Correspondance 1812-1876, 4/1863/DXXXVI

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DXXXVI

À SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME),
À PARIS


Nohant, 19 novembre 1863.


Mon cher prince,

Vous devez me croire morte ; mais vous avez tant couru, vous, que vous n’auriez pas eu le temps de me lire. Vous avez bien travaillé pour les arts, et pour l’industrie, et pour le progrès. Moi, j’ai fait une comédie, c’est moins utile et moins intéressant. Que vous aurai-je appris d’instructif, a vous qui savez tout ? On me dit que vous voudriez savoir ce que je pense de la Vie de Jésus.

M. Renan a fait un peu descendre son héros dans mon esprit, d’un certain côté, en le relevant pourtant de l’autre. J’aimais à me persuader que Jésus ne s’était jamais cru Dieu, jamais proclamé fils de Dieu en particulier, et que sa croyance à un Dieu vengeur et punisseur était une surcharge apocryphe faite aux Évangiles. Voilà du moins les interprétations que j’avais toujours acceptées et même cherchées ; mais M. Renan arrive avec des études et un examen plus approfondis, plus compétents, plus forts. On n’a pas besoin d’être aussi savant que lui pour sentir une vérité, un ensemble de réalités et d’appréciations indiscutables dans son oeuvre. Ne fût-ce que par la couleur et la vie, on est pénétré, en le lisant, d’une lumière plus nette sur le temps, sur le milieu, sur l’homme.

Je crois donc qu’il a mieux vu Jésus que nous ne l’avions entrevu avant lui, et je l’accepte comme il nous le donne. Ce n’est plus un philosophe, un savant, un sage, un génie, résumant en lui le meilleur des philosophies et des sciences de son temps : c’est un rêveur, un enthousiaste, un poète, un inspiré, un fanatique, un simple. Soit. Je l’aime encore ; mais comme il tient peu de place maintenant, pour moi, dans l’histoire des idées ! comme l’importance de son œuvre personnelle est diminuée ! comme sa religion est désormais bien plus suscitée par la chance des événements humains que par une de ces grandes nécessités historiques que l’on est convenu, et un peu obligé, d’appeler providentielles !

Acceptons le vrai, quand bien même il nous surprend et change notre point de vue. Voilà Jésus bien démoli ! Tant pis pour lui ! tant mieux pour nous, peut-être. Sa religion est arrivée à faire autant de mal pour le moins qu’elle avait fait de bien ; et, comme — que ce soit ou non l’avis de M. Renan — je suis persuadée, aujourd’hui, qu’elle ne peut plus faire que du mal, je crois que M. Renan a fait le livre le plus utile qui pût être fait en ce moment-ci.

J’aurais beaucoup à dire sur les artifices du langage de M. Renan. Il faut être courageux pour se plaindre d’une forme si admirablement belle. Mais elle est trop séduisante et pas assez nette, quand elle s’efforce de laisser un voile sur le degré, le mode de divinité qu’il faut attribuer à Jésus. Il y a des traits de lumière vive dans l’ouvrage, qui empêchent un esprit attentif de s’égarer. Mais il y a aussi trop d’efforts charmants et puérils pour endormir la clairvoyance des esprits prévenus, et pour sauver d’une main ce qu’il détruit de l’autre. Cela tient, non pas comme on l’a beaucoup dit, à un reflet de l’éducation du séminaire, dont ce mâle talent n’aurait pas su se débarrasser, — je ne crois pas cela, — mais à un engouement d’artiste pour son sujet. Il y a du danger, peut-être de l’inconvénient, à être philosophe érudit, et poète. Certainement cela fait un joli ensemble, et rare, dans une tête humaine ; mais, en de telles matières, l’enthousiasme met en péril la logique, ou tout au moins la netteté des assertions.

Avez-vous lu cinq ou six pages que M. Renan a publiées le mois dernier, dans la Revue des Deux-Mondes[1] ? J’aime mieux cela que tout ce qu’il a écrit jusqu’ici. C’est grand, grand ! Je trouve bien quelque chose à redire encore comme détail ; mais c’est si grand, que je résiste peu et que j’admire beaucoup. C’est moi qui voudrais bien avoir votre pensée là-dessus, comme vous avez la mienne. Vous savez résumer, vous, dites-la-moi dans votre concision merveilleuse.

J’irai à Paris cet hiver. Je ne sais pas bien quand. Ma famille va bien. Mon petit-fils est tout à fait gentil et bon garçon. On dit que votre fils est superbe ; il me tarde de le voir. Mon nid vous envoie tous ses hommages, ainsi qu’à la princesse.

Est-ce vrai qu’on fera la guerre ?

Ce qui est certain, cher prince, c’est que je vous aime toujours de tout mon cœur.

GEORGE SAND.

  1. Les Sciences de la nature et les Sciences historiques, lettre à M. Berthelot (Dialogues et Fragments philosophiques ; Calmann Lévy, 1876).