Correspondance 1812-1876, 4/1861/CDLXVII

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CDLXVII

À M. ET MADAME ERNEST PÉRIGOIS, À NICE


Nohant, 20 janvier 1861.


Chers enfants,

Je ne suis pas encore en route, quoique toujours très décidée à partir, et je voudrais bien avoir de vos nouvelles. Je me flatte que le temps, moins dur, quel qu’il soit, que chez nous, vous aura été favorable à l’un et à l’autre ; mais je serais pourtant bien contente de le savoir.

Quelques mécomptes que vous puissiez avoir sur le climat, sur le logement, sur les agréments du Midi, soyez sûrs que vous avez bien fait d’y aller. Nous avons ici six pouces de glace sur les eaux dormantes, et, depuis plus de vingt jours, un froid sec et dur qui rendrait les pierres malades. Maurice n’a pas eu le courage encore de sortir du nid pour aller affronter la température de Paris. J’aspire pour lui, autant que pour moi, maintenant, à trouver une veine de temps radouci qui nous permette de traverser le centre et le bas centre de la France sans geler en route. Notre but est toujours en suspens. Nous consacrerons quelques jours à tâter, à chercher, à interroger notre fantaisie, espérant trouver moins cher qu’à Nice ; car les détails que vous me donnez dépassent de beaucoup mon budget.

Je n’ai rien à vous dire du pays d’ici que vous ne sachiez mieux que moi, sans doute, par des correspondances. Nous vivons tous blottis dans nos cases, comme des marmottes faisant leur hibernation. Je relis le Cosmos en entier, et j’en fais encore plus de cas que la première fois. Lisez-vous la Mer, de Michelet ? c’est très beau, avec les défauts que vous lui savez, incapable qu’il est de toucher à la femme sans lui relever les cottes par-dessus la tête ; mais, dans cet ouvrage-ci, les qualités l’emportent. Dans le commencement, il y a un vaste et magnifique sentiment de la grandeur, de la couleur et de la vie.

Je voudrais bien vous donner quelque nouvelle du consul Crescens ; mais je suis trop ignorante pour en avoir jamais entendu parler.

Vous avez envie de voir les splendeurs de la papauté ? Vous verrez trois comparses mal costumés et une bande d’affreux Allemands prétendus Suisses, dont le déguisement tombe en loques et dont les pieds infectent Saint-Pierre de Rome. Pouah ! Je ne donnerais pas deux sous pour revoir la pauvre mascarade. Mais les monuments, les Italiens, les tableaux, à la bonne heure ! seulement il faut un an pour tout voir un peu sainement ; car les premières semaines ne sont qu’un vertige et un casse-tête.

Écrivez quelques lignes, mes chers enfants ! ceux d’ici se joignent à moi pour vous embrasser et vous aimer.

G. SAND.