Correspondance 1812-1876, 4/1855/CCCXCIX

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CCCXCIX

À M. ALEXANDRE DUMAS FILS, À PARIS


Nohant, 26 novembre 1855.


Mon cher enfant, je suis bien contente de recevoir de vos nouvelles. Je ne demande qu’à vous être agréable, et j’ai déjà destiné un de mes rôles à mademoiselle Dubois, que vous m’avez recommandée l’année dernière. Je ne connais pas M. Bache[1], je ne l’ai jamais vu. Si vous ne l’avez pas recommandé par complaisance et si vous vous intéressez véritablement à lui, vous voilà forcé de me répondre ; car je vous demande : Est-il grand, petit, gros, jeune, vieux, gai, sérieux ? Ferait-il, par exemple, un grand seigneur louche de regard et de caractère, ou un valet fripon ? Aurait-il la prétention d’un grand rôle ou en accepterait-il un petit ? Enfin a-t-il vraiment de la composition et de l’originalité ?

Vous me faites compliment de Favilla ; moi, je ne vous ai pas vu depuis le Demi-Monde ; vous n’étiez pas à Paris, je crois, quand j’ai vu la pièce. C’est un chef-d’œuvre d’habileté, d’esprit et d’observation. C’est bien un progrès comme science du théâtre et de la vie, et pourtant j’aimais mieux Diane et Marguerite, parce que j’aime les pièces où je pleure. J’aime le drame plus que la comédie, et, comme une bonne femme, je veux me passionner pour un des personnages. Je regrettais que la jeune fille du Demi-Monde fût si peu développée après avoir été si bien posée, et que cette scélérate, si vraie d’ailleurs et si bien jouée, fût le personnage absorbant de la pièce. Je sais bien qu’après avoir fait la Dame aux Camélias intéressante, vous deviez faire le revers de la médaille. L’art veut ces études impartiales et ces contrastes qui sont dans la vie. Aussi ce n’est pas une critique que je fais. Je vous tiens toujours pour le premier des auteurs dramatiques dans le genre nouveau, dans la manière d’aujourd’hui, comme votre père est le premier dans le genre d’hier. Moi, je suis du genre d’avant-hier ou d’après-demain, je ne sais pas et peu importe. Je m’amuse à ce que je fais ; mais je m’amuse encore mieux à ce que vous faites, et vos pièces sont pour moi des événements de cœur et d’esprit. Me ferez-vous pleurer la prochaine fois ? Si vous êtes dans cette veine-là, je vous promets de ne pas m’en priver. Pourquoi est-ce que je ne vous vois pas quand je vais à Paris ? C’est que vous n’avez pas le temps de me savoir là, et que, moi, je n’ai pas le temps de savoir si vous y êtes. C’est ici que vous devriez venir me voir, à Nohant. Vous auriez le temps d’y travailler et nous aurions les heures de récréation pour causer. Prenez donc ce parti-là un de ces jours, si vous m’aimez un peu, moi qui vous aime tant. Je vous envoie aussi les amitiés de Maurice, et je vous prie de dire mes tendresses à votre père. Pourquoi ne voit-on rien de lui ? on aurait besoin de cela. Le drame héroïque n’a fini que parce que les maîtres l’ont quitté. Si vous me répondez et que vous ayez des nouvelles fraîches de Montigny, donnez-m’en. Et ce pauvre Villars, nous l’avons tué en ne lui donnant pas les premiers rôles. Mais est-ce notre faute ?

GEORGE SAND.

  1. Bache le comédien.