-vous connu, mon cher maître, un certain M. Pasquier, conseiller de la cour, qui a de gros yeux, et qui est un grand bavard ? On a dit de lui que sa tête ressemblait à une tête de veau, dont la langue était bonne à griller. Jamais cela n’a été plus vrai qu’aujourd’hui ; car c’est lui qui, par ses déclamations, a fait condamner à la mort des jeunes gens qu’il ne fallait mettre qu’à Saint-Lazare. C’est lui qui a péroré, dit-on, contre les livres des philosophes, qu’il a pourtant dans sa bibliothèque, et qu’il lit même avec plaisir, comme le lui a reproché une femme de ma connaissance ; car il n’est point du tout dévot, et c’est lui qui du temps de M. de Machault fit contre le clergé une assez plate levée de boucliers dans une assemblée de chambres. Quoi qu’il en soit, je ne sais ce que les jeunes écervelés, condamnés par nosseigneurs, ont dit à leur interrogatoire ; mais je sais bien qu’ils n’ont trouvé dans aucun livre de philosophie les extravagances qu’ils ont faites, extravagances au reste qui ne méritaient qu’une correction d’écoliers ; car le plus âgé n’a pas vingt-deux ans, et le plus jeune n’en a que seize. On vous aura sans doute envoyé le vil arrêt qui les condamne, arrêt digne du siècle de Robert. Vous verrez la belle kirielle des crimes qu’on leur reproche, et qui ne sont que des sottises de jeunes gens libertins et échauffés par la débauche. En vérité, il est abominable de mettre à si bon marché la vie des hommes. Il y a ici un religieux italien, homme d’esprit et de mérite, qui ne revient point de cette atrocité, et qui dit qu’à l’inquisition de Rome ces jeunes fous auraient tout au plus été condamnés à un an de prison. Au reste, le seul de ces jeunes gens qui ait été exécuté, car les autres sont en fuite, est mort avec un courage, ou ce qui est encore mieux, un sang-froid digne d’une meilleure tête. Il a demandé du café, en disant qu’il n’y avait pas à craindre que cela l’empêchât de dormir. Le bourreau a voulu se joindre au confesseur pour l’exhorter, il a prié le bourreau de se borner à son ministère : il lui a seulement recommandé de ne le point faire souffrir, et de lui bien placer la tête ; et ses derniers mots, étant à genoux et les yeux bandés, ont été, suis-je bien comme cela ? Vous savez qu’on a brûlé, conjointement avec lui, le Dictionnaire philosophique, où il n’a assurément rien trouvé de toutes les platitudes dont on l’accuse, d’avoir passé devant une procession sans ôter son chapeau, d’avoir dit des grossièretés sur des burettes, d’avoir donné des coups de canne à un crucifix de bois, et autres sottises semblables. Je ne veux plus parler de tout cet auto-da-fé si honorable à la nation française, car cela me donne de l’humeur, et je ne veux que me moquer de tout.

Frère Mords-les est arrivé, il y a deux jours, enchanté du séjour qu’il a fait chez le respectable patriarche des Alpes. Il dit qu’il vous a trouvé plongé dans les lectures les plus édifiantes, entouré de Bibles et de Pères de l’Église, et qu’il vous a procuré un grand secours, celui d’une concordance de la Bible, ouvrage de génie, dont il dit que vous n’aviez jamais entendu parler. Pour moi, il y a longtemps que j’avais l’honneur de connaître cette rapsodie digne de Pasquier-Quesnel et de Pasquier tête de veau.

J’oubliais vraiment de vous parler d’une grande nouvelle ; c’est la brouillerie de Jean-Jacques et de M. Hume. Je me doutais bien qu’ils ne seraient pas longtemps amis ; le caractère féroce de Jean-Jacques ne le permettait pas : mais je ne m’attendais pas à la noirceur dont M. Hume l’accuse. Vous savez sans doute de quoi il s’agit. M. Hume a demandé une pension au roi d’Angleterre pour Rousseau, du consentement de ce dernier ; il l’a obtenue avec beaucoup de peine ; il s’est pressé de lui écrire cette bonne nouvelle ; Rousseau lui a répondu, en l’accablant d’injures, qu’il ne l’avait amené en Angleterre que pour le déshonorer, qu’il ne voulait ni de la pension du roi, ni de l’amitié de M. Hume, et qu’il renonçait à tout commerce avec lui. On peut dire de M. Hume, comme dans la comédie : Voilà un bourgeois bien payé de ses bons services. Ce qu’il y a de plus fâcheux pour Jean-Jacques, c’est que tous les gens raisonnables croiront M. Hume, quand il dira qu’il avait le consentement de Rousseau pour cette pension ; mais Rousseau le niera, et il trouvera aussi des gens qui le croiront ; car je gagerais bien qu’il n’a pas donné son consentement par écrit. Il paraît que son plan a été de laisser agir M. Hume, en lui donnant un simple consentement verbal, et de refuser ensuite la pension avec éclat, pour se faire des amis dans le parti de l’opposition ; se mettant peu en peine de compromettre M. Hume envers le roi et envers la nation, pourvu que Jean-Jacques ait des partisans et fasse parler de lui. Le bon M. Hume dit avoir des preuves que depuis deux mois Rousseau méditait de lui jouer ce tour.

Il se prépare à donner toute cette histoire au public. Que de sottises vont dire à cette occasion tous les ennemis de la raison et des lettres ! les voilà bien à leur aise : car ils déchireront infailliblement ou Rousseau ou M. Hume, et peut-être tous les deux.

Pour moi, je rirai, comme je fais de tout, et je tâcherai que rien ne trouble mon repos et mon bonheur. Adieu, mon maître.

P. S. J’oubliais de vous dire un mot de Socin Vernet : j’en aurai soin ; ne vous mettez pas en peine. Cela ne m’empêche pas de vous le recommander. J’espère le rendre ridicule sous tous les méridiens.


Paris, 11 auguste 1766.


Il n’y a rien de nouveau que je sache, mon cher et illustre maître, sur l’atroce et absurde affaire d’Abbeville. On dit seulement, mais ce n’est qu’un ouï-dire, que le jeune Moisnel, qui était resté en prison et qui a seize ans, a été condamné par les Torquemada d’Abbeville à être blâmé : sur quoi je vous prierai d’abord d’observer la cruauté de ce jugement, qui déclare infâme un pauvre enfant digne tout au plus d’être fouetté au collège ; et puis de voir la singulière gradation du jugement que ces Busiris en robe, comme vous les appelez très bien, ont prononcé contre des jeunes gens, tous également coupables ; le premier brûlé vif, le second décapité, le troisième blâmé ; j’espère que le quatrième sera loué. Je ne veux plus parler de cette exécration qui me rend odieux le pays où elle s’est commise.

Vous saurez qu’il y a actuellement quatre-vingt-trois jésuites à Rennes, pas davantage, et que ces marauds, comme vous croyez bien, ne s’endorment pas dans l’affaire de M. de La Chalotais. Il est transféré à Rennes, et apparemment sera bientôt jugé. Son mémoire lui a concilié tout le public, et rend ses persécuteurs bien odieux. Laubardemont de Calonne surtout (car on l’appelle ainsi ) ne se relèvera pas de l’infamie dont il est couvert ; c’est ce que j’ai entendu dire aux personnes les plus sages et les plus respectables.

Une autre sottise, car nous sommes riches en ce genre, qui occupe beaucoup le public, c’est la querelle de Jean-Jacques et de M. Hume. Pour le coup Jean-Jacques s’est bien fait voir ce qu’il est, un fou et un vilain fou, dangereux et méchant, ne croyant à la vertu de personne, parce qu’il n’en trouve pas le sentiment au fond de son cœur, malgré le beau pathos avec lequel il en fait sonner le nom ; ingrat et, qui pis est, haïssant ses bienfaiteurs, c’est de quoi il est convenu plusieurs fois lui-même, et ne cherchant qu’un prétexte pour se brouiller avec eux, afin d’être dispensé de la reconnaissance. Croiriez-vous qu’il veut aussi me mêler dans sa querelle, moi qui ne lui ai jamais fait le moindre mal, et qui n’ai jamais senti pour lui que de la compassion dans ses malheurs, et quelquefois de la pitié de son charlatanisme ? Il prétend que c’est moi qui ai fait la lettre, sous le nom du roi de Prusse, où on se moque de lui. Vous saurez que cette lettre est d’un M. Walpole, que je ne connais même pas, et à qui je n’ai jamais parlé. Jean-Jacques est une bête féroce qu’il ne faut voir qu’au travers des barreaux, et toucher qu’avec un bâton. Vous ririez de voir les raisons d’après lesquelles il a soupçonné et ensuite accusé M. Hume d’intelligence avec ses ennemis. M. Hume a parlé contre lui en dormant ; il logeait à Londres, dans la même maison, avec le fils de Tronchin ; il avait le regard fixe, et surtout il a fait trop de bien à Rousseau pour que sa bienfaisance fût sincère. Adieu, mon cher maître : que de fous et de méchants dans ce meilleur des mondes possibles !

Je vous embrasse ex animo.


Paris, 29 auguste 1766.


Je ne sais trop où vous prendre, mon cher maître, mais je vous écris à tout hasard à Ferney. M. le chevalier de Rochefort m’avait chargé d’un paquet pour vous, qui contenait le mémoire des avocats sur l’affaire d’Abbeville, et un petit mot de lettre ; mais, comme frère Damilaville me dit qu’il vous avait déjà envoyé le mémoire, j’ai gardé le paquet que j’ai remis à M. le chevalier de Rochefort. Je ne sais rien de nouveau sur les suites de l’assassinat juridique commis à Abbeville par un arrêt des pères de la patrie, sinon que ces pères de la patrie en sont aujourd’hui l’excrément et les tyrans aux yeux de tous ceux qui ont conservé le sens commun. Ce qui occupe actuellement nos Welches, ce sont deux affaires d’un genre fort différent, celle de M. de La Chalotais, et celle du trop fameux Jean-Jacques, qu’on punirait bien et qu’on attraperait bien en ne parlant point de lui. M Hume vient de m’envoyer une longue lettre de ce drôle (car il ne mérite pas d’autre nom), qui excite tour à tour l’indignation et la pitié en la lisant ; c’est le commérage et le cailletage le plus plat, joint à la plus vilaine âme. Je crois qu’il serait bon qu’elle fût imprimée. Imaginez-vous que ce maraud m’accuse aussi d’être de ses ennemis, moi qui n’ai d’autre reproche à me faire que d’avoir trop bien parlé et trop bien pensé de lui. Je l’ai toujours cru un peu charlatan, mais je ne le croyais pas un méchant homme. Je suis bien tenté de lui faire un défi public d’administrer les preuves qu’il a contre moi ; ce défi l’embarrasserait beaucoup : mais en vaut-il la peine ?

À l’égard de M. de La Chalotais, il paraît que tous les gens du métier conviennent que toutes les règles ont été violées dans la procédure qu’on a faite contre lui ; et que le roi, si plein de bonnes intentions, a été bien indignement et bien odieusement trompé dans cette affaire. Toute la France en attend la décision ; et, en attendant, ses persécuteurs sont l’objet de l’exécration publique. Adieu, mon cher maître ; la colère me rend malade, et m’empêche de vous en écrire davantage. Portez-vous bien, dormez (c’est ce que j’ai bien de la peine à faire), digérez de votre mieux, je ne parle pas de ce qui se fait, car cela est impossible à digérer, et surtout aimez-moi toujours.


9 septembre 1766.


Cest en effet, mon cher et illustre maître, un jugement de Salomon que celui dont vous me parlez. Nos pères de la patrie sont à bien des siècles de ce jugement-là. Heureusement tous les magistrats ne sont pas aussi absurdes. La cour des aides, qui, à la vérité, est présidée par M. de Malesherbes, vient d’en donner la preuve. Un nommé Broutel qui, avec les trois ou quatre marauds de la sénéchaussée d’Abbeville, avait principalement influé dans la condamnation de ces malheureux écervelés, a voulu être président de l’élection, qui est un autre tribunal, et qui, ainsi que toute la ville, a pris en horreur les juges de la sénéchaussée : l’élection n’en a point voulu ; il en a appelé à la cour des aides qui, au rapport de M. Goudin, homme de mérite, instruit et très éclairé, a débouté, tout d’une voix, ce maraud de sa demande. Cette aventure est une faible consolation pour les mânes du pauvre décapité, mais c’en est une pour les gens raisonnables qui ont encore leur tête sur leurs épaules. Je ne sais pas bien exactement si la tête de veau a parlé contre vous à ses confrères les singes ; on prétend au moins qu’il a dit qu’il ne fallait pas s’amuser à brûler des livres, que c’étaient les auteurs que Dieu demandait en sacrifice : ces tigres voudraient nous ramener au temps des Druides qui offraient à leurs dieux des victimes humaines. Vous saurez pourtant que la plupart des conseillers de la classe du parlement de Paris sont honteux de ce jugement, que plusieurs en sont indignés et le disent à très haute voix, entre autres le président comte abbé de Guébriant, qui regrette beaucoup de ne s’être pas trouvé ce jour-là à la grand’chambre, et (lui est persuadé qu’il lui aurait épargné cette infamie. Vous saurez de plus qu’un conseiller de Tournelle, de mes amis et de mes confrères dans l’Académie des Sciences, a empêché, il y a peu de temps, que la Tournelle ne rendît encore un jugement pareil dans une affaire semblable, et a fait mettre l’accusé hors de cour.

Adieu, mon cher maître ; l’abbé de La Porte, qui fait un almanach des gens de lettres, m’a chargé de vous demander à vous-même votre article, contenant votre nom, les titres que vous voulez prendre, ceux de vos ouvrages que vous avouez, ceux même qu’on vous attribue, c’est-à-dire que vous avez faits sans les avouer, etc. Iterum vale.


26 janvier 1767.


Jai d’abord, mon cher et illustre maître, mille remerciements à vous faire du nouveau présent que j’ai reçu de votre part, de vos excellentes notes sur le triumvirat, que j’ai lues avec transport, et qui sont bien dignes de vous, et comme citoyen, et comme philosophe, et comme écrivain. Nous avons lu hier en pleine Académie votre lettre à l’abbé d’Olivet, qui nous a fait très grand plaisir ; elle contient d’excellentes leçons. Vous avez, bien raison, mon cher maître ; on veut toujours dire mieux qu’on ne doit dire ; c’est le défaut de presque tous nos écrivains. Mon Dieu, que je hais le style affecté et recherché ! et que je sais bon gré à M. de La Harpe de connaître le prix du style naturel ! Vous avez bien fait de donner un coup de griffe à Diogène Rousseau. On a publié ici, pour sa défense, quatre brochures, toutes plus mauvaises les unes que les autres : c’est un homme noyé, ou peut s’en faut ; et tout son pathos, pour l’ordinaire si bien placé, ne le sauvera pas de l’odieux et du ridicule.

J’avais déjà lu l’Hypocrisie[7] ; il y a des vers qui resteront, et Vernet vous doit un remerciement. Vous aurez vu ce que je dis de ce maraud à la fin de mon cinquième volume : je crois qu’on ne sera pas fâché non plus des deux passages de Rousseau, qui disent le blanc et le noir, et que je me suis contenté de mettre à la suite l’un de l’autre.

M. de La Harpe m’a déjà parlé du poème sur la Guerre de Genève ; ce qu’il m’en dit me donne grande envie de le lire ; je ne consentirai pourtant à trouver cette guerre plaisante qu’à condition qu’elle ne vous fera pas mourir de faim. Il ne manquerait plus à cette belle expédition que de mettre la famine dans le pays de Gex et dans le Bugey, pour n’avoir pas remercié M. de Beauteville de son digne et éloquent discours.

Vous croyez donc qu’on ne vend que cent exemplaires d’un discours de l’Académie ? détrompez-vous : ces sortes d’ouvrages sont plus achetés que vous ne pensez ; tous les prédicateurs, avocats, et autres gens de la ville et de la province, qui font métier de paroles, se jettent à corps perdu sur cette marchandise.

À propos d’avocats et de paroles, avez-vous lu un très bon Discours sur l’administration de la justice criminelle, prononcé au parlement de Grenoble par un jeune avocat-général, nommé M. Servan ? vous en serez, je crois, très content : je voudrais seulement que le style, en certains endroits, fût un peu moins recherché ; mais le fond est excellent, et ce jeune magistrat est une bonne acquisition pour la philosophie.

J’imagine que l’ouvrage sur les courbes, qu’on imprime actuellement à Genève, sera bientôt fini. Dites, je vous prie, à l’imprimeur de n’en envoyer d’exemplaires à personne, avant que l’auteur n’en ait au moins un ; car il est désagréable que des ouvrages de science courent le monde avant que l’auteur sache au moins s’ils sont correctement imprimés.

Faites-moi le plaisir de remettre cette lettre à M. de La Harpe : je lui mande d’écrire un mot d’honnêteté à M. de Boulogne, intendant des finances, auprès duquel j’aurai soin de ménager ses intérêts, quand l’occasion me paraîtra favorable. Son discours a beaucoup plus de succès que celui de son concurrent ou post-concurrent Gaillard, qui s’est avisé de faire une note où il dit que la superstition appuyée de l’autorité légitime a droit de faire respecter ses oracles, et que le rebelle a toujours tort : imaginez-vous quelle bêtise ! il n’a dit cette impertinence que pour justifier la persécution contre les philosophes ; et il résulte de son beau principe que les persécutions contre les chrétiens même étaient très justes. Ainsi il aura contre lui, par ce beau trait de plume, et dévots et anti-dévots ; j’en ai dit hier mon avis en pleine Académie, et nos dévots même ont trouvé que j’avais raison. On dit pourtant du bien de ce Gaillard, mais il a des liaisons avec gens qui me sont suspects : dis-moi qui tu hantes, etc. Ses notes n’ont point été lues à l’Académie : je vous prie de croire qu’on n’eût pas souffert celle dont je vous parle.

Croyez-vous que les gloire-eu, victoire-eu, etc., qui sont si choquantes dans notre musique, soient absolument la faute de notre langue ? Je crois que c’est, au moins pour les trois quarts, celle de nos musiciens, et qu’on pourrait éviter cette désinence désagréable en mettant la note sensible (madame Denis me servira d’interprète), non comme ils le font sur la pénultième, mais sur l’antépénultième ; la tonique ou finale appuierait sur la pénultième, et la dernière serait presque muette : dites, pour éviter cet inconvénient, de ne terminer jamais le chant que sur des rimes masculines.

Adieu, mon cher et illustre maître ; voilà bien du bavardage. On m’a dit que Marmontel vous avait écrit le détail de la réception de Thomas ; elle a été fort brillante. Je crois comme vous que nous avons fait une très excellente acquisition. Iterum vale.


Paris, 6 avril 1767.


Je vous remercie, mon cher maître, de l’ouvrage de mathématiques que vous m’avez envoyé ; il aurait grand besoin d’un errata, étant rempli de fautes dont quelques-unes sont absurdes. Je désirerais fort que vous pussiez faire parvenir à l’auteur une douzaine d’exemplaires pour quelques bons mathématiciens de ses amis. J’imagine que la première partie de l’ouvrage aura été réimprimée en même temps que le supplément, sur l’exemplaire que vous avez reçu corrigé de la main de l’auteur : il se flatte que les imprimeurs y auront moins fait de bévues que dans l’impression du manuscrit.

Le cinquième volume de mes Mélanges ne paraît point encore ici, grâce à la négligence de l’imprimeur Bruyset de Lyon, qui n’en a point encore envoyé. Les matières que j’y ai traitées, et la manière dont elles le sont, me mettront à l’abri de la criaillerie des fanatiques, qui devient ici plus odieuse et plus importune que jamais. Cette vermine est une vraie plaie d’Égypte, et qui par malheur a l’air de durer longtemps. Ils sont actuellement aux trousses de Marmontel qui, je crois, s’est trop avancé avec eux, et qui aura de la peine à s’en tirer. Ils ont écrit un gros volume de censures pour expliquer, ou plutôt pour embrouiller leur barbare et ridicule doctrine. J’ai lu avec grand plaisir une certaine anecdote sur Bélisaire, où cette maudite et plate engeance est traitée comme elle le mérite. J’aurais voulu seulement que l’auteur eût ajouté un petit compliment de condoléance à la Sorbonne, sur l’embarras où elle doit être au sujet du sort des païens vertueux ; car, si ces païens sont damnés, Dieu est atroce ; et s’ils ne le sont pas, on peut donc à toute force être sauvé sans être chrétien. Damnés ou sauvés, Dieu nous garde d’être en l’autre monde dans la compagnie des docteurs !

Votre ami Jean-George de Pompignan, par la permission divine évêque du Puy, et frère de Simon Le Franc, a refusé de faire l’oraison de madame la dauphine, pour laquelle l’archevêque de Reims l’avait fait nommer, par quelques raisons d’intrigue qu’on ignore. Jean-George a senti qu’il m’y ferait pas bon pour lui, que ceux qu’il a appelés mauvais chrétiens pourraient bien lui prouver qu’il est encore plus mauvais orateur. Le parlement vient d’ordonner aux évêques de s’en retourner chacun chez eux, parce qu’ils tenaient, dit-on, des assemblées secrètes. On ne sait ce qu’il en arrivera ; mais, pendant qu’on se bâtira, la raison aura peut-être quelques moments pour respirer. Adieu, mon cher maître ; on m’a assuré que les Scythes avaient bien réussi aux deux dernières représentations : recevez-en mes compliments. Vale et me ama.

Savez-vous que Rousseau a une pension de 2400 fr. du roi d’Angleterre ? Un honnête homme ne l’aurait pas obtenue.


Paris, 4 mai 1767.


Gens inimica mihi Tyrrhenum navigat æquor,
Ilium in Italiam portans victosque penates.


Voilà, mon cher et illustre philosophe, ce que disait l’autre jour des jésuites d’Espagne un abbé italien qui, comme vous voyez, les aime tendrement, attendu qu’ils ont empêché son oncle d’être cardinal. Et vous, mon cher maître, que dites-vous de cette singulière aventure ? ne pensez-vous pas que la Société se précipite vers sa ruine ? ne pensez-vous pas qu’elle travaille depuis longtemps à mériter ce qui lui arrive aujourd’hui, et qu’elle recueille ce qu’elle a semé ? Mais croyez-vous tout ce qu’on dit à ce sujet ? croyez-vous à la lettre de M. d’Ossun, lue en plein conseil, et qui marque que les jésuites avaient formé le complot d’assassiner, le jeudi-saint, bon jour bonne œuvre, le roi d’Espagne et toute la famille royale ? ne croyez-vous pas comme moi qu’ils sont bien assez méchants, mais non pas assez fous pour cela ? et ne désirez-vous pas que cette nouvelle soit tirée au clair ? Mais que dites-vous de l’édit du roi d’Espagne qui les chasse si brusquement ? persuadé comme moi qu’il a eu pour cela de très bonnes raisons, ne pensez-vous pas qu’il aurait bien fait de les dire et de ne les pas renfermer dans son cœur royal ? ne pensez-vous pas qu’on devrait permettre aux jésuites de se justifier, surtout quand on doit être sûr qu’ils ne le peuvent pas ? ne pensez-vous point encore qu’il serait très injuste de les faire tous mourir de faim, si un seul frère coupe-chou s’avise d’écrire bien ou mal en leur faveur ? Que dites-vous aussi des compliments que fait le roi d’Espagne à tous les autres moines, prêtres, curés, vicaires et sacristains de ses États, qui ne sont, à ce que je crois, moins dangereux que les jésuites, que parce qu’ils sont plus plats et plus vils ? enfin ne vous semble-t-il pas qu’on pouvait faire avec plus de raison une chose si raisonnable ? Le cœur royal me fait souvenir de la surprise impériale d’un certain rescrit de l’empereur de la Chine. Ma surprise de tout ce qui arrive, et de la manière dont il arrive, n’est ni royale ni impériale, mais n’en est ni moins grande ni moins fondée. Après tout, il faut attendre la fin.

Soyez sûr que c’est à M. Hume, et point à d’autres, que Rousseau est redevable de sa pension. Soyez sûr qu’il s’en doute bien lui-même ; mais il ne veut pas paraître le savoir, et son cœur reconnaissant en sera plus à son aise. La Sorbonne vient de faire imprimer trente-sept propositions extraites du livre de Marmontel, et qu’elle se propose de qualifier dans un gros volume qu’elle donnera quand il plaira à Dieu. Cet extrait va d’avance la couvrir d’opprobre. Voici une des propositions par où vous pourrez juger des autres : La vérité brille de sa propre lumière, et on n’éclaire pas les esprits avec la flamme des bûchers. Que dites-vous de cette impudente et odieuse canaille ? On dit que vous allez demeurer à Lyon ; permettez-moi de vous demander, par le tendre intérêt que je prends à vous, si vous y avez bien pensé. N’est-ce pas vous mettre à la merci d’une race d’hommes aussi méchante que les jésuites, plus puissante et plus dangereuse et plus déterminée à chercher les moyens de vous nuire ? Pourquoi quittez-vous le ressort du parlement de Bourgogne dont vous avez lieu d’être content ? Adieu, mon cher maître, le papier m’oblige de finir, je vous embrasse de tout mon cœur.

P. S. M. le chevalier de Rochefort, que je viens de voir, et qui, par parenthèse, vous aime à la folie, est inquiet de deux paquets qu’il vous a envoyés contre-signés vice-chancelier, et dont vous ne lui avez point accusé la réception. Il me charge de vous faire mille compliments. M. de Chabanon part mercredi pour vous aller voir ; je lui envie bien le plaisir qu’il aura. Je me flatte au moins qu’il vous dira combien je vous aime, et combien j’ai de plaisir à lui parler de vous. Il vous apporte une tragédie dont je crois que vous serez content, supposé pourtant que je n’aie point été séduit par la lecture que je lui en ai entendu faire, car il est impossible de mieux lire. Je viens d’apprendre que l’arrêt du parlement qui renvoie les évêques chez eux, vient d’être cassé par un arrêt du conseil. Les jansénistes, qui, comme vous savez, sont fort plaisants, ne manqueront pas de dire que le roi vient d’ordonner aux évêques de ne point résider. Cette aventure fera sans doute dire et faire bien des sottises aux imbéciles et aux fanatiques des deux partis. Vous ne voulez donc pas m’envoyer cette petite figure que je vous demande depuis tant de temps avec tant d’instance. Est-ce que l’original ne m’en croit pas digne, ou bien est-ce qu’il ne m’aime plus ? J’aurais bien envie de le quereller aussi sur ce que je ne reçois jamais de lui rien de ce qu’il pourrait m’envoyer, ni l’anecdote sur Bélisaire, de son ami l’abbé Mauduit, ni les Honnêtetés littéraires que je n’ai pas encore lues, ni la Lettre à Élie de Beaumont, ni le Poème sur la belle guerre de Genève aussi intéressante que celle de nos pédants en robe et en soutane. Dites à l’auteur de toutes ces pièces qu’il a tort d’oublier ainsi ses amis.


Paris, 12 mai 1767.


Je crois, mon cher maître, vous avoir parlé, dans ma dernière lettre, d’une liste de propositions que la Sorbonne a extraites de Bélisaire, pour les condamner ; liste qui est le comble de l’atrocité et de la bêtise. Cette canaille mourait de peur que cette liste ne se répandît avant la censure : en conséquence les amis de Marmontel l’ont fait imprimer, et frère Damilaville vous l’enverra : vous ne pourrez pas en croire vos yeux, tant ces animaux-là sont absurdes. Je me flatte que le cri public va les faire rentrer dans la boue, et qu’ils n’oseront pas publier leur censure, tant la seule liste des propositions les rendra d’avance odieux et ridicules.

Chabanon m’étonne et m’afflige beaucoup en m’apprenant que vous n’êtes pas content de sa pièce. Je vous avoue qu’elle m’a fait beaucoup de plaisir, et me paraissait iien meilleure que dans le premier état ; mais vous vous y connaissez mieux que moi. La seule chose que je vous demande, mon cher maître, et que mon amitié pour Chabanon exige de la vôtre pour moi, c’est de vouloir bien donner à son ouvrage, pour le fond et pour les détails, toute l’attention possible ; Chabanon le mérite en vérité, et par lui-même, et par les sentiments qu’il a pour vous. L’intérêt que vous lui marquerez en cette occasion sera une nouvelle obligation que je vous aurai ; car on ne saurait lui être plus attaché que je ne le suis.

Voilà donc les jésuites chassés d’Espagne et puis de France, grâce à l’abbé de Chauvelin, et vraisemblablement bientôt de Naples et de Parme. On dit pourtant que Naples sera difficile, parce qu’ils y ont à leurs ordres cent cinquante mille coquins. L’autre jour je déplorais leur sort ; car au fond je suis bon homme ; quelqu’un me dit : Vous êtes bien bon de vous lamenter pour des hommes qui vous verraient brûler en riant. J’avoue que j’essuyai un peu mes larmes ; ils me font pitié pourtant. Oh ! qu’il est doux de plaindre ! etc. Adieu, mon cher et illustre confrère ; je vous embrasse de tout mon cœur.

Vous ne voulez donc pas dire au libraire de m’envoyer quelques exemplaires de l’ouvrage de mathématiques. Ce sera de la moutarde après dîner. Vale et me ama.


Paris, 23 mai 1767.


J’ai reçu, mon cher et illustre maître, le paquet que vous avez bien voulu m’envoyer par M. Necker : je vous prie de vouloir bien remercier de ma part l’abbé Mauduit de la seconde anecdote sur Bélisaire, qui m’a fort amusé ; la lettre sur les panégyriques m’a fait encore plus de plaisir ; elle est pleine de vérités utiles, dont il faut espérer qu’à la fin l’espèce écrivante fera son profit.

Il y a bien à l’Académie des belles-lettres un abbé Foucher assez plat janséniste, qui même a écrit autrefois contre la préface de l’Encyclopédie ; mais plusieurs de ses confrères, à qui j’en ai parlé, ne croient pas qu’il soit l’auteur du Supplément à la Philosophie de l’histoire ; ils ne connaissent pas même ce beau supplément qui, en effet, est ici fort ignoré et ne produit pas la moindre sensation : y répondre ce serait le tirer de l’obscurité, comme on en a tiré Nonotte.

Avez-vous lu les trente-sept propositions que la Sorbonne doit condamner ? votre ami l’abbé Mauduit ne nous donnera-t-il pas ses réflexions sur ce prodige d’atrocité et de bêtise ? Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que l’inquisition est ici à son comble ; on permet à toute la canaille du quartier de la Sorbonne d’imprimer tous les jours des libelles contre Bélisaire, et on ne permet pas à l’auteur de se défendre.

Notre jeune mathématicien a fait une petite suite pour l’ouvrage de mathématiques que vous connaissez, où il traite de l’état de la géographie en Espagne ; vous la recevrez incessamment, quelque mécontent qu’il soit de la négligence du libraire. Adieu, mon cher maître, je vous embrasse mille fois.


Paris, 14 juillet 1767.


Je n’ai pas besoin de vous dire ou plutôt de vous répéter, mon cher et illustre maître, avec quel plaisir j’ai lu ou plutôt relu ce que vous avez bien voulu m’envoyer. Vous connaissez mon avidité pour tout ce qui vient de vous, et il ne tiendrait qu’à vous de la satisfaire encore mieux que vous ne faites. Je suis presque fâché quand j’apprends, par le public, que vous avez donné, sans m’en rien dire, quelque nouveau camouflet au fanatisme et à la tyrannie, sans préjudice des gourmades à poing fermé que vous leur appliquez si bien d’ailleurs. Il n’appartient qu’à vous de rendre ces deux fléaux du genre humain odieux et ridicules. Les honnêtes gens vous en ont d’autant plus d’obligation, qu’on ne peut plus attaquer ces deux monstres que de loin ; ils sont trop redoutables sur leurs foyers, et trop en garde contre les coups qu’on pourrait leur porter de trop près.

Les nouveaux soufflets que votre ami s’est essayé à donner aux jésuites et aux jansénistes, ont bien de la peine à leur parvenir ; ce seront vraisemblablement des coups perdus : il n’y a pas grand mal à cela, pourvu que les vérités qui accompagnent ces soufflets ne soient pas tout-à-fait inutiles.

Dites-moi, je vous prie, à propos de cela, où en est la nouvelle édition de la Destruction des jésuites ? pourriez-vous, si elle est enfin achevée, m’en faire parvenir quelques exemplaires ?

J’ai donné à mes petits gants d’Espagne une nouvelle façon qui leur procurera un peu plus d’odeur : je vous enverrai cela au premier jour, par frère Damilaville. Que dites-vous, en attendant, de ces pauvres diables-là qui courent la mer sans pouvoir trouver d’asile ? On serait presque tenté d’en avoir pitié, si on n’était pas bien sûr qu’en pareil cas ils n’auraient pitié ni d’un janséniste ni d’un philosophe. J’écrivais ces jours passés à votre ancien disciple que j’étais persuadé que s’il chassait les jésuites de Silésie, il ne tiendrait pas renfermés dans son cœur royal les raisons de leur expulsion. Je lui ai fait, par la même occasion, mes remerciements au nom de la raison et de l’humanité, de ce qu’on peut espérer des grâces de sa part, quoiqu’on ait passé le chapeau sur la tête devant une procession de capucins, et qu’on ait chanté devant son perruquier et son laquais des chansons de b…

J’ignore qui est ce faquin de Larcher qui a écrit sous les yeux du syndic Ribalier contre la Philosophie de l’histoire ; mais je recommande très instamment ce syndic Ribalier au neveu de l’abbé Bazin. Je lui donne ce syndic pour le plus grand fourbe et le plus grand maraud qui existe ; Marmontel pourra lui en dire des nouvelles. Croiriez-vous bien qu’il n’a pas été permis à ce dernier de se défendre, à visage découvert, contre ce coquin qui l’a attaqué sous le masque, et de lui donner cent coups de bâton pour les coups d’épingles qu’il en a reçus par les mains d’un autre faquin nommé Cogé, dit Cogé pecus, régent de rhétorique au collège Mazarin, dont Ribaudier est principal ? Il faut que le neveu de l’abbé Bazin applique à ces deux drôles des soufflets qui les rendent ridicules à leurs écoliers même.

On dit que la censure de la Sorbonne va enfin paraître. Ce sera, sans doute, une pièce rare. En attendant, les trente-sept vérités opposées aux trente-sept impiétés les ont couverts de ridicule et d’opprobre. On dit qu’ils désavoueront, dans leur censure, les trente-sept propositions condamnées ; mais à qui en imposeront-ils ? Il est certain que cette liste a été imprimée chez Simon, et qu’elle était signée du syndic, qui, à la vérité, a essuyé sur ce sujet quelles mortifications en Sorbonne, quoiqu’il n’eût rien fait que de concert avec les députés commissaires de la sacrée faculté.

Voulez-vous bien remettre ce billet à M. de La Harpe ? Nous avons, pour l’éloge de Charles V, un concours nombreux ; mais le jugement ne sera pas aussi long que je le croyais d’abord. Comme je sais l’intérêt que vous y prenez, je ne manquerai pas de vous en mander le résultat, dès que le prix sera donné, ce qui ne tardera pas : nous avons une pièce excellente contre laquelle je doute que les autres puissent tenir. Ne trouvez-vous pas bien ridicule cette approbation que nous exigeons de deux docteurs en théologie ? J’ai fait l’impossible pour qu’on abolît ce plat usage ; croiriez-vous que j’ai été contredit sur ce point par des gens même qui auraient bien dû me seconder ? L’esprit de corps porte malheur aux meilleurs esprits. Si nous proposons l’année prochaine l’éloge de Molière, comme cela pourrait être, je suis persuadé que le public nous rira au nez, quand nous annoncerons devant lui qu’il faut que cet éloge soit approuvé par deux prêtres de paroisse.

Je ne sais quand Marmontel reviendra des eaux : on dit que la femme avec qui il y est allé, et qui comptait mourir en chemin pour éviter les prêtres, se porte beaucoup mieux, et reviendra peut-être se remettre en leurs saintes mains cet hiver.

Je ne sais ce qu’est devenu Jean-Jacques Rousseau, et je ne m’en inquiète guère ; on dit qu’il avoue ses torts avec M. Hume, ce qui me paraît bien fort pour lui ; on dit même qu’il a changé de nom, ce que j’ai bien de la peine à croire. Adieu, mon cher et illustre confrère ; j’embrasse de tout mon cœur tous les habitants de Ferney, à commencer par vous. Ne m’oubliez pas, je vous prie, quand vous pourrez envoyer quelque chose à Paris. Vale et me ama.


Paris, 21 juillet 1767.


Il est juste, mon cher confrère, de vous laisser une seconde fois la satisfaction d’annoncer vous-même à M. de La Harpe qu’il a remporté le prix d’éloquence d’une voix unanime ; ce jugement a été porté dans notre assemblée d’hier. Il y avait vingt-neuf concurrents, parmi lesquels on dit qu’il y en avait de redoutables ; mais aucun n’a tenu devant lui, et son discours est infiniment supérieur à tous les autres. Je le regarde comme un des meilleurs que l’Académie ait encore couronnés, et je ne doute point que le public n’en porte le même jugement.

Faites-lui, je voue prie, mon compliment sur ce nouveau succès qui, vraisemblablement, ne sera pas le dernier, à en juger par le vol qu’il prend dans la littérature, et que je vois avec le plaisir que me donne l’intérêt que je prends à lui. Je me flatte qu’il en est bien persuadé. Il faut qu’il écrive à notre secrétaire, qui lui fera tenir, à son choix, ou la médaille, ou l’argent de la médaille. Il serait bien juste que notre libraire lui donnât encore, pour ce beau et bon discours, un honoraire convenable ; mais une loi que je trouve très injuste, rend notre libraire propriétaire des discours qui ont remporté le prix ; il ne tiendra pas à moi qu’elle ne soit réformée par la suite, ainsi que la loi absurde de l’approbation des docteurs. À propos de docteurs, j’ai remarqué, dans le discours de M. de La Harpe, quelques lignes rayées qui me paraissent être de leur besogne ; il me semble qu’en cela ils ont passé leurs pouvoirs, les endroits rayés ne regardant ni la religion ni les mœurs ; j’en conférerai avec quelques uns de nos amis, et je verrai si ces endroits-là ne peuvent pas se rétablir à l’impression. Au reste, le fourrage qu’ils ont fait est peu de chose, et le discours n’y perdra rien ou presque rien. Il n’y a pas en tout la valeur de six lignes effacées.

Je vous prie de dire au neveu de l’abbé Bazin que j’ai lu, avec grand plaisir, la Défense de feu son oncle ; mais qu’il aurait bien dû me l’envoyer, ainsi que tout ce qu’il fait d’ailleurs. On parle d’un roman intitulé l’Ingénu, que j’ai grande envie de lire. L’abbé Bazin, dont j’étais l’ami intime, m’a recommandé en mourant à ce neveu, qui doit respecter les volontés de son oncle et avoir quelque égard pour ses plus zélés admirateurs. Je prie aussi ce neveu de me dire où en est la deuxième édition de la Destruction, et si je pourrai en avoir un exemplaire. Adieu, mon cher maître, je vous embrasse de tout mon cœur.


Paris, 4 auguste 1767.


Tranquillisez-vous, mon cher maître. Aussitôt votre billet reçu, j’ai volé chez Caperonnier, qui est un galant homme. Il m’a dit vous avoir déjà fait une réponse qui a dû calmer vos inquiétudes ; il est aussi indigné que vous et moi de l’insolence du maraud qui s’est avisé de le mettre en jeu. Je sais que le président Hénault pense de même, et je ne doute pas que M. Le Beau, tout janséniste et dévot qu’il est, ne vous donne la même satisfaction au sujet de la liberté que Cogé pecus a prise de le citer. Au fond, cette tracasserie vous tourmente plus qu’elle ne vaut, et je ne puis surtout approuver la peine que vous avez prise d’écrire à ce cuistre de collège une lettre[8] dont il se glorifiera, et qui lui fera croire que vous le craignez. Je suis toujours étonné que vous ne sentiez pas votre force, et que vous ne traitiez pas tous les polissons qui vous attaquent comme vous avez fait Aliboron. À votre place, je me serais contenté d’avoir le désaveu du président Hénault qui, par parenthèse, doit se plaindre à M. de Sartine de Caperonnier et de Le Beau, et j’aurais ensuite donné publiquement à Cogé un démenti bien formel, supposé que la chose en vaille la peine : car répondre à cette canaille, c’est lui donner l’existence qu’elle cherche. Caperonnier ignorait, sans votre lettre, que Cogé eût écrit, et qu’il y eût une critique de Bélisaire où il est cité.

J’ai reçu et lu, avec grand plaisir, la Défense de mon oncle, et je vous prie d’en faire mes remerciements à son neveu qui demeure, à ce qu’on dit, dans vos quartiers. Je ne sais qui est Larcher des gueux auquel le jeune abbé Bazin répond : les coups de gaule qu’il lui donne me divertissent fort ; cependant, j’aimerais encore mieux qu’il s’en dispensât, et il me semble voir César qui étrille des porte-faix ; il ne doit se battre que contre Pompée.

La réponse à Warburton, dans la petite feuille, est juste, mais je la voudrais moins amère ; il faut pincer bien fort, même jusqu’au sang, mais ne jamais écorcher ; ou du moins il faut écorcher avec gaieté, et donner le knout, en riant, à ceux qui le méritent. J’en dis autant du ministre ou ex-ministre La Beaumelle que de l’évêque Warburton. Le premier est un va-nu-pieds, le second est un pédant : mais ni l’un ni l’autre ne sont dignes de votre colère. Vous êtes si persuadé, mon cher philosophe, qu’il faut rire de tout, et vous savez si bien rire quand vous voulez, que ne riez-vous donc toujours, puisque Dieu vous a fait la grâce de le pouvoir ! Pour moi, dans ce moment, je n’en ai guère envie ; on ne nous paye point nos pensions ; et à la longue cela ne peut produire tout au plus que le rire sardonique, qui est la grimace de ceux qui meurent de faim.

J’ai envoyé à Marmontel votre petit billet qui sûrement lui fera plaisir. La censure de la Sorbonne se fait toujours attendre ; ce sera sans doute un bel ouvrage. À propos, je trouve que le neveu de l’abbé Bazin ne l’a pas suffisamment vengé ; il dit presque autant de mal du capitaine Bélisaire que des censeurs du roman. Je lui recommande encore une fois les Cogé, Ribalier et compagnie ; et je le prie de leur donner si bien les étrivières, qu’il n’y ait plus à y revenir : cette canaille a grand besoin qu’on lui rogne les ongles. Je voudrais que vous vissiez les deux ou trois phrases qu’ils ont retranchées dans le discours de M. de La Harpe. Par exemple, en parlant de l’autorité du clergé, qu’il faut, dit l’auteur, renfermer dans de justes bornes, ils ont mis dans ses justes bornes. Au lieu du mot juger le clergé, ils ont mis réprimer les excès ; ils ont retranché principes cruels ; et la phrase suivante, porterez-vous encore longtemps le fardeau des vieilles erreurs ? Je voulais rétablir ces phrases à l’impression, mais la plupart de nos confrères ont cru plus prudent de n’en rien faire, pour ne pas compromettre l’Académie. Avec cette prudence-là, on recevrait, sans mot dire, cent coups de bâton. Adieu, mon cher maître ; portez-vous bien, et surtout riez.


Paris, 14 auguste 1767.


Les philosophes, mon cher et illustre confrère, doivent être comme les petits enfants ; quand ceux-ci ont fait quelque malice, ce n’est jamais eux, c’est le chat qui a tout fait. Je crois très ingénument que l’Ingénu n’existe pas ; je ne le croirai que le plus tard que je pourrai ; mais enfin, si on me le montre et que je trouve cet Ingénu tant soit peu malicieux, je dirai que c’est le neveu ou le chat de l’abbé Bazin qui en est l’auteur.

À propos d’Ingénu, avez-vous lu un livre qui a pour titre Théologie portative, et dans lequel on dit ingénument aux prêtres de toutes les sectes leurs vérités ? C’est une espèce de dictionnaire dont les articles sont courts, mais où il y en a un grand nombre de très plaisants et de très-salés ; c’est encore quelque chat qui a fait cette malice.

Voilà une lettre que Marmontel m’envoie pour vous la faire parvenir. On dit que la belle censure de la Sorbonne va enfin paraître, et qui plus est, le mandement du révérendissime père en Dieu Christophe de Beaumont. On ajoute que la censure de la Sorbonne contenait douze à quinze pages contre la tolérance ; mais que cette canaille les a supprimées, pour laisser toute la gloire de ce beau sujet à l’archevêque de Paris, dont on dit que le mandement roulera principalement sur cet article. Il faudra, pour réponse, faire imprimer les lettres de la Czarine à la suite du mandement.

Vous ne voulez donc pas me dire si la seconde édition de l’ouvrage de mathématiques est imprimée, et si je pourrai en avoir au moins un exemplaire. Il n’est plus possible de rien imprimer qu’en pays étranger, lorsqu’on effleure la canaille jansénienne : je crois pourtant que, quoique ces loups soient à craindre, la philosophie, avec un peu d’adresse, viendra à bout de leur arracher les dents. Vous avez bien raison, mon cher maître, les honnêtes gens ne peuvent plus combattre qu’en se cachant derrière les haies ; mais ils peuvent appliquer de là de bons coups de fusils contre les bêtes féroces qui infestent le pays.

L’essentiel, comme vous le dites, est de vivre gaiement, et de rire quand on a eu l’adresse de les coucher par terre. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; mille respects à madame Denis, et mille compliments à MM. de Chabanon et de La Harpe. Les amis de ce dernier ont fait annoncer son prix dans la gazette ; ils se sont trop pressés, et ils sont cause que dorénavant l’Académie ne déclarera son jugement que le jour même de l’assemblée. Vale et me ama. Je vous embrasse de tout mon cœur.

N. B. J’oubliais de vous dire que le collège Mazarin, où président les deux cuistres Ribalier et Cogé pecus, le premier comme principal, le second comme régent de rhétorique, est un des plus mauvais collèges de l’Université, et reconnu pour tel ; cela peut servir en temps et lieu. On peut exhorter ces deux pédants à ne pas tant parler de philosophie, et à mieux instruire la jeunesse qui leur est confiée.

Je me recommande à vous pour me procurer, s’il est possible, tout ce que le neveu et le chat de l’abbé Bazin pourront donner de coups de griffe. Je n’ai plus d’autre plaisir que celui-là.


Paris, 22 septembre 1767.


Avouez, mon cher et illustre maître, que les pauvres mathématiciens à double courbure ont bien raison de se louer de vos libraires huguenots ; ces gens-là traitent les ouvrages de géométrie comme ils feraient le Catéchisme du docteur Vernet ou le Journal chrétien ; ils en font des papillotes, et en sont quittes après pour dire qu’ils les ont perdus. Je ne trouve pas mauvais qu’ils se frisent, quoique leur patriarche Calvin l’ait défendu ; mais j’aimerais autant que ce fût avec la Religion vengée du P. Hayer, récollet, qu’avec mes œuvres. Je vous prie pourtant de les engager à parler encore à leurs perruquiers, et à voir si les débris de mes calculs ne pourraient pas se retrouver dans les ordures. Vous aimez les mathématiques, et je vous recommande instamment mes intérêts en cette occasion.

Il est vrai que c’est l’oraison funèbre de Louis IX, et non pas le panégyrique de S. Louis qui a été prêché à l’Académie ; mais l’ouvrage n’en était que meilleur. Les d’Olivet et compagnie avaient déjà murmuré dès le matin ; mais le murmure a augmenté le soir à Saint-Roch, où l’orateur a prêché le même panégyrique. Il n’y a point d’horreurs et de faussetés que la canaille des prêtres habitués n’ait dites à cette occasion : il est pourtant vrai que deux curés de Paris, qui avaient assisté au sermon du matin, ont dit qu’ils étaient prêts à signer tout ce que le prédicateur avait avancé contre les croisades et contre le pape.

Il nous pleut ici d’Hollande des ouvrages sans nombre contre l’infâme, c’est la Théologie portative, l’Esprit du clergé, les Prêtres démasqués, le Militaire philosophe, le Tableau de l’esprit humain, etc., etc., etc. Il semble qu’on ait résolu de faire le siège de l’infâme dans les formes, tant on jette de boulets rouges dans la place. Il est vrai qu’elle ne sera pas sitôt prise, car c’est le feld-maréchal Ribalier qui y commande, et qui a sous lui le capitaine d’artilleurs Jean-Gilles Larcher, et le colonel de hussards Cogé pecus. Avec ces grands généraux-là, une ville assiégée doit tenir longtemps.

Priez Dieu qu’il tire la Sorbonne et l’archevêque d’embarras au sujet de Bélisaire ; ils ne savent plus comment s’y prendre pour faire paraître leur censure. Ils y avaient mis un grand article contre la tolérance ; la cour, qui est sur cela dans des principes un peu différents de ces messieurs, et même, dit-on, le parlement, tout intolérant qu’il est, leur ont fait dire qu’ils voulaient voir cet endroit de la censure avant qu’elle parût : on dit qu’ils sont actuellement occupés à bourrer leur censure de cartons. Figurez-vous le ridicule dont ils vont se couvrir. On dira que ces pédants-là ne sont pas même décidés sur le genre de sottises qu’ils ont à dire. D’autres prétendent que l’article de la tolérance sera supprimé, c’est ce qu’ils pourraient faire de mieux ; mais ils ne veulent pas qu’on dise qu’ils ont cédé ce quartier de la place. D’autres disent que la censure ne paraîtra point du tout ; ils feraient encore mieux ; il est vrai qu’on se moquera d’eux tant soit peu, mais un peu de honte est bientôt passé. Je sais, de science certaine, que plusieurs docteurs sont de cet avis, et pensent que la Sorbonne a déjà eu dans cette affaire sa dose d’opprobre assez complète pour ne pas grossir davantage la pacotille.

Adieu, mon cher et illustre maître ; je vous recommande l’ouvrage de mathématiques, abandonné si vilainement aux barbiers de Calvin. Voulez-vous bien remettre cette lettre à M. de La Harpe ? J’écris par le même courrier à Chabanon, qui me paraît bien pénétré de reconnaissance et d’attachement pour vous. Les expressions de son cœur, à votre sujet, m’ont autant plus attendri, que j’y retrouve les sentiments du mien. Vous ne sauriez croire combien il est sensible à l’intérêt que vous prenez à son ouvrage, et combien il sent le prix de vos conseils. Je le recommande à votre amitié pour lui, et à celle que vous avez pour moi. Vous pouvez être bien sûr que vous obligez en lui l’âme la plus honnête et la plus reconnaissante. Il me mande, ainsi que M. de La Harpe, dont je ne vous parle point, parce que je sais combien vous l’aimez, et combien il en est digne, que vous avez été malade, et que pendant ce temps vous avez fait une comédie ; vos maladies font honte a la santé des autres. À propos, vraiment j’oublie de vous dire, car j’oublie tout, que je suis enchanté de l’Ingénu, quoique ce ne soit pas le neveu de l’abbé Bazin qui l’ait fait, comme il est évident dès la première page : on dit que c’est un petit-fils de l’abbé Gordon, qui me paraît avoir très bien élevé cet enfant-là. Les ennemis du P. Quesnel, qui n’aiment pas qu’on les voie ingénument tels qu’ils sont, ont si bien fait, que l’ouvrage vient d’être défendu. Il est vrai qu’il n’y en avait eu que trois mille cinq cents de vendus en quatre ou cinq jours, au moyen de quoi personne n’en aura. Ce petit-fils de l’abbé Gordon est un fin courtisan ; il a appris à ses semblables qu’avec un petit mot d’éloge on fait passer bien de la contrebande. La recette est bonne, sans doute, mais un peu difficile à avaler. Iterum vale, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur.


Paris, 18 janvier 1768.


Jai reçu, mon cher et illustre maître, la lettre de Genève, que vous avez bien voulu m’envoyer, et que j’aurais laissée à la poste de Genève, si j’avais pu deviner le peu d’importance du sujet. J’ai reçu aussi certaines Lettres de Rabelais, qui me paraissent de son arrière-petit-fils, à qui le ciel a donné le précieux avantage de se moquer de tout, comme son bisaïeul, mais de s’en moquer avec plus de finesse et de goût. Ces lettres me rappellent un certain dîner du comte de Boulainvilliers, auquel j’assistai il y a quelques jours, et dont j’aurais bien voulu que vous eussiez été un des convives ; on y traita fort gaiement des matières très sérieuses, entre la poire et le fromage. Jean-Jacques n’est pas aussi gai ; il veut à présent retourner en Angleterre : il mande à M. Davenport (c’est le bon M. Hume qui me l’écrit) qu’il est le plus malheureux de tous les hommes, et qu’il désire de retourner avec lui ; M. Davenport y a consenti : ainsi l’Angleterre aura le bonheur de le posséder encore une fois, à condition que ce ne sera pas pour longtemps. M. Hume me mande, dans la même lettre, que ce pauvre fou travaille actuellement à ses Mémoires, dont le premier volume a été fait en Angleterre, et qui doivent en avoir treize ou quatorze (il ne me dit pas si c’est in-folio ou in-24) ; l’Histoire romaine n’en a pas tant. Il est vrai que ce qui regarde ce grand philosophe est absolument la nature entière pour lui, et je lui conseillerais d’intituler son bel ouvrage Histoire universelle, ou Mémoires de Jean-Jacques Rousseau. M. Hume, dans la même lettre où il parle de cet homme, me charge de le rappeler dans votre souvenir, et de vous assurer de tous ses sentiments et de son admiration pour vous. Il craint que vous ne soyez mécontent de ce qu’il n’a pas répondu à la lettre que vous lui avez écrite au sujet de Jean-Jacques : mais il m’assure qu’il n’a eu connaissance de cette lettre que par l’impression chez un libraire d’Écosse, où il l’a trouvée longtemps après qu’elle eût paru, et qu’il était trop tard pour y répondre ; d’autant plus qu’il n’avait aucune preuve que cette lettre lui fût réellement adressée par vous.

Adieu, mon cher et illustre confrère. M. de La Harpe, avec qui j’ai le plaisir de parler souvent de vous, pourra vous dire combien je vous suis attaché, et combien je suis vôtre à la vie et à la mort. Vale et me ama. L’affaire du pauvre Damilaville ne finit point ; cela n’est-il pas odieux ? vous devriez bien écrire à M. d’Ormesson, intendant des finances ; le succès de cette affaire dépend de lui. Iterum vale.


Paris, 18 février 1768.


Marmontel vient de me dire, mon cher et illustre maître, que vous vous plaignez de mon silence, et ce reproche m’afflige d’autant plus, que je ne crois pas l’avoir mérité. Il faut que vous n’ayez pas reçu une lettre que je vous ai écrite huit ou dix jours avant le départ de M. de La Harpe, c’est-à-dire il y a environ trois semaines, et depuis laquelle je n’en ai reçu aucune de vous ; ainsi vous voyez que, si je parais négligent, c’est la faute de la poste et non la mienne. Je vous parlais, dans cette lettre, d’un certain dîner auquel on assure qu’une personne de votre connaissance a assisté. Comme je sais positivement le contraire, je soutiens, j’ai soutenu et je soutiendrai à tout le monde que rien n’est plus faux, et que le convive qui a assisté à ce dîner, et qui vient de nous en donner les actes, est, comme le savent tous les gens instruits, le sieur Saint-Hyacinthe, fils ou bâtard de Bossuet, que son père aurait fait mettre à Saint-Lazare, s’il avait pu prévoir qu’il dînât en si dangereuse compagnie.

Vous savez sans doute la grande nouvelle de l’excommunication de l’infant duc de Parme par notre saint-père le pape, pour avoir attaqué l’immunité des biens ecclésiastiques. Il me semble que notre mère sainte Église travaille d’un côté à jeter elle-même la maison à bas, tandis que les philosophes y mettent le feu de l’autre. Oh ! que le saint-siège entend bien ses affaires ! Les mécréants seraient tentés de dire à Clément XIII ce que disait Timon-le-Misanthrope à Alcibiade : Que je suis content de te voir à la tête du gouvernement ! tu me feras raison de toute la canaille athénienne.

On a affiché, non pas à la porte de l’Académie Française précisément, mais à la porte du Louvre la plus proche, le beau et long mandement du révérendissime père en Dieu Christophe de Beaumont contre Bélisaire. Quelqu’un, assez mauvais plaisant, s’est avisé d’écrire au bas : Défense de faire ici ses ordures. Le suisse du Louvre a essuyé cet avis, disant que la défense était inutile et que personne ne s’était avisé de venir faire ses ordures en cet endroit-là. Vous saurez au reste que dans ce beau mandement, l’intolérance est prêchée avec la plus grande fureur. Voilà donc les pauvres Sirven déboutés de leur demande. Ô temps ! ô mœurs ! Adieu, mon cher ami ; il faut pleurer sur le sort de Jérusalem ; j’essuierai pourtant mes larmes, si vous m’assurez que vous m’aimez toujours, et si vous êtes bien persuadé de mon tendre et sincère dévouement.

M. de La Harpe peut vous avoir dit combien je suis tuus ex anima. Dites-lui, je vous prie, que je n’oublierai point son affaire, et que M. de Boulogne me promet toujours, mais n’a encore rien fini, à mon très grand regret. Vale, vale.


Paris, 5 avril 1768.


Mon cher et ancien ami, j’ai une grâce à vous demander, que je souhaite fort que vous ne me refusiez pas, mais sur laquelle pourtant je serais fâché de vous contraindre. Il y a ici un jeune Espagnol de grande naissance et du plus grand mérite, fils de l’ambassadeur d’Espagne à la cour de France, et gendre du comte d’Aranda, qui a chassé les jésuites d’Espagne. Vous voyez déjà que ce jeune seigneur est bien apparenté ; mais c’est là son moindre mérite ; j’ai peu vu d’étrangers de son âge qui aient l’esprit plus juste, plus net, plus cultivé et plus éclairé : soyez sûr que tout jeune, tout grand seigneur et tout Espagnol qu’il est, je n’exagère nullement. Il est près de retourner en Espagne, et il est tout simple que, pensant comme il fait, il désire de vous voir et de causer avec vous. Il sait que vous êtes seul à Ferney et que vous voulez y être seul ; aussi ne veut-il point vous incommoder. Il se propose de demeurer à Genève quelques jours, et d’aller de là converser avec vous aux heures qui vous gêneront le moins. Ce qu’il vous dira de l’Espagne vous fera certainement plaisir ; il est destiné à y occuper un jour de grandes places, et il peut y faire un grand bien. Je dois ajouter qu’il aura avec lui un autre jeune seigneur espagnol, nommé le duc de Villa-Hermosa, que je ne connais point, mais qui doit avoir du mérite puisqu’il est ami de M. le marquis de Mora ; c’est le nom de celui qui désire de vous voir. Il vous verra avec son ami, si cela ne vous gêne pas trop ; sinon M. le marquis de Mora vous ira voir tout seul. Je puis vous répondre que quand vous l’aurez vu, vous me remercierez de vous l’avoir fait connaître. Faites-moi, je vous prie, un mot de réponse ostensible, soit pour accepter ce que je vous propose, soit pour refuser honnêtement ; ce qui m’affligerait, je vous l’avoue, sans cependant que je vous en susse mauvais gré ni M. de Mora non plus. Il compte partir le 20 de ce mois ; ainsi je vous prie de m’écrire un mot avant ce temps-là. Oh ! qu’un jeune étranger comme celui-là fait de honte à nos freluquets velches ! Adieu, mon cher maître, portez-vous bien et aimez-moi toujours.


Paris, 23 avril 1768.


Mon cher et illustre confrère, M. le marquis de Mora que je vous ai déjà tant annoncé, et que je ne vous ai pas annoncé autant qu’il le mérite, veut bien se charger de vous remettre cette lettre dont il n’aura pas besoin, quand vous aurez causé un quart d’heure avec lui. Vous trouverez en lui un esprit et un cœur selon le vôtre, juste, net, sensible, éclairé et cultivé, sans pédanterie et sans sécheresse. M. le duc de Villa-Hermosa, qui voyage avec M. le marquis de Mora, désire et mérite de partager avec lui la satisfaction de vous voir. Je vous l’ai dit, mon cher maître, vous me remercierez d’avoir connu ces deux étrangers. Vous féliciterez l’Espagne de les posséder, et vous nous souhaiterez des grands seigneurs semblables à ceux-là, au lieu de nos conseillers de la cour imbéciles et barbares, de nos danseuses et de notre Opéra-Comique. Sur ce, mon cher et ancien ami, je vous demande votre bénédiction, et je vous renouvelle les assurances de mon dévouement et de ma sensibilité pour tout ce qui peut vous intéresser.


Paris, 13 mai 1768.


Dieu m’est témoin, mon cher maître, combien j’ai été édifié du spectacle que vous avez donné le 3 d’avril dernier, bon jour bonne œuvre, en rendant vous-même le pain bénit, à la grande satisfaction de la Jérusalem céleste, et principalement des trônes, des dominations et des puissances qui, à ce que je me suis laissé dire, en sont fort contents, d’autant plus qu’on leur a assuré que le beurre en était bon. Il faut que le tigre aux yeux de veau aime la brioche, et vous devriez bien lui en envoyer, la première fois que vous réitérerez cette belle cérémonie ; car je sais qu’il cherche à se disculper des mauvais propos qu’on lui attribue. Ne vous y fiez pas trop pourtant ; car timeo Danaos et verba ferentes. Surtout engagez, si vous le pouvez, le nommé Chirol, ou le nommé Grasset, et leur compère Marc-Michel Rey, à ne pas imprimer tant de sottises qu’on a la platitude de mettre sur votre compte. S’il était permis de plaisanter sur un sujet aussi grave que le pain bénit, j’aurais répondu comme Pourceaugnac à toutes les sottises que j’ai entendu dire à ce sujet : Quel grand raisonnement faut-il pour manger un morceau ?

Si vous êtes enchanté de M. le marquis de Mora, il l’est bien davantage de vous ; et je vous manderais ce qu’il m’écrit à ce sujet, si je ne songeais que vous êtes en état de grâce, et que le chanoine de Saint-Bruno a été damné par un mouvement de vanité.

À propos d’Espagne, j’ai reçu, il y a quelque temps, une lettre excellente de votre ancien disciple sur l’affaire de Parme ; il me mande que le grand lama du Vatican ressemble à un vieux danseur de corde, qui, dans un âge d’infirmité, veut répéter ses tours de force, tombe et se casse le cou. Cette comparaison vaut mieux que toutes les écritures de Madrid, et de nos seigneurs du parlement de Paris sur ce beau sujet.

L’épigramme contre le janséniste La Bletterie est bien douce pour un orgueil aussi coriace que le sien ; ces gens-là sont comme les Russes qui ne sentent pas les croquignoles, et à qui il faut appliquer le knout. Au reste, sa traduction est la meilleure épigramme qu’on puisse faire contre lui ; ce serait le sujet d’une assez plaisante brochure que le relevé de toutes les expressions ridicules qui s’y trouvent, sans compter les contre-sens.

M. le duc de Villa-Hermosa, aussi enchanté de vous que son compagnon de voyage, m’a remis votre lettre, et m’a chargé de vous faire parvenir celle-ci. Adieu, mon cher maître ; continuez, pour l’édification des anges, des curés, des conseillers, des paysans et des laquais, à rendre le pain bénit, mais avec sobriété pourtant ; car, je l’ai ouï dire à un fameux médecin, les indigestions de pain bénit ne valent pas le diable.


Paris, 26 mai 1768.


Jai reçu, mon cher et illustre maître, le poème et la relation que M. de La Borde m’a envoyés de la part du jeune Franc-Comtois qui me paraît avoir son franc-parler sur les sottises de la taupinière de Calvin et les atrocités du tigre aux yeux de veau. Ce Franc-Comtois peut, en toute sûreté, tomber sur le janséniste apostat, sans avoir à redouter les protecteurs dont il se vante, et qui sont un peu honteux d’avoir si mal choisi. On donne l’aumône à un gueux, et on trouve très bon qu’un autre lui donne des étrivières quand il est insolent. M. le comte de Rochefort n’est point à Paris ; il est actuellement dans les terres de madame sa mère, avec sa femme ; je crois qu’ils ne tarderont pas à revenir. Votre ancien disciple vient encore de m’écrire une assez bonne lettre sur l’excommunication du duc de Parme. Il me mande que si l’excommunication s’étend jusqu’ici, les philosophes en profiteront ; que je deviendrai premier aumônier ; que Diderot confessera le duc de Choiseul, et Marmontel le dauphin ; que j’aurai la feuille des bénéfices, et que je vous ferai archevêque de Paris ou de Lyon, comme il vous plaira : ainsi soit-il ! Que dites-vous de l’expédition de Corse ? n’avez-vous point peur qu’il n’en résulte une guerre dont l’Europe n’a pas besoin, et nous moins que personne ? Que dites-vous aussi du train que fait Wilkes en Angleterre ? il me semble que le despotisme n’a pas plus beau jeu dans ce pays-là que la superstition. Adieu, mon cher et illustre maître, le ciel vous tienne en joie et en santé ! je vous embrasse comme je vous aime, c’est-à-dire ex toto corde et animo.


Paris, 31 mai 1768.


Je profite, mon cher et illustre maître, d’une occasion qui se présente pour vous écrire autrement que par la poste, et pour vous parler à cœur ouvert. Je sais que vous vous plaignez de vos amis et des discours qu’ils ont tenus, dites-vous, ou du moins laissé tenir sur la cérémonie que vous avez cru devoir faire le jour de Pâques dernier. Je ne sais pas s’il en est quelqu’un parmi eux qui l’ait blâmée hautement ; il est au moins bien certain que je ne suis pas de ce nombre, mais il ne l’est pas moins que je ne saurais l’approuver dans la situation où vous êtes. Peut-être ai-je tort ; car enfin vous savez mieux que moi les raisons qui vous ont déterminé : mais je ne puis m’empêcher de vous demander si vous avez bien réfléchi à cette démarche. Vous savez la rage que les dévots ont contre vous ; vous savez qu’ils vous attribuent, sans preuve, à la vérité, mais avec affirmation, toutes les brochures qui paraissent contre leur idole. Ils sont bien persuadés que vous en avez juré la ruine, et craignent même que vous ne réussissiez. Vous pouvez juger s’ils vous haïssent, et s’ils sont disposés à chercher les occasions de vous nuire. Avez-vous cru leur faire prendre le change, par le parti que vous avez pris ? la plupart font leurs pâques sans y croire ; ils ne vous croient point certainement plus imbécile qu’eux, et ne regardent les vôtres que comme un scandale de plus : c’est ainsi qu’ils s’en expliquent. Ils sont fâchés que le roi ne fasse pas les siennes ; mais c’est parce qu’ils espèrent qu’il les fera un jour de bonne foi : et que lui diront-ils alors de l’espèce de profanation qu’ils vous attribuent ? J’ai donc bien peur, mon cher ami, que vous n’ayez rien gagné à cette comédie peut-être dangereuse pour vous. On dit que l’évêque d’Annecy vous a écrit à ce sujet une lettre insolente et fanatique ; si cet évêque n’était pas un polisson de savoyard, il vous aurait peut-être fait beaucoup de mal. Quoiqu’il en soit, croyez, mon cher maître, encore une fois, que l’amitié seule m’engage à vous dire ce que je pense sur cet article, que je n’en ai parlé aussi franchement qu’à vous seul, et que je ne tiens point le même discours aux indifférents. Quand vous feriez vos pâques tous les jours, je ne vous en serais pas moins attaché comme au soutien de la philosophie et à l’honneur des lettres. Sur ce, je vous demande votre bénédiction, et surtout votre amitié, en vous embrassant de tout mon cœur.


Paris, 15 juin 1768.


Mon cher maître, mon cher confrère, mon cher ami, avez-vous lu une brochure qui a pour titre : Examen de l’histoire d’Henri IV, par M. de Bury ? Cet homme semble avoir pris pour devise : Tros Rutulus-ve fuat ; je ne parle point de Bury, qui n’en vaut pas la peine, mais de son critique. Il ne vous a pas même épargné ; il prétend que vous avez écrit l’histoire en poète, et que nous n’avons pas un seul historien. À ces deux sottises près, il me semble que cet ouvrage contient des vérités utiles, mais un peu dangereuses pour celui qui les a dites. Ce qui me console, c’est qu’on ne vous attribuera pas ce livre-là, puisque l’auteur ne vous épargne pas plus que les autres. Avez-vous lu la Profession de foi des théistes, adressée au roi de Prusse : cet ouvrage m’a fait plaisir. Si on s’avise de dire qu’il est de vous, il faudra répondre à cette sottise comme on a fait à tant d’autres, et comme le capucin Valérien répondait aux jésuites, mentiris impudentissimè. À propos de cet ouvrage et des autres de la même espèce, il me semble qu’on n’a pas fait assez d’attention au chapitre neuvième d’Esther, qui contient une négociation curieuse de cette princesse avec son imbécile mari, pour exterminer les sujets dudit prince imbécile. Je crois que ce chapitre pourrait tenir assez bien sa place dans quelqu’une des brochures que Marc-Michel Rey imprime tous les mois.

On dit, mais je ne saurais le croire, que M. de Choiseul est fort irrité des brocards qu’on lance sur l’apostat La Bletterie. Vous devriez bien lui en dire un mot, et lui faire sentir combien il serait indigne de lui de protéger de pareils hommes. J’avoue que Dieu fait briller son soleil sur les décrotteurs comme sur les rois, mais il n’empêche pas qu’on ne jette de la boue aux décrotteurs insolents.

Nota bene, que c’est un honnête docteur de Sorbonne qui m’a indiqué le neuvième chapitre d’Esther comme un des endroits les plus édifiants de l’histoire charmante du peuple juif.

Adieu, mon cher ami ; je vous écris au chevet du lit de votre ami Damilaville qui souffre comme un diable d’une sciatique. Je ne sais pourquoi ce meilleur des mondes possibles est infecté de tant de sciatiques, de tant de v....., et surtout de tant de sottises. Vale et me ama. Je vous embrasse de tout mon cœur.


Paris, 14 septembre 1768.


Je crois, mon cher maître, que la pièce qui a remporté le prix est plus polyplate que polytone ; mais je doute que celle de La Harpe, quoique meilleure et mieux écrite, eût fait un grand effet. Le meilleur parti à prendre était celui que j’avais proposé, de ne point donner de prix. Nos sages maîtres en ont jugé autrement ; je leur ai prédit qu’ils s’en repentiraient, et c’est ce qui leur arrive.

Quand il y aura dans vos quartiers quelque nouveauté intéressante, vous pourriez en adresser deux exemplaires à l’abbé Morellet par la voie dont vous vous êtes déjà servi ; il m’en remettra un. J’ai lu ces jours-ci les Réflexions d’un capucin et d’un carme sur les colimaçons ; je ne m’étonne pas qu’ils en parlent si bien, on doit connaître son semblable.

À l’égard des expériences de Néedham, répétées et crues par Buffon, je n’en dirai rien, ne les ayant pas vues ; mais il ne me paraît pas plus évident que rien ne puisse venir de corruption, ou plutôt de transformation, qu’il ne me paraît démontré que du blé ergoté et du jus de mouton forment des anguilles. Que sais-je ? est en physique ma devise générale et continuelle.

Notre ami Damilaville est toujours dans un état fâcheux, ayant de cruelles nuits et des jours qui ne valent guère mieux. Il vous a écrit, et nous parlons souvent de vous. Que dites-vous du grand Turc qui arme contre les Russes pour soutenir la religion catholique ? car il ne peut pas avoir un autre objet. Notre saint-père le pape ne se serait pas attendu à cet allié-là : il ne nous manque plus que l’alliance des loups avec les moutons, pour faire absolument revivre l’âge d’or ; sans cela nous croirions toujours être à l’âge de fer.

Que pensez-vous de l’expédition de Corse ? Je ne sais si nous combattons pour notre compte ou pour celui des Génois ; mais j’ai bien peur que ce ne soit ici la fable de la grenouille et du rat emportés par le milan. Adieu, mon cher maître ; votre ancien préfet, l’abbé d’Olivet, est mourant, et ne vit peut-être plus au moment où je vous écris ; il a tout à la fois apoplexie, paralysie, hydrocèle et gangrène. C’était un assez bon académicien, mais un assez mauvais confrère. Au reste, il meurt avec beaucoup de tranquillité, et presque en philosophe, quoiqu’il ait fait très décemment les cérémonies ordinaires. Suivez-le fort tard, mon cher ami, pour vous, pour moi et pour la raison qui a grand besoin de vous :

Serus in cœlum redeas, diuque
Lætus intersis populo Quirini !

Ce souhait vous est mieux appliqué qu’à ce tyran cruel et poltron qu’Horace et Virgile flattaient. Vale iterum et me ama.


Paris, 22 octobre 1768.


Vous devez, mon cher maître, avoir reçu une lettre de notre ami Damilaville ; il m’a assuré vous avoir écrit. Son état est toujours bien fâcheux ; depuis quelques jours cependant il a de meilleures nuits ; mais son estomac se dérange de plus en plus, et ses glandes ne se dégonflent guère. Il lui est impossible de se soutenir sur ses jambes, et à peine peut-il se traîner de son lit à son fauteuil avec le secours de son domestique. Quant à moi, mon ami, ma santé est assez bonne ; mais j’ai le cœur navré des sottises de toutes espèces dont je suis témoin. Avez-vous su que la chambre des vacations, à laquelle préside le janséniste de Saint-Fargeau et le dévot politique Pasquier, a condamné au carcan et aux galères un pauvre diable (qui est mort de désespoir le lendemain de l’exécution), pour avoir prié un libraire de le défaire de quelques volumes qu’il ne connaissait pas, et qu’on lui avait donnés en paiement ?

Vous noterez que, parmi ces volumes, on nomme dans l’arrêt l’Homme aux quarante écus, et une tragédie de la Vestale (imprimée avec permission tacite), comme impies et contraires aux bonnes mœurs. Cette atrocité absurde fait à la fois horreur et pitié ; mais quel remède y apporter, quand on est placé à la gueule du loup ?

Ce sera l’abbé de Condillac qui succédera à l’abbé d’Olivet ; je crois que nous n’aurons pas à nous plaindre de l’échange. À propos de l’abbé d’Olivet, pourriez-vous m’envoyer quelques anecdotes à son sujet, si vous en savez d’intéressantes ; l’abbé Batteux, notre directeur, qui se trouve chargé de son éloge, m’a prié de vous les demander, et de vous dire qu’il se serait adressé directement à vous-même, s’il avait l’honneur d’en être connu. Adieu, mon cher maître ; on dit que vous travaillez nuit et jour ; tant mieux pour le public, mais, que ce ne soit pas tant pis pour votre santé, qui est, comme disait Newton, du repos, res prorsùs substantialis. Vale et me ama.


Paris, 12 novembre 1768.


Jai reçu, mon cher maître, il y a déjà quelques jours, le Siècle de Louis XIV, augmenté du Siècle de Louis XV, et les Trois Empereurs, de M. l’abbé Caille. Je vous prie de recevoir tous mes remerciements du premier, et de faire à M. l’abbé Caille tous mes remerciements du second. Ce jeune abbé me paraît en effet, comme à vous, promettre beaucoup par cet échantillon qui, pourtant, a bien l’air de n’en être pas un ; car je gagerais bien que ce n’est pas là un coup d’essai, et qu’il a déjà fait d’excellents vers. Je ne manquerai pas de faire ses compliments à Ribalier ou Ribaudier, qui, par parenthèse, vient de donner à une brochure sur l’inoculation une approbation qu’on dirait presque d’un philosophe.

Quid domini facient, audent cum talia fures ?

À l’égard du Siècle de Louis XIV, il me paraît augmenté de plusieurs morceaux bien intéressants ; et je ne m’étonne pas de ce que le roi de Danemarck a eu le courage de dire à Fontainebleau, que l’auteur lui avait appris à penser. On écrase ici ce jeune prince de fêtes et de plaisirs qui l’ennuient. Il voudrait, à ce qu’on assure, voir les gens de lettres à son aise, et converser avec eux ; mais le conseil supérieur a décidé, dit-on, qu’il fallait qu’il ne les vît pas. De toutes les académies, il n’a encore vu que celle de peinture. On lui est, je crois, bien obligé de venir faire diversion à l’affaire de Corse, où vous savez nos succès, qui viennent d’être couronnés par de nouveaux. Si Paoli venait ici, je ne connais de rois que le roi de Prusse qui attirât autant de curiosité.

Notre pauvre Damilaville est toujours dans un bien misérable état, souffrant de tous ses membres, sans appétit, ne pouvant se remuer et digérer sans douleur le peu qu’il mange pour se soutenir. Il me paraît à bout de patience, et je suis pénétré de sa triste situation. Je ne manquerai pas de donner à l’abbé de Condillac l’anecdote que vous m’envoyez sur l’abbé d’Olivet, dont les mânes vous doivent bien de la reconnaissance de l’avoir placé dans votre ouvrage. C’était un passable académicien, mais un bien mauvais confrère, qui haïssait tout le monde, et qui, entre nous, ne vous aimait pas plus qu’un autre. Je sais qu’il envoyait à Fréron toutes les brochures contre vous qui lui tombaient entre les mains, mais

Seigneur, Laïus est mort, laissons en paix sa cendre.

Adieu, mon cher et illustre confrère, portez-vous bien, et continuez à vous moquer de toutes nos sottises.


Paris, 6 décembre 1768.


Vous ne m’écrivez plus que de petits billets, mon cher et ancien ami ; je vous sais fort occupé, et je respecte votre temps. Je crois vous avoir remercié du Siècle de Louis XIV. Vous en avez envoyé un exemplaire à notre secrétaire M. Duclos, qui, étant malade d’une fluxion de poitrine, m’a chargé de vous en remercier pour lui. Quant à notre pauvre Damilaville, il est dans un état affreux, ne pouvant ni vivre ni mourir, et n’ayant de connaissance que pour sentir toute l’horreur de sa situation. Il reçut l’extrême-onction, il y a quelques jours, sans savoir ce qu’on lui faisait. Je vais le voir tous les jours, et j’ai besoin de tout mon attachement pour lui pour soutenir ce spectacle. J’ai bien peur que son agonie ne soit longue et affreuse. Que le sort de la condition humaine est déplorable !

Le roi de Danemarck a été samedi dernier aux Académies. Il donnera son portrait à l’Académie Française, comme la reine Christine. Je lui ai fait de mon mieux les honneurs de celle des sciences, par un discours dont mes confrères m’ont fort remercié, et où j’ai tâché de faire parler la philosophie avec la dignité qui lui convient. J’avais vu, il y a quinze jours, ce prince chez lui avec plusieurs autres de vos amis. Il me parla beaucoup de vous, des services que vos ouvrages avaient rendus, des préjugés que vous avez détruits, des ennemis que votre liberté de penser vous avait faits ; vous vous doutez bien de mes réponses.

Adieu, mon cher et illustre maître, je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur.


Paris, 17 décembre 1768.


Je suis dans mon lit avec un rhume, mon cher et illustre maître, et je me sers d’un secrétaire pour vous répondre sur-le-champ. Je suis étonné que vous n’ayez point reçu une lettre que je vous ai écrite il y a quinze jours, et dans laquelle je vous mandais le triste état de notre pauvre Damilaville, qui a cessé de vivre, ou plutôt de souffrir, le 13 de ce mois. Il y avait plus de trois semaines qu’il existait avec douleur et presque sans connaissance, et sa mort n’est qu’un malheur pour ses amis. Il a été confessé sans rien entendre, et a reçu l’extrême-onction sans s’en apercevoir.

Je vous disais aussi, dans la même lettre, que notre secrétaire Duclos étant malade d’une fluxion de poitrine, m’avait chargé de vous remercier pour lui de l’exemplaire de votre ouvrage que vous lui avez envoyé. Il est mieux à présent, mais encore bien faible ; et il m’a chargé de vous réitérer ses remerciements, et de vous dire que l’Académie recevrait, avec grand plaisir, l’exemplaire que vous lui destinez.

Je vous félicite d’avoir eu M. de Rochefort dans votre solitude pendant quelques jours ; c’est un très galant homme, fort instruit, et ami zélé de la philosophie et des lettres.

Le roi de Danemarck ne m’a presque parlé que de vous dans la conversation de deux minutes que j’ai eu l’honneur d’avoir avec lui : je vous assure qu’il aurait mieux aimé vous voir à Paris que toutes les fêtes dont on l’a accablé. J’ai fait à l’Académie des sciences, le jour qu’il est venu, un discours dont tous mes confrères et le public m’ont paru fort contents ; j’y ai parlé de la philosophie et des lettres avec la dignité convenable ; le roi m’en a remercié ; mais les ennemis de la philosophie et des lettres ont fait la mine ; je vous laisse à penser si je m’en soucie.

J’ignore les intrigues de La Bletterie, et je les méprise autant que sa traduction et sa personne. Je ne vous mande rien de toutes les sottises qui se font et qui se disent ; vous les savez sans doute par d’autres, et sûrement vous en pensez comme moi. J’ai lu, il y a quelques jours, une brochure intitulée l’A, B, C ; j’ai été charmé surtout de ce qu’on y dit sur la guerre et sur la liberté naturelle. Adieu, mon cher et ancien ami ; pensez quelquefois, dans votre retraite, à un confrère qui vous aime de tout son cœur, et qui vous embrasse de même.


Paris, 2 janvier 1769.


Je ne suis plus enrhumé, mon cher maître, mais je me sers d’un scribe pour ménager mes yeux qui sont très faibles aux lumières. Je vous envoie mon discours, puisque vous lui faites l’honneur de vouloir le lire. Je vous l’ai fait attendre quelques jours, et beaucoup plus longtemps qu’il ne mérite, parce qu’il était à courir le monde, et que je n’ai pu le ravoir qu’aujourd’hui ; voulez-vous bien me le renvoyer sous l’enveloppe de Marin ? Il n’est que trop vrai qu’un certain gentilhomme a tenu au roi de Danemarck le ridicule propos qu’on vous a dit. Vous verrez dans mon discours un petit mot de correction fraternelle pour ce gentilhomme qui était présent, et qui, à ce que je crois, l’aura sentie ; car je ne gâte pas ces messieurs. Vous voyez, mon cher ami, ce qui en arrive quand on les flatte ; ils trouvent mauvais qu’on se moque des plats auteurs qu’ils protègent ; on s’expose à de tels reproches quand on caresse ceux qui les font. La critique de Linguel aurait pu être meilleure et de meilleur goût ; cependant, comme il a raison presque en tout, elle a beaucoup chagriné son maussade adversaire ; la liste des phrases tirées de la traduction est bien ridicule, et peut-être aurait suffi.

Vous devez des regrets au pauvre Damilaville ; il vous était bien attaché. Je savais qu’il était marié, mais non par lui, car il ne me disait rien de ses affaires. J’ai vu sa femme une seule fois, et, d’après cette vue, je doute fort qu’il ait été cocu ; mais ce qui me fâche le plus, c’est que cette vilaine mégère (car c’en était une) emporte tout le peu qu’il laisse, et qu’il ne restera pas même de quoi payer un bon domestique qu’il avait.

Je n’ai point lu la collection des ouvrages de Leibnitz ; je crois que c’est un fatras où il y a bien peu de choses à apprendre.

Il est vrai que j’ai donné cette année deux gros volumes in-4o. de géométrie ; ce seront vraisemblablement les derniers.

Notre secrétaire, toujours convalescent et assez faible, vous fait mille compliments. Quant à l’A, B, C, personne n’ignore qu’il est en effet traduit de l’anglais par un avocat. Vale et me ama.


Paris, 19 janvier 1769.


Vous aimez la raison et la liberté, mon cher et illustre confrère, et on ne peut guère aimer l’une sans l’autre. Eh bien, voilà un digne philosophe républicain que je vous présente, et qui parlera avec vous philosophie et liberté ; c’est M. Jennings, chambellan du roi de Suède, homme du plus grand mérite et de la plus grande réputation dans sa patrie. Il est digne de vous connaître, et par lui-même et par le cas qu’il fait de vos ouvrages, qui ont tant contribué à répandre ces deux sentiments parmi ceux qui sont dignes de les éprouver. Il a d’ailleurs des compliments à vous faire de la part de la reine de Suède et du prince royal, qui protègent dans le nord la philosophie si mal accueillie par les princes du midi. M. Jennings vous dira combien la raison fait de progrès en Suède, sous ces heureux auspices. Les prêtres n’ont garde d’y faire comme le roi, et d’offrir aux peuples leur démission, ils craindraient d’être pris au mot. Adieu, mon cher et illustre confrère ; continuez à combattre, comme vous faites, pro aris et focis. Pour moi, qui ai les mains liées par le despotisme ministériel et sacerdotal, je ne puis que faire comme Moïse, les lever au ciel pendant que vous combattrez. Je vous embrasse de tout mon cœur.


Paris, 13 auguste 1769.


Mon cher et illustre confrère, quelque scrupule que je me fasse de troubler votre solitude, je ne puis me dispenser de recommander à vos bontés M. Mathy qui vous remettra cette lettre ; c’est le fils d’un homme de mérite, que vous connaissez sûrement au moins de réputation, et qui a longtemps travaillé à un très bon ouvrage périodique, intitulé : Journal britannique. Le fils est digne de son père, et digne d’être connu et bien reçu de vous. Il a l’esprit très cultivé, et ce qui vaut encore mieux, très droit et très juste, et surtout une franchise et une philosophie qui vous plairont. Je ne lui compte pas pour un mérite le désir qu’il a de vous connaître, car c’est un mérite trop banal. M. de Schomberg est revenu de chez vous, pénétré de la réception que vous lui avez faite, et enchanté de votre personne. Je ne doute pas que M. Mathy n’en revienne avec les mêmes sentiments.

On ne parle plus, ce me semble, de l’Histoire du parlement, et il me semble que la fureur de vous l’attribuer est calmée ; ainsi je crois que vous devez être tranquille à cet égard. On se plaint de plusieurs inexactitudes qui vraisemblablement sont des fautes d’impression. Par exemple, à la page 182, on dit que Coligni avait été assassiné avant la Saint-Barthélemi, par Montrevel ; c’est Maurevert, comme le disent le président Hénault et beaucoup d’autres. Je ne vous parle point des autres critiques qui, au fond, ne vous intéressent guère, et sont d’ailleurs très peu de chose.

Adieu, mon cher et ancien ami ; je voudrais bien avoir une santé qui me permît d’aller vous embrasser ; je vis pourtant toujours dans cette espérance.

En attendant, je vous embrasse de tout mon cœur, en esprit et en Lucrèce. Vale et me ama.


Paris, 29 août 1769.


Jai reçu, mon cher maître, le petit Tout en Dieu. Je vous prie d’en remercier pour moi votre ami, premièrement de ce qu’il a bien voulu songer à moi, et ensuite du fond de raison qui me paraît être dans sa doctrine. Il y a bien longtemps que je suis persuadé que Jean Scot, Malebranche et tous ces rêveurs, ou ne savaient pas ce qu’ils étaient, ou étaient réellement spinosistes, et qu’à l’égard de Spinosa, ou toute sa métaphysique ne signifie rien, ou elle signifie que la matière est la seule chose existante, et que c’est dans elle qu’il faut chercher ou supposer la raison de tout. Je sais que ce sentiment est abominable, mais du moins il s’entend, et c’est quelque chose, en philosophie, que de savoir, au moins, ce qu’on veut dire, quand on ne sait pas ce qu’on doit dire. Votre ami suppose à tort, ce me semble, que dans l’opinion des métaphysiciens orthodoxes, il n’y a point chez les bêtes de principe distingué de la matière : c’était la folie de Descartes, et j’avoue même que s’il a été sur ce point le plus fort des philosophes, c’est parce qu’il était le plus conséquent, et qu’il voyait bien l’inconvénient effroyable, pour ce que vous savez, d’admettre dans la bête une âme intelligente. Mais la prétention contraire est si absurde qu’on est aujourd’hui forcé d’y renoncer dans les écoles, au risque de se tirer comme on peut des objections. Vous trouverez dans le tome 5 de mes Mélanges de philosophie, page 131, une petite diatribe à ce sujet, qui, je crois, ne vous déplaira pas, et qui peut-être vous fera dire après l’avoir lue : Latet anguis in herbâ.

L’argument de votre ami sur l’inutilité des organes des sens, s’il faut autre chose que les sens mêmes pour voir, pour entendre et pour toucher, etc., me paraît péremptoire ; mais cet argument même me paraît s’étendre tout naturellement à exclure toute autre cause de nos sensations et de nos idées que les organes mêmes qui les produisent, et, si je ne me trompe, c’est en effet l’intention de l’auteur. À foi et à serment, je ne trouve dans toutes les ténèbres métaphysiques de parti raisonnable que le scepticisme ; je n’ai d’idée distincte, et encore d’idée complète, ni de la matière ni d’autre chose ; et en vérité quand je me perds dans mes réflexions à ce sujet, ce qui m’arrive toutes les fois que j’y pense, je suis tenté de croire que tout ce que nous voyons n’est qu’un phénomène, qui n’a rien hors de nous de semblable à ce que nous imaginons, et j’en reviens toujours à la question du roi indien : Pourquoi y a-t-il quelque chose ? car c’est là en effet le plus surprenant.

L’histoire exécrable que vous me faites du nouveau jugement rendu par la Tournelle me fait demander : Pourquoi y a-t-il des monstres aussi absurdes et aussi atroces ? Mais êtes-vous bien sûr de ce fait ? pourriez-vous m’en donner la date précise ? J’en ai parlé à un conseiller en parlement, vrai philosophe, nommé M. du Séjour ; il m’a assuré que ce jugement n’était pas rendu par la Tournelle actuelle, dont il est un des membres, et où, par parenthèse, il a souvent empêché bien des atrocités. Il m’a promis de s’en informer. Donnez-moi de votre côté les lumières que vous pourrez sur ce sujet, car il importe que cette horreur soit connue, et je ne m’y épargnerai pas.

Pendant que nous sommes tous deux de mauvaise humeur, j’ai envie de vous apprendre pour vous ragaillardir, que j’avais proposé cette année à l’Académie Française pour le sujet du prix de poésie. Les progrès de la raison sous le règne de Louis XV : que cette proposition avait passé après de grands débats ; que même quelques-uns de nos prêtres, car nous en avons de raisonnables, y avaient accédé ; mais que d’autres s’y sont montrés si opposés, que dans la crainte de quelques protestations et de quelque éclat de leur part, nous avons été obligés de renoncer à ce sujet, et d’en proposer un trivial, qui prête plus à la déclamation qu’à la philosophie,

Voilà, belle Émilie, à quel point nous en sommes.


Qu’en dites-vous, mon cher maître ?


Paris, 15 octobre 1769.


Jai reçu, mon cher et illustre confrère, en arrivant de la campagne, les tristes éclaircissements que vous m’avez envoyés sur l’aventure abominable du pauvre Martin ; ses juges, dignes de Martin Bâton, sont actuellement allés voir leurs dindons auxquels ils ressemblent. Dès que la Saint-Martin qui fait égorger tant de dindons à deux pieds avec plumes, aura ramené les dindons à deux pieds sans plumes, je vous promets de tirer cette affaire au clair et de couvrir ces marauds de l’opprobre qu’ils méritent. J’en ai déjà parlé à quelques-uns de messieurs qui sont actuellement de la chambre des vacations ; ils prétendent qu’ils ne savent ce que c’est, car ils n’enragent point pour mentir. Ils viennent de condamner un assassin de Montrouge à être roué dans la place la plus convenable du village. Cela rappelle le bourreau d’armée qui était de Beauvais, et qui faisait des excuses à un maraudeur pendu, son compatriote, de ce qu’il n’aurait pas autant de commodités, étant pendu à un arbre, qu’à une potence. Cette place la plus convenable pour rouer un homme doit être mise à côté des coups de bâton donnés à un crucifix, dont il était parlé dans le bel arrêt du malheureux chevalier de La Barre. Je suis charmé que toute cette canaille parlementaire soit traitée comme elle le mérite dans le code des lois de la Russie, et que les Tartares apprennent aux Welches à être humains.

Avez-vous entendu parler d’une petite drôlerie sur nosseigneurs du parlement, intitulée : Michaut et Michel ? Je ne sais qui en est l’auteur, ni s’il est à Paris ; mais s’il avait envie d’y venir je lui dirais en ami,

Occursare capro, cornu ferit ille, caveto.

Je ne sais pas si le parlement de Toulouse rendra Justice au pauvre Sirven ; je le souhaite pour son honneur, j’entends pour celui du parlement. À propos de Sirven, Damilaville avait un pauvre domestique qui l’a logé pendant longtemps, et à qui son maître avait promis de lui procurer pour cette bonne œuvre quelque gratification dont il a besoin, étant chargé de famille. Madame Denis m’a promis de vous en parler. Elle vous dira d’ailleurs que nous continuons, comme de raison, à la cour et à la ville, à dire et faire beaucoup de sottises ; mais elle ne vous dira sûrement pas assez combien je vous aime et vous regrette, et combien j’aurais de désir de vous embrasser encore une fois. En attendant, je vous embrasse, en esprit et en âme, de toutes mes forces et de tout mon cœur.

P. S. J’espérais un peu de l’infant duc de Parme, attendu la bonne éducation qu’il a eue ; mais où il n’y a point d’âme, l’éducation n’a rien à faire. J’apprends que ce prince passe la journée à voir des moines, et que sa femme, Autrichienne et superstitieuse, sera la maîtresse. Ô ! pauvre philosophie, que deviendrez-vous ? Il faut cependant tenir bon et combattre jusqu’à la fin.

Faisons notre devoir, et laissons faire aux dieux.


Paris, 9 novembre 1769.


Que béni soit l’homme de Dieu, mon très cher et très illustre maître, qui travaille à un mémoire pour la famille de ce malheureux ! j’espère que ce mémoire ne sera pas déshonoré par la mauvaise rhétorique du palais, comme l’ont été ceux de Calas. J’attends qu’un de mes amis et de mes confrères à l’Académie des sciences, M. Dionis du Séjour, homme vertueux et éclairé, quoique conseiller de la cour, soit de retour de la campagne, pour tirer au clair cette histoire abominable qui doit achever de couvrir de honte ces juges du dixième siècle, bien indignes de vivre au dix-huitième siècle, à moins que ce ne soit pour y être traités comme ils ont traité Martin.

Je n’ai point lu cette pièce de vers intitulée Michaut et Michel ; on* dit que les deux héros sont Michel de Saint-Fargeau et Michault de Monturon de Montblin, deux fanatiques du parlement, bien connus pour tels ; si la pièce est bonne, comme on le dit, je souhaite qu’elle soit publique et que l’auteur ne se fasse pas connaître. Je ne manquerai pas, au reste, d’assurer, et c’est la vérité, que vous n’y avez aucune part. Il est sûr que la pièce existe, mais elle est peu connue.

J’ai promis à Panckoucke de lui donner quelques additions pour les articles de mathématiques, et pour quelques-uns de physique. Les molécules organiques et les anguilles de Néedham ont rapport à l’article Génération, qui n’est pas de ma partie. Du reste, je ne crois pas plus à ces sornettes que vous. Quant aux déclamations et autres sottises qui déshonorent l’Encyclopédie, on fera bien de les supprimer, mais je ne m’en mêlerai pas, ayant déclaré que je ne voulais pas être éditeur. Je me fais d’avance un grand plaisir de lire vos articles de belles-lettres.

Je ne sais plus ce que j’ai dit de Maupertuis ; ce que je sais, c’est qu’il faut que je ne l’aie pas trop flatté, car il était mécontent, et nous étions très froids ensemble quand il est mort.

Je donnerai au domestique de Damilaville, qui doit être à la campagne, le billet que vous m’envoyez pour lui ; c’est une œuvre de charité et de justice. Son pauvre maître est mort banqueroutier.

Oui, sans doute, il y a une infinité de cas où la diagonale d’un rectangle est aussi incommensurable aux côtés que l’est la diagonale du carré ; ce cas est même bien plus fréquent que celui de la commensurabilité.

Je ne sais si l’empereur est des nôtres, mais je m’accoutumerai difficilement à ne pas voir la maison d’Autriche avec un vernis de superstition :

.... Timeo Danaos et dona ferentes.

Adieu, mon cher et illustre confrère ; je vous embrasse de tout mon cœur.


Paris, 11 décembre 1769.


Je vous dois, mon cher et illustre maître, des remerciements pour la tragédie des Guèbres, que j’ai reçue il y a quelque temps de votre part. Je souhaiterais fort que cette pièce pût être représentée, elle achèverait peut-être, sur les esprits des Welches, l’ouvrage que la tragédie de Mahomet avait déjà commencé, celui d’inspirer l’horreur de l’intolérance et du fanatisme ; mais trop de gens, mon cher philosophe, sont intéressés à empêcher le progrès de la raison. Toutes les fois qu’on veut aujourd’hui rendre ridicules ou odieux des prêtres de quelque secte que ce soit, les nôtres regardent au dedans d’eux-mêmes, et se disent, en grinçant les dents :

.................... Mutato nomine, de me
Fabula narratur.

Quant à la préface de cette tragédie, je suis depuis longtemps entièrement de votre avis sur Athalie. J’ai toujours regardé cette pièce comme un chef-d’œuvre de versification, et comme une très belle tragédie de collège. Je n’y trouve ni action, ni intérêt ; on ne s’y soucie de personne, ni d’Athalie qui est une méchante carogne, ni de Joad qui est un prêtre insolent, séditieux et fanatique, ni de Joas même que Racine a eu la maladresse de faire entrevoir, en deux endroits, comme un méchant garnement futur. Je suis persuadé que les idées de religion dont nous sommes imbus des l’enfance contribuent, sans que nous nous en apercevions, au peu d’intérêt qui soutient cette pièce ; et que si on changeait les noms, et que Joad fût un prêtre de Jupiter ou d’Isis, et Athalie une reine de Perse ou d’Égypte, cette pièce serait bien froide au théâtre. D’ailleurs, à quoi sert toute cette prophétie de Joad, qu’à faire languir l’action qui n’est pas déjà trop animée ? Je crois en général, et je vais peut-être dire un blasphème, que c’est plutôt l’art de la versification, que celui du théâtre, qu’il faut apprendre chez Racine. J’en connais à qui je donnerais un plus grand éloge, mais ils n’ont pas l’honneur d’être morts.

On dit que vous êtes malade, mon cher ami, et on ajoute que vous avez du chagrin pour une cause qui me paraît bien juste. Je ne saurais croire que cette cause soit réelle ; si par malheur elle l’était, elle me rappellerait la belle tirade de la péroraison pro Milone, qui commence par ces mots : Hiccine vir patriæ natus, etc.

Le contrôleur-général est, dit-on, bien embarrassé pour trouver de l’argent ; Dieu le père n’en trouverait pas. Hippocrate, Esculape et toute l’École de médecine ne rétabliraient pas un malade qui se donnerait tous les jours, à dîner et à souper, une indigestion. Ce sera le cas de la France, tant qu’on n’y connaîtra pas l’économie. Adieu mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur. Mes respects à madame Denis.


Paris, 25 janvier 1770.


Mon cher confrère, mon cher maître, mon cher ami, je vous prie d’en croire mon tendre attachement pour vous ; soyez sûr qu’on ne vous a pas dit vrai sur la personne qu’on a accusée auprès de vous. Il est vrai qu’un de vos amis et des miens me dit, il y a environ trois ou quatre mois, avoir entendu quelques morceaux d’un poème intitulé : Michaut et Michel ; mais il ne m’en dit pas un seul vers, et n’ajouta absolument rien qui pût me faire connaître ou même me faire soupçonner l’auteur. Il est d’ailleurs trop de vos amis pour qu’il puisse jamais avoir à se reprocher la moindre imprudence à votre égard, à plus forte raison, l’ombre même de la calomnie. Personne ne vous rend justice avec plus de connaissance, et j’ajoute avec plus de courage ; il vous en a donné des preuves publiques dans cette capitale des Welches, où ceux même qui courent en foule à vos pièces de théâtre n’osent encore vous donner la place que vous méritez, et on peut dire de lui : Repertus erat qui efferret quæ omnes animo agitabant.

À cette occasion je veux vous faire part de ce que je pensais il y a quelques jours, en lisant vos vers et en les comparant à ceux de Despréaux et de Racine. Je pensais donc qu’en lisant Despréaux on conclut et on sent que ses vers lui ont coûté ; qu’en lisant Racine, on le conclut sans le sentir ; et qu’en vous lisant, on ne le conclut ni le sent : et je concluais, moi, que j’aimerais mieux être vous que les deux autres.

Je n’ai point lu le plan ou prospectus des Suppléments à l’Encyclopédie. L’impertinence des libraires ne m’étonne pas ; j’en dirai pourtant un mot à Panckoucke ; et je vous invite aussi à lui faire sur ce sujet une petite correction fraternelle ou magistrale.

Je crois que l’affaire de Luneau de Boisgermain s’en ira en fumée. On voudrait bien, je crois, donner gain de cause aux libraires, mais on craint un peu le cri des gens de lettres, et c’est quelque chose que ce cri retienne un peu les gens en place.

Avez-vous lu un ouvrage intitulé : Dialogue sur le commerce des blés ? il excite ici une grande fermentation. Cet ouvrage pourrait être de meilleur goût à certains égards, mais il me paraît plein d’esprit et de philosophie. Je voudrais seulement que l’auteur fût moins favorable au despotisme ; car, depuis les premiers commis jusqu’aux libraires, j’ai presque autant d’aversion que vous pour les despotes.

Nous avons bien des confrères qui menacent ruine, l’abbé Alary, le président Hénault, Paradis de Moncrif, qui sera bientôt Moncrif de paradis. Ne vous avisez pas d’être leur compagnon de voyage, vous n’êtes pas fait pour cette compagnie ; attendez plutôt que nous partions ensemble : pour peu que vous soyez pressé, je ne vous ferai pas attendre : j’ai des étourdissements et un affaiblissement de tête qui m’annoncent le détraquement de la machine. Je vais essayer de vivre en bête pendant trois ou quatre mois ; car je ne connais de remède que le régime et le repos. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse de toute mon âme. Quand je me verrai prêt à mourir, je vous manderai, si je puis, le jour que j’aurai retenu ma place au coche.


Paris, 22 février 1770.


Que vous êtes heureux, mon cher et illustre maître, de pouvoir, à votre âge de soixante et seize ans, vous occuper encore plusieurs heures par jour ! pour moi, je suis obligé depuis six semaines de renoncer à toute espèce de travail, grâce à une faiblesse de tête qui me permet à peine de vous écrire : elle me tourne presque autant qu’au nouveau contrôleur-général, dont vous aurez appris les belles opérations ; et aux pauvres libraires de l’Encyclopédie, dont vous aurez appris la déconfiture. Je voudrais bien aller partager votre solitude ; mais je ne puis, dans l’état où je suis, m’exposer à changer de place, quoique je ne me trouve pas trop bien à la mienne.

Vous n’êtes que trop bien informé de l’affaire de Martin ; il est très vrai que le procureur-général travaille à réhabiliter sa mémoire : cela fera grand bien au pauvre roué et à sa malheureuse famille dispersée et sans pain. En vérité, notre jurisprudence criminelle est le chef-d’œuvre de l’atrocité et de la bêtise. À propos, on dit que les Sirven ont été déclarés innocents au parlement de Toulouse ; on ajoute que la tragédie des Guèbres a été ou doit être représentée sur le théâtre de cette ville. C’est ici le cas des poltrons révoltés, et on pourrait dire :

Quid domini facient, audent cùm talia fures ?

Connaissez-vous le nouvel ouvrage de La Harpe, dont le sujet est une autre atrocité arrivée, il y a deux ans, dans un couvent de Paris, grâce encore à l’humanité et à la sagesse de nos lois ecclésiastiques, bien dignes de figurer avec nos lois criminelles ? Cet ouvrage me paraît bien supérieur à tout ce qu’il a fait jusqu’à présent, et pourrait bien lui ouvrir incessamment les portes de l’Académie. Que dites-vous de la traduction des Géorgiques de l’abbé Delille ? Je doute que celle de Simon Le Franc soit meilleure. À propos de vers, je me console dans mon inaction en lisant les vôtres, et je persiste dans ce que je vous disais, il n’y a pas longtemps, que Despréaux me paraît forger très habilement les siens, ou si vous voulez, les travailler fort bien au tour, Racine les jeter parfaitement en moule, et vous les créer.

Vous ne m’avez rien répondu sur ce que je vous ai mandé pour justifier un de vos plus zélés admirateurs, accusé très injustement auprès de vous ? Aurais-je eu le malheur de ne vous pas détromper ? vous pouvez cependant être bien sûr que je vous ai dit la pure vérité. Qu’est-ce qu’une madame Mazon de Meilhonat, qui vous a, dit-on, envoyé des vers charmants ? serait-ce une descendante de Virgile Maron ?

Vous faites donc l’Encyclopédie à vous tout seul ? Vous avez bien raison de dire qu’on a employé trop de manœuvres à cet ouvrage, et qu’on y a mis trop de déclamation. En vérité, on est bien bon d’en avoir tant de peur, et de ruiner par ce motif de pauvres libraires. C’est un habit d’arlequin où il y a quelques morceaux de bonne étoffe, et trop de haillons. Bonjour, mon cher et illustre maître ; aimez-moi et portez-vous bien ; mes respects à madame Denis. Le chevalier de La Tremblaye est en peine de savoir si vous avez reçu, il y a quelques mois, les remerciements qu’il vous a faits au sujet, je crois, de vos œuvres que vous lui avez envoyées.


Paris, 9 mars 1770.


Nos lettres se sont croisées, mon cher et illustre maître. Vous avez dû voir, par la mienne, que si je ne vous ai pas répondu plus tôt, c’est que depuis six semaines j’ai l’honneur d’être imbécile ; plaignez-moi donc et ne me grondez pas. Tous nos amis communs sont témoins de mon tendre attachement pour vous ; aux sentiments de qui rendriez-vous justice, si vous ne la rendiez pas aux miens ?

Je verrai Panckoucke et je le tranquilliserai, si cependant un pauvre diable, qui a cent mille écus en papier sous un hangar à la Bastille, peut être dûment tranquillisé. Je ne comprends pas je vous l’avoue, pourquoi on veut empêcher de répandre, dans le royaume et en Europe, quatre mille exemplaires de l’Encyclopédie, lorsqu’il y en a déjà quatre mille de distribués.

On s’égorge donc dans Genève, Dieu merci, et ce n’est pas pour la consubstantialité ou consubstantiabilité du Verbe. À quoi pense l’orateur Vernet, de ne pas faire comme ce philosophe dont parle Tacite, d’aller se mettre entre les deux armées, bona pacis et belli mala disserens ; il y attraperait quelque coup de fusil ou de broche, et ce serait grand dommage.

Oui vraiment, je sais que vous êtes devenu capucin, et je vous fais mon compliment sur cette nouvelle dignité séraphique. Ne vous avisez pas au moins de vous faire jésuite, surtout en Bretagne, car ils y sont actuellement très mal menés, et on vient de les en chasser pour prix des troubles qu’ils y excitent depuis trois à quatre ans. Le roi de Prusse me mande qu’il est le meilleur ami du cordelier-pape, et que le successeur de Barjone le regarde, tout hérétique qu’il est, comme le soutien de sa garde prétorienne-ignatienne, que les autres majestés très chrétiennes et très catholiques voudraient lui faire chasser. Je ne doute point que le nouveau sujet du frère Amatus de Lamballa ne devienne bientôt aussi le meilleur ami de frère Ganganelli. Si vous allez jamais lui baiser les pieds et servir sa messe, avertissez-moi, je vous prie, car je veux au moins l’aller sonner.

On est bien plus occupé dans ce moment du contrôleur-général et de ses opérations, vraiment chirurgicales, que de l’assemblée du clergé. Je ne doute point que cette assemblée ne se passe comme toutes les autres, à payer, à clabauder et à se faire moquer d’elle. Quand on aura son argent, on lui dira comme Harpagon : Nous n’avons que faire de vos écritures ; et tout le monde s’en ira content.

Oui, j’ai lu la Religieuse de La Harpe, et je trouve qu’il n’a rien fait qui en approche. Ne pensez-vous pas de même ? Adieu, mon cher et illustre ami ; croyez que je suis et serai toujours tuus ex animo.

Que dites-vous des Géorgiques de l’abbé Delille, et du livre de l’abbé Galiani ?


Paris, 11 mars 1770.


Nos lettres vont toujours se croisant, mon cher et illustre confrère. J’ai reçu le cahier que vous m’avez envoyé. Je suis touché, comme je le dois, de votre confiance ; et je vous envoie, puisque vous le voulez, mes petites observations.

Page 7. Ce n’est point à la tête du troisième volume de l’Encyclopédie, mais à la tête du septième que se trouve l’éloge de Dumarsais.

Page 8. Je crois cette digression déplacée pour plusieurs raisons : 1°. Parce que les secours dont il s’agit, si je suis bien instruit, ont été très modiques, et si je ne me trompe, pour une seule personne, et de plus accordés de mauvaise grâce et en déclarant qu’on n’aime point les gens de lettres ni les philosophes ; c’est en effet ce qu’on a prouvé en plus d’une occasion ; 2°. parce que je crois qu’un homme en place, qui aide les gens de lettres du bien de l’État, pense et agit plus noblement pour elles et pour l’État, que celui qui leur donne des secours de son propre bien, surtout s’ils sont donnés comme je viens de le dire ; 3°. parce que je crains que ces éloges, donnés dès le commencement d’un dictionnaire dans un article qui ne les amène pas, et à propos de la voyelle a, ne paraissent de l’adulation, et ne préviennent le lecteur contre un ouvrage d’ailleurs excellent.

Page 9. Les remarques sur l’orthographe de français sont très justes ; mais on ferait peut-être bien d’ajouter que français ne représente guère mieux la prononciation, et qu’on devrait écrire francès comme procès. C’est un autre abus de notre écriture que cet emploi d’ai pour e.

Page 12. Les hiatus sont sans doute un défaut en général ; mais, 1°. il y a des hiatus à chaque moment au milieu des mots, et ces hiatus ne choquent point ; croit-on qu’ilia, intestins, soit plus choquant qu’il y a dans notre langue ? 2°. Ne devrait-on pas dire que c’est une puérilité, et souvent un défaut contraire à la simplicité et à la naïveté du style, que le soin minutieux d’éviter les hiatus dans la prose, comme le pratique l’abbé de La Bletterie ? Cicéron se moque, dans son Orator, de l’historien Théopompe, qui s’était trop occupé de ce soin ridicule. Il me semble qu’au mot hiatus ou bâillement, on pourrait faire à ce sujet un article plein de goût. 3°. Notre poésie même me paraît ridicule sur ce point ; on rejette, j’ai vu mon père immolé à mes jeux, et on admet, j’ai vu ma mère immolée à mes yeux, quoique l’hiatus du second vers soit beaucoup plus ridicule. 4°. Il a Antoine en aversion, n’est point proprement le concours de deux a ; parce que an est une voyelle nasale très différente de a. 5°. Pourquoi est-ce un défaut qu’un verbe ne soit qu’une seule lettre ; qu’importe qu’on y emploie une seule lettre ou plusieurs ? le seul défaut, c’est l’identité de la préposition à et du verbe a.

Page 13. Vers la fin ne faut-il pas dire vous voyez très rarement dans Virgile une voyelle suivie du mot commençant par la même voyelle ; car rien n’est plus commun, ce me semble, dans Virgile et dans tous les poètes qu’une rencontre de deux voyelles différentes. D’ailleurs, il y a, ce me semble, dans Virgile, et assez fréquemment, des élisions encore plus rudes que arma amens ; comme multùm ille et terris, etc., et mille autres semblables. Voilà bien du bavardage dont j’aurais pu me dispenser, en songeant au proverbe ne sus Minervam. L’auteur devrait bien consoler mon imbécillité (qui dure toujours), en m’envoyant la suite de l’ouvrage, si elle lui tombe entre les mains. J’embrasse de tout mon cœur mon illustre et respectable confrère, et je lui fais mon compliment sur le succès de Sirven, dont l’humanité lui est uniquement redevable. J’ai reçu, il y a quelque temps, par l’abbé Audra lui-même, l’Histoire générale abrégée, et je lui en ai écrit une lettre de remerciements, de félicitation et d’encouragement.


Paris, 26 mars 1770.


Mon cher et illustre ami, je pourrais vous dire comme Agrippine : Non, non, mon intérêt ne me rend point injuste. Je sais que la personne dont vous me parlez fait profession de haine pour la philosophie et les lettres ; je ne sais pas non plus si l’État a plus à s’en louer que la philosophie, mais je lui reconnais des qualités très louables, et je sais qu’en particulier vous avez à vous en louer beaucoup. Je trouve seulement que son éloge eût été mieux placé dans cent autres endroits du Dictionnaire, qu’il ne l’est à la première page, et à propos de la lettre A. À l’égard du contrôleur-général, que Dieu absolve, il me fait aussi perdre à moi environ cinq à six cents livres, et c’est le denier de la veuve. Jusqu’à présent, nous voyons comment il sait prendre ; le temps nous fera voir comment il saura payer. Tout mis en balance, la personne que vous louez me paraît en effet la plus louable de ses semblables ; vous en avez loué d’autres qui assurément le méritaient moins, et dont vous n’avez pas eu depuis à vous louer beaucoup.

À l’égard de notre petite controverse poétique et grammaticale, je conviens d’abord que françois est absurde, et que français est plus raisonnable ; mais pourquoi employer deux lettres ai, pour marquer un son simple comme celui de l’e dans procès ? La raison de l’étymologie me paraît faible, car il y a mille autres choses où l’orthographe fait faux-bon à l’étymologie, et avec raison, parce que la première règle, et la seule raisonnable, est d’écrire comme on prononce : les Italiens nous en donnent l’exemple, et nous devrions le suivre.

Mon oreille est assurément la très humble servante de la vôtre ; mais immolée à mes yeux me paraît plus dur qu’immolé à mes yeux, par la raison même que vous apportez du contraire, celle de la prolongation de la voyelle. Croyez-vous d’ailleurs que la hauteur, un héros, tout le camp ennemi, disperse tout son camp à l’aspect de Jéhu, et mille autres heurtements semblables ne soient pas plus écorchants qu’une simple rencontre de voyelles que nos règles interdisent ? Ces règles vous paraissent-elles bien conséquentes ? Je conviens qu’il alla à Arles est affreux ; mais je voudrais qu’on ne fît pas plus de grâce aux autres heurtements que j’ai cités, et qui me paraissent comme ces grands seigneurs qui ne se font respecter qu’à force de morgue.

Vous ne savez donc pas que notre secrétaire Duclos est absent depuis trois semaines ? On prétend qu’il est allé négocier avec M. de La Chalotais ; on assure même que sa négociation n’a pas réussi : je n’en sais pas plus là-dessus que le public, qui pourrait bien n’en rien savoir. Dès que Duclos sera de retour, je lui donnerai votre mémoire ; au reste, je vous avertis que l’homme qui bat sa femme et qui est espion de la police, est protégé au-delà de tout ce que vous pouvez croire, et que la personne de France la plus respectable après le maître, lui a sauvé, en dernier lieu, le For-l’Évêque ou Fort-l’Évêque, qu’il avait mérité pour je ne sais quelle impertinente nouvelle.

Priez Dieu pour l’âme de l’archidiacre Trublet, mort à Saint-Malo le 14, après avoir porté l’aumusse pendant quatre ans avec grande édification. Son Journal chrétien a dû lui faire ouvrir les deux battants du paradis. J’espère que nous aurons Saint-Lambert à sa place, et qu’il pourra nous consoler de cette perte.

Priez Dieu surtout, mon cher ami, pour ma pauvre tête, car je n’en ai plus ; il ne me reste qu’un cœur pour vous aimer, et une plume pour vous le dire.


Paris, 12 avril 1770.


M. Duclos est arrivé, il y a dix ou douze jours, mon cher et illustre maître : je n’ai rien eu de plus pressé que de lui donner le mémoire sur le sieur Royou. Il m’a demandé un peu de temps pour faire des informations ; et c’est ce qui a retardé tant soit peu la réponse que je vous dois à ce sujet. Il s’est donc informé à différentes personnes de Bretagne qui sont à Paris, et qui lui ont toutes assuré que ce Royou est, à la vérité, un homme de beaucoup d’esprit, mais un très mauvais sujet. On a dû écrire, il y a quelques jours en Bretagne, pour avoir plus de détail, et on attend la réponse dont je ne manquerai pas de vous faire part. En attendant, M. Duclos, qui me charge de vous faire mille compliments et remerciements de votre confiance, vous exhorte à aller, comme on dit, bride en main et à ne pas vous intéresser pour ce Royou, avant que de savoir s’il en est digne. Vous n’ignorez pas, sans doute, que notre confrère était allé à Saintes pour négocier avec M. de La Chalotais qui n’a voulu entendre à rien, et qui ne demande qu’à être jugé et à retourner à ses fonctions. Voilà l’affaire de M. le duc d’Aiguillon entamée ; elle pourrait devenir très sérieuse, mais elle pourrait bien aussi n’aboutir à rien, comme il n’arrive que trop dans ce drôle de pays.

Le libraire Panckoucke, qui voit toujours ses cent mille écus en l’air, par la déconfiture de l’Encyclopédie, se propose d’aller incessamment vous rendre ses hommages. C’est un honnête garçon dont je crois que vous serez content, quoiqu’il ait fait, pendant quelque temps, comme vous le lui avez dit, la litière de maître Aliboron, qui même lui doit encore beaucoup d’argent.

Nous attendons de belles fêtes qui seront, à ce qu’on dit, magnifiques ; en attendant, nous n’avons pas le sol ou le sou ; nous danserons bien, et nous rirons tant bien que mal, mais nous mourrons de faim. Quant à moi, j’ai toujours assez peu d’envie de rire, attendu mon imbécillité qui continue ; mais cette imbécillité ne m’empêchera pas de vous chérir et de vous honorer comme je le dois.


Paris, 30 mai 1770.


Cest M. Pigal qui vous remettra lui-même cette lettre, mon cher et illustre maître. Vous savez déjà pourquoi il vient à Ferney, et vous le recevrez comme Virgile aurait reçu Phidias, si Phidias avait vécu du temps de Virgile, et qu’il eût été envoyé par les Romains pour leur conserver les traits du plus illustre de leurs compatriotes. Avec quel tendre respect la postérité n’aurait-elle pas vu un pareil monument, s’il avait pu exister ! elle aura, mon cher et illustre maître, le même sentiment pour le vôtre. Vous avez beau dire que vous n’avez plus de visage à offrir à M. Pigal ; le génie, tant qu’il respire, a toujours un visage que le génie, son confrère, sait bien trouver ; et M. Pigal prendra, dans les deux escarboucles dont la nature vous a fait des yeux, le feu dont il animera ceux de votre statue. Je ne saurais vous dire, mon cher et respectable confrère, combien M. Pigal est flatté du choix qui a été fait de lui pour ériger ce monument à votre gloire, à la sienne et à celle de la nation française ; ce sentiment seul le rend aussi digne de votre amitié, qu’il l’est déjà de votre estime. C’est le plus célèbre de nos artistes qui vient, avec enthousiasme, pour transmettre aux siècles futurs la physionomie et l’âme de l’homme le plus célèbre de notre siècle ; et, ce qui doit encore plus toucher votre cœur, qui vient, de la part de vos admirateurs et de vos amis, pour éterniser sur le marbre leur attachement et leur admiration pour vous. Avec tant de titres pour être bien reçu, M. Pigal n’a pas besoin de recommandation ; cependant il a désiré que je lui donnasse pour vous une lettre dont il est si fort en droit de se passer ; mais ce désir même est une preuve de sa modestie, et par conséquent un nouveau titre pour lui auprès de vous. Adieu, mon cher et illustre et ancien ami ; renvoyez-nous M. Pigal le plus tôt que vous pourrez, car nous sommes pressés de jouir de son ouvrage. Je ne vous dis rien de moi, sinon que je suis toujours imbécile ; mais cet imbécile vous aimera, vous respectera et vous admirera, tant qu’il lui restera quelque faible étincelle de ce bon ou mauvais présent appelé raison, que la nature nous a fait. Je vous embrasse de tout mon cœur.

P. S. Un très grand nombre de gens de lettres a déjà contribué, et un plus grand nombre a promis d’imiter leur exemple. M. le maréchal de Richelieu et plusieurs personnes de la cour ont contribué aussi ; M. le duc de Choiseul et beaucoup d’autres promettent de s’y joindre. Je ne doute pas que plus d’un prince étranger n’en fît autant, si vos compatriotes n’étaient jaloux d’être seuls ; cependant ils feraient volontiers à votre gloire le sacrifice de leur délicatesse. Adieu, adieu.


Paris, 8 juin 1770.


Mon cher et illustre confrère, cette lettre vous sera remise par M. Panckoucke, que vous connaissez depuis longtemps, et dont vous m’avez souvent parlé, dans vos lettres, avec estime et avec intérêt. J’espère que cet intérêt augmentera encore, s’il est possible, par celui que je prends à M. Panckoucke, et par la connaissance que vous aurez de l’honnêteté de son caractère, et des sentiments de respect et d’attachement dont il est rempli pour vous. Il va à Genève pour des affaires qui l’intéressent, et je l’ai assuré que vous ne lui refuseriez pas vos bontés et vos conseils. Il vous contera tous les malheurs qu’a essuyés l’infortunée Encyclopédie, et le besoin qu’elle a que les honnêtes gens et les philosophes fassent un bataillon carré pour la soutenir. J’espère qu’il apprendra en quel état est l’ouvrage que vous avez entrepris, et qui sera si utile à la perfection du nôtre. Je vous recommande le Suisse de Félice et ses coopérateurs, au nombre desquels sont quelques polissons d’écrivailleurs français, qui prétendent, à ce qu’on dit, élever autel contre autel. À en juger par les programmes ou prospectus qu’ils ont publiés, ce sera de la besogne bien faite ; et je ne doute pas que cette société de gens de lettres, soi-disant, ne renferme plusieurs suisses de porte, nouvellement arrivés de Zug ou d’Underwald. Quoi qu’il en soit, mon cher et illustre maître, je vous demande vos bontés et votre amitié pour M. Panckoucke ; et j’espère que quand vous l’aurez vu, vous l’en trouverez digne ; et que ma recommandation lui deviendra tout-à-fait inutile. Je vous embrasse de tout mon cœur.


Paris, 13 juin 1770.


Vous avez dû, mon cher maître, recevoir une lettre de moi par M. Pigal, et une autre par M. Panckoucke ; celle-ci ne sera, pas longue, car, à mon imbécillité continue, s’est joint, depuis quelques jours, une profonde mélancolie. Je crois que je serai votre précurseur dans l’autre monde, si cela continue ; je voudrais bien pourtant, après vous y avoir annoncé, ne pas vous y voir arriver de longtemps. Nous avons élu, lundi dernier, M. l’archevêque de Toulouse à la place du duc de Villars, et assurément nous ne perdons pas au change. Je crois cette acquisition une des meilleures que nous puissions faire dans les circonstances présentes. Il ne sera reçu qu’après l’assemblée du clergé, qui finira dans les derniers jours d’auguste.

Oui, le roi de Prusse m’a envoyé son écrit contre l’Essai sur les préjugés. Je ne suis point étonné que ce prince n’ait pas goûté l’ouvrage ; je l’ai lu depuis cette réfutation, et il m’a paru bien long, bien monotone et trop amer. Il me semble que ce qu’il y a de bon dans ce livre, aurait pu et dû être noyé dans moins de pages ; et je vois que vous en avez porté à peu près le même jugement. Nous avons eu des nouvelles de l’arrivée de Pigal, et de la bonne réception que vous lui avez faite. Savez-vous que Jean-Jacques Rousseau m’a envoyé sa contribution, et que ce Jean-Jacques est actuellement à Paris ? Adieu, mon cher maître, je n’ai pas la force de vous en écrire davantage, mais je n’ai pas voulu tarder plus longtemps à répondre à vos questions. Je vous embrasse et vous aime de tout mon cœur.


Paris, 2 juillet 1770.


Mon cher et illustre ami, j’ai reçu à la fois, par Marin, deux de vos lettres, et je me hâte de répondre aux articles essentiels ; car je ne vous écrirai pas une longue lettre, étant toujours imbécile, triste et presque entièrement privé de sommeil.

Je n’aime ni n’estime la personne de Jean-Jacques Rousseau qui, par parenthèse, est actuellement à Paris, j’ai fort à me plaindre de lui ; cependant je ne crois pas que ni vous ni vos amis deviez refuser son offrande. Si cette offrande était indispensable pour l’érection de la statue, je conçois qu’on pourrait se faire une peine de l’accepter ; mais qu’il souscrive ou non, la statue n’en sera pas moins érigée ; ce n’est plus qu’un hommage qu’il vous rend et une espèce de réparation qu’il vous fait. Voilà du moins comme je vois la chose, et ceux de vos amis à qui j’ai fait part de votre répugnance, me paraissent penser comme moi.

Quant à La Beaumelle, il n’en est pas de même ; c’est un homme décrié et déshonoré, ainsi que Fréron et Palissot ; il ne serait pas juste de mettre Jean-Jacques Rousseau dans la même classe : cependant, si vous insistez, je verrai avec nos amis communs le parti qu’il faudra prendre. On ne pourrait lui rendre sa souscription que comme associé étranger, ce qui aurait son inconvénient, car alors comment y admettre le roi de Prusse ? Rousseau ne manquerait pas de jeter les hauts cris. Je vous invite donc à souffrir son offrande. À l’égard de Frédéric, je lui écrirai à ce sujet, puisque vous le désirez, et certainement je ne négligerai rien pour l’engager à se joindre à nous.

Je sais, mon cher maître, qu’on vous a écrit de Paris, pour tâcher d’empoisonner votre plaisir, que ce n’est point à l’auteur de la Henriade, de Zaïre, etc., que nous élevons ce monument, mais au destructeur de la religion. Ne croyez point cette calomnie ; et pour vous prouver, et à toute la France, combien elle est atroce, il est facile de graver sur la statue le titre de vos principaux ouvrages. Soyez sûr que madame du Deffant, qui vous a écrit cette noirceur, est bien moins votre amie que nous, qu’elle lit et applaudit les feuilles de Fréron, et qu’elle en cite, avec éloge les méchancetés qui vous regardent ; c’est de quoi j’ai été témoin plus d’une fois. Ne la croyez donc pas dans les méchancetés qu’elle vous écrit. Palissot avait fait une comédie intitulée le Satirique, dans laquelle il se déchirait lui-même à belles dents pour pouvoir déchirer à son aise les philosophes. Comme il a su qu’on le soupçonnait d’être l’auteur de la pièce, il a écrit les lettres les plus fortes pour s’en disculper ; la pièce a été refusée à la police, malgré la protection de votre ami M. de Richelieu, et pour lors Palissot s’en est déclaré l’auteur. Adieu, mon cher maître ; je n’ai pas la force d’en écrire davantage.


Paris, 23 juillet 1770.


Vous voulez savoir, mon cher maître, ce que je pense du Système de la nature ? Je pense comme vous qu’il y a des longueurs, des répétitions, etc., mais que c’est un terrible livre ; cependant je vous avoue que, sur l’existence de Dieu, l’auteur me paraît trop ferme et trop dogmatique, et je ne vois en cette matière que le scepticisme de raisonnable. Qu’en savons-nous, est, selon moi, la réponse à presque toutes les questions métaphysiques ; et la réflexion qu’il y faut joindre, c’est que, puisque nous n’en savons rien, il ne nous importe pas sans doute d’en savoir davantage. Le roi de Prusse vous a-t-il envoyé une réfutation qu’il a faite de ce livre ? À propos de ce prince, j’ai écrit il y a quinze jours, et de la manière la plus pressante, et peut-être la plus efficace ; demandez à Chibanou et au comte de Rochefort s’ils sont contents de ma lettre.

Quant à Jean-Jacques Rousseau, je vous ai déjà répondu sur sa souscription ; je vous invite de nouveau à vous détacher de cette idée que vos amis désapprouvent, quoiqu’ils ne veuillent rien faire qui vous déplaise.

Non, on ne jouera point cette infamie du Satirique, et je puis vous dire, sous le secret, que c’est à moi que la philosophie et les lettres ont cette obligation. J’ai fait parler à M. de Sartine par quelqu’un qui a du pouvoir sur son esprit, et qui lui a parlé de manière à le convaincre. Il était temps, car la pièce devait être annoncée le soir même, pour être jouée le lendemain.

On écrira ou l’on fera écrire au procureur-général Riquet, soyez tranquille. La personne à qui vous me priez de recommander cette affaire, m’a promis tout ce qui dépendra d’elle. Cette personne doit être chère à la philosophie, par sa manière de penser ; elle prêche hautement la tolérance et les vœux à vingt-cinq ans.

Fréron est un maraud digne des protecteurs qu’il a ; mais il n’est pas digne de votre colère. Je crois les Anecdotes très vraies ; mais cela ne fera ni bien ni mal à ses feuilles, qui d’ailleurs vont en se décriant de jour en jour. Il y a plus de douze ans que je n’en ai lu une seule.

Adieu, mon cher et illustre maître ; nous avons déjà plus qu’il ne nous faut pour la statue, mais nous recevons toujours les souscriptions, car bien d’honnêtes gens n’ont pas souscrit encore. Êtes-vous sûr que M. le duc de Choiseul ait souscrit ? je sais que c’est son dessein, mais je doute qu’il l’ait encore exécuté. Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur.


Paris, 4 auguste 1770.


Je n’ai point encore de réponse, mon cher et illustre maître, à la lettre très pressante que j’ai écrite au roi de Prusse, le 7 de juillet dernier ; il faut cependant qu’elle ait produit son effet, car voici ce que M. de Catt, son secrétaire, m’écrit du 22 : Le roi souscrira à ce que vous désirez ; quand il vous fera sa réponse, je vous l’enverrai. Dès que j’aurai cette réponse, je ne perdrai pas un moment pour vous en instruire.

J’ai une autre nouvelle à vous apprendre, c’est que vraisemblablement j’aurai bientôt le plaisir de vous embrasser. Tous mes amis me conseillent le voyage d’Italie pour rétablir ma tête ; j’y suis comme résolu, et ce voyage me fera, comme vous croyez bien, passer par Ferney, soit en allant, soit en revenant. La difficulté est d’avoir un compagnon de voyage ; car dans l’état où je suis, je ne voudrais pas aller seul. Une autre difficulté encore plus grande, c’est l’argent que je n’ai pas. Beaucoup d’amis m’en offrent, mais je ne serais pas en état de le rendre, et je ne veux l’aumône de personne. J’ai pris le parti d’écrire, il y a huit jours, au roi de Prusse, qui m’avait déjà offert, il y a sept ans, quand j’étais chez lui, les secours nécessaires pour ce voyage que je me proposais alors de faire. J’attends sa réponse, ainsi que celle d’un ami à qui j’ai proposé de m’accompagner, et pour lors je vous écrirai ma dernière résolution.

Jean-Jacques est un méchant fou et un plat charlatan ; mais ce fou et ce charlatan a des partisans zélés. C’est, sans doute, tant pis pour eux. Cependant je veux éviter, si je puis, et les noirceurs de Rousseau et le mal que ses partisans me pourraient faire. Ainsi je n’aurai ni de près, ni de loin, ni en bien, ni en mal, aucune relation avec ce Diogène. Ne trouvez-vous pas bien étonnant que depuis un mois il aille tête levée dans Paris, avec un décret de prise de corps ? Cela n’est peut-être jamais arrivé qu’à lui ; et cela seul prouve à quel point il est protégé.

Je vous ai déjà mandé mon sentiment sur le Système de la nature ; non, en métaphysique, ne me paraît guère plus sage que oui ; non liquet, est la seule réponse raisonnable à presque tout. D’ailleurs, indépendamment de l’incertitude de la matière, je ne sais si on fait bien d’attaquer directement et ouvertement certains points auxquels il serait peut-être mieux de ne pas toucher. J’ai reçu l’écrit du roi de Prusse, et je lui ai fait part de mes réflexions sur ces objets, grands ou petits ; grands par l’idée que nous y attachons, petits par le peu d’utilité dont ils sont pour nous, comme le prouve leur obscurité même. L’essentiel serait de se bien porter, soit en ce monde, soit en l’autre ; mais hoc opus, hic labor est. Adieu, mon cher ami ; je me fais d’avance un plaisir de l’espérance de vous embrasser encore.


Paris, 9 auguste 1770.


Je ne perds pas un moment, mon cher et illustre ami, pour vous apprendre que je reçois à l’instant même la réponse du roi de Prusse ; non seulement il souscrira et ne refusera rien, dit-il, pour cette statue, mais la grâce qu’il y met est mille fois plus flatteuse pour vous que sa souscription même ; la manière dont il parle de vous, quoique juste, mérite, j’ose le dire, toute votre reconnaissance ; je voudrais que cette lettre pût être gravée au bas de votre statue ; je voudrais vous envoyer copie de cette lettre, ainsi que de la mienne, bien entendu que ni l’une ni l’autre ne sortiront de vos mains ; mais le courrier presse en ce moment, et je ne veux pas différer votre plaisir. Adieu, mon cher ami ; j’espère toujours vous embrasser bientôt ; j’espère aussi que le même prince qui souscrit si dignement et si noblement pour votre statue, me mettra en état de faire ce voyage d’Italie, si indispensable pour ma santé. Je vous embrasse de tout mon cœur. Adieu, adieu ; il est bien juste que la philosophie et les lettres aient quelques consolations au milieu des persécutions qu’elles souffrent. Vale, vale. Tuus ex animo.


Paris, 11 auguste 1770.


Je ne pus, mon cher maître, vous envoyer par le dernier courrier copie de ma lettre au roi de Prusse et de sa réponse. Je vous envoie l’une et l’autre par celui-ci. Personne au monde n’a copie de ces deux lettres que vous, très peu de personnes même connaissent la mienne ; mais je ferai lire celle du roi de Prusse à tout ce que je rencontrerai. Cependant je serais très fâché que cette lettre fût imprimée, le roi en serait peut-être mécontent, et en vérité il se conduit trop dignement et trop noblement en cette occasion, pour lui donner sujet de se plaindre. J’espère donc, mon cher et illustre ami, que vous vous contenterez de faire part de cette lettre à ceux qui désireront de la voir, sans souffrir qu’elle sorte de vos mains. Je serais infiniment affligé si elle paraissait sans le consentement du roi, et vous m’aimez trop pour vouloir me faire tant de mal. J’espère aussi que vous ne manquerez pas d’écrire au roi de Prusse ; son procédé me paraît digne de votre reconnaissance, de la mienne et de celle de tous les gens de lettres. Adieu, mon cher et ancien ami ; je regarde comme un des plus heureux événements de ma vie le bonheur que j’ai eu de réussir dans cette négociation.

J’espère vous embrasser avant la fin de septembre, et vous dire encore une fois, avant que de mourir, combien je vous aime, je vous admire et je vous révère.


Paris, 12 auguste 1770.


Tous les honneurs, mon cher maître, vous viennent à la fois, et j’en suis ravi. Je lus hier à l’Académie Française la lettre du roi de Prusse, et elle arrêta d’une voix unanime que cette lettre serait insérée dans ses registres, comme un monument honorable pour vous et pour les lettres. Je donnerai à ce monument si flatteur pour vous, et même pour nous tous, toute la publicité qui dépendra de moi, à l’impression près, que je vous prie surtout d’éviter, parce que le roi de Prusse pourrait en être mécontent. Je me souviens que la czarine me fit des reproches dans le temps d’avoir laissé imprimer la lettre qu’elle m’avait adressée, et depuis ce temps j’ai fait vœu d’être extrêmement circonspect à cet égard.

À propos de la czarine, il faut, si vous désirez qu’elle souscrive, que Diderot lui en écrive ; car je ne saurais m’en charger, parce que vraisemblablement je ne serai pas à Paris dans un mois, et par conséquent hors de portée d’avoir sa réponse. Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur, et compte toujours vous embrasser bientôt en réalité. Je ne doute pas que vous n’ayez déjà écrit au roi de Prusse, et je crois que vous devez aussi un petit mot de remerciement à l’Académie, que vous adresserez au secrétaire.


Paris, 3 janvier 1770.


Il y a dix jours, mon cher maître, que je suis ici ; j’y ai reçu trois de vos lettres, dont deux m’ont été renvoyées d’Aix et de Montpellier. J’y répondrai par ordre et en peu de mots, car il ne faut pas vous ennuyer de mon bavardage. Je ne doute point que Palissot ne soit à Genève pour y faire imprimer quelque satire contre la philosophie, et je lui dirai, comme les gens du peuple, j’en retiens part, tant ses satires me paraissent redoutables.

M. Dupaty était encore au secret quand j’ai repassé à Lyon ; j’appris hier qu’il était sorti de Pierre-Encise, et exilé à Roane en Forez. On n’en fera pas autant au réquisitorien que j’ai trouvé partout, à Lyon et à Montpellier, sans vouloir me rencontrer avec lui ; j’aurais pu lui dire, dans chaque ville où j’ai séjourné durant mon voyage :

....... Quoi, Pyrrhus, je te rencontre encore !
Trouverai-je partout un maraud que j’abhorre ?

On prétend que, dans son discours des Mercuriales, il a chanté la palinodie et fait réparation d’honneur aux gens de lettres ; mais personne n’est tenté de l’en remercier, non plus qu’un barbet qu’on a rossé et qui vient vous lécher les jambes.

Je ne chercherai point, mon cher ami, à me faire valoir auprès de vous, en vous laissant croire que j’ai écrit le premier au roi de Danemarck. Il est très vrai que ce prince m’a prévenu, sans même que je l’eusse fait solliciter par personne ; mais il ne l’est pas moins que, durant son séjour à Paris, je lui ai parlé de vous, avec les sentiments que vous m’avez depuis si longtemps inspirés. Il est encore plus vrai que je ne désespère pas d’obtenir pour cette statue d’autres souscriptions qui peut-être vous flatteront encore davantage ; mais ce projet n’est pas mûr encore, et je vous en rendrai compte dans quelques mois, si, comme je l’espère, il vient à bien. En attendant, ne parlez de cela à personne.

J’ai prié un des amis intimes de l’archevêque de Toulouse et des miens, de lui écrire au sujet des plaintes que vous en faites. Je vous demande en grâce, mon cher maître, de ne point précipiter votre jugement, et d’attendre sa réponse, dont je vous ferai part. Je gagerais cent contre un qu’on vous en a imposé, ou qu’on vous a du moins fort exagéré ses torts. Je connais trop sa façon de penser pour n’être pas sûr qu’il n’a fait en cette occasion que ce qu’il n’a pu absolument se dispenser de faire, et il y a sûrement bien loin de là à être déclamateur, persécuteur et assassin.

Nous avons, dites-vous, pour notre église, l’empereur de la Chine, le roi de Prusse, la czarine, le roi de Danemarck, etc. Hélas ! mon cher confrère, je vous répondrai par ces deux vers de votre charmante Épître au roi de la Chine :

Les biens sont loin de nous, et les maux sont ici :
C’est de l’esprit français la devise éternelle.

Mon compagnon de voyage, qui regarde le temps où il a été chez vous comme un des plus heureux de sa vie, vous embrasse et vous aime de tout son cœur. Ma santé est passable ; j’espère que l’exercice et le régime achèveront de la rétablir. Vale et me ama.

Il y a apparence que M. Gaillard sera notre confrère. Votre recommandation n’est pas le moindre de ses titres.


Paris, 12 décembre 1770.


Je vous ai déjà averti, il y a quelques jours, mon cher et illustre maître, que le président Debrosses est sur les rangs pour l’Académie, et qu’il a des partisans. J’ai été depuis aux informations, et j’ai su que le nombre de ces partisans est en effet considérable, et que nous sommes menacés de cette plate acquisition, si nous ne faisons pas l’impossible pour la parer. Or, vous saurez que le grand promoteur de ce plat président, est le doucereux Foncemagne, qui peut-être craindrait de vous désobliger, s’il savait que vous serez offensé d’un pareil choix. Je voudrais donc que vous en écrivissiez, sans dire de quelle part l’avis vous vient, à M. d’Argental, intime ami de Foncemagne, et que M. d’Argental parlât à Foncemagne de votre part. Vous auriez soin de mettre dans votre lettre quelque chose d’honnête pour Foncemagne, qui en serait flatté, qui vraisemblablement aurait égard à ce que vous lui feriez dire, et qui ignore aussi vraisemblablement que vous avez à vous plaindre du président Debrosses. Il serait bon aussi que vous en écrivissiez fortement à l’abbé de Voisenon, qui, sans cela, pourrait être favorable au président, étant gagné, à ce que je crois, par l’archevêque de Lyon, qui assure que nous ne pouvons faire un meilleur choix à la place du président Hénault.

Il paraît jusqu’à présent que la place de Moncrif sera pour Gaillard ; ce choix n’est pas délicieux, mais passable ; encore ne faut-il pas trop dire l’intérêt que vous y prenez, car ce motif pourrait lui faire perdre des voix qu’il aurait eues. Pour La Harpe, je vois clairement qu’il n’y faut pas penser en ce moment, et que nous ne réussirions pas, si ce n’est peut-être à lui casser le cou. Je ne vois que deux moyens pour nous sauver d’un mauvais choix, c’est de prendre l’abbé Delille, ou d’engager quelqu’un de la cour à se présenter. Je ne désespère pas que nous ne réussissions à l’un ou à l’autre. Adieu, mon cher et illustre maître ; écrivez à M. d’Argental et à l’abbé de Voisenon, et surtout ne dites pas que l’avis vous vienne de moi. Je vous embrasse de tout mon cœur, et serai jusqu’à la fin tuus ex animo.


Paris, 21 décembre 1770.


Jétais bien sûr, mon cher maître, que l’archevêque de Toulouse n’était pas à beaucoup près aussi coupable qu’on l’avait fait. Voici ce qu’il écrit à une personne de ses amis et des miens. Son mandement n’a que quatre petites pages : il ne parle que de l’ouvrage et pas du tout de l’auteur. L’abbé Audra aurait pu se l’épargner ; il avait d’abord donné de lui-même sa démission, et l’avait envoyée à l’archevêque qui l’avait acceptée ; alors tout était fini, il n’y aurait eu ni mandement, ni rien de semblable. Il a retiré cette démission ; l’archevêque lui a rendu sa parole comme il l’avait reçue, sans même s’être pressé d’en faire usage ; car s’il se fût pressé, l’abbé aurait pu avoir un successeur avant ses regrets. Cependant tout le monde était après l’archevêque ; le parlement voulait brûler le livre. Si l’auteur n’eût pas été professeur, l’archevêque se serait tu malgré les clameurs. L’abbé a voulu rester professeur, il a presque accusé un des grands vicaires d’avoir approuvé le livre ; alors l’archevêque a été forcé de le condamner. L’abbé n’a pas mal pris le mandement, et a paru même fort content de n’y être ni nommé ni désigné. Quand l’archevêque a été de retour à Toulouse, il a vu l’abbé et lui a dit qu’il était impossible que l’auteur d’un livre condamné comme irréligieux, pût être professeur d’histoire et de religion ; qu’il lui conseillait de quitter, et qu’il tâcherait de lui procurer quelque dédommagement. L’abbé a refusé de quitter ; il a répondu qu’il en appellerait au parlement si on l’y forçait. L’archevêque lui dit qu’il ne s’y opposait pas, et qu’il s’en tiendrait là si le parlement le renvoyait dans sa chaire ; mais que l’abbé prît garde de s’exposer devant le parlement. Il y avait entre cette conversation et le mandement, deux grands mois. Huit jours et plus se sont écoulés ; au bout de ces huit jours, il lui a pris une fièvre maligne dont il est mort. Il se peut faire que le chagrin en soit la cause ; mais vous voyez que l’archevêque a fait tout ce qui était en lui pour l’adoucir et le lui épargner en partie ; il lui a même épargné dans le fait, à ce qu’il assure, d’autres désagréments qu’on avait voulu lui donner. L’abbé a forcé l’archevêque à donner son mandement, en manquant à sa parole, en retirant sa démission, en voulant compromettre un des grands-vicaires. L’archevêque, avant ce temps-là, avait résisté pour lui pendant un an aux clameurs du parlement, des évêques, de l’assemblée du clergé ; à la fin on lui a forcé la main.

Vous voyez par ce détail, mon cher maître, que l’archevêque de Toulouse n’a fait, à l’égard de l’abbé, que ce qu’il n’a pu se dispenser de faire. Vous pouvez bien être sûr qu’il ne persécutera jamais personne ; mais il est dans une place et dans une position où il n’est pas toujours le maître de s’abandonner tout-à-fait à son caractère et à ses principes également tolérants. Je l’avais vu moi-même avant qu’il partît pour Toulouse, et je puis bien vous assurer qu’il n’était rien moins que malintentionné pour l’abbé Audra. Ne vous laissez donc pas prévenir contre lui, et soyez sûr, encore une fois, que jamais la raison n’aura à s’en plaindre. Nous avons en lui un très bon confrère, qui sera certainement utile aux lettres et à la philosophie, pourvu que la philosophie ne lui lie pas les mains par un excès de licence, ou que le cri général ne l’oblige d’agir contre son gré.

Mais un confrère qu’il faut bien nous garder d’acquérir, c’est ce plat et ridicule président Debrosses, dont vous avez tant à vous plaindre. Vous feriez bien, je crois, d’écrire à ceux de nos confrères qui connaissent les égards qu’on vous doit, combien vous seriez offensé d’un pareil choix.

Foncemagne et l’archevêque de Lyon sont ses partisans zélés. Foncemagne n’a jamais eu à se plaindre de vous ; au contraire. Pourquoi ne lui écririez-vous pas directement ? cette lettre pourrait le déterminer. Je ne vous dirai point d’écrire a l’archevêque de Lyon qui est un janséniste hypocrite ; mais il pourrait gagner le duc de Nivernois, et vous feriez bien d’écrire à ce dernier qui, sûrement, ne voudra pas vous déplaire, quant à nos amis qui sont au nombre de huit à dix, je vous en réponds. N’oubliez pas surtout d’écrire fortement à l’abbé de Voisenon, à qui d’ailleurs je parlerai ainsi que Duclos, et à M. d’Argental qui parlera à Foncemagne de son côté. M. Marin nous conviendrait certainement mieux que le président Debrosses, et à tous égards : mais je doute fort que nous puissions réussir, et il ne faut pas le compromettre. Parmi les dix ou douze concurrents qui se présentent et dont j’ai perdu le compte, il en est surtout deux qu’il nous importe d’écarter, et même de dégoûter pour toujours. Comme il y en a au moins un des deux qui pourra avoir beaucoup de voix, il faut nécessairement nous réunir pour quelque autre ; et d’après les informations que j’ai prises, il ne serait pas possible, à ce que je vois, de nous réunir pour M. Marin. Je le verrai ce matin, et je lui parlerai sur ce sujet avec amitié et confiance.

Adieu, mon cher maître ; priez Dieu ne quid respublica detrimenti capiat, et ne négligez pas au moins d’écrire sur cet objet à tous les académiciens que vous en croirez dignes ; car il s’en faut de beaucoup qu’ils le soient tous. Vale et me ama.

Le roi de Prusse vient d’envoyer deux cents louis pour la statue, je l’apprends dans ce moment.


Paris, 7 octobre 1771.


Il n’est que trop vrai, mon cher maître, qu’il y a un arrêt du conseil qui supprime le discours de La Harpe. Cet arrêt a été sollicité par l’archevêque de Paris et par l’archevêque de Reims. Ils voulaient d’abord faire condamner l’ouvrage par la Sorbonne ; mais le syndic Ribalier s’y est opposé ; il se souvient de l’affaire de Marmontel. L’Académie a fait ce qu’elle a pu pour empêcher cette suppression, ou du moins qu’elle ne se fît par un arrêt du conseil ; mais tout ce qu’elle a pu obtenir, encore avec beaucoup de peine, a été que l’arrêt ne serait ni crié ni affiché ; mais il est imprimé, et il a été donné à l’imprimerie royale à ceux qui l’ont demandé. Vous noterez que, de tous nos confrères de Versailles, M. le prince Louis est le seul qui ait servi l’Académie dans cette occasion ; les autres, ou n’ont rien dit, ou peut-être ont tâché de nuire. Voilà où nous en sommes. Cet arrêt nous enjoint de faire approuver désormais, comme autrefois, les discours des prix par deux docteurs de Sorbonne. Il y a quatre ans que nous avions cessé d’exiger cette approbation, par des raisons très raisonnables : 1°. parce que lorsqu’on annonça, dans une assemblée publique, que l’éloge de Charles V devait être ainsi approuvé, le public nous rit au nez, et nous le méritions bien ; 2°. parce qu’il y a des éloges, comme celui de Molière, qui auraient rendu ridicule l’approbation de deux théologiens ; 3°. parce qu’il y en a comme ceux de Sully, de Colbert, où il faut parler d’autre chose que de théologie, et où l’approbation de deux docteurs de Sorbonne ne mettrait point l’Académie à couvert des tracasseries ; 4°. enfin, parce que ces docteurs abusaient scandaleusement du droit d’effacer ce qu’il leur plaisait, témoin l’éloge de Charles V, dans lequel ils avaient effacé tout ce qui était contraire aux prétentions ultramontaines, à l’inquisition, etc. Il faudra pourtant désormais se soumettre à ce joug ; à la bonne heure. Je gémis et je me tais. Si on vous envoie l’arrêt du conseil, vous verrez aisément que ceux qui l’ont rédigé n’avaient pas pris la peine de lire le discours de La Harpe. Je sais que plus d’un évêque désapprouvent fort cette condamnation ; mais ils risqueraient trop à s’expliquer. Nous sommes bien heureux, en cette circonstance, que le feu parlement n’existe plus : car il n’aurait pas manqué de faire dans cette occasion quelque nouvelle sottise.

Adieu, mon cher ami ; j’ai le cœur navré de douleur.


Paris, 18 novembre 1771.


Je ne sais, mon cher maître, par quelle fatalité je n’ai reçu que depuis deux jours votre lettre du 19 d’octobre, et le paquet qui y est joint. J’ai lu le beau discours d’Anne du Bourg, qui ne corrigera point les fanatiques, mais qui du moins rendra le fanatisme odieux ; les Pourquoi, auxquels on ne répondra point, parce qu’il n’y a point de bonne réponse à y faire que de réformer les Welches qui resteront Welches encore longtems ; et la Méprise d’Arras, qui me paraît bien modestement appelée méprise, et qui n’empêchera point que les successeurs de ces assassins, aussi fanatiques, plus ignorants et plus vils, ne fassent souvent des méprises pareilles, sans compter tout ce qui nous attend d’ailleurs. Quand je vois tout ce qui se passe dans ce bas monde, je voudrais aller tirer le Père éternel par la barbe et lui dire, comme dans une vieille farce de la passion :

Père éternel, vous avez tort,
Et devriez avoir vergogne ;
Votre fils bien-aimé est mort,
Et vous dormez comme un ivrogne.

Je suis navré et découragé. Je finirai, et je crois bientôt, par ne plus prendre aucun intérêt à toutes les sottises qui se disent, et à toutes les atrocités qui s’exercent de Pétersbourg à Lisbonne, et par trouver que tout ira bien quand j’aurai bien digéré et bien dormi. Je vous en souhaite autant, mon cher ami. Je fais du genre humain deux parts, l’opprimante et l’opprimée ; je hais l’une et je méprise l’autre. Que ne suis-je au coin de votre feu, pour épancher mon cœur dans le vôtre ! je suis bien sûr que nous serions d’accord sur tous les points.

Il y a ici un abbé du Vernet, bon diable, zélé pour la bonne cause, et votre admirateur enthousiaste depuis longtemps, qui se propose d’élever à votre gloire, non pas une statue comme Pigal, mais un monument littéraire, et qui vous a écrit pour cet objet. Il dit que vous l’invitez d’aller à Ferney. Je vous demande vos bontés pour lui, et j’espère que vous l’en trouverez digne.

C’est samedi prochain 28, que nous donnerons un successeur à ce prince dont le nom a si stérilement chargé notre liste. Je ne vous réponds pas que nous ayons un bon poète ; nous en aurions un et même deux si j’en étais cru, mais je tâcherai du moins que nous ayons un homme de lettres honnête, et qui prenne intérêt à la cause commune. C’est à peu près tout ce que nous pouvons faire dans les circonstances présentes, et vous penseriez de même si vous voyiez de près l’état des choses. Adieu, mon cher et illustre maître, je vous embrasse tendrement.


Paris, 6 mars 1772.


Il y a un siècle, mon cher maître, que je ne vous ai rien dit. Je vous sais fort occupé, et je respecte votre temps, à condition que vous vous souviendrez toujours que vous avez en moi l’admirateur le plus constant et l’ami le plus dévoué.

Vous ignorez peut-être qu’un polisson, nommé Clément, va de porte en porte lisant une mauvaise satire contre vous. Je ne l’ai point lue, quoiqu’on assure qu’elle est imprimée. On dit, et je le crois de reste, qu’elle ne vaut la peine ni d’être imprimée ni d’être lue. On ajoute que la plupart de vos amis y sont maltraités ; mais on ajoute encore, et on assure même que le grand preneur de la pièce, le grand protecteur de l’auteur, est M. l’abbé de Mably qui mène M. Clément sur le poing de porte en porte, et qui le présente à toutes ses connaissances. Ce M. l’abbé de Mably est frère de l’abbé de Condillac, dont il n’a sûrement pas pris les conseils en cette occasion. La haine que ce protecteur de Clément affiche contre les philosophes est d’autant plus étrange, qu’assurément personne n’a plus affiché que lui, et dans ses discours et dans ses ouvrages, les maximes anti-religieuses et anti-despotiques qu’on reproche à tort ou à droit à la plupart de ceux que Clément attaque dans sa rapsodie. Voilà, mon cher confrère, ce qu’il est bon que vous sachiez, car enfin il est bon de ne pas ignorer à qui l’on a affaire.

Je n’ajouterai rien à ce détail, sinon que la littérature est dans un état pire que jamais ; que je deviens presque imbécile de découragement et de tristesse ; mais que cet imbécile vous aimera et vous admirera toujours.

Adieu, mon cher ami, je vous embrasse et vous recommande les polissons et leurs protecteurs.


Paris, 26 décembre 1772.


Oui, oui, assurément, mon cher et illustre ami, je ferai lire à tout le monde, sans néanmoins en laisser prendre des copies, la charmante lettre que le roi de Prusse vous a écrite. Cette lettre fait honneur, d’abord au prince qui sait écrire ainsi, ensuite à vous qui n’en avez pas trop besoin, et enfin aux lettres et à la philosophie, qui ont besoin de cette consolation, dans l’état d’oppression où elles gémissent. Vous ne sauriez croire à quelle fureur l’inquisition est portée. Les commis à la douane des pensées, se disant censeurs royaux, retranchent des livres qu’on a la bonté de leur soumettre, les mots de superstition, de tyrannie, de tolérance, de persécution, et même de Saint-Barthelemy, car soyez sûr qu’on voudrait en faire une de nous tous.

Voilà les cuistres de l’Université qui viennent de sonner un nouveau tocsin. Dirigés par le recteur Cogé pecus qui est à leur tête, ils viennent de proposer pour le sujet d’éloquence latine qu’ils proposent tous les ans pour prix à tous les autres cuistres du royaume : Non magis Deo quàm regibus infensa est ista quæ vocatur hodiè philosophia. Admirez néanmoins avec quelle bêtise cette belle question est énoncée ; car ce beau latin traduit littéralement, veut dire que la philosophie n’est pas plus ennemie de Dieu que des rois ; ce qui signifie, en bon français, qu’elle n’est ennemie ni des uns ni des autres. Voyez avec quel jugement ces marauds savent rendre ce qu’ils veulent dire. Il me semble que ce serait bien le cas de répondre à leur belle question, non en latin, mais en bel et bon français, pour être lu par tout le monde. Il faudrait que l’auteur fît semblant d’entendre l’assertion de ces cuistres dans le sens très vrai et très naturel qu’elle présente, mais qu’ils n’avaient pas intention d’y donner.

Que de bonnes choses à dire pour prouver que la philosophie n’est ennemie ni de Dieu ni des rois ! et quels coups de foudre on peut lancer à cette occasion sur ses ennemis, en rappelant les Damiens, les Ravaillac, les Alexandre I, et tous les monstres qui leur ont ressemblé ! ce serait à vous, mon cher maître, plus qu’à personne, à rendre ce service aux frères persécutés.

Vous ignorez vraisemblablement tous les libelles dont on infecte la littérature, contre vous et vos amis. Vous ignorez encore plus que ces libelles, et surtout le sieur Clément, un de leurs principaux auteurs, sont prônés et protégés par tous les tartufes de Versailles, entre autres par un abbé de Radonvilliers notre digne confrère, qui ressemble à Tartufe, comme son espion de valet, Balteux ressemble à Laurent. Vous ignorez que Cogé pecus a présenté à l’archevêque de Paris, à l’archevêque de Reims, et à tutti quanti, comme un défenseur précieux à la religion, un petit gueux nommé Sabatier, venu de Castres avec des sabots, que j’ai chassé de chez moi, comme un laquais, parce qu’il imprimait des impertinences contre ce que nous avons de plus estimable dans la littérature.

Ce petit maraud, en arrivant à Paris, est entré, en qualité de décrotteur bel-esprit, chez un comte de Lautrec qui avait des procès, écrivait lui-même ses mémoires, et les donnait à Sabatier à mettre en français. Le comte de Lautrec s’aperçut que sa partie adverse était instruite de ses moyens avant que ses mémoires parussent. Il alla chez son avocat et son procureur qu’il traita de fripons. L’avocat et le procureur se défendirent avec l’air et la force de l’innocence, et firent si bien qu’ils découvrirent une lettre de Sabatier aux gens d’affaires de la partie adverse. Le comte de Lautrec, instruit, fit venir Sabatier, lui montra sa lettre, lui donna cent coups de bâton, le chassa de chez lui, en lui enjoignant néanmoins de venir le lendemain, sous peine de nouveaux coups de bâton, le remercier en présence de son avocat et de son procureur, qui, par sa friponnerie, avaient été exposés à un soupçon qu’ils ne méritaient pas ; et cela fut fait. Voilà, mon cher ami, les canailles qu’on protège ; ce n’est pas de ces canailles qui ne méritent que le mépris, c’est de leurs protecteurs qu’il faudrait faire justice.

Il faut que je vous dise encore un trait de Cogé pecus. Il y a déjà quelque temps qu’il alla trouver Larcher, ayant à la main un livre où vous les avez attaqués et bafoués tous deux, et excitant Larcher à se joindre à lui pour demander vengeance. Larcher qui vous a contredit sur je ne sais quelle sottise d’Hérodote, mais qui au fond est un galant homme, tolérant, modéré, modeste, et vrai philosophe dans ses sentiments et dans sa conduite, du moins si j’en crois des amis communs qui le connaissent et l’estiment, Larcher donc le pria de lire l’article qui les regardait, le trouva fort plaisant, écrit avec beaucoup de grâces et de sel, et lui dit qu’il se garderait bien de s’en plaindre.


Paris, 9 janvier 1773.


Je me hâte, mon cher maître, de vous tirer d’inquiétude au sujet du plaisant non magis. N’ayez pas peur que ces cuistres y changent rien ; ils prétendent même qu’il est beaucoup plus latin de dire non magis Deo quàm regibus, etc., que non minùs regibus quàm Deo, etc. : c’est-à-dire apparemment, selon cette canaille, que rien n’est plus latin que de dire tout le contraire de ce qu’on veut dire. Ils ont mieux fait ; ils ont signé eux-mêmes leur ineptie, en marquant bêtement la crainte qu’ils avaient qu’on ne les entendît à rebours. Cogé pecus a écrit lui-même de sa main au-dessous de la proposition latine, dans le programme imprimé, cette traduction : La prétendue philosophie de nos jours n’est pas moins ennemie du trône que de l’autel, et j’ai sous les yeux un de ces programmes. Voilà une cascade de sottises qui donnera beau jeu aux rieurs, et que je recommande à votre bonne humeur et à vos nuits blanches à force de rire. Tâchez pourtant, tout en riant, de dormir un peu.

J’ignore le nom du procureur et de l’avocat témoins des coups de bâton donnés au charmant Savatier : mais le fait est certain ; et Marin, de qui je l’ai appris, peut vous l’attester.

Au reste, la rapsodie de ce polisson n’est pas son ouvrage ; il n’est là que comme le bouc émissaire pour recevoir toutes les nasardes qu’on voudra lui donner. Cette infamie est l’ouvrage d’une société, et dans le sens le plus exact ; car je suis bien informé que les jésuites y ont la plus grande part.

À propos de ces marauds-là, qui, par parenthèse, vont être détruits malgré la belle défense que fait Ganganelli pour les conserver, vous ai-je dit ce que le roi de Prusse me mande dans une lettre de 8 décembre ? J’ai reçu un ambassadeur du général des ignatiens, qui me presse pour me déclarer ouvertement le protecteur de cet ordre. Je lui ai répondu que, lorsque Louis XV avait jugé à propos de supprimer le régiment de Fitz-James, je n’avais pas cru devoir intercéder pour ce corps, et que le pape était bien le maître de faire chez lui telle réforme qu’il jugeait à propos, sans que les hérétiques s’en mêlassent. J’ai donné copie de cet endroit de la lettre aux ministres de Naples et d’Espagne, qui partagent notre tendresse pour les jésuites, et qui ont envoyé cet extrait à leurs Cours respectives, comme dit la Gazette de Hollande. J’espère que le roi d’Espagne en augmentera l’amour pour la société, et que cette petite circonstance servira, comme dit Tacite, à impellere ruentes.

Je n’ai point vu cette vilenie du Puy-en-Velay, dont vous me parlez ; mais ce qui vous étonnera, c’est que dans le Mandement que l’archevêque de Paris vient de donner au sujet de l’incendie de l’Hôtel-Dieu, il n’y a pas un mot contre les philosophes. Le prélat dit seulement que ce sont nos crimes qui sont cause de ce malheur. Il n’en ordonne pas moins des prières pour remercier Dieu de ce qu’il n’y a eu que trois ou quatre cents de ces malheureux qui aient été brûlés. Je m’imagine que Dieu répondra qu’il n’y a pas de quoi. Mais ce qui vaut mieux que le Mandement, c’est qu’on va établir dans le diocèse une fête qui se célébrera tous les ans, sous le titre du Triomphe de la Foi, et dans laquelle il y aura un sermon de fondation contre les philosophes, où on leur promet bien de les dépeindre chacun en particulier, de manière qu’il n’y aura que leur nom à ajouter au bas du portrait. Je disais l’autre jour à l’Académie Française, en présence de Tartufe et de Laurent : Je suis bien étonné que monsieur l’archevêque n’ait pas dit, dans son Mandement, que c’étaient les philosophes qui avaient mis le feu à l’Hôtel-Dieu ; pendant qu’on est en train de bien dire, qu’est-ce que cela coûte ? d’autant plus, ajoutais-je, que ces éloquentes sorties sont devenues style de notaire : et les philosophes riaient ; et Tartufe et Laurent ne disaient mot.

Le roi de Prusse ne veut plus de correspondance littéraire, c’est du moins ce qu’il m’a mandé ; il est trop dégoûté de nos rapsodies, et il a raison. Je lui avais proposé M. Suard, avant que La Harpe y eût songé, ou que vous y eussiez songé pour lui. N’êtes-vous pas enchanté de l’Éloge de Racine.

J’ai lu les Lois de Minos ; le sujet est beau, mais je crains pour le cinquième acte, et je trouve de la langueur dans le second et une partie du troisième ; je crains d’ailleurs que les amateurs de l’ancien parlement, qui ne valait pourtant guère mieux que le moderne, ne trouvent dans cette pièce, dès le premier acte, et même dès le premier vers, des choses qui leur déplairont ; et que l’auteur, en se mettant à la merci des sots, ne les ait pas assez ménagés. Voilà mon avis qui, peut-être, n’a pas le sens commun, mais que je donne bien pour ce qu’il est. Adieu, mon cher maître ; le ciel vous tienne en joie ! Je vous embrasse et vous aime de tout mon cœur ; tous nos amis en font autant.


Paris, 12 janvier 1773.


Encore une lettre, me direz-vous, mon cher maître ! oui vraiment, et c’est pour vous divertir d’une idée qui m’a passé par la tête. Je me suis avisé, après en avoir conféré avec quelques-uns de nos frères de l’Académie, de proposer à l’assemblée de samedi dernier, 11 du mois, d’envoyer à monsieur l’archevêque de Paris 1200 liv. au nom de la compagnie, pour les pauvres de l’Hôtel-Dieu. J’ai dit que je ne proposais pas une plus grande somme, parce qu’il fallait de toute nécessité qu’elle fût répartie également entre les quarante, et que plusieurs de nous n’étaient pas assez riches pour donner plus de trente livres. La proposition, comme vous croyez bien, a été unanimement acceptée : cependant Laurent Batteux aurait été récalcitrant, s’il l’avait osé ; mais il a dit que, pour faire cette aumône, il se retrancherait de son nécessaire. Vous noterez qu’il n’a que huit à neuf mille livres de rente, tout au moins. Les dévots de l’Académie auraient bien voulu que cette idée ne fût pas venue à un philosophe encyclopédiste et damné comme moi ; mais enfin il faudra qu’ils l’avouent, et j’ai fait dire à monsieur l’archevêque, en lui envoyant, le lendemain dimanche, les douze cents livres, que c’était moi qui en avais fait la proposition. Il s’habillait, dans ce moment, pour aller à Saint-Roch dire la messe de cette belle fête instituée contre les philosophes ; et j’avais recommandé à mon commissionnaire, qui est intelligent, d’aller trouver monsieur l’archevêque dans la sacristie de Saint-Roch, s’il n’était pas chez lui, et de lui donner, dans cette sacristie même, l’argent des philosophes pour les pauvres, dans le temps où il s’habillait pour les exorciser.

Vous voyez par ce détail, mon cher maître, que votre contingent est de trente livres ; vous me les ferez remettre quand vous voudrez ; j’ai écrit à tous les absents. Pompignan se fera peut-être prier ; mais laissez-moi faire, il paiera, ou il verra beau jeu. Le roi et l’archevêque seront très exactement instruits de tous ceux qui ne paieront pas. J’en fais mon affaire. Peut-être ne feriez-vous pas mal, mais je laisse ceci à votre prudence, d’envoyer dix ou quinze louis, plus ou moins, à monsieur l’archevêque, indépendamment des trente livres qu’il faut me remettre. En ce cas, chargez-moi de les envoyer, je vous réponds que votre commission sera bien faite, et que les pierres même le sauront.

On vient de jouer un plaisant tour à Cogé pecus et aux cuistres ses consorts, dans l’Avant-coureur. On a traduit littéralement sa belle proposition latine..... La philosophie........ n’est pas plus ennemie de Dieu que des rois, et on ajoute que ce sujet lui-même est très philosophique. Je sais qu’on se prépare à se moquer de lui dans d’autres journaux, sans compter peut-être ce qui lui viendra d’ailleurs.

Le comte d’Hessenstein, pénétré de reconnaissance pour vous, a écrit à madame Geoffrin pour la prier de faire insérer, dans le Mercure et dans le Journal encyclopédique, l’un et l’autre fort lus dans le Nord, l’extrait de la lettre que vous m’avez écrite à son sujet. J’ai répondu que je n’en ferais rien sans votre aveu : ainsi réponse à ce sujet, si vous le voulez bien. Pour que vous n’achetiez pas chat en poche, voici ce que vous m’avez mandé, et que je ferais imprimer, si vous le trouvez bon.

« Je me trouve d’accord avec madame de *** ( madame Geoffrin) dans son attachement pour le roi de Pologne, et dans son estime pour M. le comte d’Hessenstein..... J’admire Gustave III, et j’aime surtout passionnément sa renonciation solennelle au pouvoir arbitraire : je n’estime pas moins la conduite noble et les sentiments de M. le comte d’Hessenstein. Le roi de Suède lui a rendu justice ; la bonne compagnie de Paris et les Welches mêmes la lui rendront : pour moi, je commence par la lui rendre très hardiment. »

Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur. Je travaille à la continuation de l’Histoire de l’Académie Française. Il y est souvent question de vous, et vous pouvez vous en rapporter à moi. Vale. Mes respects à madame Denis ; j’espère que sa santé sera meilleure.


Paris, 18 janvier 1773.


Jai entendu parler, mon cher maître, de cet avocat Belleguier ; on m’a dit que c’est un jeune homme qui promet beaucoup ; il a même écrit je ne sais quoi dans l’affaire des Calas, qui a fait plus de bien, dit-on, à la cause de cette malheureuse famille, que toutes les bavardes déclamations des avocats Loyseau et Beaumont, que Dieu fasse taire.

Encore une fois, n’ayez pas peur que l’Université se rétracte. Je ne doute point que nous ne voyons (ou voyions) incessamment, dans les feuilles d’Aliboron, une belle diatribe pour prouver qu’on ne pouvait pas dire en meilleur latin, que la philosophie n’est pas moins ennemie du trône que de l’autel. Vous aurez vu, sans doute, le numéro 3 de la Gazette littéraire des Deux-Ponts de cette année, où l’on traduit en bon français le beau latin de cette canaille, et où l’on félicite un corps aussi sage et aussi respectable que l’Université de rendre un si éclatant hommage à la philosophie, tandis que des pédants, des hypocrites et des imbéciles déclament contre elle. Cet article a été lu samedi en pleine Académie, en présence de Tartufe et de Laurent, qui n’ont dit mot, tandis que tout le reste applaudissait ; et j’ai conclu, après la lecture, que ce n’était pas le tout d’être fanatique, qu’il fallait tâcher encore de n’être pas ridicule. Quoi qu’il en soit, j’attends avec impatience le plaidoyer de l’avocat Belleguier. Il me paraît qu’il a beau jeu pour prouver sa thèse. Pour moi, si j’avais l’honneur d’être sur les bancs, voici comme je plaiderais, en deux petits syllogismes, la cause de la philosophie. 1°. Les deux plus grands ennemis de la Divinité sont la superstition et le fanatisme ; or les philosophes sont les plus grands ennemis du fanatisme et de la superstition ; donc, etc.

2. Les plus grands ennemis des rois sont ceux qui les assassinent, et poi ceux qui les déposent ou les veulent déposer ; or, est-il que Ravaillac, Grégoire VII et consorts, assassins et déposeurs ou dépositeurs de rois, n’étaient brin philosophes, ergò, etc. Voilà les marrons que Bertrand voit sous la cendre, et qui lui paraissent très bons à croquer ; mais il a la patte trop lourde pour les tirer délicatement. Vous voyez bien qu’il est nécessaire que Raton vienne au secours de Bertrand ; mais je puis bien vous répondre que Bertrand ne mangera pas les marrons tout seul, et qu’il en laissera même la meilleure part à Raton, pour sa peine de les avoir si bien tirés.

Vous voyez que ce pauvre Bertrand n’est pas heureux. Il avait demandé à la belle Catau de rendre la liberté à cinq ou six pauvres étourdis de Welches ; il l’en avait conjurée au nom de la philosophie ; il avait fait, au nom de celle malheureuse philosophie, le plus éloquent plaidoyer que de mémoire de singe on ait jamais fait ; et Catau fait semblant de ne pas l’entendre ; elle esquive la requête ; elle répond que ces pauvres Welches, dont on demandait la liberté, ne sont pas si malheureux qu’on l’a cru. Ne dites pourtant mot, d’ici à six semaines, de la réponse de Catau ; car Bertrand ne s’en est pas vanté, il ne l’a montrée à personne. Il a récrit une seconde lettre, le plus éloquent ouvrage qui soit jamais sorti de la tête de Bertrand ; il attend impatiemment l’effet de ce nouveau plaidoyer, et ne désespère pas même du succès. Raton devrait bien se joindre à Bertrand, et représenter à la belle Catau combien il serait digne d’elle de donner cette consolation à la philosophie persécutée : ce serait un beau postscriptum à ajouter au plaidoyer de l’avocat Belleguier.

Il est inconcevable que vous n’ayez pas reçu l’Éloge de Racine ; il y a plus de quinze jours que l’auteur vous l’a envoyé par Marin. Samedi dernier, sur mes représentations, il en a fait partir un nouveau par la même voie ; j’espère que vous l’aurez enfin, et vous le trouverez tel qu’on vous l’a dit, très beau. Le chevalier de Châtelux n’a jamais entendu parler de ce curé de Fresnes ; mais il ira aux informations, et promptement, et vous en rendra compte lui-même, et sera charmé d’avoir ce prétexte pour vous écrire.

Savez-vous que l’archevêque de Paris n’a pas osé aller officier à cette belle fête du Triomphe de la Foi ? Il s’habillait, dit-on, pour y aller ; je ne sais qui est venu lui dire qu’il faisait une sottise, et il a envoyé dire qu’il ne viendrait pas, au curé de Saint-Roch, qui en tombera malade. C’est un petit abbé de Malide, évêque d’Avranches, qui a eu la platitude de le remplacer. Il a bien prouvé, ce jour-là, qu’il était tout évêque d’Avranches.

Adieu, mon cher ami, mes compliments très tendres à l’avocat Belleguier, et mes sincères embrassements à Raton. Tuus ex animo.

Bertrand.


Paris, 1er février 1773.


Jattends, mon cher maître, avec impatience, la diatribe de Raton-Belleguier, et je vous assure que Bertrand sent déjà de loin l’odeur des marrons, et qu’il a bien envie, non seulement de les croquer, mais de les faire croquer à tous les Bertrands et Ratons ses confrères.

Bertrand-Condorcet demeure rue de Louis-le-Grand, vis-à-vis la rue d’Antin. Vous pouvez compter sur son zèle. Vous recevrez, dans le courant du mois, un ouvrage de sa façon, qui, je crois, ne vous déplaira pas. Ce sont les Éloges des académiciens des sciences morts avant le commencement du siècle, et que Fontenelle avait laissés à faire. Vous y trouverez, si je ne me trompe, beaucoup de savoir, de philosophie et de goût. J’espère que, si notre Académie des sciences a le sens commun, elle le prendra pour secrétaire ; car il nous en faudra bientôt un autre.

Bertrand attend, avec impatience, la réponse de Catau ; mais il craint bien qu’elle ne soit plus polie que favorable. Il a peur que la philosophie ne soit dans le cas de dire des rois ce que le pêcheur de Zadig dit des poissons : Ils se moquent de moi comme les hommes, je ne prends rien. À tout événement, il vous informera sur-le-champ de ce qu’il aura pris ou manqué. Oh ! si Raton voulait encore ici donner un coup de pale pour tirer du feu ces marrons russes, Bertrand ne douterait pas du succès ; mais si Raton ne fait pas encore ce plaisir à Bertrand, j’ai bien peur que Catau ne permette pas à Bertrand de tirer les marrons tout seul.

Tout ce que je puis vous dire sur cette belle fête du Triomphe de la Foi, c’est qu’elle doit être célébrée tous les ans à Saint-Roch, le dimanche dans l’octave des Rois ; que l’office en est imprimé ; qu’il est plein, comme vous le croyez bien, d’imprécations contre les philosophes à six sous la pièce ; que les hymnes, prose et autres rapsodies, sont d’un petit cuistre ignoré du collège Mazarin, nommé Charbonnet ; qu’il y a pourtant un de ces hymnes dont l’auteur est un abbé Pavé, oncle de madame de Rochefort, et que je croyais, sur ce qu’elle m’en a dit, à cent lieues du fanatisme. Comme elle est à Versailles avec son mari, je ne puis savoir si elle est au fait ; car j’ai peine à croire qu’elle eût souffert cette sottise, si elle en eût été confidente. Au reste, il est certain que l’archevêque, bien conseillé, a refusé d’officier à cette belle fête, qui a été, par ce moyen, très peu brillante et nombreuse. Comme on comptait sur lui pour la messe, et que tous les prêtres du quartier avaient mangé leur Dieu de bonne heure, on a été obligé de prendre un curé de village qui passait dans la rue, et qui heureusement s’est trouvé à jeun. Le prédicateur, qui était un carme nommé le P. Villars, a clabaudé beaucoup l’après-midi contre les philosophes ; mais les clabauderies ont été vox clamantis in deserto.

Toutes réflexions faites, je trouve que Raton fait fort bien de garder l’argent que Bertrand lui proposait de donner ; c’est bien assez de tirer les marrons, sans les payer encore. Il en coûte à Bertrand vingt écus pour l’honneur qu’il a d’être de deux académies ; et il trouve que c’est payer des marrons d’Inde tout ce qu’ils valent. Il ne lui reste plus qu’à embrasser bien tendrement Raton, en l’exhortant beaucoup à ne faire pâte de velours que pour les Bertrands, et à montrer la griffe et les dents aux chiens galeux, et même aux chiens du grand collier.

On vient d’imprimer ici les Lois de Minos, châtrées comme elles l’étaient par les chaudronniers de la littérature. Pourquoi l’auteur ne les redonnerait-il pas avec toutes leurs parties nobles et les notes qui doivent en faire la sauce ?

On dit que vous réimprimez le Commentaire de Corneille fort augmenté. Vous ferez bien. Je ne trouve de tort que de n’en avoir pas assez dit. Les pièces de Corneille me paraissent de belles églises gothiques. Vale et ama tuum Bertrand.


Paris, 4 février 1773.


Raton-Belleguier est un saint homme de chat, et le premier chat du monde pour tirer les marrons du feu sans se brûler trop les pattes. Ces marrons ont été reçus, et Bertrand les a distribués à tous les Bertrands ses confrères, dignes de les manger. Tous pensent unanimement que Raton a rendu un précieux service à la cause commune des Bertrands et des Ratons ; mais que Raton n’a rien à craindre pour ses pattes ; et qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat dans la petite espièglerie qu’il vient de faire. Les pauvres rats d’église pourront être un peu mécontents ; mais, cette fois-ci, ils n’oseront pas trop sortir de leurs trous ; il n’y aurait que des coups à gagner pour eux.

Pour remercier Raton de ses bons marrons, Bertrand ne lui renvoie que des marrons d’Inde. Il est impatient de savoir comment Catau aura trouvé le dernier marron du 31 de décembre. Raton devrait bien écrire à Catau que ce marron est meilleur à manger qu’elle ne croit, et que si elle y faisait honneur, tous les Ratons et les Bertrands feraient pour elle des tours et des gambades. Bertrand et ses confrères embrassent et remercient Raton-Belleguier de tout leur cœur.

N. B. Bertrand répète à Raton que le secret sur les marrons d’Inde est nécessaire, jusqu’à ce qu’on sache comment les marrons d’Inde du 31 de décembre auront été accueillis par Catau. Il le prévient aussi que personne, excepté Raton-Belleguier, n’a de copie de ce qu’il lui envoie, et il prie Raton de la garder pour lui seul, mais tout seul.


Paris, 9 février 1773.


Bertrand a reçu successivement, et avec une exactitude édifiante, tous les marrons que Raton a si délicatement tirés. Tous les Bertrands les croquent avec délices, et répètent en les croquant : Dieu bénisse Raton et ses pattes ! Les marmitons qui avaient enterré les marrons, afin de les garder pour eux, voudraient bien étrangler Raton ; mais Raton a tiré les marrons si proprement, que les maîtres de la maison disent que Raton a bien fait, et se moquent des marmitons, qui en seront pour leurs marrons et leurs jurements.

Il est venu à Bertrand une idée qu’il croit excellente, et qu’il soumet aux pattes de Raton. Bertrand a rêvé que je ne sais quelle académie ou université huguenote du Nord, a proposé pour sujet d’un prix de philosophie : Non minus Deo quam regibus insensa est ista quæ vocatur hodiè theologia. D’après ce programme, voici le nouveau thème que Raton pourrait essayer, et que Bertrand lui propose en toute humilité.

Première partie du thème. Cette, qu’on nomme aujourd’hui théologie, est ennemie des rois. Raton le prouvera, sans se répéter, en rappelant les histoires de Grégoire VII, d’Alexandre III, d’Innocent IV, de Jean XXII et compagnie. Cet article fera un excellent supplément au premier thème de Raton, qui n’a parlé des théologiens, dans sa diatribe, que comme assassins des rois, et qui les présenterait à présent comme voulant les priver de leurs couronnes.

Seconde partie du thème. Cette, qu’on nomme aujourd’hui théologie, est ennemie de Dieu, parce qu’elle en fait un être absurde, atroce, ridicule et odieux. Oh ! le beau champ pour Raton, que cette seconde partie, et les bons marrons à tirer et à croquer !

Il ne faudrait pas oublier, si cela se pouvait faire délicatement, de joindre à la première partie un petit appendice ou post-script intéressant, sur le danger qu’il y a pour les États et les rois de souffrir que les prêtres fassent dans la nation un corps distingué, et qui ait le privilège de s’assembler régulièrement. Il faudrait faire sentir que la nation française est la seule qui ait permis cet abus ; qu’en Espagne, où les évêques sont plus riches qu’en France, ils n’en sont pas moins les derniers polissons du royaume, parce qu’ils ne font point corps et n’ont point d’assemblées ; et qu’il en est de même dans les autres États de l’Europe, excepté chez les Welches.

Allons, courage, mon cher Raton ; je ne sais si le cœur vous en dit comme à Bertrand ; mais ce gourmand de Bertrand sent déjà de loin l’odeur des marrons qui cuisent, comme M. Guillaume sent qu’on apprête l’oie que Patelin lui a promise.

Cependant, tout en croquant les marrons déjà tirés, et tout en encourageant Raton à en tirer d’autres, Bertrand serait presque tenté de le gronder de ce qu’il fait patte de velours au détestable marmiton Alcibiade, le vil et l’implacable ennemi des marrons, des Bertrands, des Ratons et du Raton même qui ne devrait lui présenter la patte que pour l’égratigner. Il est vrai que le marmiton Alcibiade a plus la rage que le pouvoir de nuire, grâce au profond mépris dont il est couvert parmi les marmitons même ; mais c’est une raison de plus pour que Raton ne lui laisse pas croire qu’on le craint, et encore moins pour qu’il le flatte. Après tout, Raton sert si bien les Bertrands, qu’il faut bien lui pardonner quelques complaisances pour les marmitons ; mais les Bertrands se croient obligés d’avertir Raton que ces complaisances sont en pure perte pour lui et pour la cause commune. Sur ce, Bertrand embrasse et remercie Raton de tout son cœur.


Paris, 27 février 1773.


Bertrand a reçu tous les sacs de marrons que Raton lui a envoyés ; mais quel plaisir qu’il ait eu à les manger, il n’a guère en ce moment plus d’envie de rire que Raton. Cette strangurie maudite l’alarme et l’inquiète, et elle alarme avec lui tous les Bertrands qui aimeraient bien mieux que Raton pissât, que de croquer tous les marrons du monde. Ils ont beau bénir la patte de Raton, ils ne tiennent rien, si pendant ce temps Raton maudit sa vessie. Ils exhortent, ils prient, ils conjurent Raton de ne plus songer qu’à pisser, et de laisser là les marrons dont l’odeur pourrait porter à sa vessie.

Bertrand ne sait pas précisément quels sont les auteurs des Trois siècles ; mais il est sûr, et même évident, en parcourant cette rapsodie, que plus d’un polisson y a travaillé, quoi qu’en dise le polisson qui a bien voulu barbouiller son nom de toute l’ordure des autres. Bertrand a entendu nommer Clément, Palissot, Linguet, l’abbé Bergier, Pompignan, le jésuite Grou, auteur d’une mauvaise traduction de Platon, auquel on ajoute beaucoup d’autres jésuites sans les nommer. Il est certain que cette canaille (qui, par parenthèse, va, dit-on, être enfin proscrite) a mis beaucoup de torche-culs dans cette garde-robe ; voilà tout ce que Bertrand a pu savoir là-dessus.

À l’égard de la lettre sur mademoiselle Raucourt, il s’en faut bien que l’histoire de la lecture soit telle que la vieille poupée l’a mandé avec candeur à Raton ; mais tant que Raton ne pissera pas, Bertrand croirait être cruel de lui ôter sa vieille poupée, et d’empêcher qu’il ne s’en amuse, et qu’il ne la coiffe à sa fantaisie. C’est sans doute par un juste jugement de Dieu, que le libraire ou voleur Valade a imprimé ces Lois de Minos, pour empêcher qu’elles ne fussent dédiées à la poupée de Raton, ou à la vieille p… dont il écrivait, il n’y a pas longtemps, qu’elle avait passé sa vie à lui faire des niches et des caresses. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’histoire de l’Académie ne sera pas dédiée à la vieille poupée, et qu’il y sera fait mention d’elle comme elle le mérite.

Raton doit avoir reçu un ouvrage qui l’aura consolé un moment de toutes les infamies qui avilissent la littérature ; ce sont les Éloges des anciens académiciens, par M. de Condorcet. Quelqu’un me demandait l’autre jour ce que je pensais de cet ouvrage ; je répondis en écrivant sur le frontispice, justice, justesse, savoir, clarté, précision, goût, élégance et noblesse. Bertrand se flatte que Raton aura été de son avis ; et sur ce, il embrasse tendrement Raton, et le conjure de pisser et de ne faire autre chose.

On assure que Pompignan est auteur, dans les Trois siècles, de l’article de Raton, que Bertrand n’a point lu, et, ce qui est plus plaisant, de son propre article à lui Pompignan. Savatier l’avait fait, et l’avait montré à Simon Le Franc. Simon Le Franc n’a pas été content, et a pris le parti de s’en charger.


Paris, 6 avril 1773.


Mon cher et ancien et respectable ami, j’ai fait part de votre lettre à tous ceux qui en sont dignes ; ils en ont baisé les sacrés caractères, et souhaitent de les baiser longtemps ; et ils espèrent que la Providence, quoique ce meilleur des mondes possibles ait si souvent à s’en plaindre, ne les frustrera pas de cette espérance. Pour moi, elle fait toute ma consolation, et il ne me restera quelque courage, que tant que les lettres et la philosophie vous conserveront.

J’attends, avec grande impatience, le recueil dont vous me parlez. Vous pourriez me le faire parvenir par une des voies dont vous vous êtes servi pour m’envoyer les paquets de l’avocat Belleguier. Je suis très fâché que Cramer ait inséré dans cette collection mon dialogue de Descartes et de Christine : c’est mal connaître mes intérêts, que de me mettre à côté de vous. Ce qui me console, c’est qu’il est question de vous dans ce dialogue ; car je ne sais par quelle fatalité vous vous trouvez toujours au bout de ma plume. Je n’ai presque point fait d’article, dans mon Histoire de l’Académie, où je n’aie eu occasion soit de parler de vous comme j’en pense, soit de vous citer en matière de goût. Je ne sais si cette rapsodie paraîtra jamais ; mais, comme je suis très résolu d’y dire la vérité, sans attaquer d’ailleurs les sottises reçues, je vous promets qu’elle ne sera pas imprimée en France. C’est bien assez de me châtrer moi-même à moitié, sans qu’un commis à la douane des pensées vienne me châtrer tout-à-fait. Vous savez que la destruction des chats est la besogne des chaudronniers. Ne trouvez-vous pas qu’on traite les gens de lettres comme des chats, en les livrant, pour être châtrés, aux chaudronniers de la littérature ? or le pauvre Bertrand pense comme Raton, et ne veut pas être livré aux chaudronniers.

Je suis persuadé, sur votre parole, que je serais content de la page 8 de votre épître dédicatoire des Lois de Minos. Cette page contient apparemment les conseils dont vous m’avez parlé dans une autre lettre ; mais je vous répondrai, mon cher maître, par un proverbe bien trivial, mais bien vrai, qu’à laver la tête d’un mort, ou d’un Maure, on y perd sa peine. Ce que je puis vous assurer, c’est que l’Histoire de l’Académie, qui ne vaudra pas les Lois de Minos, ne sera pas dédiée à votre Alcibiade ou à votre Childebrand, comme vous voudrez l’appeler. Je lui pardonnerais, s’il vous payait ou vous obligeait ; mais j’entends dire qu’il ne fait ni l’un ni l’autre.

Je serai fort aise de voir les deux lettres de l’impératrice de Russie sur les deux puissances ; quoiqu’à vous dire le vrai, je me défie d’une lettre sur les deux puissances, écrite par l’une des deux. Chacune veut, comme l’on dit encore, car je suis en train de citer des maximes triviales, tirer toute la couverture à soi. L’intérêt de l’humanité demanderait, à la vérité, que la puissance spirituelle fût mise nue comme la main ; mais il demanderait aussi que la puissance temporelle ne fût qu’honnêtement vêtue, et non pas affublée de couvertures.

À propos de Catau, je n’ai point de réponse à ma dernière lettre ; je n’en suis pas trop surpris, car les circonstances ne sont pas trop favorables pour obtenir ce que je demande. Vous devriez bien lui représenter quel service elle rendrait à la philosophie et aux lettres, en ayant égard à mon humble requête. Que dites-vous de tout ce qui se passe dans le nord ? Ne croyez-vous pas que la guerre va s’allumer de plus belle ? et ne trouvez-vous pas étrange que trois ou quatre êtres, au fond du Nord, décident du malheur de cinquante ou soixante millions d’hommes qui veulent bien le souffrir ? Ce phénomène-là est plus difficile à expliquer que la pesanteur ou le magnétisme.

Vous avez bien raison sur le pauvre La Harpe. Il y a bien longtemps que je lui ai rendu justice pour la première fois, et je suis indigné comme vous des persécutions et des injustices qu’il éprouve ; mais la littérature est dans la plus déplorable situation où elle ait jamais été. Je ne saurais y penser sans fiel, et presque sans fureur. Je vous le répète, mon cher maître, il ne me restera de courage que tant que vous vivrez. Vivez donc longtemps, et aimez-moi comme je vous aime.

Bertrand.


Paris, 20 avril 1773.


Mon cher et ancien ami, mon cher maître, mon cher confrère, si je ne vous ai point écrit depuis quelques semaines, ce n’est pas faute d’avoir été occupé de vous ; c’est au contraire parce que je l’étais trop douloureusement. Je croyais faire bien mon devoir de vous aimer ; mais jamais je n’ai mieux senti qu’en ce moment combien vous êtes cher et nécessaire à mon cœur. J’ai écrit deux lettres à madame Denis pour savoir de vos nouvelles, elle ne m’en a point encore donné ; mais je me flatte qu’elle vous aura bien dit le tendre intérêt que je prends à votre état. On nous assure que vous êtes beaucoup mieux, mais très faible ; conservez-vous, mon cher maître ; ménagez-vous, et songez que vous ne pouvez faire aux sots et aux fripons un meilleur tour que de vivre, et de vous bien porter. Ne m’écrivez point ; quelque chères que me soient vos lettres, elles vous fatigueraient ; mais faites-moi donner en détail de vos nouvelles. Tous nos confrères de l’Académie, aux Tartufe et Laurent près, sont aussi tendrement occupés que moi de votre santé et de votre conservation. J’ai reçu votre nouvelle défense de M. de Morangiès, et je l’ai lue avec plaisir ; mais laissez là tous les Morangiès du monde, et portez-vous bien. Dédiez les Lois de Minos à qui vous voudrez, et portez-vous bien.

Vous avez bien raison dans tout ce que vous me dites de l’ouvrage de M. de Condorcet : le succès en a été unanime ; il y a longtemps que le sot public n’a été si juste. L’Académie des sciences vient de lui donner l’adjonction et la survivance à la place de secrétaire, qui depuis trente ans était si mal remplie.

Adieu, mon cher et illustre ami ; portez-vous bien, portez-vous bien, portez-vous bien : voilà tout ce que je désire de vous. J’embrasse Raton de tout mon cœur.

Bertrand.


Paris, 27 avril 1773.


Mon cher maître, mon cher ami, je répondrai à ce que vous mandez de Catau :

Seigneur, s’il est ainsi, votre faveur est vaine.

Je doutais fort, malgré toute l’éloquence de Bertrand, qu’il obtînt d’elle la délivrance des rats qui se sont allés jeter assez mal-à-propos dans sa ratière. Les circonstances ne permettent peut-être pas que Catau leur donne la clef des champs, et Bertrand, tout philosophe qu’il est, est en même temps raisonnable ; mais Bertrand pouvait au moins, et devait même s’attendre à une réponse honnête et raisonnable, et non au persiflage que vous lui transcrivez. Voilà une nouvelle note à ajouter à toutes celles que j’ai déjà sur les Catau et compagnie. Je ne sais de qui la philosophie a le plus à se plaindre en ce moment, ou de ses vils ennemis, ou de ses soi-disant protecteurs. Je sais du moins, et j’apprends tous les jours davantage, et à mon grand regret, qu’elle doit prendre pour sa devise, ne t’attends qu’à toi seule ; bien entendu que ceux qui la persiflent n’attendront non plus d’elle que la justice et la vérité. Quoi qu’il en soit, je désirerais au moins de la personne que vous appelez singulière, et qui pourrait mériter un plus beau nom si elle le voulait, une réponse quelconque, honnête ou non, philosophique ou impériale, grave si elle le veut, ou plaisante si elle le peut ; je la joindrai à mes deux lettres, et je mettrai au bas ces deux mots de Tacite, per amicos oppressi, qui me paraissent si bien convenir aux malheureux philosophes.

Quant à Childebrand, je souhaite qu’il vous soit utile, et à cette condition je vous pardonnerais de l’amadouer, je vous y exhorterais même.

Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir !


Mais j’ai peur que vous n’en soyez pour vos caresses, et que Childebrand ne se moque de vous. Il est trop vil pour oser élever sa voix, dans le pays du mensonge, en faveur du génie calomnié et persécuté.

Quoi qu’il en soit, mon cher ami, ô et præsidium et dulce decus meum, j’attends avec impatience le recueil proscrit que vous m’annoncez du bel esprit genevois ; j’y verrai la lettre sur les deux puissances, et je souhaite d’être convaincu, après cette lecture, que la puissance temporelle n’a rien à se reprocher. Ainsi soit-il ! mais ce que je désire bien davantage, c’est de vous savoir en meilleure santé, et de pouvoir dire aux ennemis de la philosophie qui demanderont de vos nouvelles, il se porte trop bien pour vous. Adieu, mon cher maître, conservez-vous et aimez-moi comme je vous aime.


13 mai 1773, je ne voudrais pas dater du 14.


Je me hâte, mon cher et illustre ami, de vous faire part d’une nouvelle qui ne peut manquer de vous être agréable. M. le duc d’Albe, un des plus grands seigneurs d’Espagne, homme de beaucoup d’esprit, et le même qui a été ambassadeur en France, sous le nom de duc d’Huescar, vient de m’envoyer vingt louis pour votre statue. La lettre qu’il m’écrit à ce sujet est pleine des choses le plus honnêtes pour vous. Condamné, me dit-il, à cultiver en secret ma raison, je saisirai avec transport cette occasion de donner un témoignage public de ma gratitude et de mon admiration au grand homme qui le premier m’en a montré le chemin. M. le chevalier de Magallon, qui est ici chargé des affaires d’Espagne, m’a mandé, en m’envoyant la souscription de M. le duc d’Albe, que cet amateur éclairé des lettres et de la philosophie me priait d’être auprès de vous l’interprète de tous ses sentiments. Vous ne feriez pas mal, mon cher maître, d’écrire un mot de remerciement à M. le duc d’Albe, à Madrid. Vous pourriez lui parler, dans votre réponse, d’une traduction espagnole de Salluste, faite par l’infant don Gabriel, que peut-être l’infant vous aura déjà envoyée, et qui est, à ce que disent les Espagnols, très bien écrite. On dit ce jeune prince fort instruit et passionné pour les lettres. Elles ont grand besoin de trouver quelques princes qui les aiment ; il s’en faut bien que tous pensent ainsi.

Votre Childebrand (car je ne puis me résoudre à lui donner un autre nom) n’en agit pas à votre égard comme M. le duc d’Albe, qui aurait mieux mérité que lui la dédicace des Lois de Minos. Il a demandé à Lekain (le fait n’est que trop vrai, et M. d’Argental pourra vous l’assurer, si vous en doutez) une liste de douze tragédies, pour être jouées aux fêtes de la cour et à Fontainebleau. Lekain lui a porté cette liste, dans laquelle il avait mis, comme de raison, quatre ou cinq de vos pièces, entre autres Rome sauvée et Oreste. Childebrand les a effacées toutes, à l’exception de l’Orphelin de la Chine, qu’il a eu la bonté de conserver : mais devinez ce qu’il a mis à la place de Rome sauvée et d’Oreste ; Catilina et Électre de Crébillon. Je vous laisse, mon cher maître, faire vos réflexions sur ce sujet, et je vous invite à dédier à cet amateur des lettres votre première tragédie. Vous voyez qu’il a bien profité des leçons que vous lui avez données. Vous pourrez au moins lui faire vos remerciements du zèle qu’il témoigne pour vous servir.

En vérité, mon cher maître, je suis navré que vous soyez dupe à ce point, et que vous le soyez d’un homme si vil. Si vous cherchez de l’appui à la cour, vous avez cent personnes à choisir, dont la moindre aura plus de crédit et de considération que lui. Vous vous dégoûteriez de votre confiance, si vous pouviez voir à quel point il est méprisé, même de ses valets. C’est pour l’acquit de ma conscience, et par un effet de mon tendre attachement pour vous, que je crois devoir vous instruire de ce qui vous intéresse, agréable ou fâcheux, car interest cognosci malos. Plus je relis l’extrait que vous m’avez envoyé de la lettre de Pétersbourg, plus j’en suis affligé. Il était si facile à cette personne de faire une réponse honnête, satisfaisante, et flatteuse pour la philosophie, sans se compromettre en aucune manière, et sans accorder ce qu’on lui demandait, comme j’imagine aisément que les circonstances peuvent l’en empêcher. Je vous aurais, mon cher ami, la plus grande obligation de me procurer cette réponse que je désire. Vous voyez par vous-même combien la cause commune en a besoin. Le déchaînement contre la raison et les lettres est plus violent que jamais. Faudra-t-il donc que la philosophie dise à la personne dont elle se croyait aimée : Tu quoque, Brute ! Adieu, mon cher maître ; la plume me tombe des mains, de douleur du mal qu’on lui fait en moi, et d’indignation des trahisons qu’elle éprouve en vous. Interim tamen vale et nos ama.


Paris, 12 février 1774.


Il y a longtemps, mon cher et illustre maître, que je n’ai entendu parler de vous, et que, de mon côté, je ne vous ai donné signe de vie. Je veux pourtant vous dire un mot, mais un mot seulement, et ce mot est que je vous aime toujours. Je vous crois fort occupé ; tant mieux pour moi, et tans pis pour d’autres. On m’a dit que vous aviez été malade, mais on m’a depuis rassuré. Sophonisbe n’a pas vécu aussi longtemps que les chefs-d’œuvre de Régulus et d’Orphanis. Qu’on dise à présent que le parterre n’est pas connaisseur. À propos d’Orphanis, avez-vous lu le terrible extrait que La Harpe vient d’en faire dans le Mercure ? Ce jeune homme est bien digne par ses talents, son bon goût et son courage, de l’intérêt que vous prenez à lui ; mais il aura une rude carrière à parcourir, bien semée d’épines et de chausse-trapes par ses ennemis. Je suis vraiment affligé de le voir sans fortune. On dit que vous avez du crédit auprès du contrôleur-général, qui se ferait un plaisir de vous obliger, ne fût-ce que par vanité. Vous devriez l’engager à faire quelque chose pour ce jeune homme qui trouve tant de portes fermées, et qui ne parviendra que tard, à les briser et à les renverser par ses succès.

Que dites-vous de Sémiramis-Catau ? Il me semble que les Turcs commencent à se moquer d’elle. Quand on se laisse battre par ces marabous, il ne faut pas persifler la philosophie. Rira bien qui rira le dernier. Cette Sémiramis m’avait mandé que les prisonniers français faits à Cracovie étaient très bien traités. M. de Choisy, un de ces prisonniers, qui est ici, assure qu’ils ont été traités indignement. Vous devriez bien écrire à cette grande princesse que Sémiramis est bien mal obéie, et Catau bien mal instruite. Adieu, mon cher maître ; je vous aime plus que toutes les Catau. Dites-moi un mot de votre santé, et songez au pauvre La Harpe. Mes respects à madame Denis.


Paris, 26 février 1774.


Je viens de lire, mon cher maître, avec le plus grand plaisir, une suite de l’Histoire de l’Inde, avec quelques douceurs pour Nonotte et consorts. J’avais déjà la première partie, et je voudrais bien avoir la seconde ; je me recommande bien vivement à l’auteur.

Tandis qu’il s’égaie aux dépens des Nonotte et des Patouillet, il ne sait peut-être pas ce qui se passe au sujet de la canaille dont ils faisaient partie. Cette canaille, quoique coupée en mille morceaux par les souverains et par le pape, cherche à se réunir et ne désespère pas d’y réussir. Il y a actuellement un projet de les rétablir en France, sous un autre nom ; et j’ai appris, avec douleur, que l’archevêque de Toulouse, qui, comme je lui ai cent fois entendu dire à lui-même, n’aime ni n’estime ces marauds-là, et les connaît bien pour ce qu’ils sont, est à la tête de ce beau projet, parce qu’il en espère apparemment ou le cordon bleu, ou le chapeau, ou la feuille des bénéfices, ou l’archevêché de Paris. Heureusement le pape y est, jusqu’à présent, fort opposé, et le roi d’Espagne encore plus ; et il faut espérer que le roi de France trouvera des serviteurs fidèles, qui lui feront sentir que cette vermine ne lui pardonnera jamais de l’avoir écrasée, et ne se croira pas dédommagée par le consentement qu’il pourrait donner à leur nouvelle existence ; et qu’ainsi il y aurait le plus grand risque pour lui à les laisser ressusciter, sous quelque forme que ce puisse être.

Voici le projet de la nouvelle forme qu’on prétend leur donner. Ils formeront une communauté de prêtres, qui n’aura point de général à Rome, mais qui fera des vœux, excepté celui de pauvreté, afin qu’ils soient susceptibles de bénéfices. On recevra dans cette communauté d’autres prêtres que les ex-jésuites, et même ces prêtres seuls auront l’administration des biens. De plus, l’étude de la théologie sera interdite dans cette congrégation, et ils ne pourront jamais diriger les séminaires ; mais ils serviront de pépinière pour donner des maîtres aux collèges de provinces, sans néanmoins être membres de l’Université.

Vous sentez, mon cher maître, tout ce qu’il y a d’insidieux dans ce projet, et que, dès qu’une fois la canaille sera établie, elle se mettra bientôt en possession de tous les avantages auxquels elle feint de renoncer dans ce moment, pour ne pas trop effaroucher les contradicteurs. D’abord les bénéfices dont ils sont susceptibles, leur donneront moyen d’entrer dans le clergé et de devenir évêques ; nouveau moyen de pouvoir qui manquait à la société défunte. Les prêtres séculiers, prétendus administrateurs des biens, seront bientôt culbutés par eux, dès qu’ils trouveront un peu de faveur ; et d’ailleurs ces prêtres, choisis par l’archevêque de Paris, seront leurs créatures et leurs valets. Ils ne tarderont pas à représenter qu’il est absurde d’interdire à une communauté de prêtres l’étude de la théologie, et ils obtiendront ce point d’autant plus facilement que leur demande sera raisonnable. Ils représenteront de même qu’étant destinés à peupler les collèges de provinces, il est impossible qu’ils y suffisent, en n’ayant qu’une seule maison dans Paris (car le prétendu projet ne leur permet pas d’en avoir ailleurs) ; et ils obtiendront de même fort aisément d’en avoir au moins dans les principales villes.

Enfin il est clair que ces marauds ne demandent rien, dans ce moment, que d’obtenir un souffle de vie, qui deviendra bientôt, grâce à leurs intrigues, un état de vigueur et de santé. Je vous avoue, mon cher ami, que j’ai le cœur navré, quand je vois la protection que le roi de Prusse accorde à cette canaille, et qui servira peut-être d’exemple à d’autres souverains, quoiqu’il y ait bien de la différence entre souffrir des jésuites en pays protestant, et les avoir en pays catholique.

Voilà, mon cher ami, un sujet bien intéressant, et qui mériterait bien autant d’exercer votre plume que les Morangiès et les La Beaumelle. Vous allez dire que je fais encore le Bertrand, et que j’ai toujours recours à Raton ; mais songez donc que Bertrand a les ongles coupés. Ce que je désire et que j’attends de vous, serait l’ouvrage d’un bon citoyen et d’un bon Français, attaché au roi et à l’État. Vous pouvez répandre à pleines mains, sur ce projet, l’odieux et le ridicule dont vous savez si bien faire usage. Vous pouvez faire voir qu’il est dangereux pour l’État, pour l’Église, pour le pape et pour le roi, que les jésuites regarderont toujours comme leurs ennemis, et traiteront comme tels s’ils le peuvent. Ce sont les Broglie, si bien faits pour brouiller tout, qui, malgré leur disgrâce, intriguent actuellement de toutes leurs forces pour cet objet ; mais j’espère qu’ils trouveront en leur chemin le duc d’Aiguillon et tous les honnêtes gens du royaume, dont le cri va être universel. On dit que votre Catau conserve aussi les jésuites à l’exemple du roi de Prusse.


Paris, 22 mars 1774.


Pulchrè, benè, rectè. Bertrand a reçu trois ou quatre paquets de marrons, qu’il a trouvé cuits très à propos et très croquants ; mais il reste encore sous la cendre de très friands marrons à tirer, que Bertrand recommande à la patte de Raton. Il ne s’agit plus aujourd’hui de rétablir hautement et impudemment cette vermine malfaisante, comme l’appelait, il y a quatre ou cinq ans, le roi de Prusse dans les lettres qu’il écrivait à Bertrand, ce même roi qui depuis....., et qui ne protège aujourd’hui cette canaille que pour faire une niche de page à des souverains plus sages que lui. Le projet actuel, comme Bertrand l’a dit à Raton, c’est d’établir une communauté de prêtres, destinée à l’instruction de la jeunesse, qui, tout prêtres qu’ils seront, ne pourront étudier la théologie ni diriger les séminaires. Les jésuites pourront être associés ou du moins affiliés à cette communauté (car on ne s’explique pas clairement sur cet objet) ; bien entendu que, quand une fois ils y auront le pied, tout le corps suivra bientôt, et qu’ils sauront bien se faire rendre et l’étude de la théologie, et la direction des séminaires ; car tout ce qu’ils désirent, tout ce que veulent leurs amis, c’est de s’ouvrir un guichet de rentrée, qui deviendra bientôt porte-cochère. Il faut que Raton insiste sur ce danger, sur celui qui en résulterait pour l’État, où ces marauds mettraient le trouble plus que jamais ; pour le roi, à qui ils ne pardonneront jamais d’avoir consenti à leur destruction ; pour les ministres les plus attachés au roi, comme M. le duc d’Aiguillon, qu’ils feront repentir, s’ils le peuvent, d’avoir consommé cette destruction sous son ministère. Le premier usage qu’ils feront de leur crédit sera de se venger, et il ne leur coûtera pas de mettre le feu pour cela aux quatre coins du royaume. D’ailleurs à quoi bon cette communauté de prêtres ? que fera-t-elle de mieux que les universités, et que les autres communautés déjà occupées de l’éducation ? Ce ne sont point des communautés nouvelles qu’il faudrait établir ; il faudrait rendre plus utiles, pour l’éducation, les communautés qui s’en occupent, en réformant le plan de cette éducation qui en a tant de besoin, et en attachant aux universités plus d’argent et de considération. Il y a tant d’hommes de mérite qui sont sans fortune, et qui ne demanderaient pas mieux que de se livrer à ce travail, s’ils y trouvaient une existence honnête, etc. Voilà, mon cher Raton, de bons marrons de Lyon à cuire, sans compter ceux que Raton trouvera de lui-même dans sa poche. Bertrand lui recommande avec instance cette nouvelle fournée. Peut-être même pourrait-il essayer un marron qui vaudrait mieux que tous les autres, c’est l’inconvénient de mettre la jeunesse entre les mains d’une communauté de prêtres quelconques, ultramontains par principes, et anti-citoyens par état ; mais ce marron demande un feu couvert, et une patte aussi adroite que celle de Raton : et, sur ce, Bertrand baise bien tendrement les chères pattes de Raton.


mardi 15 auguste 1775.


Je ne sais, mon cher et illustre maître, par quelle fatalité je n’ai reçu que samedi au soir, 12, votre lettre du 19. J’ai écrit dès le lendemain au roi de Prusse une lettre telle que vous pouvez la désirer, et cette lettre a dû partir par le courrier d’hier. Je souhaite à cet honnête et intéressant jeune homme tout le succès et le bonheur qu’il mérite, et je n’oublierai rien pour entretenir son auguste protecteur dans les sentiments de bonté qu’il a pour lui. Voilà ce que j’ai fait à votre prière et à sa considération, et dont je vous donne avis sans délai par le courrier le plus prochain, afin que vous preniez vos mesures en conséquence. Êtes-vous content de moi ? c’est au moins bien sûrement mon intention.

Vous l’êtes sans doute de ce que M. de La Harpe vient de remporter, pour la quatrième fois, le prix d’éloquence, et pour la quatrième fois encore le prix de poésie, et pour la seconde fois les deux prix dans le même jour, et de plus encore le premier accessit en vers. Le voilà Comblé de gloire, et ses ennemis de rage ; aussi ne s’endorment-ils pas, et ils lui suscitent, en ce même moment, une affaire désagréable pour un article du Mercure, où sa faute, s’il en a fait une, est bien légère, mais sera bien grossie par l’envie et par la haine.

Je pense comme vous sur ce Bon sens, qui me paraît un bien plus terrible livre que le Système de la nature. Si on abrégeait encore ce livre (ce qu’on pourrait aisément, sans y faire tort), et qu’on le mît au point de ne coûter que dix sous, et de pouvoir être acheté et lu par les cuisinières, je ne sais comment s’en trouverait la cuisine du clergé, qui dans ce moment ferait bien des sottises, si quelques évêques raisonnables ne l’empêchaient. Adieu, mon cher maître ; vous avez peut-être actuellement à Ferney madame la duchesse de Châtillon et M. le comte d’Auzely, à qui j’ai donné pour vous une lettre dont ils n’auront pas besoin quand vous les connaîtrez. Nous attendons mille bonnes choses des ministres vertueux qui entourent le trône, et nous espérons de n’être pas trompés. Vale iterum.


Paris, 28 auguste 1775.


M. François (de Neufchâteau), que je ne connaissais pas, vint hier chez moi, mon cher et illustre ami. Il me parut indigné de cette infamie que l’ombre de La Beaumelle, menée par le squelette de Fréron, vient de publier contre la Henriade, et il me dit qu’il avait fait un mémoire où il rendait plainte contre cette atrocité que je ne connais que par ce qu’il m’en a dit ; car je fais justice de ces rapsodies, en n’en lisant jamais aucune. Il m’a dit vous avoir écrit pour vous prier de l’autoriser à poursuivre cette canaille morte et vivante, et m’a prié de vous en écrire aussi. J’ai fort applaudi à l’honnêteté et au zèle de ce jeune homme, et je lui ai répondu de votre reconnaissance, et de celle de tous les gens de lettres dignes de porter ce nom. Il serait temps, ce me semble, qu’on fît justice de pareils marauds. À quoi servirait-il d’avoir tant d’honnêtes gens dans le ministère, si les gredins triomphaient encore ? M. François attend, mon cher maître, une lettre de vous qui l’encourage, et dont il est bien digne. Je désire beaucoup et la publication et le succès du mémoire qu’il prépare, et j’espère que les Welches même, tout Welches qu’ils sont, y applaudiront pour le moins autant qu’à l’Opéra-Comique. Adieu, mon cher et illustre maître ; je vous embrasse, et vous souhaite autant de santé et d’années que vous avez de gloire.

Bertrand l’aîné.


Paris, 25 mars 1776.


Bertrand plaint très sincèrement Raton de se croire obligé de se taire au sujet de Rossinante-Childebrand ; pour Bertrand qui n’a jamais vu Chiidebrand-Adonis, qui ne l’a jamais cru Mars, mais tout au plus Mercure, il ne peut que se réjouir, avec tous les honnêtes Bertrands, de voir Childebrand dans l’opprobre qu’il mérite.

Chabanon passe sa vie à dire des injures de l’Académie, et à désirer d’en être. Il réussirait mieux avec moins d’injures et plus de bons ouvrages.

J’ai lu la lettre de Raton à Cormoran ; cette lettre est charmante, et Bertrand en fera l’usage que Raton désire. Il aurait pu l’augmenter d’un article intéressant ; c’est que messieurs se proposaient, il y a peu de temps, de faire revivre, par leurs arrêts, les principes si raisonnables de la Sorbonne, au sujet de l’intérêt de l’argent : c’était à l’occasion d’une affaire où ils voulaient faire regarder M. Turgot comme fauteur de l’usure. Vous jugez du succès qu’aurait eu cette adroite imputation. Heureusement on leur a imposé silence sur cette affaire, et on leur a épargné le ridicule dont ils allaient encore se couvrir, quoiqu’ils soient déjà bien en fonds sur ce point.

Le rêve de Bailly sur ce peuple ancien, qui nous a tout appris, excepté son nom et son existence, me paraît un des plus creux qu’on ait jamais eus ; mais cela est bon à faire des phrases, comme d’autres idées creuses que nous connaissons, et qui font dire qu’on est sublime. J’aime mieux dire avec Boileau, en philosophie comme en poésie : Rien n’est beau que le vrai.

Ce Poncet est venu chez moi avec une lettre de vous. Je lui ai demandé quels étaient les Italiens si jaloux d’avoir ma figure, qui désiraient que je me soumisse encore à l’ennui de la faire modeler. Il m’a dit que c’était un secret. J’en ai conclu que ce grand sculpteur était encore un plus grand hâbleur, et je l’ai remercié de sa bonne volonté, en lui disant qu’un sculpteur célèbre de ce pays-ci venait de faire mon buste, et qu’il pouvait le copier s’il le voulait. Adieu, mon cher et illustre maître ; je crois que La Harpe va enfin être de l’Académie ; nous en avons grand besoin. Ce n’est pas que nous manquions de postulants pour s’enrôler, mais ils ne sont pas de taille. Vale et me ama.


24 juin 1776.


Je ne vous ai point appris mon malheur, mon très cher et très digne maître ; d’abord parce que je n’avais pas la force d’écrire, et ensuite parce que je n’ai pas douté que nos amis communs ne vous en instruisissent. Je ne m’apercevrai du secours de la philosophie, que lorsqu’elle aura pu réussir à me rendre le sommeil et l’appétit que j’ai perdus. Ma vie et mon âme sont dans le vide, et l’abîme de douleur où je suis me paraît sans fond. J’essaie de me secouer et de me distraire, mais jusqu’à présent sans succès. Je n’ai pu m’occuper, depuis un mois que j’ai essuyé cet affreux malheur, qu’à un éloge que j’ai lu à la réception de La Harpe, et dans lequel il y avait plusieurs choses relatives à ma situation, que le public a bien voulu sentir et partager. Ce succès n’a fait qu’augmenter mon affliction, puisqu’il sera ignoré pour jamais de la malheureuse amie qu’il aurait intéressée.

Adieu, mon cher maître ; quand ma pauvre âme sera plus calme et moins flétrie, je vous parlerai des autres chagrins que je partage avec vous, mais qui, en ce moment, sont étouffés par une douleur plus vive et plus pénetrante. Conservez-vous, et aimez toujours tuum ex animo.


Paris, 4 auguste 1776.


Jai lu hier à l’Académie, mon cher et illustre confrère, l’excellent ouvrage que vous m’avez adressé pour elle. Elle l’a écouté avec le plaisir que lui fait toujours ce qui vient de vous. Vos réflexions sur Shakespeare nous ont paru si intéressantes pour la littérature en général, et pour la littérature française en particulier, si utiles surtout au maintien du bon goût, que nous sommes persuadés que le public en entendrait la lecture avec la plus grande satisfaction, dans la séance du 25 de ce mois, où les prix doivent être distribués. Mais, comme nous ne pouvons disposer ainsi de votre ouvrage sans votre agrément, la compagnie m’a chargé de vous le demander, et je m’acquitte, avec empressement, d’une commission qui m’est si agréable. Vous sentez cependant, mon cher et illustre confrère, que cet écrit, dans l’état où il est, aurait besoin de quelques légers changements, sinon pour être imprimé, au moins pour être lu dans une assemblée publique. Il est indispensable de taire le nom du traducteur que vous attaquez, et de mettre seulement à la place le nom général de traducteurs ; car ils sont en effet au nombre de trois. Il serait convenable encore, même en ne nommant point ces traducteurs, de supprimer tout ce qui pourrait avoir une personnalité offensante. Il serait nécessaire enfin de retrancher dans les citations de Shakespeare, quelques traits un peu trop libres pour être hasardés dans une pareille lecture. L’Académie désire donc, mon cher et illustre confrère, ou que vous nous autorisiez à faire ces corrections, dans lesquelles nous mettrons à la fois toute la sobriété et toute la prudence possibles, ou, ce qui serait mieux encore, que vous fissiez vous-même ces légers changements, l’ouvrage ne pouvant que gagner de toute manière à être revu et corrigé par vous. J’attends incessamment votre réponse à ce sujet, et vous renouvelle, du fond de mon cœur, les assurances bien vives du tendre et respectueux attachement avec lequel je suis, depuis tant d’années, mon cher et illustre confrère

Votre, etc.

P. S. Après vous avoir parlé au nom de l’Académie, permettez-moi, mon cher maître, de vous parler pour mon compte, et seulement entre vous et moi. Votre ouvrage, excellent en lui-même, me paraît plus excellent encore pour être lu dans une assemblée publique de l’Académie, comme une réclamation, au moins indirecte, de cette compagnie, contre le mauvais goût qu’une certaine classe de littérateurs s’efforce d’accréditer. Je m’attends bien que vous donnerez votre consentement à cette lecture, et que vous m’écrirez une lettre honnête pour l’Académie. Vous pourriez, au lieu de grossièretés (inlisibles publiquement) que vous citez de Shakespeare, y substituer quelques autres passages ridicules et lisibles, qui ne vous manqueront pas. Vous pourriez même ajouter à votre diatribe tout ce qui peut contribuer à la rendre piquante, quoiqu’elle le soit déjà beaucoup. Par malheur, le temps nous presse un peu ; car notre assemblée publique est d’aujourd’hui en trois semaines ; et il serait bon que votre diatribe corrigée me parvînt avant le lundi, 19 de ce mois. Pour abréger le temps, envoyez-moi, si vous voulez, vos additions, en cas que vous en ayez à faire, et je me chargerai des retranchements qui ne sont pas difficiles, et qui ne feront rien perdre à l’ouvrage. Au reste, si vous consentez à la lecture publique, comme je l’espère, il sera bon que l’ouvrage ne soit pas imprimé avant le 25, qui sera le jour de cette lecture.

Réponse, mon cher maître, sur tous ces points, et la plus prompte qu’il sera possible. Je vous embrasse tendrement.


Paris, 20 auguste 1776.


Vos ordres seront exécutés, mon cher et illustre maître ; je vous lirai, à l’assemblée de dimanche prochain, et je vous lirai de mon mieux, quoique vos ouvrages n’aient pas besoin d’être aidés par le lecteur. Je regarde ce jour comme un jour de bataille, où il faut tâcher de n’être pas vaincus comme à Crécy et à Poitiers, et où le sous-lieutenant Bertrand secondera, de ses faibles pattes, les griffes du feld-maréchal Raton. Bertrand est seulement bien fâché qu’on ait été obligé de couper quelques-unes de ces griffes, par révérence pour les dames ; mais l’imprimeur les rétablira, et Raton est prié de les aiguiser encore. Au reste, Bertrand ne pense pas qu’en laissant, comme de raison, subsister ces griffes, la grave Académie puisse s’en charger, même à l’impression. Il vaudrait mieux imprimer l’ouvrage sans retranchements, en se contentant d’avertir qu’on en a retranché à la lecture publique, par respect pour l’assemblée et pour le Louvre, ce que le divin Shakespeare prononçait si familièrement devant la reine Elisabeth. Enfin, mon cher maître, voilà la bataille engagée et le signal donné. Il faut que Shakespeare ou Racine demeure sur la place. Il faut faire voir à ces tristes et insolents Anglais, que nos gens de lettres savent mieux se battre contre eux que nos soldats et nos généraux. Malheureusement il y a, parmi ces gens de lettres, bien des déserteurs et des faux-frères ; mais les déserteurs seront pris et pendus. Ce qui me fâche, c’est que la graisse de ces pendus ne sera bonne à rien, car ils sont bien secs et bien maigres. Adieu, mon cher et illustre ami ; je crierai dimanche, en allant à la charge : Vive Saint-Denis-Voltaire, et meure Georges-Shakespeare.


Paris, 27 auguste 1776.


M. le marquis de Villevieille a dû, mon cher et illustre maître, partir pour Ferney hier de grand matin. Il se proposait de crever quelques chevaux de poste, pour avoir le plaisir de vous rendre compte le premier de votre succès. Il a été tel que vous pouviez le désirer. Vos réflexions ont fait très grand plaisir, et ont été fort applaudies. Les citations de Shakespeare, la Chronique de Metz, le roi Borboduc, etc., ont fort diverti l’assemblée. On m’en a fait répéter plusieurs endroits, et les gens de goût ont surtout écouté la fin avec beaucoup d’intérêt. Je n’ai pas besoin de vous dire que les Anglais qui étaient là, sont sortis mécontents, et même quelques Français qui ne se contentent pas d’être battus par eux sur terre et sur mer, et qui voudraient encore que nous le fussions sur le théâtre. Ils ressemblent à la femme du Médecin malgré lui, « je veux qu’il me batte, moi, » mais heureusement tous vos auditeurs n’étaient pas comme cette femme et comme eux. Je vous ai lu avec tout l’intérêt de l’amitié, tout le zèle que donne la bonne cause ; j’ajoute même avec l’intérêt de ma petite vanité ; car j’avais fort à cœur de ne pas voir rater ce canon, lorsque je m’étais chargé d’y mettre le feu. J’ai eu bien regret aux petits retranchements qu’il a fallu faire, pour ne pas trop scandaliser les dévots et les dames ; mais ce que j’avais pu conserver a beaucoup fait rire, et a fort contribué, comme je l’espérais, au gain complet de la bataille. Je vais faire mettre au net l’ouvrage tel que je l’ai lu, afin de vous le renvoyer comme vous le désirez. Vous y ferez les additions que vous jugerez à propos ; mais je vous préviens qu’il sera nécessaire de retrancher les ordures de Shakespeare, si vous voulez que l’Académie fasse imprimer l’ouvrage par son libraire ; et peut-être l’ouvrage y perdra-t-il quelque chose. Au reste, donnez-moi là-dessus vos ordres ; et quoique l’Académie doive entrer en vacances le 1er. de septembre, je prendrai mes mesures auparavant pour que cette impression puisse se faire de son aveu. Adieu, mon cher maître ; je suis très flatté que vous m’ayez choisi pour sonner la charge sous vos ordres, et en vérité assez content de la manière dont je m’en suis acquitté. Je vous embrasse aussi tendrement que je vous aime.


Paris, 1er. octobre 1776.


Si vous désirez, mon cher maître, des nouvelles littéraires, j’en ai d’intéressantes à vous apprendre. Moureau, à qui j’ai donné votre lettre à l’Académie, comme vous m’en aviez chargé, l’a imprimée sur-le-champ, ne doutant point qu’on ne lui accordât la permission de la vendre. Monsieur le garde des sceaux a refusé cette permission ; quod erat primum.

Nous avions demandé au roi, notre protecteur, 1, 500 liv. par an pour augmenter nos prix, et exciter l’émulation des jeunes gens. Le roi nous a refusé cette somme ; quod erat secundum. On dit que les dévots de Versailles lui ont persuadé que votre morceau sur Shakespeare était injurieux à la religion, quoiqu’on ait retranché soigneusement à la lecture publique tous les passages indécents du tragique anglais ; quod erat tertium. Et, sur ce, je vous embrasse tendrement, en gémissant avec vous du crédit des hypocrites calomniateurs ; quod erat quartum. Et je suis fâché qu’ils nous empêchent d’apprendre aux gens de lettres que le roi désire de les encourager ; quod erat quintum.


Paris, 15 octobre 1776.


Il faut que Bertrand rassure un peu Raton, qui ne sera pas absolument brûlé, mais seulement pendu, par la clémence des juges. On a levé apparemment la défense de rien dire contre le théâtre anglais et contre Shakespeare ; car je vis, il y a quelques jours, la lettre exposée en vente aux Tuileries. Mais il n’est pas moins vrai que l’imbécile calomnie a persuadé à Versailles que cette lettre était un ouvrage impie, et qu’en conséquence on nous a refusé l’augmentation des prix que nous demandions, pour avoir une occasion (qui ne se présentera pas sitôt) de remercier et de louer le ministère présent, qui apparemment ne s’en soucie guère. Grand bien lui fasse ! en attendant, je vais pousser, comme je pourrai, le temps avec l’épaule, jusqu’au printemps où j’irai revoir votre ancien disciple, qui m’a écrit deux lettres charmantes sur la perte que j’ai faite, et qui mérite bien que j’aille l’en remercier. Je suis à la veille de faire une autre perte qui m’est bien sensible, celle de madame Geoffrin, et d’autant plus sensible, que madame de La Ferté-Imbault sa fille, qui joue la dévotion, mais qui ne joue pas la sottise, a écarté du lit de sa mère tout ce qu’on appelle philosophes, et qui n’ont pas plus d’envie que de besoin de parler de religion à sa mère en l’état où elle est. On peut dire de la philosophie ce que Despréaux disait de Dieu, en entendant déraisonner deux sots athées : Vous avez de sots ennemis. Mais ces ennemis sont aussi méchants que sots, et aussi dangereux par leurs calomnies que méprisables par leur imbécillité. Que le ciel nous assiste et les confonde ! mais le ciel n’en fera rien, et je ferai comme l’abbé Terrasson faisait, à ce qu’il disait, de la Providence, je m’en passerai ; et je vous exhorte, mon cher Raton, à vous en passer aussi, et, surtout à ne pas nous priver de votre seconde lettre, dussions-nous être condamnés à ne plus couronner de mauvaise prose et de mauvais vers. Adieu ; je baise bien tendrement vos pattes, et je les exhorte à ne se laisser ni brûler ni engourdir.


Paris, 5 novembre 1776.


Le triste Bertrand au malingre Raton, salut. Raton, tout malingre qu’il est, fera très bien de continuer à égratigner Gilles-Shakespeare, quoique les coups de patte qu’il lui a donnés aient fait couper les vivres à la jeunesse studieuse (studiosæ juventuti). Il faut qu’au moins la philosophie et la raison fassent justice dans leur petit domaine, puisqu’elles sont battues à la Nouvelle-Yorck ; mais on aura beau faire, cette chienne de philosophie sera, comme le prince d’Orange, souvent battue et jamais défaite.

Quand Gilles-Shakespeare aura été dûment étrillé, Raton fera très chattement d’en venir aux lettres des Juifs portugais, qui ne valent pas les Lettres portugaises, même pour de pauvres diables éreintés comme Raton et Bertrand. Le secrétaire de ces Juifs est un pauvre chrétien nommé Guenée, ci-devant professeur au collège du Plessis, et aujourd’hui balayeur ou sacristain de la chapelle de Versailles. On dit que ses lettres lui ont valu quelques pour-boire du cardinal de La Roche-Aymon, un des plus dignes prélats qui soient dans l’église de Dieu, et à qui il ne manque rien que de savoir lire et écrire. On assure que ce Saint-Ambroise qui, par humilité, a oublié d’apprendre l’orthographe (ce qui nous a empêché de lui donner un de nos fauteuils dont il avait grande envie, et nous fort peu) ; on assure donc que ce Chrysostôme non lettré a représenté au gouvernement que, choisir pour ministre des finances un homme qui ne va pas à la messe, est un crime qui tient de la bestialité : on lui a répondu que sa remontrance tenait de la bêtise, et on l’a renvoyé dire la messe, et Guenée la servir.

Bertrand reçoit journellement de l’ancien disciple de Raton de la prose charmante, et des vers qui ne valent pas tout-à-fait sa prose. Il me mande qu’il m’attend à Berlin l’année prochaine ; et Bertrand ira très volontiers faire avec lui de la prose, et même des vers sur tout ce qui se passe, depuis la Nouvelle-Yorck jusqu’au Kamtchatka. En attendant, Bertrand finit ici sa prose à Raton, et l’exhorte à faire main-basse, en vers et en prose, sur les sots dont ce meilleur des mondes fourmille.


Paris, 23 novembre 1776.


Nos lettres, mon cher maître, se sont croisées sans doute. Vous avez dû recevoir, peut-être le même jour que vous m’avez écrit, celle où je vous apprenais le nom du pauvre chrétien devenu Juif, qui voudrait vous faire circoncire bien plus que le prépuce, s’il en était le maître. Je vous ai dit qu’il se nomme Guenée, ci-devant professeur de basses classes dans un collège de Paris, et aujourd’hui sous-sacristain de je ne sais quelle chapelle à Versailles. Je vous apprenais aussi, dans ma lettre, les nouvelles galanteries du roi de Prusse, et les vers qu’il m’a adressés. Mon projet est bien en effet de l’aller voir au printemps prochain, et de passer l’été avec lui. En allant ou en revenant, j’irai vous embrasser. M. de Condorcet a lu, à la rentrée de la Saint-Martin, un éloge charmant du P. Leseur, un des deux minimes commentateurs de Newton, et ami de notre pauvre P. Jacquier. Vous savez le triste état où est madame Geoffrin depuis trois mois. Sa fille, madame de La Ferté-Imbault, vendue à la cabale dévote, dont elle est la servante, a trouvé moyen d’écarter d’auprès de sa mère tous ses anciens et meilleurs amis, à commencer par moi. Elle m’a écrit à ce sujet une lettre qui ne vaut pas celle du roi de Prusse, mais qui est une pièce rare pour l’insolence et la bêtise. Croiriez-vous que je ne sais quelle canaille vient de faire imprimer une comédie intitulée le Bureau d’esprit, où cette pauvre femme mourante est fort dénigrée, à la vérité si platement, que cela ne se peut lire ? On m’assure que cette rapsodie se trouve chez votre protégé Moureau, sur le quai de Gêvres. Ces libraires vendent de tout pour gagner de l’argent. Oh ! que de canailles grandes et petites, dans ce meilleur des mondes possibles ! Ce que je trouve de plus fâcheux, c’est qu’il fait un temps du diable, et qu’il faut attendre six mois les beaux jours pour vous aller voir. Adieu, mon cher et illustre et ancien ami ; je vous embrasse corde et animo.


Paris, 28 décembre 1776.


Votre protégé d’Espagnac, mon cher et illustre maître, m’a bien l’air d’attendre au moins l’année 1778, pour débiter devant notre Académie les sottises ordinaires sur l’atroce absurdité des croisades, et sur ce roi plus moine que roi, qui voulait donner la moitié de son corps aux frères prêcheurs, et l’autre aux frères mineurs, et qui disait à Joinville qu’il ne fallait répondre aux hérétiques qu’en leur enfonçant l’épée dans le ventre jusqu’à la garde. Il eût été digne de protéger et d’ordonner, comme a fait le roi d’Espagne, son centième petit-fils, ce qui vient de se passer à Cadix. Vous savez que l’inquisition, que le roi d’Espagne a remise en honneur et en vigueur plus que jamais, vient de faire une belle procession, plus magnifique et plus solennelle qu’elle n’avait été depuis longtemps ; que le peuple, prosterné dans les rues pendant cette belle cérémonie, criait en se frappant la poitrine : Viva la fè di Dios ; qu’ensuite on a publié les bulles de Paul IV et de Pie V, ces deux marauds de papes qui ont tant fait brûler d’hérétiques, et qui déclarent que tout le monde sera soumis à l’inquisition, sans excepter le souverain. C’est dommage qu’après cette insolence, cette canaille d’inquisiteurs n’ait pas donné les étrivières au roi d’Espagne, comme le pape les donna autrefois à notre Henri IV, sur le dos du cardinal du Perron, et comme les Algériens les ont données l’an passé à sa très fidèle majesté catholique, qui leur avait déclaré la guerre par ordre du puant récollet son confesseur. O tempora ! ô mores ! Voilà, mon cher ami, le fruit des lumières que tant d’écrits ont répandues ! voilà le fruit de l’expulsion de ces gueux de jésuites, remplacés par des gueux plus insolents ! voilà où tant de princes en sont encore dans le siècle de la philosophie ! Je crois que votre ancien disciple rira bien de tant de sottises, s’il n’en est pas encore plus indigné ; et j’espère, dans quelques mois, lui entendre dire de fâcheuses vérités sur quelques uns de ses chers confrères. En attendant, je vous recommande le prépuce de Jacob-Ephraïm Guenée, et même ce qui tient à son prépuce, et dont ce prêtre circoncis n’a sûrement que faire. Vous ne feriez pas mal aussi de recommander à votre ami Kien-Long, par votre autre amie Catherine, le jésuite-mandarin qui écrit tant de sottises. Pour moi, je commence à être las et honteux de toutes celles que j’entends dire, que je vois faire, et que j’ai le malheur de lire. Je serais bien tenté d’en dire et d’en faire aussi quelques unes, mais je m’abstiens d’être lu, de peur d’être brûlé. Savez-vous bien que je craindrais pour vous si vous étiez à Collioure au lieu d’être à Ferney, que la sainte hermandad ne vous fît enlever contre le droit des gens, pour vous brûler suivant toutes les règles du droit canon ? Hélas ! je ris et je n’en ai guère envie. Il vaut mieux finir par où j’aurais dû commencer, par me taire et par vous embrasser avec douleur et tendresse.


À Paris, ce 6 de mars 1777.


Jai reçu, mon cher et illustre maître, la lettre ostensible que je vous demandais ; j’en ai fait part à M. de La Harpe qui doit vous écrire à ce sujet, et qui est très reconnaissant du juste témoignage que vous lui rendez.

Il pense pourtant, ainsi que moi, que vous pourriez dire quelque chose de plus positif en sa faveur ; par exemple, qu’il était trop jeune quand ce pamphlet a paru, pour avoir connaissance des faits et des personnes dont on parle ; que ce pamphlet n’a ni son ton, ni son style, et que c’est tout au plus l’ouvrage de quelque regrattier de littérature que maître Aliboron aura maltraité dans ses feuilles. Au reste, il paraît que ses ennemis même ont reconnu sur ce point la vérité des faits, et qu’ils ont renoncé à la querelle qu’ils voulaient lui faire ; mais des ennemis acharnés (vous l’avez éprouvé plus que personne) ne disent pas toujours la vérité ; et il est bon d’avoir un bouclier tout prêt contre leurs mensonges.

Je suis bien persuadé comme vous que le Pascal-Condor (vous savez que le Condor est le plus grand et le plus fort des oiseaux) vaudra beaucoup mieux que le Pascal janséniste, et qu’il est destiné à jouer le rôle le plus distingué dans les sciences et dans les lettres. Ce qui m’enchante, c’est qu’on a cru lui faire grâce en le choisissant pour secrétaire de l’Académie des sciences, qui est plus heureuse qu’elle ne mérite, d’avoir un tel secrétaire. Celui-là ne parlera ni d’éclaboussures du soleil, ni de molécules organiques, ni des taupières apennines. Je ris, ainsi que vous, de ces sottises, et du style ampoulé ou empoulé dont on nous les étale ; mais je ne ris pas moins d’un gros volume de lettres qui viennent de vous être adressées, et où l’on nous donne le feu central et le refroidissement de la terre comme des idées comparables au système de la gravitation. Supplément de génie que toutes ces pauvretés ; vains et ridicules efforts de quelques charlatans qui, ne pouvant ajouter à la masse des connaissances une seule idée lumineuse et vraie, croient l’enrichir de leurs idées creuses, et nous persuader de l’existence d’un peuple qui nous a tout appris, excepté son histoire et son nom. Adieu, mon chef maître. En lisant tout ce qui s’imprime aujourd’hui (qu’heureusement pour moi je ne lis guère), je pourrais dire comme Pourceaugnac : Jamais je n’ai été si soûl de sottises. Continuez de nous en consoler en vivant, en vous portant bien, et en écrivant. Tuus ex animo.

Bertrand.


Paris, 2 mai 1777.


Vous avez cru, mon cher maître, aller voir les sombres bords, et moi j’ai un estomac qui, je crois, m’y mènera bientôt. Je viens d’écrire à votre ancien disciple que cet estomac maudit ne me permettait plus de projeter d’autres voyages que celui de l’autre monde (si autre monde y a), et que j’irais bientôt attendre sa majesté sur les rives du Styx, en faisant néanmoins des vœux, comme de raison, pour ne l’y pas voir sitôt. J’ai autant de peine à digérer ce que je mange, que ce que je vois et ce que j’entends ; et je ferai mes adieux, sans beaucoup de regret, à un monde ou il se fait et se dit tant de sottises. Le pauvre Delille est actuellement aux pieds de la cour ; nous attendons son jugement qui suivra de près celui de votre Childebrand et de sa gueuse. Je suis quelquefois tenté de croire à la Providence, quand je vois le sort de Cartouche-Fréron, et de Mandrin-Childebrand ; mais je change d’avis quand je vais à la garde-robe, et je ne vois pas quel plaisir cette Providence peut avoir à une mauvaise déjection. Quelque chose qu’elle fasse, je lui pardonnerai, mon cher et illustre ami, tant qu’elle vous conservera. Nous avons ici le comte de Falkenstein ; je ne sais s’il viendra à nos Académies ; il est déjà venu voir nos portraits, et peut-être aimera-t-il mieux nos portraits que nos personnes. Il est bien le maître, et peut-être aura-t-il raison. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; je vous aime mieux que tous les comtes, tous les empereurs et tous les rois, et je vous embrasse bien tendrement.

Tuus Bertrand.


Paris, 23 juin 1777.


Il y a un siècle, mon cher et illustre ami, que je ne vous ai ennuyé de mon bavardage ; je suis bien sûr au moins de ne pas vous ennuyer aujourd’hui. Celui qui vous portera ma lettre, la rendra intéressante pour vous : c’est M. Delille, qui a pensé être la victime du fanatisme atroce et absurde de ces plats jansénistes du Châtelet, qui mériteraient bien d’y être enfermés. Il va, comme les anciens chrétiens après les persécutions, vous présenter les cicatrices des fers qu’il a portés et des coups qu’il a reçus ; et il sera plus glorieux, et avec plus de raison, de vous montrer ces honorables marques de ce qu’il a souffert pour la raison, que ne l’étaient, au concile de Nicée, ces évêques qui montraient, avec complaisance, leurs oreilles coupées pour la foi, et qui méritaient bien de les montrer toutes entières. M. Delille joint à ses talents, à ses vertus et au mérite d’avoir été persécuté, un caractère et une douceur de mœurs qui vous le rendront encore plus cher, et qui intéressent pour lui tous ceux qui le connaissent, à moins qu’ils ne soient jansénistes.

Vous aurez déjà appris que nous avons perdu Gresset, si le mot de perdu n’est pas trop fort pour un homme qui ne disait plus que des oremus. Je ne sais quel successeur nous lui donnerons. Je ne connais qu’un homme qui en soit digne ; mais il a des raisons pour ne pas se présenter en ce moment, et je crois qu’il fait bien. Il est bien fâcheux qu’ayant à prendre Pascal, nous soyons forcés de lui substituer quelque Danchet ou quelque Flamen. Heureusement l’Académie vient de décider qu’attendu l’absence de plusieurs d’entre nous, l’élection ne se ferait qu’au mois de novembre, après Fontainebleau ; et peut-être arrivera-t-il, dans cet intervalle de temps, quelque circonstance favorable à ce que je désire. Multa quæ provideri non possunt, fortuitò in melius cadent. J’ai quelques raisons pour l’espérer, et je serais au comble de mes vœux, ainsi que vous.

On assure que cette canaille jésuitique va être rétablie en Portugal, à l’exception de l’habit. Cette nouvelle reine me paraît une superstitieuse imbécile, dirigée par des prêtres et par des moines. Si le roi d’Espagne vient à mourir ou s’il devient tout-à-fait imbécile (ce qui est, dit-on, fort, avancé), je ne réponds pas que ce royaume n’imite le Portugal. Cette canaille ressemble aux vers de terre, fort aisés à couper, mais fort difficiles à mourir. C’en est fait de la raison, si l’armée ennemie gagne cette grande bataille. Adieu, mon cher et illustre ami ; je ne vous recommande pas M. Delille ; il est tout recommandé pour vous, et par sa personne, et par ses amis, et par ses ennemis. J’espère qu’il m’apportera de bonnes nouvelles de votre santé. Pour moi, je n’aurai bientôt plus ni tête ni estomac. Je pourrai bien ne pas tarder à aller joindre Gresset. Je ne serai guère plus seul en l’autre monde que je ne le suis en celui-ci, après la perte que j’ai faite, et qui m’est aussi nouvelle que le premier jour. Adieu ; conservez-vous et aimez-moi.


Paris, 27 décembre 1777.


Ma négociation pour M. Delille n’a pas été heureuse, mon cher maître. Le roi de Prusse me répond sèchement et laconiquement qu’il n’y a point de place à Berlin qui lui convienne, et qu’il lui conseille d’aller en Hollande, où il pourra faire le métier de tant d’autres qui lui ressemblent. Je vous adoucis même les termes de sa lettre dont vous croyez bien que je n’ai pas régalé le pauvre Delille. Notre Salomon a de l’humeur, et je le crois mécontent ou malade. Sa réponse est de nature à ne pas me permettre d’insister, et vous pouvez me dire comme Châtillon à Nérestan :

Seigneur, s’il est ainsi, votre faveur est vaine.

Peut-être, au reste, M. Delille n’aurait-il pas été heureux dans la place que nous voulions lui procurer. Vous savez, ainsi que moi, à quel maître il aurait eu à faire, sans compter qu’il eût été pour tous les entours un grand objet de jalousie, et par conséquent de calomnie. Voyez si vous jugez à propos de faire, pour votre compte, une nouvelle tentative. On craindra plus de vous désobliger que moi, mais je doute que vous ne soyez pas éconduit, sans doute avec politesse. Je suis étonné que M. Thomas ne vous ait pas envoyé ce qu’il a écrit sur notre vertueuse et respectable amie. Je crois que, si elle revenait au monde et qu’elle lût ses trois éloges, son esprit serait content de Thomas, son âme de l’abbé Morellet, et son cœur de moi ; et il est bien vrai que c’est le cœur seul qui m’a dicté cette petite lettre.

Nous avons préféré, ne pouvant pas avoir Pascal-Condorcet, à Chapelain-Lemière et à Cotin-Chabanon, Eutrope-Millot, qui a du moins le mérite d’avoir écrit l’histoire en philosophe, et de ne s’être jamais souvenu qu’il était jésuite et prêtre. C’est moi qui suis chargé de le recevoir. Buffon, directeur, s’en va à Montbar. Le prince Louis, chancelier, a des affaires ; c’est comme dans le chapitre des rats :

L’un dit je n’y vas point, je ne suis pas si sot,
L’autre, je ne saurais ;


si bien que me voilà endossé de l’oraison funèbre de Gresset. Je me tirerai de tout cela comme je pourrai.

On dit que vous aurez chez vous tout l’hiver monsieur et madame de Villette. Ce catéchumène a besoin, pour assurer sa conversion, de passer quelques mois dans votre église, et d’aller chez vous au catéchisme. Je désire fort que vos instructions achèvent cette cure.

Adieu, mon cher et illustre ami ; je vous embrasse tendrement, et suis plus que jamais tuus ex animo.

Bertrand.


Paris, 24 janvier 1778.


Mon cher et illustre confrère, vous recevrez vraisemblablement, avec cette lettre, le long quanquam que je viens de faire à l’Académie pour la réception de l’ex-jésuite Millot, qui a du moins le mérite d’être tout-à-fait ex-jésuite, et dans tous les sens. J’aimerais bien mieux avoir eu à recevoir le Pascal dont vous me parlez, qui vaut mieux que tous les ex-jésuites ensemble ; mais j’espère que nous ne tarderons pas à faire cet acte de justice, qui devrait être déjà fait, et qui le serait déjà, si la chose ne dépendait que de nous.

Vous croyez donc que le héros dont vous me parlez n’aime ni la métaphysique ni la géométrie ; j’ai bien peur, et j’ai plus d’une raison pour le craindre, qu’il ne pousse ses haines encore plus loin, et que la philosophie ne soit guère mieux sur ses papiers. Il ne lui a pas pardonné le Système de la nature, dont l’auteur en effet a fait une grande sottise de réunir, contre la philosophie, les princes et les prêtres, eu leur persuadant, très mal à propos selon moi, qu’ils font bourse et cause commune. Il y a partout des gâte-métier, et cet écrivain en est un. Je vois que vous n’avez pas eu plus de crédit que moi pour ce pauvre diable de Delille ; c’était pourtant bien l’homme qu’il fallait à votre disciple. Je suis fâché qu’à force d’humeur et de mauvaise santé qui en est la cause, il connaisse si mal ce qui peut lui convenir : ce sont ses affaires. Tout cela n’est rien, si vous continuez à vous bien porter, et surtout à m’aimer comme je vous aime.

La petite diatribe que je vous envoie a été fort applaudie à la représentation ; mais gare la lecture ! J’ai bien peur d’être comme le fils de Dieu, triomphant le dimanche sur un âne, crucifié le vendredi, et enterré le samedi, pour ne pas ressusciter comme lui dans la huitaine.

Si ce rogaton ne vous ennuie pas à la mort (car c’est là toute mon ambition),

Sublimi feriam sidera vertice.

Adieu, mon cher et illustre maître. Votre Bertrand embrasse bien tendrement les pattes de son cher et respectable Raton.



  1. Les Quand, volume de facéties.
  2. C’était un lingam ou phallus, très révéré dans l’Inde. C’est l’instrument qui distingue le dieu Priape, et qui était également honore chez les Romains, comme l’emblème de la génération.
  3. Lettre de d’Alembert à l’évêque du Puy.

    Monseigneur, on vient de m’apporter de votre part un ouvrage où je suis personnellement insulté. Je ne puis croire que votre intention ait été de me faire un pareil présent ; c’est sans doute une méprise de votre libraire à qui je viens de le renvoyer.

    J’ai l’honneur d’être, etc.


    Réponse de l’évêque.

    Ce n’est point par mon ordre, monsieur, que mon Instruction pastorale vous a été envoyée. Je vous le déclare volontiers, et je suis fâché de cette méprise, puisqu’elle vous a déplu. Je le suis aussi de ce que vous vous regardez comme personnellement insulté dans un ouvrage où vous ne l’êtes pas.

    J’ai l’honneur d’être, etc.


    Réplique.

    Vous m’avez mis expressément, monseigneur, dans votre Instruction pastorale, au nombre des ennemis de la religion que je n’ai pourtant jamais attaquée, même dans les passages que vous citez de mes écrits. J’avais cru qu’une imputation si publique et si injuste, faite par un évêque, était une insulte personnelle, sans parler des qualifications peu obligeantes que vous y avez jointes, et qui, à la vérité, n’y ajoutent rien de plus. Quoi qu’il en soit, je vois, par votre lettre, combien votre libraire a été peu attentif à vos ordres, puisqu’il m’a expressément écrit que vous l’aviez chargé d’envoyer votre mandement à tous les membres de l’Académie Française. Vous voyez bien, monseigneur, qu’il était nécessaire de vous avertir de cette petite méprise, dont je ne suis d’ailleurs nullement blessé, non plus que de l’insulte. J’espère qu’au moins en cela vous ne me trouverez pas mauvais chrétien. C’est dans ces dispositions que j’ai l’honneur d’être, monseigneur, etc.

  4. Dans la préface des Commentaires sur Corneille.
  5. Le roi Stanislas était le parrain du fils de Fréron.
  6. M. de Saint-Florentin, depuis duc de La Vrillière, avait eu le poignet emporté d’un coup de fusil, à la chasse.
  7. Dans le volume des contes et satires.
  8. Correspondance générale, tome XII.