Correspondance 1812-1876, 4/1863/DXLI

La bibliothèque libre.



DXLI

À M. EUGÈNE CLERH, À PARIS


Nohant, 31 décembre 1863.


Mon cher enfant,

Je vous remercie de votre charmant travail et de vos bons souhaits de nouvelle année. Les petits services que j’ai pu vous rendre portent avec eux leur récompense, puisque vous êtes digne qu’on s’intéresse à vous. Votre excellente mère m’a écrit une aimable lettre dont je vous prie de la bien remercier pour moi. Promettez-lui de ma part, ma constante sollicitude pour vous ; car vous serez toujours, je n’en doute pas, raisonnable, laborieux et délicat comme je vous connais à présent.

Soyez sûr, mon cher enfant, que nous faisons tous notre destinée. La société est, dans tous les temps, un océan à traverser dans un sens ou dans l’autre. Petit ou grand, il nous faut faire le voyage. La mer mange un bon nombre de passagers ; mais il ne faut pas s’occuper de cela, parce qu’on meurt dans son lit tout aussi bien que dans les tempêtes. Il faut s’occuper de bien naviguer si l’on a une barque, ou de bien nager si l’on n’a que ses bras, et de ne pas être englouti par sa faute.

Avec de l’honneur, du courage, et point de vices, un homme a beaucoup de chances, et, outre la force qu’il puise en lui-même, il est à peu près certain de rencontrer des gens qui l’aideront en le voyant s’aider ; ceux qui s’abandonnent sont infailliblement abandonnés ; car la mer dont nous parlons est dure pour tous, et chacun, étant forcé de penser à soi, renonce tôt ou tard aux dévouements inutiles.

Vous m’envoyez de jolies étrennes et je vous envoie un sermon en échange. Non, mon cher enfant, c’est un morceau de mon cœur, de mon expérience et de ma conviction que je vous envoie.

GEORGE SAND.