Correspondance 1812-1876, 4/1862/DIV

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À SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME),
À PARIS


Nohant, 7 janvier 1862.


Cher prince,

Nous avons été heureux plus que des rois de la bonne nouvelle annoncée dans les journaux, et nous avons passé toute la journée à faire des romans sur ce fils ou sur cette fille que le ciel vous promet. Venir de vous, et du grand Napoléon aussi, par conséquent, de l’héroïque Victor-Emmanuel et de sa fille, qu’on dit adorable, ce n’est pas une petite chance, et on ne peut pas être un esprit ni un cœur comme tout le monde. Pourvu que cet être-là ait une destinée assortie à sa valeur ! nous étions tous les trois à deviser en dînant, et nous nous sommes lâché du vin de Champagne pour boire à sa santé et à son destin, et nous avons dit toute sorte de choses que je ne veux pas vous redire dans une lettre, mais que vous devinez bien.

J’ai envoyé à Buloz la première partie du voyage de Maurice, qui ne traite que du temps qu’il a passé seul à Alger ; c’est amusant, mais sans intérêt direct pour vous. Il achève la seconde partie, qui vous sera envoyée avant d’être remise à Buloz ; mais la première partie est accompagnée d’une petite préface de moi que Buloz vous portera ou vous enverra s’il n’est pas malade, — car il l’est continuellement, — et qu’il n’imprimera qu’avec votre agrément. Si vous avez des observations à me faire, vous m’écrirez avec votre belle et bonne franchise, et je vous écouterai avec tout mon cœur.

Une chose me contrarie bien quand je parle de vous hors de l’intimité, c’est que vous soyez un grand personnage. Le monde est si sale et si plat, qu’on ne peut pas supposer qu’on aime un prince pour lui-même, et je suis forcée à une réserve que je n’aurais pas pour un camarade que j’aimerais beaucoup moins.

Ou bien, si on brave ces méprisables soupçons, comme, au bout du compte, on doit le faire quand on est fort de sa droiture, on a l’air de le faire par sotte vanité, et pour proclamer une amitié que les autres envient. Vous verrez si j’ai su passer à travers ces écueils. Républicaine toujours ! mais, convaincue que vous seriez le meilleur chef d’une république, ou la meilleure compensation à une république impuissante à renaître, je me moque pour mon compte de l’accusation de trahison que quelques-uns ne m’épargnent pas ; mais, à propos d’un travail aussi jeune et aussi riant que celui de Maurice, je n’avais pas à faire une profession de foi, à tous égards intempestive ; je me suis bornée à dire en deux mots que je vous aimais.

Accusez-moi d’un mot réception de cette lettre-ci ; je vous dirai pourquoi. J’ai à vous écrire au sujet de la sûreté de mes lettres à vous. Ce sera pour un autre jour.

Bonsoir, cher grand ami ; mon Dieu, que je vous souhaite de bonheur ! Et comme vous aimerez votre enfant, vous qui avez si bien aimé votre père !

G. SAND.