Correspondance 1812-1876, 4/1862/DXIV

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DXIV

À M. MARGOLLÉ, À TOULON


Paris, 6 avril 1862.


Cher monsieur,

J’ai reçu votre livre en quittant Nohant et j’en ai lu une partie en chemin de fer. Mais, depuis que je suis ici, je n’ai pu l’achever. C’est une vie désordonnée pour moi que ce Paris, où je ne puis m’appartenir un instant.

J’ai beau fuir le monde et ne vouloir aller nulle part, et vouloir me renfermer dans l’intimité, je suis assiégée jusque sur l’escalier et jusque dans mon fiacre. Et puis tant de choses à voir et à faire en quinze jours, quand on ne vient à Paris que tous les deux ou trois ans ! Enfin j’achève mes corvées et je repars dans deux jours, et je vous lirai et je reprends la seule vie qui me convienne, la vie d’étude et de réflexion. Ce que j’ai lu est d’un grand intérêt et très beau de cœur et de pensée.

Vous avez pris le bon chemin dans la vie. Il n’y en a pas d’autre. Toute cette agitation politique qui régne ici est inféconde. À tous les étages et dans tous les milieux de cette politique, je ne vois que des gens perchés sur leurs balcons et regardant en bas vers le peuple, les uns avec effroi, les autres avec espérance, et tous se disant « Que fait-il ? que va-t-il faire ? que pense-t-il ? que veut-il ? quel mal ou quel bien va sortir de lui ? Questions insolubles ! » Le peuple n’en sait pas davantage sur ceux qu’il regarde d’en bas, il n’en sait guère plus sur lui-même. Il attend et il s’inspirera du moment ; et qu’importe ce qu’il fera, s’il ne sait pas pourquoi il le fait ?

Instruisons-le sous toutes les formes. Le résultat de nos efforts est peut-être fort éloigné, mais au moins il est sûr, et tout le reste est inutile.

Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage. Je vous écrirai de Nohant, et, en attendant, j’envoie à votre digne compagne, à votre famille et à tous vos chers enfants mille tendres souvenirs.

G. SAND.