Correspondance 1812-1876, 4/1858/CDXLIV

La bibliothèque libre.



CDXLIV

AU MÊME


Nohant, 28 décembre 1858.


Enfin ! tout est arrivé, aujourd’hui seulement, 28, à dix heures du matin ; et… consolez-vous : tout en bon état, les coquillages vivants ! notez bien ceci, que, si Toulon voulait en envoyer à Paris, ces animaux-là se conservent et se moquent de notre climat, lequel, du reste, est très doux depuis un mois de déluge. Nous avions renoncé à recevoir ce malheureux envoi ; nous pensions qu’il était égaré ou dévoré par les commis du chemin de fer.

C’est égal, il n’y a pas plus de conscience dans cette administration que dans toutes les autres messageries. Tout pouvait arriver gâté, et nous étions volés tout de même. Aviez-vous mis à la grande vitesse ? — Et puis, une autre fois, je ne crois pas qu’il faille payer d’avance le port. On se moque d’un paquet payé ; c’est le dernier dont on s’occupe.

Mais oublions le chapitre des désagréments. Nous avons mangé, ce matin, une partie des coquillages ; — exquis ! les moules moins fraîches que les praires ; mais tout le reste aussi frais que sortant de la mer et remuant sous le couteau de l’ouvreuse. Cette amertume dont vous parlez est peu sensible. Je crois que le temps écoulé hors de l’eau bonifie beaucoup ce comestible. Avis aux Toulonnais !

Les patates et les ignames sont, comme de juste, en état prospère ; les grenades et les citrons aussi ; les oranges, un peu foulées ; les raisins, un peu salés par le voisinage des coquilles, mais on les met à l’air et ils seront bons ce soir. Donc, compliments sans fin à l’emballeur, et remerciements surtout ; car vous vous êtes donné un mal affreux pour tout cela, et, si j’avais pu prévoir que Toulon fût dans un bouleversement pour les vivres, je n’aurais pas voulu vous faire tant courir pour le plaisir de gorge. En berrichon, on dit gueule ; ce qui est moins élégant.

Dites-moi ce que je vous dois pour toutes les choses que vous avez achetées. Je ne veux pas que vous attendiez ; car les truffes surtout, c’est quelque chose. On est en train de chercher la plus belle volaille de la cour pour la tuer. Pauvre bête ! elle ne se doute pas de la gloire à laquelle on la destine. Être truffée ! quel honneur ! mais comme elle s’en passerait bien ! — Je vous dirai, dans quelques jours, si vos truffes sont aussi bonnes que belles, et si elles enfoncent celles des autres provinces du Midi. Merci encore, cher enfant, pour les renseignements d’histoire naturelle des coquillages. Merci à Solange, merci à Désirée, merci à vous tous qui vouliez m’envoyer toute votre terre de Chanaan.

Vous voyez que les communications sont encore mal établies entre nous par les chemins de fer. C’est à Lyon, je crois, que se fait le désordre, à cause du transvasement des colis et de la ville à traverser sans ligne. Patureau avait reçu votre lettre et s’informait tous les jours, se levant à trois heures du matin, pour être à l’arrivée. Voilà des gueulardises qui ont coûté plus cher, en fait de peines, que ne vaut la gourmandise ; mais je ne veux pas dire plus qu’elles ne valent par elles-mêmes ; car elles ont leur prix et nous apportent, surtout, un parfum de votre pays et de votre amitié.

Nous sommes, pour deux jours, peut-être, en récréation, Maurice et moi. Nous avons fini des travaux de patience et de persévérance : moi, des recherches et des romans ; Maurice, un gros livre sur la commedia dell’arte. Savez-vous ce que c’est ? Vous le saurez quand vous aurez lu son ouvrage, qui est l’histoire de ce genre de théâtre, depuis les Grecs jusqu’à nos jours ; avec cinquante figures charmantes dessinées par lui et gravées par Manceau. Maurice a écrit le texte en quatre mois, et c’est un tour de force ; car jamais histoire n’a été plus difficile à repêcher dans un monde d’écrits, où il lui fallait chercher pour trouver quelquefois deux lignes. Enfin, il a été récompensé de ses peines, autant qu’un artiste peut l’être, en découvrant, dans le fleuve d’oubli, un grand poète oublié en Italie et inconnu en France[1]. Mais ce poète-prosateur écrit dans une langue impossible. Tous ses personnages parlent un dialecte différent : l’un le vénitien, l’autre le bolonais, un autre le padouan, un autre le bergamasque, un autre l’ancônais.

Et tout cela, non comme on le parle maintenant, mais comme on le parlait en 1520. — Jugez quel éblouissement quand nous avons vu arriver ces vieux bouquins tant cherchés ! Eh bien, la patience triomphe de tout ; avec notre peu d’italien et mes vagues souvenirs de vénitien, nous avons tant lu et relu, tant réfléchi et tant comparé, que nous sommes arrivés à comprendre et à traduire. Nous nous disions souvent que, si nous savions votre dialecte, nous aurions lu peut-être cela couramment. D’autre part, des Italiens consultés ne pouvaient pourtant déchiffrer une phrase. Un Bolonais ne pouvait lire le bolonais et nous disait que nous cherchions à retrouver une langue perdue. — Enfin, nous l’avons retrouvée, même sans dictionnaire des dialectes ; Maurice triomphait de tous ceux qui se rapprochaient du Piémont, et moi de tous ceux qui se rapprochaient de l’Adriatique.

Voilà notre occupation de ces derniers temps. Je vous en ai fait part, sachant que vous vous intéressez à tout ce que nous faisons. Et puis je veux vous dire quelque chose qui vous fera peut-être plaisir et que vous devez, je crois, penser aussi : c’est que me voilà convaincue, pour ma part, que les dialectes sont beaucoup plus beaux que les langues. Ils sont plus vrais, ils ne se prêtent pas à l’emphase, ils sont forcés d’exprimer des idées nettes et simples, des sentiments énergiques, et ils se prêtent, en revanche, à des manifestations plus étendues de la pensée, par un luxe d’épithètes et de verbes dont les langues faites et châtiées n’approchent pas. Vous devriez, quand vous aurez des moments à perdre, faire quelques chansons dans votre dialecte, que je ne connais pas du tout, mais qui doit avoir aussi ses beautés. Je sais bien, moi, que j’aime beaucoup mieux le français que nos paysans parlaient il y a trente ans, et que quelques vieillards de chez nous parlent encore bien, que le français académique.

Nous avons un temps affreux, des torrents d’eau, des coups de vent à tout déraciner, mais pas de froid, et dès lors on travaille. J’ai fait deux ou trois romans depuis ceux qui ont été publiés, et une comédie. Tout cela ne fait pas de l’aisance. Mais le travail improductif au point de vue matériel n’en est pas moins le travail ; l’ami de l’âme, son plus fort soutien. Maurice ne retirera peut-être pas quatre sous de son tour de force, et il y a mis de sa santé, car il est très fatigué. Mais la passion de piocher n’en est pas affaiblie, et cette passion-là, c’est la récompense. Il n’y a de sûr en ce monde que ce qui se passe entre Dieu et nous.

Bonsoir, mon cher enfant. Merci encore merci cent fois pour votre affection et celle de votre chère famille. On a déjà bu à votre santé à tous, moi avec mon eau, qui n’est pas une insulte, puisqu’elle est pour moi le vin le plus délicieux.

À vous de cœur.


Le père Aulard est dans la joie de votre sonnet. Gare à vous ! il va vous en pleuvoir qui ne seront pas aussi jolis. Patureau a reçu et médité vos lettres. Mais, tout bien pesé, et grâce à l’espionnage dont on continue à l’obséder, il est bien décidé à aller planter des patates en Algérie. Le prince, qui est très bon, lui donne une petite somme pour couvrir les premiers frais d’établissement. D’ailleurs, il n’est pas probable que l’on permette à ce brave homme de rester ici. On refuse à tous les autres de rentrer, même temporairement.

  1. Angelo Beolco, dit le Ruzzante.