Correspondance 1812-1876, 4/1863/DXXXVII

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DXXXVII

AU MÊME


Nohant, 24 novembre 1863.


Cher prince,

Je vous autorise bien volontiers à donner copie de ma lettre à M. Renan ; mais ce n’est qu’une lettre, et je ne sais pas me résumer comme vous. Mon jugement est très incomplet et ne va pas au fond des choses. Je suis en train de lire Strauss, Salvador et la belle préface de M. Littré au premier de ces deux ouvrages. Si j’avais lu cette préface plus tôt, j’aurais mieux lu M. Renan.

Votre jugement, à vous, est meilleur que le mien ; je vous ai toujours dit que vous étiez un très grand esprit qui ne tire pas parti de lui-même. Vous ne voulez pas me croire, vous pourriez faire tout ce que vous voudriez ; mais vous êtes paresseux et prince, quel dommage !

Je ne vous trouve pas rêveur, loin de là ; vous êtes plus dans le vrai total, que M. Renan, M. Littré et Sainte-Beuve. Ils ont versé dans l’ornière allemande. Là est leur faiblesse. Ils ont plus de talent et plus de génie que tous les Allemands modernes, et, en outre, ils sont Français. Ils sont Français, c’est-à-dire qu’ils ont de l’esprit et qu’ils sont artistes. Cette fantaisie de détruire l’immortalité de l’âme, la véritable et progressive persistance du moi est un péché de lèse-philosophie française. Pour conserver tout ce que la foi a de pur et de sublime, il faut le talent, le cœur et l’esprit français. Les Allemands sont trop bêtes pour croire à autre chose qu’au matérialisme ; je regrette de voir leur influence sur ces beaux et grands esprits dont la France serait encore plus fière s’ils étaient plus chauds et plus hardis.

Ah ! si j’étais homme, si j’avais votre capacité, votre temps, vos livres, votre âge, votre liberté, je voudrais faire une belle campagne, non pas contre ces grands esprits dont nous parlons : je les aime et je les admire trop pour cela ; mais à côté d’eux, puisant en eux les trois quarts de ma force, et en moi, dans mon sentiment de l’impérissable, la conclusion qui répondrait au cœur.

Non, la conclusion, de MM. Renan et Littré ne suffit pas. Ressusciter dans la postérité par la gloire, n’est pas une idée aussi désintéressée qu’ils le disent. Leur devise est belle : « Travailler sans espoir de récompense ; la récompense est dans le bien qu’on fait. »

Oui, à condition qu’on pourra le faire toujours et le recommencer éternellement ; le faire pendant une cinquantaine d’années, c’est se contenter de trop peu, c’est se contenter d’un devoir trop vite fait. Et puis, le spectacle et le sens du vrai et du beau est trop grand pour qu’une vie suffise à le contempler et à le savourer. Ce défaut de proportion serait un manque d’équilibre inadmissible.

Oui, j’irai à Paris pour quelques jours seulement. Mais, entre nous, je m’occupe d’arranger ma vie pour être un peu plus libre. Me voilà dans ma soixantième année. C’est un chiffre rond et je sens un peu le besoin de la locomotion pour mon tardif été de la Saint-Martin.

Je serai bien heureuse de vous revoir à de moins longs intervalles. — Nous restons quand même, c’est-à-dire malgré mes reproches à la tendance matérialiste de M. Renan, bien d’accord, vous et moi, sur l’excellence et l’utilité de sa Vie de Jésus. S’il savait la lettre que vous m’avez écrite, c’est celle-là qu’il voudrait, le gourmand !

À vous de cœur, mon cher prince, pour moi et mes enfants.

G. SAND.

Je suis dans une douleur inquiète aujourd’hui. Je vois, parmi les pendus de Varsovie, le nom de Piotrowski, et je ne sais pas si c’est celui qui s’était évadé miraculeusement de la Sibérie. Je le connaissais, c’était un héros. Savez-vous si c’est lui ?