Correspondance 1812-1876, 4/1858/CDXXVII

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CDXXVII

À M. PAUL DE SAINT-VICTOR, À PARIS


Nohant, 3 mars 1858.


Quelqu’un vous dit-il, cher monsieur, ce que je vais vous dire ? Peut-être que non. Ces Parisiens sont si blasés sur leurs richesses ; ils sont d’ailleurs distraits par tant d’événements non littéraires et ils ont si peu le temps de vivre, qu’ils prennent leur plaisir sans songer à le signaler. Moi, au fond de ma solitude, je ne suis pas sans préoccupation et sans soucis ; mais, enfin, j’ai le temps de savoir ce que je lis et je peux prendre celui de le dire sur un bout de papier à ceux que je n’ai pas le plaisir de voir autour de moi.

Donc, je veux vous dire que vos feuilletons me paraissent de plus en plus des chefs-d’œuvre comme fond et comme forme. Ce ne sont pas des feuilletons, ce sont des écrits sérieux à méditer, des choses pleines de choses à chaque ligne, et dont la forme un peu débarrassée du trop grand luxe d’épithètes qui en gênait autrefois l’allure, devient incisive, claire et frappante, sans cesser d’être d’un brillant à éblouir. Le dernier article, sur la Fille du millionnaire, m’a paru valoir un gros livre. Moi qui ne joue pas à la Bourse et qui ne fais pas de pièce, j’ai été aussi intéressée à votre démonstration que si j’étais l’auteur ou le millionnaire.

Déjà vous aviez émis des idées très lumineuses sur ce sujet à propos de la Bourse de Ponsard : vous voyez que je vous suis. Je ne connais pas assez le mécanisme de l’argent pour savoir si vous soutenez une thèse qui ne prête en rien à la réplique ; mais, telle qu’elle est, elle est d’une clarté, d’une vigueur qui mérite l’examen des esprits les plus sérieux et qui doit laisser une page importante dans l’histoire économique.

Quand vous touchez à l’histoire, du reste, sous quelque aspect que ce soit, vous esquissez et peignez de main de maître. Il y a là le grand dessin et la grande couleur. J’espère toujours que vous nous ferez un livre entier, un livre d’histoire ; il le faut ! nous n’avons plus de ces historiens qui étaient en même temps des modèles de forme et qui étaient aussi bien de grands poètes que d’utiles chroniqueurs. Il y a de très grands talents ; Louis Blanc est le plus beau de forme, parmi les jeunes. Mais on peut encore autrement, et vous montrez une individualité si belle, que c’est un devoir de vous le dire. On ne se connaît jamais bien soi-même, peut-être ne savez-vous pas le prix des perles que vous donnez aux abonnés.

Ne me répondez pas, c’est toujours ennuyeux et embarrassant de répondre à des éloges. Les miens ne veulent pas de remerciement, ils sont trop sincères pour cela. Prenez que vous m’avez rencontrée dans une allée de jardin et que nous avons causé cinq minutes.

Tout à vous.
GEORGE SAND.